S


De Sangatte à Coquelles - Situation et interventions (1999-2004) suivi de Janvier 2009 : retour sur la situation des sans-papiers de Calais

mis en ligne le 1er juin 2009 - Anonyme , La Mouette enragée

De Sangatte à Coquelles - Situation et interventions (1999-2004)

Rappelez-vous, un petit village de la côte d’Opale, des milliers de femmes et d’hommes parqués dans un hangar industriel en attente d’un hypothétique passage vers l’Angleterre. Un camp pour étrangers ceinturé de grillages et de barbelés à quelques kilomètres des quais d’embarquement du tunnel sous la Manche. Sangatte, trois ans durant, témoignera de ces zones de relégation dans lesquelles les États retiennent aux frontières de l’Union européenne celles et ceux qui cherchent à les franchir. Quelques années après la fermeture du camp, la condition des 2 à 300 « réfugiés », sans-papiers [1], en errance sur le littoral demeure inchangée.

Dans ce contexte, comment des militants anticapitalistes et libertaires regroupés autour d’un journal local et vivant à 30 km de là pouvaient-ils intervenir ? Quels axes choisir ? Comment réagir à l’évolution d’une situation relativement particulière ? [2]

Les pages qui suivent, largement inspirées de notre publication La Mouette enragée [3], sont le fruit d’un travail collectif entrepris depuis 1999. Elles témoignent du regard porté et de l’action menée en riposte à l’offensive sécuritaire et xénophobe de l’État. Certaines ont été écrites à l’époque des événements, ou en réponse à des textes ou des situations qui venaient de se dérouler, et sont donc historiquement datées. Dans cette optique, nous avonc choisi d’aborder successivement les conditions d’accueil des sans-papiers en Angleterre, la question du travail et les mobilisations sur le littoral. Nous avons tenté de demeurer attentifs aux évolutions politiques en matière de lutte contre l’immigration dite clandestine, tant à l’échelon national et européen qu’en fonction des tenants et aboutissants des phénomènes migratoires dans leur globalité.

Les positions exposées reposent sur des analyses de la situation emblématique du Calaisis, à partir de laquelle nous avons cherché à inscrire nos actions et réactions. Dans la mesure du possible, nous l’avons fait en lien avec une dynamique de lutte et dans une logique d’élargissement : de l’action du Comité de sans-papiers 59 (CSP 59-Lille) aux enjeux posés par les sans-papiers du littoral de la Côte d’Opale. Du camp de Sangatte au centre de rétention administrative (CRA) de Coquelles, modèle à plus d’un titre (!), des tarmacs de Lesquin ou Roissy au terminal Eurostar de Calais, de la forteresse européenne continentale aux falaises de Douvres, c’est au travers de nos initiatives comme des luttes auxquelles nous nous sommes associés, avec plus ou moins de bonheur, que nous proposons de contribuer au présent ouvrage.

Si vous avez manqué le début : en 1994, Amnesty International attire l’attention sur le cas de « réfugiés »polonais cherchant à gagner la Grande-Bretagne. Dans la foulée, l’association « La Belle Étoile »voit le jour à Calais. Un premier comité de soutien aux « réfugiés »est créé en 1997 et une maison de retraite est réquisitionnée pour héberger des Roms tchèques refoulés. Des négociations franco-britanniques sur un partage de l’accueil de ces « réfugiés »sont entamées.

En octobre 1998, la guerre en Yougoslavie provoque une arrivée massive de « réfugiés » kosovars. En mars-avril 1999, nombre d’entre eux errent dans Calais et ses alentours, les CRS se livrent à leurs premières chasses à l’étranger. À la suite d’un règlement de comptes mortel entre passeurs, la préfecture opère un regroupement des sans-papiers dans un entrepôt appartenant à la chambre de commerce (CCI) [4]. Situé sur le port de Calais, il sera fermé en juin afin, selon le préfet, de ne pas favoriser les contacts entre passeurs et sans-papiers. Suite à cela, quelque 200 personnes se regroupent et s’installent pendant un mois au parc Saint-Pierre, situé face à la mairie, dans des conditions dignes d’un bidonville. En août, leur évacuation par les CRS médiatise l’affaire au-delà du Calaisis.

Le pouvoir décide donc de réinstaller les familles dans un local face à l’hôpital de la ville et de placer les célibataires non expulsés dans un hangar à Sangatte. L’État se garantit le contrôle des sans-papiers par le biais d’un de ses auxiliaires dans le monde associatif : « l’Association de prévention pour une meilleure citoyenneté des jeunes » (APMCJ). Son responsable Gérard d’Andréa, ancien membre des renseignements généraux, illustrera dans une interview accordée au journal Nord-Littoral, la tâche qui est la sienne en reprenant les propos de Rocard sur « la France [qui] ne peut accueillir toute la misère du monde ». Comme le premier entrepôt occupé, ce lieu sera fermé par la préfecture qui entend éviter de « pérenniser la situation ».

Le 16 septembre 1999, le Collectif de soutien d’urgence aux réfugiés (C’sur) [5], qui, deux mois durant, assurera la logistique auprès des sans-papiers : bouffe, aide matérielle..., échoue dans sa tentative de reprendre et occuper le hangar portuaire. En réponse, la préfecture ouvre un lieu, cette fois sous la tutelle de la Croix-Rouge française, et financé par le ministère de l’Emploi et de la Solidarité, à Sangatte [6].

Enseignements d’une réquisition ratée

Malgré les divergences avérées au sein du collectif – coup médiatique en direction de la préfecture ou véritable réquisition mais sans suivi –, l’initiative de la réquisition est maintenue. C’était sans compter avec les exigences du timing de France 3 et de la détermination de la CCI à récupérer les clés du hangar. L’imbroglio sur les lieux – où, soulignons-le, les « réfugiés » étaient eux-mêmes absents – s’est au final piètrement soldé par une rencontre à la sous-préfecture entre cathos-LDH-Verts et le représentant de l’État. Le lendemain, on apprenait la promesse d’une réouverture d’un local et la négation (déjà) par le sous-préfet des exactions policières. Silence radio de la mairie PCF de Calais.

Retour à la case Sangatte, qui devient pour deux ans le fameux camp pour sans-papiers. Loin de l’appel d’air pour migrants tant décrié, le hangar se révélera pour les Kosovars, Albanais, Kurdes, Irakiens, Chinois, Sri-Lankais, Soudanais... une véritable souricière.

Le site aménagé (douches, W.-C., buanderie avec machine à laver, etc.) est prévu à l’origine pour accueillir 800 personnes. Les sans-papiers étaient en réalité ... le double. On note la présence d’une infirmerie, mais le personnel soignant manque. Des repas chauds seront distribués trois fois par jour. Si les sans-papiers étaient libres d’aller et venir dans l’enceinte ainsi qu’à l’extérieur du camp, pour faire bonne mesure le village-vacances voisin de Blériot-Plage a été transformé en caserne de CRS. Toute personne arrêtée avec des sans-papiers dans sa voiture est passible d’être considérée comme passeur. Les médias locaux se font l’écho des bagarres entre communautés et le personnel de la Croix-Rouge prétexte des raisons sanitaires pour écarter les curieux, le tout contribuant à isoler et marginaliser les résidents du camp vis-à-vis de la population locale.

Le système sécuritaire mis en place sur le Calaisis est impressionnant, en quelques mois les interpellations se comptent par milliers. De l’autre côté du Channel, les contrôles sont également renforcés au titre de la collaboration entre les services de l’immigration des deux pays. Malgré cela, le quadrillage semble toujours plus difficile à effectuer. Et si, quelque temps auparavant, le préfet déclarait encore : « Il est hors de question de favoriser les départs vers l’Angleterre, au contraire nous les encourageons à repartir chez eux », on est assuré que l’État français a trouvé son intérêt à fermer les yeux et se délester outre-Manche de ces indésirables, tant il semble évident que c’était encore le moyen le plus facile, mais aussi le moins coûteux d’envisager la question à ce moment précis.

Les enjeux n’étaient alors pas des moindres. Rappelons que la vocation de ce camp était d’assurer un réceptacle afin d’« accueillir », canaliser et concentrer les candidats afghans, kurdes, irakiens au passage en Angleterre, souvent périlleux, mortel à plusieurs reprises. Si le parquage des sans-papiers dans cette impasse était une aberration, les motivations qui animaient les partisans de sa fermeture s’exprimaient sur des registres des plus variés allant jusqu’à la contradiction.

Tous néanmoins, à dessein ou non, faisaient le jeu de la société marchande. D’abord les États français et britannique, malgré leur opposition formelle sur la question, participaient au « théâtre des opérations guerrières », notamment en Afghanistan, qui dévastaient les régions précisément fuies par les sans-papiers. Les « réseaux de passeurs », marchands eux aussi, offraient le prétexte à la casse du droit d’asile et à la fermeture des frontières. Les sociétés de transport, la SNCF et Eurotunnel, ont pu arguer de l’atteinte à la circulation des marchandises et des voyageurs agréés et rentables. Enfin, les regroupements xénophobes hétéroclites ont pu s’engouffrer dans la brèche en jouant sur le malaise de la population locale, confrontée aux situations problématiques générées par les conditions d’accueil des sans-papiers en surnombre coincés dans un état de survie patent. Dans cette situation, le hangar de Sangatte ne pouvait à terme qu’être fermé pour les autorités. À la suite de quoi, le sort des sans-papiers présents et à venir n’était pas trop difficile à prévoir.

Sangatte constituait désormais une étape obligée pour un passage clandestin en Angleterre.

Le mythe du British Dream

Jusqu’aux modifications des conditions d’accueil par le gouvernement Blair, toute personne ayant réussi à entrer sur le sol britannique pouvait faire une demande d’asile et être prise en charge par les autorités locales (aide sociale des municipalités, organismes agréés, etc.). En théorie, une réponse, positive ou négative, devait être donnée dans les six mois. Dans la pratique, ces délais n’étaient pas respectés vu le nombre de demandes. Bien souvent, au bout de trois mois, certains demandeurs trouvaient un emploi au risque de perdre leur chance d’obtenir le statut de demandeur d’asile. Le 1er mai 2000, le gouvernement néo-travailliste de Tony Blair introduisait une réforme qui n’a pas fait rire grand monde : la création du National Asylum Support Service (NASS). Le NASS était placé sous contrôle direct du Home Office (ministère de l’Intérieur) et sa création marquait un très net durcissement des conditions de vie des immigrants.
– D’abord, ils ne pouvaient plus choisir où ils voulaient s’installer et étaient dispersés arbitrairement dans tout le pays.
– Suivant les cas, ils étaient logés dans des council flats (appartements souvent dégradés appartenant aux municipalités), des habitations insalubres pour le plus grand profit de propriétaires privés ou encore des camps de rétention.
– Le système d’allocation était lui aussi entièrement modifié. Désormais, ces allocations étaient versées sous forme de bons d’achat « Vouchers » de 50 pence, 1 £ et 5 £, suivant un barème qui était le suivant au moment de la création du NASS :
Personne de 18 à 24 ans / £28,95 par semaine
Personne de plus de 25 ans / £36,54
Couple / £57,37
Parent isolé / £36,54
Enfant de moins de 16 ans / £26,60
Enfant de 16 à 17 ans / £31,75

Ces sommes comprenaient un bon d’achat spécial de £10 qui pouvait être échangé contre de l’argent liquide et destiné à payer les transports en commun, le téléphone, etc. Le reste ne pouvait servir qu’à payer des achats dans des chaînes de magasins ayant conclu des accords particuliers avec les autorités. Ces bons ne pouvaient pas être utilisés pour acheter des produits qualifiés de luxe par l’État anglais, comme l’alcool, le tabac ou les jouets.

Ces mesures avaient un but clairement avoué : disperser, isoler, humilier et faire survivre les demandeurs d’asile au-dessous du seuil de pauvreté pour tenter de décourager l’immigration.

Les mêmes politiciens qui ont concocté ces mesures pour prétendument lutter contre « l’invasion de la Grande-Bretagne » ont confié la gestion de tout le système à une douzaine de sociétés privées qui se partagent un marché juteux. Poursuivant la politique de privatisation de Margaret Thatcher, le gouvernement social-démocrate de Blair a laissé les prisons aux mains de compagnies comme Group 4, Premier Prison Service (du groupe américain Wackenhut) et autres. Ces sociétés interviennent également dans les centres de rétention.

Même si, de l’aveu du Home Office, le système des bons d’achat coûtait beaucoup plus cher que l’ancienne réglementation, des millions de livres ont été versées au UK Detention Service (UKDS). Si le montant exact est officiellement tenu secret, on sait que le principal actionnaire du UKDS est la multinationale d’origine française SODEXHO. Et que c’est cette même société qui a conçu et fait imprimer des bons d’achat après avoir remporté le marché. Ainsi, elle a créé une véritable monnaie parallèle, appelée l’ASYLO par dérision et à usage des sans-papiers. Et déjà, la SODEXHO demandait en plus que les sans-papiers prennent eux-mêmes en charge l’entretien (réparations, nettoyage, confection de repas, etc.) des centres de rétention pour 34 pences de l’heure (0,5e), soit à peu près £12 par semaine. C’est-à-dire, par dérogation du gouvernement, 1/10 du salaire minimum légal au Royaume-Uni ! S’ils refusaient de travailler mais acceptaient un « programme d’activités », ils recevaient £6 par semaine. Et s’ils refusaient totalement de coopérer, £4 pour nettoyer leur chambre. « Cela va permettre d’économiser des millions de livres en personnel », affirmait la SODEXHO.

Si l’on ajoute à cela que les patrons qui embauchent des clandestins ne sont pas poursuivis, on ne peut que constater la duplicité d’un système qui, d’un côté, réprime les demandeurs d’asile et, de l’autre, en profite largement.

Le député libéral-démocrate Norman Baker déclara : « Ceci n’est pas le genre de traitement que l’on peut attendre d’une démocratie civilisée... Ça ressemble aux goulags soviétiques ou chinois... C’est une honte que le gouvernement soit prêt à verser des millions de livres à une compagnie qui, elle, est prête à exploiter les demandeurs d’asile d’une manière aussi cruelle... » [7]

La question centrale du travail

À la question « Pourquoi l’Angleterre ? », il ne fut habituellement apporté que des fragments d’explication inscrits dans des registres particuliers : les conditions d’accueil, le lien communautaire, la langue, le droit... Ce qui ne fut qu’une façon de spécifier l’existence des migrants parqués à Sangatte, d’isoler un « phénomène » afin de le vider de son caractère général : la circulation de la main-d’œuvre à l’échelle du marché mondial.

La mondialisation des échanges s’accompagne aujourd’hui de celle des migrations. On constate ainsi que l’origine des migrants se diversifie, que le choix de la destination en lien avec le passé colonial du pays de destination tend à s’atténuer. Le Royaume-Uni, dont l’immigration diffère géographiquement de celle des autres pays de l’UE [8], reçoit à cette époque plus de 50% des migrants ayant transité par la route des Balkans. Les conflits en ex-Yougoslavie, en Afghanistan et maintenant en Irak ont certes contraint des milliers de personnes au départ, mais cela n’explique pas tout. Rappelons que les hommes et les femmes en attente à Sangatte appartenaient à plus d’une centaine de nationalités différentes. Tous ne fuyaient pas des régions en guerre.

On ne peut alors s’en tenir à des interprétations fractionnées d’une seule réalité ; à un discours qui se paralyse tout en offrant l’illusion de percer le mystère. Ainsi, un sociologue pressé publiquement de révéler les raisons de la présence de migrants sur le littoral conclut son intervention en avouant qu’il les ignorait... [9]

Il apparaît pourtant que, dans sa phase globalisée, le capitalisme tire en partie sa dynamique de la circulation. Circulation financière, de l’information, de la marchandise, mais aussi des travailleurs afin de répondre aux exigences actuelles de l’exploitation. La mobilité s’impose aujourd’hui à nous avec la modification du rapport au temps et à l’espace [10]. Sur le Vieux Continent, les lieux de l’exploitation apparaissent moins déterminés, se diluant par l’introduction entre autres des nouvelles technologies dans l’ensemble des pratiques sociales.

Par conséquent, le nomadisme fait maintenant partie intégrante de la condition du travailleur. Au Nord, il se conjugue le plus souvent avec la précarité, qui le contraint à enchaîner les missions d’intérim, à se délocaliser au gré des plans sociaux, à naviguer de « bassin d’emploi » en « zone de désenclavement ».

Au Sud, la destruction des sociétés traditionnelles au profit d’une agriculture et d’industries extractives, destinées à l’exportation, a réduit des millions d’individus à la misère, au chômage et à la prolétarisation. Le mythe du développement, mû par une politique d’investissement et d’urbanisation, a occasionné d’importants flux migratoires, hier internes aux pays de la zone sud et aujourd’hui inclus dans un mouvement global. C’est donc moins en termes de « centre et périphérie », catégories propres aux périodes précédentes, qu’il convient de penser les mouvements migratoires qu’en rapport à la situation qu’occupe une société dans l’internationalisation de la production et qui détermine sa place dans le marché mondial de la main-d’œuvre [11].

L’Angleterre : « le centre du dynamisme économique en Europe » (John Major)

L’Angleterre occupe une place particulière dans l’espace européen. Elle entame, la première, le démantèlement du cadre dans lequel s’est réorganisé le capitalisme au sortir de la guerre. Rapidement, l’ensemble de ses voisins lui ont emboîté le pas dans une offensive libérale qui attaque de front les salaires, les systèmes de protection sociale, les secteurs de la production et des services administrés par l’État. En parallèle, un mouvement d’ensemble travaille à la délocalisation et à la transformation des modes de production tout en incitant les investissements et l’implantation de firmes étrangères intéressées par l’exportation. Les coûts salariaux, toujours tirés à la baisse, lui permettent de concurrencer certains pays asiatiques et d’entamer une vague de relocalisations. Les firmes britanniques se placent dans le groupe de tête des leaders européens, sa place boursière réalise pratiquement la moitié des fusions acquisitions au niveau international. Au sein de l’Union européenne, Londres s’est fait la vitrine de l’Économie-Monde, alliant à l’intérieur des frontières du Royaume-Uni financiarisation et déréglementation tous azimuts, figurant comme les États-Unis le tout et la partie.

Le système productif anglais se caractérise, dans certains secteurs, par des conditions d’exploitation relativement comparables à celles du travail non déclaré. En effet, la frontière entre secteur légal et secteur non officiel semble artificielle, dans un cadre qui fixe la durée de travail à 48 heures hebdomadaires. Les heures supplémentaires et les congés-maladie n’existent pas dans de nombreuses branches d’activité. La loi ne prévoit pas de contrôle de l’inspection du travail dans le textile, où certaines entreprises n’établissent pas de fiche de paie. Les congés-maternité ont été revus à la baisse et 20% des travailleurs ne bénéficient pas de congés payés. Par ailleurs, les firmes compensent une plus faible productivité par une flexibilité et une production non stop qui séduisent nombre de patrons européens à présent installés outre-Manche.

L’État a, pour sa part, tenu un rôle décisif dans la modification de la structure du marché du travail. Il a d’abord contribué à l’effacement d’un million de personnes des registres du chômage au moment où explosait l’offre de postes à temps partiel. Une répression syndicale violente, l’absence de salaire minimum dans un contexte de redéploiement du capital ont normalisé le tryptique précarité, mobilité, flexibilité.

Dans ce contexte, l’attractivité de l’Angleterre ne tient pas à « la facilité avec laquelle on y trouve des petits boulots » [12], mais aux conditions propres de l’exploitation. Lorsque la déréglementation du marché du travail induit la normalisation de l’insécurité et de la mobilité, elle produit et appelle des travailleurs mobiles par-delà les frontières.

On sait qu’aujourd’hui l’Union européenne est en demande de travailleurs qualifiés, et cherche à s’engager dans une politique de quotas établie par région et profession. Une voie déjà empruntée par l’Italie et l’Allemagne, et à présent la France. En 1999, l’Allemagne a attribué 20000 visas de travail d’une durée de cinq ans à des informaticiens indiens, d’Europe centrale ou orientale. Le Royaume-Uni propose pour sa part des titres de séjour aux patrons « les plus innovants ». Un système d’octroi rapide de permis de travail permet depuis mai 2000 aux entreprises touchées par la pénurie de main-d’œuvre de recruter dans les secteurs de l’information et l’ingénierie. Les délais d’obtention et de renouvellement de permis de travail pour les non-ressortissants de l’UE sont ramenés de trois mois à une semaine. Leur validité passe de quatre à cinq ans. Ces mesures concernent ceux que l’on peut considérer comme des « travailleurs migrants temporaires ». Pour cette catégorie, les lobbies des multinationales ont proposé au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) un « passeport GATS » [13] qui permet de changer de pays de résidence sans passer par l’administration européenne. Une tendance qui trouve un écho en France aussi. Dans un rapport de la chambre de commerce et d’industrie de Paris mentionné au Sénat, on peut lire : « Outre son intérêt pour faire face aux difficultés de recrutement et pallier dans l’immédiat les carences en termes de formation, l’impatriation de salariés peut permettre à des entreprises établies en France de renforcer leur image à l’international et de créer une dynamique pluriculturelle au sein des équipes, propice à l’évolution des méthodes de travail [...]. L’embauche d’un salarié étranger ne se substitue pas obligatoirement à celle d’un demandeur d’emploi : elle peut contribuer à éviter un goulot d’étranglement par défaut de main-d’œuvre, voire à faire gagner des marchés… » [14] Les propositions du gouvernement Villepin de juin 2005 visent à entériner le processus.

Dès lors, cette main-d’œuvre immigrée concourt sur des registres différents à la valorisation du capital : par le travail, bien sûr, mais, on le voit au travers de cet exemple, en termes d’image, de communication et surtout de marché potentiel. Les entreprises de la Net-économie, en particulier, s’appuient sur des équipes multiculturelles à haute qualification. Leurs filiales jouent les rabatteurs à partir des pays d’origine : Pologne, Venezuela, pays du Maghreb, Cameroun, Madagascar, Inde... Dans un environnement mondialisé, on constate que les entreprises se réfèrent de moins en moins à leur territoire d’origine.

Dans le même temps, on ne saurait oublier que les secteurs moins qualifiés participent au sein, ou en lien avec les industries de pointe, à créer du profit. Sur le million de postes vacants en Europe [15], plusieurs dizaines de milliers concernent les industries de nettoyage, du bois, de l’agro-alimentaire ou de la chimie. La loi du marché et la division sociale du travail opèrent dans les pays d’origine comme là où se crée la demande. D’où une différenciation des statuts et des traitements, avec pour seul objectif rendre cette immigration tournante.

Depuis les années 1980, les États européens recourent au droit d’asile pour contrôler les flux migratoires. En France, cette politique a jeté dans la clandestinité des milliers d’étrangers, déboutés de ce droit et livrés au travail clandestin. Dans le même temps, la fermeture des frontières a produit un véritable arsenal de mesures répressives et de contrôle, laissant entrevoir, pour certains, une contradiction avec la déréglementation générale des marchés.

Il faut alors considérer ces mesures comme l’outil qui a permis de casser les statuts de la période précédente, ouvrant ainsi la voie à une immigration désormais soumise à une insécurité grandissante.

Quand les États disent vouloir lutter contre l’immigration clandestine tout en renouvelant leurs « stocks de main-d’œuvre immigrée », ils ne perdent pas pour autant de vue que des secteurs fonctionnent structurellement avec des sans-papiers. Mais de la même façon, ceux qui prennent comme argument l’inégalité de traitement pour dénoncer les quotas, ceux-là oublient que la différenciation des statuts est déjà la réalité pour les travailleurs qui ont des papiers. « Le noyau dur des vrais emplois (contrat à durée indéterminée à temps plein) va en s’amenuisant et devient de plus en plus l’exception. [...] Les autres, CDD..., ne sont pas de faux emplois, mais seulement des emplois générateurs de droits sociaux moindres ; acceptés faute de mieux et au rabais. Et ils sont, hélas, une des dernières barrières avant le chômage et l’exclusion. La frange de la population qu’ils concernent constitue les 13 millions de personnes considérées – en France – comme étant en situation de vulnérabilité sociale. Celles pour lesquelles il ne faudra pas grand-chose pour basculer dans l’exclusion. [...] La précarité étant un élément de gestion au plus près des ressources humaines deviendra, à terme, une norme dans les nouveaux rapports de production… » [16]

En Angleterre, la remise en question d’un compromis social hérité de l’après-guerre a été dans une large mesure achevée durant les années Thatcher. Ce qui donne, peut-être, plus de visibilité qu’ailleurs au nouvel habillage de la domination capitaliste. Cependant, si comme partout la bourgeoisie anglaise a usé des conditions d’exploitation faites aux travailleurs immigrés afin de mener à bien l’offensive entamée dans les années 1970, celles-ci n’en ont pas constitué le ressort principal. Mais il est indéniable que c’est à ce niveau d’exploitation, celui réservé aux prolétaires immigrés des grandes métropoles, que se trouvent aujourd’hui soumises des catégories entières du prolétariat anglais. Il ne faut pas y voir l’expression d’une singularité, le fruit de conditions historiques particulières, mais une tendance profonde par laquelle se réorganise en permanence le capitalisme.

Quand les « réfugiés » intéressent les patrons du littoral

En février 2002, lors d’une réunion organisée par la jeune chambre économique du littoral à propos des « réfugiés de Sangatte », on a pu entendre un discours qui semble faire de plus en plus d’émules au sein d’une certaine classe dirigeante. En résumé, si les immigrés veulent passer en Angleterre, c’est parce que ce pays est beaucoup plus attractif que la France. Ce point de vue patronal est justifié évidemment par le moindre coût de la main-d’œuvre au Royaume-Uni. La justification se veut également humaniste : l’accès au travail est plus simple également pour les travailleurs (moins d’exigences en termes de niveau de formation, de qualification...), c’est-à-dire que les personnes qui veulent travailler le peuvent, sans se voir objecter les critères classiques de sélection utilisés par les employeurs en France. Par ailleurs, les « pénuries de main-d’œuvre » sont de plus en plus mises en avant par le patronat des secteurs les plus touchés (informatique, bâtiment, hôtellerie-restauration) pour justifier une demande d’ouverture des frontières afin de procéder au recrutement de salariés de nationalité étrangère. On a ainsi pu lire en janvier 2001 un rapport de la chambre de commerce et d’industrie de Paris dans lequel était indiqué que la politique française en matière d’immigration pourrait devenir un « goulot d’étranglement du développement des entreprises ».

Il semble donc bien que la volonté politique générale en matière d’immigration évolue. L’argument massue est bel et bien la difficulté qu’a le patronat à recruter et mettre au travail les chômeurs. À l’époque, l’apparition du PARE (nouvelle convention ASSEDIC) avait déjà donné le la. Par une augmentation des contrôles sur les chômeurs et une automatisation des sanctions, la pression et le flicage des chômeurs a fortement augmenté. L’ensemble des associations de chômeurs et la quasi-totalité des syndicats de travailleurs des instances de contrôle (ASSEDIC, ANPE, Direction du travail) l’ont reconnu et dénoncé. Par ailleurs, la volonté des pouvoirs en terme de formation est devenue l’adaptation aux postes de travail par le biais de formations courtes au détriment des formations qualifiantes et diplômantes. Officiellement, le MEDEF déclare d’ailleurs que le recours à la main-d’œuvre immigrée sera évité grâce au nouveau système d’indemnisation et de contrôle du chômage. Le choix, en résumé, est simple : soit le gouvernement arrive à faire travailler les chômeurs, soit il sera fait appel à des personnes motivées par les emplois proposés.

Les statistiques du chômage et de l’emploi sont très intéressantes à analyser. La méthode officielle consiste à mesurer le taux d’offres d’emploi déposées à l’ANPE et qui n’ont pas été pourvues. On peut déjà la critiquer : l’ANPE ne représente qu’un faible pourcentage des offres réelles (selon les sources, entre 5 et 40%). Néanmoins, les chiffres sont parlants [17]. On peut voir que sur la région Nord-Pas-de-Calais les postes les plus difficiles à pourvoir sont ceux de... VRP ! 40% des offres ne trouvent pas preneur, pas très surprenant lorsque l’on voit les conditions proposées : 30% de ces offres sont en effet des emplois payés uniquement au pourcentage. On comprend donc vite le manque d’envie des chômeurs à travailler sans jamais savoir combien ils vont toucher à la fin du mois. L’exemple est tellement caricatural qu’il en serait presque drôle, si la réalité du chômage n’était pas ce qu’elle est.

Suivent ensuite, avec un taux de pénurie de 30% environ, les métiers industriels (tuyauteur, fraiseur, mécanicien...). Ces métiers sont ceux qui ont été les plus touchés par la crise de l’industrie lourde française. Il s’agit donc de métiers dévalorisés par les ouvriers eux-mêmes, qui ont déconseillé à leurs enfants de les pratiquer. Le patronat récolte de ce fait ce qu’il a semé : les métiers de l’industrie ont été délocalisés ; mais, avec l’augmentation du niveau de vie et des coûts salariaux dans les pays qui ont accueilli les industries, il est devenu à nouveau intéressant de produire en France (surtout pour les produits à forte technicité). Seulement, le problème est que les ouvriers qui avaient les compétences les ont perdues après des années de chômage et de misère (quand ils ne sont pas partis en retraite). Viennent ensuite les métiers du bâtiment. Le problème est pour eux un peu différent car il s’agit de métiers qui ne pouvaient être délocalisés. L’appel à la main-d’œuvre étrangère qui acceptait les conditions très pénibles de travail et les salaires minimaux a été dans ce secteur très important jusqu’au début des années 1970. Le hic, c’est que cette main-d’œuvre vieillit, et plutôt mal (santé très atteinte par le port de charges, les conditions météo...). D’ici à 2010, c’est près de 60% de la main-d’œuvre qui va partir en retraite. Les conditions de travail n’ayant que très peu évolué, les métiers de ce secteur sont toujours aussi peu attirants pour les chômeurs français. L’appel à la main-d’œuvre étrangère apparaît donc comme inévitable pour le patronat du bâtiment. Enfin, parlons des métiers de l’hôtellerie-restauration. Le taux d’abandon et de réorientation dans ce secteur est énorme. Ainsi, dans les cinq ans suivant l’obtention de leur diplôme, 80% des jeunes diplômés ne travaillent plus dans les hôtels ou les restaurants. Les raisons sont connues : horaires énormes et décalés, absence de vie sociale et familiale, salaires ridiculement faibles. Ce ne sont donc pas des métiers attirants, et lorsque certains les embrassent, ils en sont vite dégoûtés... Ces exemples concrets de secteurs atteints par des difficultés de recrutement ne doivent pas cacher la réalité plus générale. Aujourd’hui, les emplois sont de plus en plus précaires, en terme de durée de contrat (intérim, contrat à durée déterminée), mais également en terme de durée hebdomadaire (forte augmentation du nombre de contrats à temps partiel). À cela s’ajoute le fait que les emplois sont de plus en plus mal payés, à cause du passage aux 35 heures : les salaires étant calculés sur une base horaire, les nouveaux salariés à temps plein au SMIC touchent environ 10% de moins que les smicards d’avant la réduction du temps de travail. Il semble donc logique que tous ces effets combinés aboutissent à une augmentation de la pénibilité du travail et à un attrait financier moindre. On arrive au point où de plus en plus de salariés ne touchent guère plus que des personnes touchant les minima sociaux. Le patronat ne va évidemment pas dénoncer la faiblesse des salaires, mais bien sûr la trop grande importance des minima sociaux. Par choix politique, et afin de ne pas trop choquer l’opinion publique, le MEDEF a choisi de pousser les chômeurs à travailler, en augmentant les contrôles sur la « réalité des recherches d’emploi ». La nouvelle convention d’assurance chômage, en prévoyant l’adaptation aux postes de travail, a ainsi réussi, sous un prétexte humaniste, à obliger les chômeurs à accepter tout boulot pouvant leur être proposé. Désormais, on ne pourra plus objecter le manque de diplômes ou de qualification pour refuser un travail car la formation sera comprise dans le contrat de travail (et payée par les pouvoirs publics...).

Vieilles idées

Les solutions proposées actuellement par le patronat sont donc bien celles qu’il a toujours défendues. Selon lui, si le chômage existe, c’est en grande partie à cause du manque de volonté de travailler des chômeurs. Ce discours avait quelque peu disparu au moment de la crise pétrolière, car l’opinion publique avait très fortement conscience de l’externalité de la cause du chômage. La notion de compétitivité qui était avancée au début des « trente glorieuses » et au début du traitement du chômage par l’État refait surface. Les premiers bureaux de main-d’œuvre sont, il faut le rappeler, apparus alors que le taux de chômage était très faible (4%, soit le taux admis comme étant le « plein-emploi »). Le discours patronal n’est donc pas nouveau, bien au contraire. L’appel à plus de souplesse en terme de législation sur l’immigration est l’étape suivante que « l’avant-garde » du patronat appelle de ses vœux. Les délocalisations ne sont qu’un avant-goût de l’appel à la main-d’œuvre importée. Les secteurs non délocalisables sont ceux qui feront en premier appel à cette main-d’œuvre. Une fois de plus, le patronat cherche à imposer son chantage : si les Français n’acceptent plus, avec raison, les conditions de travail actuelles, des étrangers originaires de pays plus pauvres vont eux les accepter. On pourrait se satisfaire de l’augmentation du niveau de vie qu’entraînerait cet afflux d’argent étranger dans les pays d’origine. Mais ce serait oublier les conditions de vie déplorables des travailleurs immigrés qui, étant là pour gagner de l’argent, vont subir de façon encore plus sensible que les autochtones la précarité, les logements insalubres, les accidents de travail... La liberté de circulation est une revendication nécessaire, mais il ne faut pas oublier qu’elle ne signifie pour nos dirigeants qu’une liberté comparable à la liberté du commerce : les flux migratoires s’alignent bien souvent sur les flux de marchandises. Elle ne peut donc signifier un progrès réel qu’à la condition de lutter contre la marchandisation de l’être humain.

Au-delà de ces revendications légitimes, le problème des moyens collectifs de production se pose. Les « pénuries » de main-d’œuvre sont parlantes à ce niveau, car elles sont plus importantes dans les secteurs qui sont soit les plus pénibles physiquement, soit les plus contraignants par rapport à la vie privée. Si personne n’accepte certaines conditions de travail, en quoi est-il vraiment nécessaire de continuer à produire dans ces conditions ? Il faut donc qu’il y ait une réflexion poussée sur la façon de produire, mais aussi sur l’utilité réelle de certaines activités. On pensera évidemment à tous les outils de répression et de contrôle, mais aussi à ces activités qui n’existent que par le fait de l’organisation capitaliste de la société (cf. les difficultés de recrutement de VRP évoquées plus haut). On voit donc bien que le discours sur la liberté, qu’elle soit liberté individuelle ou liberté de circulation, n’a de sens que si une réelle remise en cause du capitalisme l’accompagne. La récupération des aspirations légitimes de la classe ouvrière par la bourgeoisie est toujours d’actualité, on l’a vu au travers de la mise en place des 35 heures, qui a servi à assouplir la législation du travail au profit du patronat contrairement à ce qu’il prétend. On peut craindre de le voir avec les revendications sur l’immigration et sur la liberté de circulation. Il faut donc rester vigilant afin de décoder systématiquement les discours des dirigeants.

De Sangatte à Coquelles : du camp au centre de rétention

Depuis Boulogne-sur-Mer, nous nous sommes fixé comme objectif de faire tourner l’information auprès de nos différents contacts politiques ainsi qu’entre les différents intervenants sur le champ de l’immigration en France, en Belgique et en Angleterre. Nous avons défini des axes de réflexion pour analyser la dimension politique de ce qui se passait à Calais. Nous retenions, entre autres, l’idée que la situation des sans-papiers sur le littoral était un indicateur de la condition faite aujourd’hui au prolétariat. Nous émettions l’hypothèse que Calais servait de laboratoire sécuritaire pour l’État. Nous avions retenu la question du travail comme élément central des phénomènes migratoires, ainsi que l’axe juridique et sécuritaire du traitement étatique de ces questions. Nous avons présenté nos analyses dans le numéro « spécial immigration » de notre journal. Nous y avons affirmé nos positions de la manière suivante :

« Tout d’abord, en exigeant la liberté de circulation et d’installation pour toutes et tous. Mais cette revendication est insuffisante : elle doit s’accompagner d’une réflexion sur les motifs qui aujourd’hui poussent des personnes à émigrer sans que cela soit un véritable choix. L’exigence de liberté ne doit pas servir à justifier les situations actuelles : la globalisation du capitalisme a, en effet, besoin de la mobilité des marchandises et donc de la main-d’œuvre. Nous ne souhaitons pas entériner cet état de fait.
Au-delà du soutien aux luttes de l’immigration, il est indispensable de valoriser la notion de solidarité en sachant que les mesures qui découlent des politiques d’immigration sont, bien souvent, le laboratoire des mesures anti-sociales à venir. Ainsi, en luttant contre l’arsenal répressif anti-immigrés : stigmatisation, fichage, rétention, expulsion…, nous combattons le contrôle social généralisé.
Pour nous, les comités de soutien (ou quel que soit le nom qu’on leur donne) se substituant aux principaux acteurs de la lutte, relayant les mots d’ordre des partis politiques, se cantonnant à la spécificité des situations ne peuvent qu’étouffer les combats au lieu de les renforcer, de les gagner.
L’exigence de droits communs (du type des papiers pour tous ou plus de papiers du tout), sans discrimination, est incontournable, mais elle ne doit pas faire oublier que les droits actuels sont insuffisants. Pour cela, il faut mettre en avant les points communs entre la situation des exploités de toutes sortes (chômeurs, précaires, salariés), faire la liaison entre les luttes et favoriser l’émergence de perspectives anticapitalistes.
 » [18]

Par ailleurs, les répercussions de l’actualité internationale devaient retentir jusque sur la côte d’Opale et, donc, orienter nos interventions futures : suite aux attentats du 11 septembre 2001, l’offensive américaine en Afghanistan faisait la une des médias.

Le 20 octobre 2001, un week-end d’action et de solidarité avec les sans-papiers rappela l’exigence de la liberté de circulation et d’installation pour les personnes. Une occasion que saisirent les « réfugiés » afin de gagner en visibilité dans le difficile contexte de la guerre en Afghanistan.

À cette période, la fermeture du camp revient régulièrement dans les médias. Les autorités cherchent dans le même temps à déplacer la situation en annonçant l’ouverture d’un centre à quelques kilomètres de la Belgique, annonce renouvelée par la suite pour une destination balnéaire de la Somme ou de la Bretagne...

Sur la base d’un « statut européen pour les migrants et de leur libre circulation au sein de l’UE » reprenant une pétition proposée par le GISTI, C’sur lança un appel à la mobilisation à l’occasion du premier anniversaire de l’ouverture du camp de Sangatte. À travers cette manifestation, sans contact avec les « réfugiés », le collectif s’obstinait à faire de « Sangatte » une question locale. Ce regroupement, institué dans une fonction médiatrice avec la sous-préfecture, bloqua systématiquement toute approche politique de la situation.

Les initiatives prises tout au long du week-end permirent toutefois d’ouvrir une brèche. La participation de collectifs et d’organisations le plus souvent extérieures au Calaisis, comme le CSP 59, le Collectif anti-expulsion (CAE, Paris) [19] ou la Confédération nationale du travail (CNT) mais aussi des militants bruxellois contre les expulsions, a rendu possible le lien avec les « réfugiés » le temps d’une marche de nuit. Un premier pas était franchi, qui au regard de la situation internationale exigeait la prise en compte de tous les paramètres, de lever le voile sur les intentions des uns et des autres. Jusqu’alors, seuls les Irakiens avaient porté leurs revendications sur la place publique. Après, et en prolongement des actions du 20 octobre, les Afghans reprirent l’initiative. Ils recherchèrent des soutiens auprès des associations humanitaires, puis de groupes politiques dont le nôtre. Démarchant auprès des autorités en évoquant de possibles demandes d’asile sur le territoire français, ils participent ultérieurement à la projection-débat du film Kandahar, sous la tutelle de la LDH et en collaboration avec le maire de Boulogne-sur-Mer, qui prit en charge leur déplacement. La Mouette enragée, initialement volontaire pour assurer le trajet Sangatte-Boulogne aller-retour, s’est retrouvée à faire le planton devant le camp. La police aux frontières (PAF), qui était au rendez-vous, semblait ne rien comprendre… À la demande des Afghans, nous avons participé à l’organisation d’une manifestation avortée dans des conditions troublantes. Prévue le 30 octobre 2001, elle fut annulée faute de participants afghans qui réussissaient à passer miraculeusement en Grande-Bretagne dans la nuit du 29. Ce sont quelque 200 personnes qui réussirent la traversée du détroit cette nuit-là ! Il aura donc fallu peu de temps aux représentants de la communauté afghane pour sortir de la clandestinité et trouver des interlocuteurs.

Ces revirements de dernière minute laissaient planer l’incertitude quant à leurs motivations. S’exprimant au nom de leur seule communauté alors que plusieurs dizaines de nationalités cohabitaient dans l’enceinte du camp, leurs revendications s’articulaient autour de « la dénonciation du terrorisme, l’ouverture de la frontière pakistanaise aux réfugiés, la libre circulation en Europe et l’octroi de meilleures conditions d’accueil ».

Par ailleurs, un tiers d’entre eux se disaient prêts à demander l’asile en France, mais tentaient le passage du détroit... La confusion fut à son comble lorsque, suite à cet épisode, on apprit que les Verts, membres du comité de soutien, souhaitaient le report de la manifestation à une date ultérieure...

On s’interrogeait alors sur ce qui se jouait derrière ces multiples volte-face. Le poids des Afghans dans le camp pouvait expliquer en partie des événements puisqu’ils représentaient, à cette période, 70% des « réfugiés ». Le contexte international pouvait leur apparaître favorable.

D’évidence, pour les Occidentaux et l’opposition afghane, s’imposait progressivement la nécessité de trouver un gouvernement en remplacement des talibans. Cette hiérarchie politique était pour une part en exil dans certains pays européens, ce qui n’échappait pas aux forces politiques au gouvernement en France et en Angleterre. Les tractations étaient donc à l’ordre du jour. À partir de là, quelle était la réelle représentativité de ces intermédiaires auprès des « réfugiés », partageaient-ils des intérêts communs ? Là était toute la question.

Et puis, à court terme, n’était-il pas profitable à l’État français de ménager certaines catégories de « réfugiés », et de s’offrir ainsi un appui supplémentaire dans le soutien qu’il accordait aux États-Unis ? N’était-ce pas un moyen supplémentaire pour opérer une séparation délibérée entre « demandeurs d’asile » et « réfugiés économiques », de fabriquer toujours plus de sans-papiers tout en décrétant la question définitivement réglée ? L’opposition de certains « soutiens » locaux à envisager la situation calaisienne en rapport avec les luttes sur l’immigration nous confortait dans nos interrogations. Dans ces conditions, il était impératif de déjouer toutes les tentatives de division que l’État tentait d’instaurer dans les faits et les esprits.

À Sangatte, la fermeture du hangar géré par la Croix-Rouge semblait ne plus être qu’une question de mois : le dossier serait à l’ordre du jour des rencontres prévues entre Sarkozy et son homologue Blunkett. Des deux côtés de la Manche, les ministères de l’Intérieur annonçaient clairement la couleur : à Douvres, c’est dans une ancienne prison pour adolescents que l’on enfermait les demandeurs d’asile ; à quelques kilomètres de Sangatte, dans le village de Coquelles, l’État mettait en chantier la construction d’un nouveau centre de rétention.

Sur le littoral, la pression était de plus en plus forte. D’abord de la part des transporteurs : Eurotunnel et la SNCF dénonçant régulièrement le coût occasionné par les blocages de voies, les retards et le renforcement de la sécurité aux abords des sites empruntés par les sans-papiers. Mais aussi au sein d’une partie de la population du Calaisis, pour qui leur présence était désormais perçue comme une nuisance, voire pour certains comme une menace. Les uns et les autres réclamaient donc aux politiques de « prendre leurs responsabilités et de trouver une solution ».

Or, il n’y avait pas de solution puisque l’énoncé qui associait la présence des sans-papiers à l’existence du centre de la Croix-Rouge était faux : les sans-papiers étaient là avant l’ouverture du hangar, et ils le sont encore après sa fermeture. Peut-être se déplaceraient-ils sur l’ensemble du littoral ou chercheraient-ils à gagner l’Angleterre par la Belgique ou les Pays-Bas ? Quoi qu’il en soit, les États français et anglais l’avaient bien compris et entendaient réagir ensemble en conjuguant leurs politiques répressives.

Depuis plusieurs années, du côté anglais, des collectifs, des groupes politiques et des associations [20] menaient campagne pour la fermeture des centres de rétention en dénonçant l’enfermement sans jugement dont sont victimes les demandeurs d’asile. Cet axe apparaissait à leurs yeux mobilisateur : quoique légaliste et limité, il traduisait un certain rapport à l’État et aux libertés individuelles ancré historiquement, et susceptible de trouver un écho dans une partie de la population anglaise. Ils dénonçaient également les délais d’enfermement avant expulsion, laissés à l’appréciation d’une administration qui peut retenir plusieurs mois durant une personne sans que la raison en soit invoquée [21].

Sur le terrain, ces groupes avaient obtenu quelques succès, notamment avec la fermeture au mois de février 2002 du centre de Campsfield, près d’Oxford. Victoire qu’il convient de relativiser, après l’ouverture de celui de Douvres deux mois plus tard. Cela dit, la mobilisation ne faiblissait pas, et une semaine d’action était prévue en juin 2002. Quelques membres de ces groupes avaient répondu à l’initiative que nous avions lancée contre l’extension du centre de rétention de Coquelles, et nous avions prévu de nous retrouver à leurs côtés en juin.

D’autant que l’Angleterre durcissait les conditions d’accès à l’asile et renforcait le flicage. Les nouvelles dispositions prévoyaient l’attribution aux demandeurs d’asile d’une carte d’identité avec empreintes... Ils ne bénéficieraient plus de logements sociaux ou d’indemnités de logement. Ils seraient logés dans des centres d’hébergement. Les « réfugiés » passés par Sangatte et admis en Angleterre se verraient remettre un permis de travail et une autorisation de séjour de quatre ans, donc inférieure dans la durée à celle attribuée pour un demandeur d’asile. Ces dispositions concouraient une fois encore à remettre en cause de façon détournée le droit. En 2003, l’Europe s’apprêtait à rapatrier de force les Afghans ; comme chacun le sait, cette colonie américaine est en voie de démocratisation.

Du côté français, le rapport entre la fermeture du camp de Sangatte et la construction du centre de rétention de Coquelles était simple à établir. À la demande du préfet, la mairie avait modifié le plan d’occupation des sols afin d’en permettre la construction [22] face à la plus grande zone commerciale du littoral. Tout un symbole... L’information étant restée confidentielle, c’est à la mairie que nous avions demandé confirmation du projet. Une nouvelle qui ne suscitait au sein de C’sur aucune réaction, si ce n’est la réprobation de toute action publique et revendicative. Un membre de la Cimade expliqua en réunion que le centre permettait d’établir le contact et le suivi avec les « réfugiés » !

N’ayant plus de rapport avec ce comité depuis la journée d’action d’octobre 2001, c’est sur nos bases que nous avions organisé le samedi 4 mai [2002] une manifestation qui nous mena sur les lieux du futur chantier, devant les locaux de la PAF.

Manifester devant un centre de rétention la veille du deuxième tour de la présidentielle...

Antérieur et de toute façon indépendant des résultats du scrutin, notre appel se voulait clair surtout dans le contexte de l’entre-deux-tours. Traduit en anglais et en farsi, il fut diffusé à plusieurs milliers d’exemplaires dans les manifs et auprès des « réfugiés ». En appelant à la solidarité avec les sans-papiers, en exigeant la liberté de circulation et d’installation, en dénonçant la construction du centre mais également l’exploitation et le contrôle social, nous annoncions la couleur. Pour nous, c’était sur le terrain qu’il fallait se trouver afin de dénoncer les véritables responsables politiques des mesures anti-immigrés : la droite et la social-démocratie. La réaction de la gauche associative ne se fit pas attendre, elle dénonça notre initiative comme faisant le jeu de Le Pen tout en mettant en danger les « réfugiés »...

Le samedi 4 mai, nous nous sommes retrouvés à une centaine sur la place de Coquelles, membres de La Mouette enragée, de la CNT, des Collectifs anti-expulsion de Paris et de Bruxelles, du Comité des sans-papiers de Lille, du Comité de défense des réfugiés du Kent, de la Fédération anarchiste (FA) et de l’Organisation communiste libertaire (OCL)... On nota même la présence d’un élu régional et de quelques militants de Lutte Ouvrière dans le cortège. La manif fut dynamique et se termina devant les locaux de la PAF, où nous échangeâmes signes et slogans avec les sans-papiers retenus dans le centre alors en service.

À la suite de la manifestation, une trentaine de personnes échangeaient leurs expériences et envisageaient d’autres actions. Des rendez-vous furent pris pour les semaines et mois suivants...

Le laboratoire sécuritaire de Calais : traque, répression et dispersion des sans-papiers

Le 19 octobre 2002, une manifestation devant le camp de la Croix-Rouge de Sangatte réunissait une centaine de personnes. L’appel, lancé conjointement par C’sur, des Anglais de Barbed Wired Britain et du Committee to Defend Asylum Seekers, réclamait d’une part le maintien du hangar de Sangatte comme lieu d’hébergement pour les sans-papiers et d’autre part une « réelle politique d’immigration en Europe ». Le même jour, à quelques kilomètres de là, un autre rassemblement devant le centre de rétention en construction de Coquelles dénonçait la logique sécuritaire et répressive que les États mettent en œuvre afin de cacher leurs responsabilités dans ce qui se joue localement et en Europe. Puis les choses se sont précipitées...

Dans un premier temps, la SPGO, une société de gardiennage qui travaille également pour Eurotunnel, était chargée pour le 5 novembre 2002 de badger et ficher les 1800 personnes présentes dans le hangar. Passé cette date, les nouveaux arrivants ne pouvaient entrer dans le centre. Ce badge permettait l’accès aux repas, dortoirs et toilettes du centre. Et déjà le président de la Croix-Rouge s’inquiétait par voie de presse : « Le badge distribué à l’entrée serait facile à falsifier » ; certains évoquaient déjà le trafic que cela occasionnerait... La fermeture du centre annoncée pour le 15 novembre fut avancée, C’sur s’insurgea ; Sangatte était pourtant devenu, de fait, le plus grand centre de rétention de l’hexagone...

En envoyant un « message clair au monde », le gouvernement décide de supprimer le camp de Sangatte, en laissant partir officiellement 200 sans-papiers en Angleterre et en proposant aux autres de réfléchir durant cinq jours à la possibilité de demander l’asile en France – à condition, bien sûr, d’évacuer le Calaisis. Un car de la police stationnait en permanence à côté de la mairie de Calais pour emmener les candidats à l’asile français vers d’hypothétiques Centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA), Sarkozy savait pertinemment qu’on en revenait à la situation de 1999. Souhaitant voir fléchir le nombre de personnes arrivant directement sur le Calaisis, il allait en favoriser la dispersion.

Fidèle à son credo humanitaire, C’sur a donc repris sa mission d’aide d’urgence par la distribution de repas aux sans-papiers. Le collectif a réitéré, avec succès cette fois, sa tentative ratée trois ans auparavant d’occupation d’un gymnase municipal. En réponse, le maire PCF fit évacuer par la force le gymnase du « marché couvert » et négocia avec un abbé local la mise à disposition de l’église Saint-Pierre-Saint-Paul. L’évacuation interviendra deux jours plus tard. À la suite des premiers départs organisés par les gouvernements français et britannique vers l’Angleterre, l’étau va se resserrer brutalement. Le 3 décembre, la police profitait de la distribution au point de ravitaillement de la Belle-Étoile pour rafler les sans-papiers. Dans la journée, ces derniers entamaient une manifestation dans les rues de la ville qui se termina aux portes du hangar de la Croix-Rouge. Un journaliste de Libération témoigna de la manipulation policière : « Un flic en civil a invité les sans-papiers à monter dans les bus en les convainquant qu’ils entreraient tous discrètement le soir même dans le centre… » C’est à Coquelles, dans les locaux de la PAF, qu’ils termineront la nuit, avant d’être dispersés dans des centres d’hébergement.

Le 8 décembre, dans la nuit, une cinquantaine de Kurdes et d’Afghans se retrouvaient bloqués devant le centre de Sangatte. Cette fois, les CRS, chiens en laisse, dispersèrent aux gaz lacrymogènes les « réfugiés » et les militants de C’sur, après un face-à-face de trois heures dans le froid. Le 11 décembre, nouvelle manifestation de 150 sans-papiers qui se termina par un regroupement dans le parc Richelieu. L’État tentait une nouvelle fois de les persuader de prendre les bus afin de les disperser dans d’autres départements. Certains, par désespoir, mirent le feu à leurs vêtements. C’sur était sur les lieux, les flics évacuèrent violemment les manifestants. De force, ces derniers furent traînés et palpés avant d’être embarqués dans les cars.

Sur le terrain, le harcèlement débordait les limites que s’autorise à relater la presse locale. Ainsi, des « invitations à quitter le territoire » étaient illégalement délivrées par la police : seule la préfecture est en effet en droit de remettre un tel document, après le dépôt par la personne concernée d’une demande de séjour en France. Des « sauf-conduit » de 5 jours qui n’avaient aucune valeur juridique, l’appellation ne figurant pas même dans la loi, étaient à leur tour distribués. L’État détournait et falsifiait ses propres règles de droit. Un comble, dans une période où l’on n’a jamais autant parlé de restauration de l’« État de droit » ! Une hargne qui ne s’arrêtait pas aux frontières de la bidouille administrative. De nombreux témoignages de sans-papiers dénoncent, aujourd’hui encore [23], les pressions auxquelles ils sont confrontés quotidiennement. Plusieurs ont dit avoir été conduits et déposés à plusieurs dizaines de kilomètres de Calais. D’autres, à la frontière belge. Certains, réveillés plusieurs fois chaque nuit par les CRS, ont vu leurs couvertures et leurs effets partir en fumée. C’est au gaz que l’on a évacué un abri de fortune afin de le rendre inutilisable. Avec le concours des services de la mairie PCF de Calais, les blockhaus où ils trouvaient refuge ont été murés. Un de ces blockhaus a été retrouvé brûlé, une enquête de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) a conclu à la non-culpabilité des agents de l’État. Quel soulagement ! Il est vrai que le Calaisis, ce n’est ni la Corse, ni l’Afrique, ni les banlieues sinistrées, ni...

Plus sérieusement, cette traque aux sans-papiers amène quelques réflexions. Tout d’abord, il serait erroné de voir en Sarkozy l’unique artisan de ce qui se déroule sur le littoral. À d’autres périodes et sous la gauche, la stigmatisation des immigrés, sous couvert d’artifices humanitaires ou non, a déjà fonctionné. Les félicitations adressées par Jack Lang, député de Boulogne-sur-Mer, et Jacky Hénin, maire de Calais, à leurs comparses nous renvoient en écho les basses œuvres du PCF à Vitry, du PS lors des grèves chez Talbot au début des années 1980... Évitons de tomber dans le piège de la personnalisation : la responsabilité de la situation revient autant à la gauche locale et d’appareil, complice par silence puis par ralliement.

L’instrumentalisation du droit d’asile fut particulièrement flagrante dans cette affaire. Afin de chasser les sans-papiers, tous les arguments valent. Et notamment l’inusable alibi humanitaire. Celui-là même au nom duquel se mènent les guerres impérialistes d’aujourd’hui.

Cinq jours de délai, c’est le chantage auquel s’adonne la préfecture afin d’offrir « un toit et de la nourriture » à ceux qui prendront le temps de la réflexion. Le droit d’asile, remis en question à coups de boutoir juridique et administratif, permet depuis des années et dans les faits d’opérer un tri entre « bons » et « mauvais » immigrés. Délivré au compte-gouttes à des demandeurs souhaitant rester sur le territoire français, l’État s’empresse dans le cas présent de l’accorder afin de dissuader des personnes de « circuler librement ». Au-delà de l’évident détournement auquel se livre l’administration, c’est le sens que l’on donne aux revendications se définissant au sein des mouvements en terme de « droits » qui doit nous faire réfléchir.

Les limites de la logique humanitaire

Nous avions depuis 1999 refusé d’intégrer C’sur. Les raisons en sont multiples, si bien qu’un développement suffisamment argumenté n’aurait pas sa place dans ce chapitre. Nous reconnaissons à ses membres un dévouement indéniable ; pour beaucoup, libre de toute arrière-pensée politicienne, d’appétit médiatique. Pour autant, nos multiples interventions contre le centre de rétention de Coquelles, auprès de la population, des « réfugiés », en soutien aux luttes de sans-papiers, nous conduisent à énoncer ce qui nous est apparu comme une des limites de cette lutte. Le refus de C’sur de poser politiquement le problème a pesé lourdement dès le début. Bien avant les réunions préparatoires à la manifestation du 19 octobre 2002, l’obstination à ne pas entendre la fermeture programmée du camp de Sangatte, à refuser le lien entre la situation locale et les politiques restrictives et répressives de l’immigration, à ignorer les contributions de collectifs en lutte sur ce terrain, a conduit à un repli, un enfermement localiste. L’axe revendicatif de C’sur se limitant à une demande de CADA, l’État s’est employé à y répondre. Et c’est ainsi que l’on a pu voir, au coude-à-coude, membres du collectif et de la préfecture convaincre les sans-papiers de monter dans les bus afin de les disperser aux six coins de l’hexagone...

Des personnes investies en soutien aux « réfugiés » remettaient dans le même temps en question la liberté réclamée par ceux-ci de se rendre là où ils le désiraient... Voilà un exemple concret de l’absence de prise en compte de la dimension politique de la situation. Entendons-nous, nous ne donnons pas de leçons car nous faisons des choix dont nous connaissons également les limites. Cela dit, nous refusons de laisser un espace supplémentaire aux politiques de contrôle social. Nous aimons à dire que nous ne nous battons pas « pour les réfugiés » mais « avec les sans-papiers ». D’autres avant nous avaient compris que l’immigration est le laboratoire de mesures qui nous frappent tous et toutes dans notre quotidien. À cette période déjà, des poursuites pénales étaient engagées à l’encontre d’usagers de la SNCF appréhendés sans titre de transport. C’est, parmi d’autres, une entrave à la libre circulation. Le flicage des quartiers populaires, l’emprisonnement des pauvres, la précarité au travail... voilà ce qui nous solidarise avec les sans-papiers, qui sont les premiers à essuyer les mesures antisociales du pouvoir. C’est ce qui nous contraint à ne pas aborder cette lutte sous le seul – et bien réel, nous en convenons – aspect de la « souffrance ».

À la suite de la fermeture du camp, la préfecture annonçait l’arrestation par la police de 150 sans-papiers par jour. C’est à une véritable chasse que se livraient les flics dans le Calaisis. Des exactions étaient constatées quotidiennement, et la population commençait à parler... Quatre compagnies de CRS et deux de gendarmes mobiles quadrillaient la ville en permanence. Au total, 3500 hommes qui devaient voir leurs effectifs augmenter. Calais prenait une allure de ville occupée ; à la tombée de la nuit, les patrouilles sillonnaient les quartiers, des véhicules munis de projecteurs traquaient les étrangers et surveillaient la population. Pour l’anecdote, c’étaient les CRS et les gardes mobiles qui assistaient les contrôleurs sur les quais de la gare centrale et vérifiaient le compostage des billets. Les parcs de la ville étaient inaccessibles aux étrangers, leur regroupement dans la rue était suivi immédiatement d’une interpellation. Les contrôles étaient effectués également sur les autoroutes A 16 et A 26. L’objectif était clair : éradiquer du Calaisis toute présence de sans-papiers. Sarkozy et Blunkett maintenaient le dispositif sécuritaire sur les zones du tunnel de Frethun, sur le port de Calais. La police anglaise était déjà présente dans la gare du Nord de Paris, et la Grande-Bretagne souhaitait élargir le système à toute la façade européenne, de Brest aux Pays-Bas. Des rencontres avec les représentants belges et hollandais étaient à l’ordre du jour. Dans ce contexte les propos tenus par Jacky Hénin, maire PCF de Calais apparaissaient sans ambiguité : « Sangatte... c’est parti d’un besoin humanitaire et c’est devenu autre chose, une plaque tournante de ceux qui exploitent des hommes et des femmes moyennant de l’argent... On ressent d’ailleurs une désaffection des touristes britanniques : certains campings ont perdu 50% de leur fréquentation et les hôtels travaillent moins... Je reconnais le travail réalisé par MM. Sarkozy et Blunkett, mais c’est dommage d’avoir attendu si longtemps… »

À Lille, en cette même période, l’intimidation semblait être la méthode choisie pour faire taire les sans-papiers en lutte. En septembre, des membres de la commission juridique du Collectif de sans-papiers avaient fait l’objet de convocation par la police sous des prétextes louches. Un membre de la commission avait vu sa voiture mystérieusement incendiée. À plusieurs reprises, des sans-papiers avaient été arrêtés. Une délégation du CSP 59 avait été retenue pendant deux heures et menée sous escorte de motards au commissariat de Tourcoing. Cette délégation se rendait à un meeting présidé par... Sarkozy. Le 10 décembre 2002, un incendie se déclara dans les locaux de la LCR, dont une partie était prêtée au CSP 59, qui avait fait de la revendication d’un local pour héberger ses commissions juridiques et obtenir une vitrine publique un axe de revendication supplémentaire dans la lutte pour l’obtention des papiers. Le 12 décembre, un nouvel incendie frappait le rez-de-chaussée du même local, où était entreposé le matériel du CSP : banderoles, tracts, publications, matériel de bureau.

Depuis novembre 2002, retour à la case départ

Dorénavant, les soutiens du Calaisis font les frais d’un acharnement policier et judiciaire qui ouvre une période ponctuée de nombreuses convocations. Certaines déboucheront sur des mises en examen. L’État entend immédiatement décourager tout rapprochement avec les « réfugiés » qui ne s’en laisseraient pas compter, puisque toujours motivés par la traversée clandestine.

L’arrestation de Charles Framezelles dit Moustache, militant de C’sur, hébergeant chez lui de nombreux sans-papiers, marque alors une nouvelle phase de répression. Cette fois, il s’agit non plus de criminaliser les étrangers mais ceux qui leur viennent en aide. Les soutiens ne comprendront que tardivement les menaces réelles qui pèsent alors sur certains d’entre eux, s’obstinant dans d’immédiates réclamations – par ailleurs toujours non satisfaites, comme celle des douches – quand l’étau policier se resserre...

C’est à cette époque que nous diffusions dans les boîtes aux lettres du bourg de Coquelles plusieurs tracts dénonçant les constructeurs, architectes et maître d’œuvre de cette nouvelle « prison modèle » annonçant la fermeture du camp de Sangatte :

Refusons la construction du nouveau centre de rétention de Coquelles !
Nous sommes tous des illégaux !

Peut-être ignorez-vous qu’à la demande du ministère de l’Intérieur la mairie de Coquelles a modifié le plan d’occupation des sols de la commune afin d’y permettre la construction d’une prison pour étrangers ? Peut-être ignorez-vous également qu’il existe déjà une telle prison sur le sol de votre commune et qu’elle porte le nom de « centre de rétention » ? Mais peut-être vous demandez-vous simplement ce qu’est un « centre de rétention » et en quoi cela vous concerne ? Un centre de rétention, c’est un lieu qui permet de retenir les personnes étrangères, pour une durée assez variable, sur simple décision administrative. C’est à Marseille que, dans les années 1970, on découvre une prison clandestine entièrement contrôlée par la police. Depuis, il existe officiellement une trentaine de centres dans l’hexagone pouvant retenir un millier de personnes. On y retrouve aussi bien les demandeurs d’asile, les étrangers interpellés dans une rafle ou convoqués pour un examen de leur situation. On y est enfermé sans jugement, sur simple décision du préfet.

Que se passe-t-il dans ces lieux ? Peu d’informations filtrent, ces lieux sont tenus au secret. Dans les années 1990, le Comité européen pour la prévention de la torture a accusé la police française de mauvais traitements aux personnes détenues, notamment d’origine africaine ou maghrébine. Et lorsque, au-delà des murs, quelques voix apportent leurs témoignages, c’est pour dénoncer les conditions sanitaires désastreuses, le tabassage des récalcitrants...

En quoi cela vous concerne-t-il ? Sur le littoral, nombreuses sont les voix qui s’élèvent pour exiger une solution au « problème de Sangatte ». Pour les uns par refus des étrangers, pour les autres par souci humanitaire, mais dans tous les cas on entend mettre fin à ce que l’on considère comme une anomalie. C’est vite oublier que ces hommes et ces femmes sont comme les « Lu »de Calais ou les « Levi’s » de La Bassée des victimes des délocalisations. Que ce soit au Sud par la guerre, la faim, les persécutions ou au Nord par les licenciements ou la flexibilité, le capitalisme se joue de nos existences. Il entend nous soumettre à la logique de la circulation permanente, nous installer dans l’idée de départ et la précarité. Et gare à ceux qui feraient de la résistance et refuseraient la « logique du progrès » ! Les sans-papiers de Sangatte sont des illégaux aux yeux de États européens, tout comme le sont ici les travailleurs, chômeurs, précaires qui osent répliquer et rendre les coups quand on les jette après les avoir pressés comme des citrons. Dans ces conditions, refuser la construction du centre de Coquelles, c’est refuser toute logique de criminalisation des pauvres et des immigrés.

Rétention pour les étrangers, contrôle social, fichage, vidéosurveillance, répression, logique carcérale pour tous... Il est urgent de reprendre l’offensive contre le matraquage sécuritaire et xénophobe servi par les politiques de droite comme de gauche. L’insécurité, ce n’est pas les immigrés ou les jeunes, c’est tout ce qui saccage nos vies au quotidien : le fric, des logements de merde, des boulots de merde, une bouffe de merde, des villes invivables, un monde qui nous échappe... bref, tout ce dont se nourrit le capitalisme. Accepter aujourd’hui la construction du nouveau centre de rétention de Coquelles à quelques mètres de la « Cité-Europe », c’est abdiquer devant l’horreur du monde tel qu’il est ! À vous de choisir. Ici comme ailleurs, exigeons la fermeture de tous les centres de rétention, la liberté de circulation et d’installation pour tous et la régularisation de tous les sans-papiers !

[Signataires : La Mouette enragée, Syndicat services et industrie de la Confédération nationale du travail (CNT Boulogne-sur-Mer), CNT Calais]

Pour notre part, nous poursuivons notre travail d’information, et intégrons dans le numéro de janvier 2003 du journal un texte d’Alain Morice dénonçant ce qu’il nomme l’« utilitarisme migratoire » [24]. À notre demande, le sociologue rejoindra la côte afin d’exposer son point de vue lors d’une journée d’action que nous organiserons contre le CRA de Coquelles. Initiative en demi-teintes, puisque le temps du débat souffrira d’un boycott délibéré des soutiens calaisiens, qui pousseront la vacherie jusqu’à programmer le même jour une contre-manifestation dans le centre-ville de Calais. Une fois encore, la gauche associative calaisienne entendait garder la main sur un « pré carré » qu’elle préférera partager à l’occasion avec quelques figures plus consensuelles et médiatiques... [25]

On a vu ainsi s’exhiber l’espace d’une journée Danièle Mitterrand, José Bové et quelques personnalités accourues pour dénoncer d’une part l’arrestation de Charles Framezelles ainsi que l’enlisement de la situation calaisienne, d’autre part la précarité subie par des Kurdes expulsés de Sangatte mais toujours en galère, cette fois dans le dixième arrondissement de Paris. L’opération « Un train pour Calais » permit le 6 mai 2003 à ces têtes d’affiche de profiter sous les caméras de la situation. Inutile de préciser qu’entre le 1er et le 5 mai la préfecture avait fait le ménage dans le centre-ville.

Entre-temps, une partie des militants de C’sur décident de se donner une existence juridique sous la forme d’une « association loi de 1901 » qui prétend à plus d’efficacité face à la répression (possibilité d’agir en justice ?) [26].

Une fête militante contre la répression

Dans la période difficile qui s’annonçait, les divergences exprimées envers les soutiens n’excluaient pas à leur égard l’expression de notre solidarité. Ainsi, le 28 mai 2003, nous organisions sur Calais une première fête dans le but de participer aux frais du procès de Charles Framezelles. Une soixantaine de personnes, dont, fait nouveau, des membres de C’sur, ouvrirent le débat sur la situation du littoral ainsi que sur la répression qui touchait dans le même temps les sans-papiers de Lille, le Collectif contre les expulsions de Bruxelles ou encore les camarades de l’usine Daewoo de Longwy... On put regretter, comme bien souvent dans ces rencontres, la difficulté de trouver face à une situation particulière des réponses immédiates. Néanmoins, l’information avait circulé, voire touché un public peu sensibilisé. Par ailleurs, le contexte des grèves sur la réforme des retraites dans laquelle nous étions engagés ne facilita pas l’organisation de cette soirée. Deux jours plus tard, le vendredi 30 mai, Jean-Claude Lenoir, militant de C’sur présent lors de la fête, se faisait arrêter à 6 heures du matin puis garder à vue avant de se voir signifier, outre une mise en examen pour aide au séjour de clandestins, une « interdiction de prise de parole au nom de C’sur et de fréquentation des réfugiés ». Bien que non jugé et donc présumé innocent, on lui interdisait toute action militante. Pour l’État, il ne fallait pas seulement abattre les pauvres ; quiconque intervenait dans la lutte devenait inculpable. Le chef d’accusation retenu glissait désormais de l’hébergement de sans-papiers à la manipulation d’argent pour le compte des « réfugiés ». Un service pas toujours évident à refuser quand vos hôtes vous demandent de les aider à encaisser un mandat venant du bout du monde alors qu’ils sont sans-papiers.

À son tour, C’sur organisait le samedi 28 juin 2003 une soirée de soutien aux inculpés qui réunit 120 personnes, pendant que, de son côté, le GISTI relançait l’initiative au niveau national… Quelques sans-papiers participèrent en compagnie de leurs familles d’accueil à la soirée. Fait regrettable : ils ne prirent pas la parole. D’ailleurs, aucun espace de parole n’avait été envisagé par les organisateurs. Dans ce contexte d’inculpations, la nouvelle initiative pétitionnaire du GISTI prit tout son sens : elle renouvelait le mouvement de désobéissance civile de 1997. On se souvient de l’appel des artistes et cinéastes à la désobéissance aux lois Pasqua qui avait précédé la victoire du PS aux législatives. Il ne s’agissait cependant plus cette fois de dénoncer la répression, mais d’affirmer la désobéissance civile. Sarkozy crut de son devoir de répondre sous la forme d’un courrier qu’il demandait au GISTI de faire suivre aux pétitionnaires. Il affirmait que la nouvelle loi « n’aggrave absolument pas, ni dans son article 17 ni dans son article 18, les sanctions pénales de droit commun encourues par les personnes physiques ou les personnes morales qui facilitent l’entrée et le séjour sur le territoire français d’étrangers en situation irrégulière [...] car elles sont considérées comme proportionnées à la nature du délit... » Les poursuites récentes seraient liées à des personnes ayant « abusé de la bienveillance habituelle des services [de police] ». Il prétendait que les « délinquants de la solidarité se font les complices des passeurs, proxénètes et autres exploiteurs de clandestins. Ce renforcement des sanctions pour ce type de criminalité est la transposition dans notre droit interne de la convention de Palerme du 12 décembre 2000... » Ce à quoi le GISTI répondit : « Comment accepter qu’une politique pénale, dans un État de droit, dépende de la bienveillance et de la tolérance de l’administration, plus précisément du pouvoir exécutif ? Au contraire, il appartient au législateur de définir strictement les éléments constitutifs de l’infraction et donc d’indiquer quels sont les comportements qui tombent sous le coup de la loi pénale. Si le gouvernement n’entend pas inquiéter ceux et celles qui aident des étrangers en détresse, il lui serait loisible d’indiquer dans la loi que seuls peuvent être poursuivis les groupements qui agissent dans un but lucratif... Mais ce gouvernement, comme les précédents d’ailleurs, préfère rester dans le vague et conserver cet instrument de pression sur les associations... » [27]

Automne 2003 : reprise de l’action contre la rétention

Comme en pareilles circonstances, le coup porté aux soutiens n’avait d’autre but que de pomper le temps, le fric et l’énergie des militants, de les contraindre à désinvestir le terrain. Ce fut en partie un échec pour l’État, puisque, en dépit des pressions, C’sur tiendra le cap contre vents et marées. Notre solidarité exprimée concrètement, la relance d’une mobilisation plus offensive sur le Calaisis nous apparaissait indispensable. C’est ainsi qu’à l’automne 2003 nous mettions en chantier un projet de campagne contre le CRA de Coquelles afin d’articuler nos réflexions avec une mobilisation que nous souhaitions élargir progressivement en vue d’un temps fort. Nous recherchions à l’échelle nationale les relais qui nous faisaient alors défaut sur un plan local. Une année s’était écoulée depuis le premier appel de Coquelles, et les questions demeuraient nombreuses. Elles mêlaient les modalités de l’action au contenu proprement politique : comment construire localement une réelle dynamique, avec quels outils et quelles pratiques ? Comment s’inscrire dans une lutte de l’immigration quand on a soi-même des papiers, tout en faisant d’autres choix que le soutien ? Autrement dit, est-il possible sur une lutte spécifique d’avancer des éléments plus globaux partagés par d’autres secteurs de la population ?

De son côté, le CAE de Paris envisage à ce moment précis la création d’une « Coordination nationale contre les centres de rétention » que ses membres nous inviteront à rejoindre. Après plusieurs mois de collaboration, nous quitterons la coordination en janvier 2005.

En préambule de ce bilan sommaire, nous souhaitons évoquer un point qui, d’évidence, et nous le regrettons, ne semble pas souffrir la discussion. Ainsi, il est convenu dans les milieux associatifs intervenant sur les luttes de l’immigration, les révolutionnaires n’échappant que rarement à la règle, de porter la revendication de « Liberté de circulation et d’installation ». Soit, comprise comme un principe, nous ne pouvons qu’être en accord avec celle-ci. Reconnaissons alors que c’est avant tout une revendication abstraite, qui fait peu de cas des déterminations du marché mondial de la main-d’œuvre. Dans le capitalisme global, les flux migratoires ne peuvent se comprendre qu’au titre de la marchandise en circulation, tels les services, les produits manufacturés ou les rentes de la finance. Voilà peut-être pourquoi et dans ces conditions la circulation appliquée aux individus ne relève pas du simple choix, encore moins de la liberté, quels qu’en soient par ailleurs le point de départ et le lieu d’arrivée. La liberté de circulation comprise dans le système capitaliste s’apparente à un leurre. Lorsque l’État recourt périodiquement à des vagues de régularisations, c’est toujours en fonction de certaines circonstances, avant tout afin de faire baisser la pression après une longue période creuse. C’est à ce rythme que vivent les mouvements de sans-papiers. Peut-être faut-il rappeler que toutes les mesures actuellement appliquées ou en projet, en France comme en Europe, vont dans le sens de la fabrication d’une main-d’œuvre clandestine, précaire et tournante, dont la figure est le sans-papiers, le plus souvent débouté du droit d’asile. Qu’il s’agisse du discours entretenu sur les « faux réfugiés » programmant la casse du droit d’asile, de la logique d’enfermement par la multiplication des camps pour étrangers en Europe ou dans des pays tiers, de l’augmentation des expulsions et de la programmation de charters européens, ou encore de l’allongement de la durée de la rétention, toutes ces mesures convergent vers un seul objectif : mettre à la disposition des patrons un volant de main-d’œuvre corvéable et sans statut juridique. C’est donc sur un terrain de classe – en ce que le sans-papiers figure aujourd’hui et pour les périodes à venir des conditions générales du salariat – que nous avons inscrit notre action.

Au-delà de ces options de principe, il nous faut prendre en compte certains paramètres – en premier lieu, l’atonie depuis plusieurs années des luttes de sans-papiers. Le cas de Lille demeure aujourd’hui l’exception hexagonale, et vraisemblablement pour un certain temps encore. L’échec durant l’été 2004 de l’occupation du square Séverine à Paris semble le confirmer. Le relais lillois est donc précieux à plus d’un titre, a fortiori quand localement l’errance ne favorise pas l’organisation des « réfugiés ». Sa collaboration nous a permis en son temps de mettre C’sur devant ses responsabilités face à la rétention, mais aussi de mailler des initiatives communes. La dernière en date remontant à l’hiver 2004 lors d’une marche sur le centre de rétention de Lesquin. Si, théoriquement, nous affirmons que c’est d’abord aux intéressés de prendre en charge leur lutte, ce qui est difficilement envisageable sur le littoral, sauf à envisager des mouvements entre les murs mêmes du centre, la participation du CSP 59 permet justement ce lien indispensable avec une situation de lutte concrète. C’est lorsque plusieurs femmes du CSP 59 en grève de la faim furent envoyées sur Coquelles que l’on a constaté un début de réaction de la part des humanitaires calaisiens. À deux reprises, ils apportèrent devant le centre leur soutien aux grévistes. Une évolution qui se confirma également par la participation de certains d’entre eux aux initiatives que nous avons menées à cette période. Autant qu’il est possible de l’envisager, la participation de collectifs de sans-papiers est donc à encourager. Elle permet de briser, au moins ponctuellement, les divisons entretenues entre « vrais » et « faux réfugiés », à plus forte raison quand les relais associatifs locaux issus de l’immigration font défaut [28].

Si nous ne nous sommes jamais trouvés seuls lors des appels que nous lancions, notre difficulté à élargir la mobilisation est réelle, et hypothèque d’autant le champ des possibles. Le petit réseau local et régional qui nous permet de maintenir un type d’intervention qui articule information, débat et manifs ne suffit pour le moment pas à envisager la création d’un collectif large. Cette situation est également, au-delà des réalités propres au littoral, politiquement fonction de la période que nous traversons. Certes, des collectifs sont mobilisables ; certains le furent bien avant le lancement de la campagne, venant parfois de Belgique, d’Angleterre, de Paris ou de la région, qui tous se retrouvèrent à Coquelles. Cela participe d’une indispensable mise en réseau des personnes actuellement en mouvement. Nous avons su éviter les pièges du localisme, profitant au départ des retombées médiatiques de Sangatte ; maintenant, c’est localement qu’il nous faut rebondir. L’enjeu est double, qui articule la nécessité de sortir la rétention de la clandestinité et d’exister politiquement par rapport à ces questions. À notre connaissance, aucune information sérieuse n’a été produite actuellement en dehors des promenades médiatiques de personnalités de la gauche. Le travail d’information en direction de la population coquelloise mené depuis le début demeure indispensable, bien que se révélant peu payant jusqu’à aujourd’hui.

Ce que l’on retient des contacts que nous avons pu établir lors de visites ou des actions sur le centre confirme ce que l’on sait par ailleurs des conditions d’enfermement. Qu’évidemment la durée de rétention suite aux nouvelles lois Sarkozy s’est allongée, qu’il règne à Coquelles, centre qualifié de « modèle », une tension identique à celle de tout autre CRA...

Nous avons pu le vérifier lors d’une visite, où un jeune de 17 ans fraîchement arrivé et hagard s’est fait plaquer violemment contre le mur par quatre flics du centre, avant d’être conduit de force dans les locaux. En février 2004, nous réussissions lors d’une manifestation à entrer en contact au travers des grilles avec des sans-papiers qui nous ont informés de leurs conditions d’incarcération. Un camarade d’Indymedia-Lille présent lors de l’action témoignera sur le site : « Ils sont en ce moment 35 dans le centre, la personne avec laquelle je parle est un Guinéen. Il traduit ce que me disent ses deux autres compagnons de cellule... Dans la cellule d’à côté, ils sont quatre. Ces trois-ci sont éthiopien, nigérian et guinéen. Il y a également des Kurdes, des Tunisiens, des Marocains... Mon interlocuteur est âgé de 17 ans. Il se plaint qu’ici ils n’ont qu’un repas par jour, que la police les maltraite, qu’ils n’ont pas droit à des soins appropriés. Il parvient à me montrer par la fenêtre son pied bandé, ils ont refusé de l’emmener à l’hôpital. Un de ses collègues de cellule me dit qu’il est là depuis vingt-cinq jours… » [29] En mai-juin 2004, la grève de la faim des sans-papiers de Lille prend une dimension spectaculaire. De nombreuses arrestations sont opérées. Les hommes sont enfermés dans la banlieue de Lille au CRA de Lesquin, les femmes poursuivent leur grève de la faim au CRA de Coquelles où elles ont été transférées. Elles témoigneront des pressions psychologiques et physiques qu’elles subissaient : « Réveil en pleine nuit avec annonce d’expulsion, insultes, refus de distribution d’eau, refus de médecin, couvertures mouillées pour dormir... »

Le CRA jouait parfaitement le rôle que nous dénoncions, celui d’instrument de la répression des luttes et d’outil de contrôle des flux migratoires sur la côte. Alors que les accusations de récupération politique agitaient le milieu des soutiens, nous publiions sur le site lillois d’Indymedia le communiqué suivant, que nous distribuons une fois encore aux habitants de Coquelles :

« Centre de rétention de Coquelles contre l’urgence et les politicards : construction et autonomie de la lutte ! L’incarcération de plusieurs femmes sans-papiers en lutte au CRA de Coquelles a suscité ces derniers jours la réaction de différents réseaux militants sur le littoral. Cette réaction, nécessaire afin de briser l’isolement dans lequel l’État entend maintenir et briser des personnes en mouvement, nous ne pouvons que nous y associer. Depuis plusieurs années, nous travaillons à sortir la « rétention » de la clandestinité, à la caractériser comme un des outils d’une politique qui frappe en premier lieu les sans-papiers, et participant d’une logique de contrôle social qui déborde très largement les seules luttes de l’immigration. Pour cette raison, nous réaffirmons que cette lutte ne peut porter ses fruits qu’au travers de la construction d’un réel rapport de forces sur le terrain et en lien avec des gens en mouvement. Naturellement, c’est un travail ingrat et de longue haleine. Celles et ceux qui naïvement ou pour des raisons moins avouables, seraient tentés d’inscrire leur intervention sur le terrain institutionnel : appel aux « zélus » – rappelons que, sur le marché, rien ne s’achète plus facilement que cette espèce en voie de prolifération –, aux différents organes de contrôle d’État, ceux qui se font les fossoyeurs des luttes actuelles et à venir. Nous rappelons qu’il est dangereux, en premier lieu pour ceux qui luttent, de céder aux sirènes de l’urgence et de la collusion avec les serviteurs d’un État colonialiste. Nous réaffirmons la nécessité d’un travail de fond, d’information, d’échanges et d’intervention à la base et en dehors de toute logique partidaire et institutionnelle. »

Le discours tenu à son propos dissimulait alors mal sa réalité carcérale. Les articles parus dans la presse locale, en réponse parfois à nos interventions dans le village, ont démontré plus d’une fois qu’on ne souhaitait nullement laisser s’engager un débat sur la question. Le CRA existe depuis plusieurs années maintenant, sans qu’il y ait eu chez les locaux de manifestation d’aucune sorte lors de sa construction. Comme nous l’écrivions dans une revue militante, «  il y a un environnement économique qui ne favorise pas la réaction des Coquellois... Coquelles c’est au départ un village rural en périphérie de Calais qui, depuis la construction sur ses terrains du tunnel sous la Manche, a pris des allures de zone pavillonnaire croulant sous les sommes perçues de la société Eurotunnel et du complexe commercial attenant baptisé Cité-Europe. À partir de là, on peut comprendre que la priorité de cette toute fraîche population n’est pas la lutte contre l’enfermement et le contrôle social...  » [30]

Ce travail d’information peu effectué sur la ville de Calais, et malheureusement négligé à Boulogne-sur-Mer, reste largement à mener au travers de débats publics. Ces débats ne constituent pas un enjeu déterminant sur le terrain mais sont indispensables, compris comme des espaces de rencontre, d’information et d’échanges. Ils doivent permettre d’avancer sur les contenus, ce qui n’est que trop rarement le cas, de donner l’occasion de confronter des expériences en lien avec le terrain. Il importe de ne pas laisser la parole être confisquée par l’État, la gauche et ses satellites associatifs. La soirée du 15 mai 2004 esquissa un de ces nécessaires échanges en réunissant sans-papiers amiénois, C’sur, Inter-Lutte, La Mouette enragée et le CAE de Paris. Se poser et faire le point avec d’autres est à reconsidérer dans nos milieux, qui succombent parfois à un activisme rarement interrogé... En revanche, des pistes concrètes possibles restent à étudier.

En premier lieu, à propos de la rétention elle-même puisque la violence exercée sur les sans-papiers produit à l’intérieur des CRA des réactions prévisibles. Comme dans les prisons, des mouvements de retenus sont tout à fait envisageables, qu’il est important de relayer à l’extérieur. Sans pour autant attendre, une présence régulière permettant de recueillir des témoignages, de recouper des informations est avant tout nécessaire [31]. Le soutien actif par des militants du littoral aux grévistes de Lille l’a permis quelque temps. C’est d’autant plus important à Coquelles que l’État s’appuie sur l’image du « centre humanisé ». Nous devons continuer à affirmer notre présence à l’extérieur en repensant les modalités de nos interventions. Les actions sont à concevoir comme des moments d’affirmation publique, de construction d’un rapport de forces à relier avec ce qui se vit dans le centre lui-même. La question de la visibilité reste primordiale. Les moments de ruptures potentielles sont à rechercher ; l’occupation du chantier de construction du CRA de Palaiseau était intéressante. Face à l’Angleterre, un campement comme le No Border de Strasbourg offre des perspectives. Des campagnes sont envisageables, en lien avec d’autres, contre les constructeurs tels Bouygues et ses nombreuses filiales. D’abord avec toutes celles et ceux qui sont potentiellement les cibles de la logique judiciaire et carcérale. Et cela fait du monde ! La démonstration en a été faite avec le scandale judiciaire d’Outreau, commune de l’agglomération boulonnaise. Si aujourd’hui le principe de la prison ne fait pas l’objet d’une remise en question dans la société, l’enfermement entre pour un nombre croissant de personnes dans le champ des éventualités. Jeunes, pauvres, immigrés, travailleurs en lutte, chômeurs, syndicalistes, quidam... sont aujourd’hui les cibles favorites de l’offensive de classe que mènent État et patrons. Pour cette raison, mettre des bâtons dans les roues de cette machine à broyer n’est en aucune façon la chasse gardée de telle ou telle autre fraction militante, mais une urgence pour le plus grand nombre. Des liens sont à établir prioritairement avec les collectifs en lutte, que ce soit ici dans les quartiers, les boîtes, ou au-delà de la Manche.

Le procès des soutiens : un verdict sur un dossier vide

En août 2004, le procès des soutiens aux réfugiés pour « aide au séjour irrégulier » rappela une situation demeurée inchangée sur le Calaisis. Invariablement, C’sur poursuit son action d’aide matérielle et alimentaire quand dispersion et répression contraignent les sans-papiers à la clandestinité.

Le procès de Charles Framezelles et Jean-Claude Lenoir marqua un aboutissement dans l’acharnement répressif qui a prévalu durant la période de l’après-Sangatte. En agitant la menace de peines lourdes, jusqu’à cinq ans de prison, on mesure le trait profondément politique et la valeur d’exemple que l’État entendait donner à une affaire lui offrant l’opportunité, une fois encore, d’entretenir l’amalgame entre immigration et criminalité. Le jugement rendu le 19 août s’inscrivait donc dans un contexte de durcissement des lois sur l’immigration en Europe et, d’une certaine manière, tournait la page des années Sangatte en adressant une mise en garde aux solidarités qui s’expriment depuis des années sur le littoral.

Ce procès, instruit sur la seule parole des flics, sera celui des actions solidaires. Au début de l’année 2005, d’autres procès ont suivi qui, à n’en pas douter, ne seront pas les derniers. Charles Framezelles et Jean-Claude Lenoir furent mis en examen pour avoir « hébergé des réfugiés ». Les accuser en outre d’avoir manipulé de l’argent pour les sans-papiers était une aubaine. Les suspecter de faire le jeu des passeurs, c’était l’idéal aux yeux de l’institution judiciaire. Placés sous contrôle judiciaire, ils encouraient la prison ferme et une amende. Le procès fut reporté deux fois. Des reports d’audience bien venus quand les justiciables bénéficient d’un important soutien. Après un an et demi de mise en examen, d’une interdiction de prendre la parole au nom de C’sur, de fréquenter les sans-papiers, sans compter la pression psychologique constante, ils sont reconnus coupables de « délit de solidarité » et dispensés de peine.

Souvenons-nous du procès de Lille, en janvier 1997, qui déclencha un mouvement de solidarité inattendu. À l’époque, Jacqueline Deltombe mise en examen pour avoir hébergé un sans-papiers est reconnue coupable, mais dispensée de peine. Peine de principe qui ne leurre personne, à laquelle répond un appel à la « désobéissance civique » [32]. Les intimidations, les poursuites régulières contre les individus ou les organisations qui viennent en aide aux sans-papiers ne sont pas nouvelles, elles se multiplient. Selon le GISTI, « depuis 2002, les poursuites ou menaces de poursuites se sont multipliées, notamment contre des associations : le GASPROM, Asti de Nantes, menacé de poursuites sous prétexte de proxénétisme pour avoir domicilié – même pas hébergé ! – des demandeurs d’asile parmi lesquels auraient figuré des prostituées ; plusieurs communautés d’Emmaüs, dont la mission est d’accueillir les plus démunis, mises en demeure de ne plus héberger de sans-papiers. Il s’agit avant tout d’intimider, de faire peur, de dissuader. Pour cela, tous les moyens sont bons : gardes à vue, perquisitions, menottes, menaces diverses, violences... » Rappelons la comparution le 2 septembre au TGI de Bobigny de quatre passagers d’Air France inculpés d’« entrave à la liberté de circulation aérienne » pour s’être opposés à l’expulsion violente d’un jeune Malien le 12 août à Roissy.

Si, par sa médiatisation, le procès Framezelles-Lenoir a permis en son temps de mettre en lumière la répression que subissent les mouvements de soutien, on a pris soin de juger en même temps sept Irakiens présumés passeurs pour gagner du temps et pratiquer l’amalgame. Par ailleurs, un assez bon compte-rendu du procès, dont voici un passage, permet de se faire une idée : « La mise en scène elle-même du procès est assez éloquente : les sept prévenus Irakiens arrivent menottés, encadrés par une vingtaine de policiers, quand les deux Français viennent en comparution libre. Il a même été proposé par le président du tribunal de réduire leur identité à leurs surnoms, alors même qu’il n’aurait pas osé suggérer une telle pratique pour Charles Framezelles, plus connu sous le nom de Moustache… »

Le procès, reporté une première fois faute d’interprète, sera finalement mené… sans interprète ! Il y en aura bien un qui comprendra pour les autres. Présumés coupables, six d’entre eux sont condamnés à des peines allant de dix-huit mois à six ans de prison, après une séance expéditive où l’on s’assoit sur le manque de preuve. On ne sait pas, le dossier ne contient rien à ce sujet ! La parole de flics assermentés suffit.

Quant aux soutiens, au sortir de l’épreuve, J.-C. Lenoir l’affirmait clairement : « Rien à faire, on continue ! » J.-C. Lenoir et Moustache retourneront sur le terrain. C’est la meilleure réponse à ce type de procès.

Un maillage serré pour un marché toujours plus juteux

Dans le Calaisis, les rafles auxquelles se livrent régulièrement les forces de police partout où se tiennent les sans-papiers disent invariablement cette détermination de l’État à signifier les conditions de la relégation. Traqués et dispersés lors des distributions de repas, leurs couvertures gazées dans le bois où ils trouvent refuge, pour ensuite être déplacés de force, voilà ce que vivent les sans-papiers de l’après-Sangatte. On se souviendra des numéros appliqués par la PAF de Coquelles à même la peau des étrangers, ils sont en butte aux mesures quotidiennes les plus vexatoires [33]. Dramatiques pour celles et ceux qui en sont victimes, ces pratiques n’ont de sens pour l’État que dans le climat de peur qu’elles entretiennent et leur disposition à prévenir toute lutte collective.

En matière de collaboration entre polices, les tendances amorcées ces dernières années se confirment. Ainsi, la signature d’un accord du même type que celui qui permet aujourd’hui à la police anglaise d’intervenir en France [34] offre depuis l’été 2004 à celle-ci les mêmes possibilités de contrôles en gare Eurostar de Bruxelles. David Blunkett, ministre anglais de l’Intérieur de l’époque, précisait à cette occasion que, « l’année dernière en France, cette stratégie a empêché plus de 9000 individus de traverser illégalement la Manche grâce aux résultats de la haute technologie utilisée lors de la fouille de camions, grâce aux officiers britanniques de l’immigration sur le sol français... » Il est certes difficile d’interpréter ces chiffres, une même personne peut se voir contrôler à plusieurs reprises avant de passer ou de tenter sa chance ailleurs. On ne peut douter de la parfaite concordance des propos tenus par Blunkett avec les projets annoncés en la matière à Bruxelles.

En effet, l’Europe entend engager des projets de recherche communs aux États membres dans le domaine de la sécurité, et par conséquent y consacrer des sommes relativement importantes. Ainsi, un budget de 65 millions d’euros est prévu pour commencer, étant entendu qu’à terme l’objectif est d’accroître les investissements de recherche afin d’atteindre 3% du PIB de l’Union. Le programme est annoncé pour 2007 et doit coupler les ressources de recherches industrielles et militaires afin d’en faire « l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde ». Voilà qui a le mérite d’être clair. À son niveau, le littoral joue le rôle d’une zone test en temps réel, un laboratoire pour cette quincaillerie [35] dont on annonce régulièrement par les médias l’expérimentation d’accessoires nouveaux. Notons bien que l’un de ces programmes européens sera consacré à l’utilisation d’appareils de traçage et de marquage afin d’améliorer la localisation, l’identification et le suivi des déplacements. Puces électroniques et biométrie font actuellement l’objet de recherches dans ce sens. Par expérience, nous savons que ce sont les catégories les plus fragilisées qui, les premières, servent de cobaye à ces expérimentations.

Dans le cas présent, l’un des objectifs premiers est l’intégration de la biométrie dans les passeports européens pour, à la suite et comme le suggère la commission européenne, étendre « le recours de ces technologies de surveillance à tous les citoyens » [36]. Et ce n’est pas tout puisque, au nom de «  la lutte contre l’immigration clandestine et pour protéger les citoyens contre les dangers qui menacent leur sécurité  », Bruxelles prépare depuis janvier 2004 la création d’une nouvelle agence, étape supplémentaire dans la construction d’une police européenne des frontières qui englobera les nouveaux États membres. On retrouve ici la fameuse tactique des cercles concentriques appliquée à une « Europe élargie ».

Avec le recul, ce que l’on qualifie toujours de « phénomène Sangatte » apparaît comme un temps dans la longue errance de ces Kurdes, Afghans... refoulés, réadmis, dispersés d’un État à l’autre de l’espace clos européen. Un temps dans l’histoire des camps auxquels recourt périodiquement l’État français afin d’y parquer, selon la période, travailleurs étrangers, militants politiques, populations civiles... Les mêmes itinéraires conduisent maintenant Iraniens, Soudanais, Syriens, Palestiniens... aux portes du dixième arrondissement de Paris, dans les ports du Havre ou de Dieppe. La seule disposition de ce camp, duquel on prit un soin tout particulier à prouver la singularité [37], fut d’avoir mis en lumière la tartuferie des politiques migratoires européennes. Politiques qui s’accordent toutes sur un point, celui du renforcement des contrôles et de l’assujettissement à la clandestinité des étrangers. Le camp de Sangatte rasé, cinéastes et autres sociologues pouvaient à loisir témoigner, comme pour mieux emboîter le pas d’un Sarkozy martelant que c’était maintenant une affaire terminée. Il en va tout autrement sur le terrain. Et rappelons que, si les conditions du passage sont effectivement plus difficiles – plus de 10000 personnes arrivées dans le Kent en 2002 pour moins de 4000 en 2003, selon la police anglaise –, elles sont toujours possibles puisque recherchées.

Une justice délocalisée

Ironie du sort, le 13 juin 2005, c’est de nouveau sous Sarkozy que l’on ouvre la première salle d’audience en CRA à… Coquelles. La justice rendue dans des locaux appartenant au ministère de l’Intérieur et saturée de son personnel ne répond pas, selon le Syndicat des avocats de France (SAF), aux exigences de l’article 6 paragraphe 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. Deux avocats de ce syndicat font appel du rejet prononcé par le juge Ziegler. Un appel a été lancé depuis Paris par le Syndicat de la magistrature, le SAF, la LDH, le GISTI, l’ANAFE, la CIMADE, ELENA (les avocats pour le droit d’asile), ADDE (Avocats pour la défense des droits des étrangers) ce même jour contre la délocalisation de la justice et dans la perspective de l’ouverture de la salle d’audience à l’aéroport de Roissy prévu en 2007 – une première tentative avait échoué sous la pression des militants. Le caractère d’exception d’un tel tribunal saute aux yeux. On n’y accède qu’en passant la barrière des flics, l’interphone, les caméras. Parmi le public, les flics prennent des photos dans la salle d’audience. Dès qu’une porte s’ouvre, on entend les chiens et les talkies-walkies. Plus prosaïquement, il s’agit là de l’application in vivo de l’un des fondamentaux du capitalisme : toute activité humaine – et ceux qui y sont employés – doit être rentable. Et vite.

C’est donc à une expérience d’expulsion à la chaîne d’« étrangers inutiles » que nous assistons. La transformation de l’étranger en délinquant, puisque en situation – forcément – irrégulière est opérée dès son interpellation par un corps répressif quelconque. Il est ensuite conditionné dans les locaux de la PAF. Puis, emballé comme justiciable au CRA, il ne reste plus qu’à l’expédier à… l’étranger. Avec la salle d’audience sur place, plus de déplacements inutiles, plus de coût de personnel d’accompagnement, moindre risque de perturbation. L’idéal serait d’avoir le charter sur place. C’est prévu, la salle d’audience sur les zones d’attente est programmée pour 2007.

Par ailleurs, la dimension de provocation, voire d’intimidation que comporte ce type d’audience et l’intérêt qu’il pourra susciter dans l’« opinion » a valeur de test pour l’État : jauger jusqu’où, petit à petit, on peut aller dans la répression parallèle, quasi clandestine. Si l’on y regarde de près, la dimension de laboratoire de justice ciblée est patente. La possibilité de juger des délinquants fabriqués sur mesure (rappelons que les pensionnaires des CRA le sont sur simple décision administrative) dans des lieux ad hoc n’a pas de raison de s’arrêter là. Les antinucléaires seraient jugés à la Cogema (ou EDF), les faucheurs d’OGM chez Monsanto, les syndicalistes les moins conciliants au MEDEF. Bref, faire comparaître tout indésirable en un lieu qui puisse permettre à la partie adverse, l’État, le patron… d’être juge.

Autopsie d’une expulsion

La rumeur courait depuis longtemps : une expulsion massive se préparait vers l’Afghanistan. La situation géopolitique du pays devenu soudainement « sûr » pour la population alors que le ministère français des Affaires étrangères le déconseille très fortement aux voyageurs, ainsi que la volonté de ne pas laisser la migration générée par le conflit s’installer en Europe, définissait les contours d’une action européenne symbolique. Le « charter », expression reprise du langage de l’extrême droite des années 1980 (rappel des facilités de voyager pour les résidents des pays riches) n’innove – et encore la question devrait être étudiée soigneusement – que par son caractère « européen ». Officiellement décidée lors de la conférence du G5, la réunion des ministres de l’Intérieur de France, d’Allemagne, d’Angleterre, d’Italie et d’Espagne à Evian les 4 et 5 juillet 2005, l’expulsion a été préparée par de nombreuses rafles chez les sans-papiers. Dès le 14 juillet on notait une hausse massive du nombre d’Afghans au CRA de Coquelles. Ils sont 51 le 22 juillet. Les tentatives de résistance (grève de la faim au sein du CRA, mobilisation de soutiens à l’extérieur) se heurtent au silence médiatique, à la dispersion estivale des militants et à l’intimidation policière. Le 25 juillet les prisonniers sont regroupés en région parisienne. Le 26, 40 Afghans raflés en France, en Angleterre et dans d’autres pays sont déportés à bord d’un avion Blue Line « mutualisant » ainsi des moyens européens. Dix-sept sans-papiers étaient passés par Calais. Le ministre français de l’Intérieur annonce sa volonté de reconduire 23000 personnes à la frontière en 2005.

En guise de conclusion

Quel regard portons-nous aujourd’hui sur ces quelques années d’implication dans le Calaisis ? Sur un plan strictement local, nous pouvons affirmer qu’un travail de terrain soutenu – interpellation de la population, distributions de tracts dans les boîtes aux lettres de Coquelles, manifestations, rassemblements, actions envers les constructeurs, débats, visites au CRA... – nous a permis d’affirmer clairement notre positionnement, d’exister politiquement sans, voire contre les médias officiels [38]. Mieux que cela, sans qu’à aucun moment nous nous mettions à la remorque des collectifs calaisiens, C’sur dut revoir son approche alors plus qu’ambiguë de la rétention. Par un refus délibéré d’intervenir en « soutien aux réfugiés », nous avons investi l’espace qui nous permettait, à nous qui avons des papiers, de lutter aux côtés des « réfugiés » et pas en leur nom.

Voilà la raison pour laquelle nous avons consacré une grande partie de notre énergie à décortiquer des questions centrales à nos yeux, notamment celle du travail. Nous avons animé des débats qui, reconnaissons-le, ne rencontrèrent pas toujours l’écho attendu, constat regrettable dans une période où les lieux sont rares qui permettent d’avancer sur le fond. Entre les manœuvres d’« associatifs responsables » et l’activisme parfois débilitant de leurs plus obstinés opposants, les uns si peu dissociables des autres dans leur acharnement à « occuper le terrain », débattre nous apparaît toujours comme le meilleur moyen d’envisager des débouchés concrets.

Prendre et partager la parole sur la question de la rétention participe de cette nécessité. Permettre à Coquelles la rencontre de collectifs lillois, parisien, calaisien mais aussi belge ou anglais est une chose, envisager la fermeture des CRA en est une autre, qui dépasse très largement le volontarisme de nos regroupements sporadiques. Car, au final, c’est bien l’absence d’un mouvement porté par les sans-papiers sur le littoral et ailleurs qui nous renvoie les uns les autres à notre impuissance commune face à l’État.

À l’heure actuelle, le CRA de Coquelles tourne à plein régime. Les flics se montrent toujours aussi arrogants et violents. Les sans-papiers acculés à la misère [39] subissent une répression féroce, et les camps – à l’image de celui de Sangatte – poussent maintenant au-delà des frontières du super-État européen. Suite aux attentats du mois de juillet 2005 à Londres, on annonce un renforcement du plan Vigipirate et la présence de militaires français et anglais dans la zone du tunnel sous la Manche.

Des sans-papiers, au nombre de 2 à 300 [40], errent dans les bois alentours de Calais ; des militants sont poursuivis pour leurs actions de soutien et des sites militants sont inquiétés pour avoir témoigné de la situation. Dans la ville, des usines ferment, générant chômage, angoisse et... migration ! Parallèlement, le préfet du Nord, opposant acharné à la régularisation sur Lille des sans-papiers en lutte, est maintenant un retraité heureux, membre du Secours catholique, une association active dans la distribution de nourriture aux… « réfugiés » de Calais !

Penser la suite

Pfiuuuu ! Ce soupir qui revient régulièrement entre nous depuis un ou deux ans nous a conduit à faire durant l’année 2005 une pause militante. Mais déjà quelques Calaisiens et Lillois refusent un traitement strictement humanitaire de la situation faite aux sans-papiers. Souhaitons que les rencontres entre le CSP 59 et les « réfugiés » de Calais permettent un élargissement qui fait plus que jamais défaut.

À Boulogne-sur-Mer, des personnes hébergent des sans-papiers ; certains sont scolarisés dans les lycées et collèges de la ville, et la réouverture d’une ligne trans-Manche Boulogne-Folkestone attire les candidats à la traversée. Calais ne sera peut-être plus le principal point de passage vers l’Angleterre.

Quant à nous, des projets, nous en avons encore. Nous n’en avons pas fini avec Coquelles, sa cité Fric-Europe, sa police et son centre de rétention.

La Mouette enragée – BP 403 – 62206 Boulogne/Mer cedex
lamouette.enragee AT wanadoo POINT fr
Août 2005

En septembre 2003, notre journal titrait « Offensive sociale sur le littoral ! » et se divisait en 2 parties. La 1ère d’une quinzaine de pages traitait de l’immigration ; la seconde, du mouvement de grève contre la réforme des retraites. Nous reprenions dans ce numéro la chronologie de nos interventions :
– Décembre 2001 : appel de La Mouette enragée : « Sans-papiers de Calais, coup d’État sécuritaire et néocolonialisme »
– Sortie du n° 23 de La Mouette enragée
– Avril 2002 : manifestation contre le Centre de rétention de Douvres.
– Mai : manifestation, à l’appel de La Mouette enragée, contre l’extension du CRA de Coquelles
– Juin : manifestation à Londres à l’appel du NCADC
– Distribution de tracts dans les boîtes aux lettres de Coquelles
– Juillet : participation au campement No Border de Strasbourg
– Octobre : rassemblement devant le CRA de Coquelles
– Novembre-décembre : participation aux manifestations lors de la fermeture de Sangatte
– Janvier 2003 : parution du n°24 de La Mouette enragée. Nous organisons à Calais contre tous les CRA une conférence-débat sur la politique migratoire et les répressions en Europe
– C’sur organise une contre-manifestation dans le centre-ville de Calais
– Février : nouvelle distribution de tracts dans les boîtes aux lettres de Coquelles
– Mai : Soirée de soutien aux victimes du « délit de solidarité »
Nous rappelions également notre participation à plusieurs émissions de Radio Primitive diffusées sur Reims, Nantes et Toulouse.


Janvier 2009 : retour sur la situation des sans-papiers de Calais

En visite à Calais le 27 janvier, Besson, le tout nouveau ministre de l’Immigration, y a entonné le refrain de ses prédécesseurs. Les thèmes de l’insécurité, de l’activité maffieuse des passeurs ou de la souffrance de la population locale ont permis de répéter la volonté de l’État de « rendre la zone étanche ». Une visite inutile, car malgré l’acharnement et la détestation affichée de l’État à l’encontre des sans-papiers, ceux ci continuent de rejoindre l’Angleterre. Traqués et violentés, désormais, ils se déplacent par delà le Calaisis, le long d’une ligne entre Roscoff et les Pays-Bas.

Avant toute chose, rappelons que les conditions endurées au quotidien par les sans-papiers bloqués dans le port de Calais ne sont en rien une nouveauté. Même, et surtout, si la presse et les télévisions s’essaient depuis la fermeture du camp de Sangatte à démontrer le contraire. Le plus souvent d’ailleurs sur un mode misérabiliste ou proche du fait divers.

Depuis quinze ans...

Bien antérieure à la fermeture du camp géré par la Croix Rouge, la réalité calaisienne est complexe. Son histoire remonte à 1994, date de l’arrivée dans la ville des premiers « réfugiés » d’origine polonaise. Puis, en 1997, à celle d’une quarantaine de Rroms d’origine tchèque refoulés d’Angleterre. Pour leur venir en aide, quelques associatifs locaux créent alors le premier « Comité de Soutien aux Réfugiés ». Viendront ensuite la série des guerres impérialistes menées par les occidentaux en Yougoslavie, en Afghanistan et en Irak. Elles contraindront des milliers de personnes au départ. Nombre d’entre elles se heurteront à l’issue d’une longue route au franchissement du détroit. Ainsi, en 1998, les bombardements de l’OTAN sur la Yougoslavie conduisent de jeunes kosovars et leurs familles jusqu’aux plages du Pas-de-Calais. Suivront bientôt des milliers d’irakiens, de kurdes et d’afghans. À noter qu’à cette période, le Royaume-Uni dont les origines géographiques de l’immigration diffèrent de celles des autres pays de l’UE reçoit plus de 50 % des migrants ayant transité par les Balkans.

Mais à eux seuls ces conflits n’expliquent pas tout. Car en quinze ans plus d’une centaine de nationalités différentes se sont croisées aux abords du calaisis [41]. Et toutes n’étaient pas originaires de régions ravagées par les combats. Loin s’en faut. Comme nous l’évoquions il y a quelques années déjà, le « pourquoi » de la présence de ces hommes et des femmes sur les côtes de la Manche tient autant au caractère global du capital qu’à des raisons dites « humanitaires ». Clairement, la question du travail et la dimension internationale du marché de la main d’œuvre s’impriment à celles et ceux qui rejoignent clandestinement l’Angleterre. Moins, comme on l’affirme souvent, par ce qu’on y propose d’abord des « petits boulots », que pour les très nombreux secteurs de la production et des services dans lesquels les conditions d’exploitation légales y sont comparables à celles du travail clandestin.

Dans ces circonstances, le rôle des États sera d’abord d’organiser, contrôler ou interdire l’accès aux territoires. Au fil des ans, les quatre pays limitrophes : France, Grande-Bretagne, Belgique et Pays-Bas se sont armés d’un dispositif juridique, technologique et policier invraisemblable. Si bien que l’enchevêtrement d’accords européens et nationaux, fait aujourd’hui du port de Calais une de ces « zone-entonnoir » en bien des points identique à celles qui ceinturent l’UE. Une politique répressive qui rencherche de plus en plus à « sous-traiter » les demandes d’asile en les externalisant auprès d’États tampons.

Les lois

Parmi ces lois, il convient de distinguer celles qui s’appliquent au sein de l’Espace Schengen dont elle n’est pas membre, des accords conclus avec ses voisins d’outre Manche. La première catégorie, regroupe le « Code Schengen », le « Traité de Dublin » et leur extensions. Ce dernier permet actuellement à l’Angleterre d’expulser nombre d’étrangers de son territoire. Pour se faire, il lui suffit d’apporter la preuve de l’enregistrement d’une personne étrangère dans un premier État-membre afin qu’elle y soit renvoyée. C’est à cet effet que le fichier européen d’empreintes « Eurodac » a été créé.

Dans la seconde série, entrent le « Protocoles de Sangatte » et le « Traité du Touquet ». Ils réunissent polices françaises et anglaises dans les ports de la Manche et de la Mer du Nord mais aussi dans les gares et sites dits « sensibles » des deux côtés de la frontière. Ainsi, l’État français accueille actuellement sur son territoire 800 policiers anglais disséminés en différents points de contrôle. Leur surveillance se concentre avant tout dans la gare du Nord à Paris, dans celles de Lille, Dunkerque et Frethun jusqu’au tunnel sous la Manche... Enfin, un système d’amende sanctionne les transporteurs dans le cas où seraient découverts des sans-papiers dans leur véhicule lors d’un contrôle.

Le dispositif sécuritaire

En plus de ces lois, un puissant dispositif sécuritaire s’applique à rendre inaccessible l’accès aux endroits de passage. Calais et ses environs se transforment progressivement en un agencements de zones concentriques enceintes de palissades et de grillages. Le port, où la Chambre de commerce et d’industrie a mis en place son propre service de sécurité, est aujourd’hui clôturé de murs et de barbelé électrifié. En outre, il a été équipé d’un système d’alarme, de fibres optiques et de caméras thermiques. À Coquelles, la société Eurotunnel a installé 280 caméras, des détecteurs infrarouges ainsi que 40 kilomètres de barbelé autour de sa zone surveillée par 360 agents de sécurité...

Une partie des contrôles frontaliers est d’ailleurs sous traitée par des sociétés privées. Les véhicules sont examinés au moyen d’un matériel militaire appartenant à l’armée anglaise. Des scanners vérifient l’intérieur des remorques, des détecteurs traquent les battements du coeur, des sondes calculent les émissions respiratoires de CO2. Les États justifient l’ensemble de ces contrôles en invoquant la sécurité des personnes. Notamment depuis la mort en 2000 de 58 chinois, asphyxiés dans la remorque d’un camion néerlandais. Calais offre donc un marché juteux aux patrons de la sécurité. Un budget de 12 millions d’euros annuel leur est ainsi exclusivement consacré.

Pour autant, le recours systématique aux contrôles a des effets immédiatement négatifs pour le capital. Il provoque un ralentissement de la circulation de la marchandise et des dix millions de passagers qui transitent chaque année entre la France et l’Angleterre. C’est le talon d’Achille de cette architecture pour laquelle le temps est avant tout de l’argent. On comprend alors que s’il est en effet plus difficile de franchir le détroit, il est toujours possible de le faire.

Sur le terrain

Sur le terrain, la situation demeure inchangée. Actuellement entre 500 et 700 personnes attendent leur tour de passer. Ce qui, il est vrai, est un nombre relativement important en cette saison. Pour elles, les conditions de survies sont extrêmement difficiles. Les groupes organisés par nationalité se terrent aux alentours de la ville, dans les bois, près des dunes, sous des campements de bâches qu’ils nomment « jungle ». Certains occupent des squatts dans la ville. Les problèmes de santé sont multiples et difficilement pris en charge car ils reposent sur le seul volontarisme des associatifs locaux. En face d’eux, l’État les soumet à un harcèlement constant. L’objectif est clair : éloigner et rendre invisible la présence de ces hommes et de ces femmes dans le centre de la ville et à ses abords. À cette fin, il y aurait en ce moment à Calais plus de 500 policiers affectés à la seule action contre les sans-papiers. Au VVF de Blériot-plage stationnent en permanence les compagnies de C.R.S chargées des interventions. Elles se font à tout moment. Parfois en journée, certaines eurent lieu sur le lieu des repas servis par les associations. Elles prirent l’allures de véritables rafles. La nuit aussi, quant les campement sont détruits. Les violences sont fréquentes : les effets personnels, les vêtements sont parfois brûlés, des policiers urinent dessus. À certaines époques il y eu des marquages à l’encre à même la peau des sans-papiers. Des ramassages qui se terminaient à plusieurs dizaines de kilomètres par des « libérations » en pleine campagne après leur avoir ôté les chaussures ; il y en eu même derrière la frontière belge... Les arrestations se terminent parfois au centre de rétention de Coquelles. S’y retrouvent avant tout les personnes suceptibles d’être expulsées. Dans l’enceinte même des locaux de la PAF, adossé au CRA, siège le Tribunal de grande instance, délocalisé depuis Boulogne-sur-Mer. Les oppositions qui se manifestèrent à l’époque contre la facilitation matérielle d’une justice « à la chaîne » n’y changèrent rien. Ici on passe en quelques pas de la cellule à la salle d’audience.

Mairie calaisienne et associatifs

À un échelon local, ancienne et nouvelle majorité municipale partagent avec les hautes sphères de l’État le souci de tenir les sans papiers dans la clandestinité. On se rappelle qu’à la fermeture du camp de Sangatte, le maire PCF de Calais déclara d’abord : « Je reconnais le travail réalisé par MM. Sarkozy et Blunkett, mais c’est dommage d’avoir attendu si longtemps... » Puis lorsqu’il vit arriver sur la ville ceux que l’État anglais continuait de refouler, il se ravisa. S’adressant aux associatifs qui lui réclamaient la mise à disposition d’un lieu sanitaire il leur déclara : « Je regrette que des abrutis, et je pèse mes mots, aient dévoyé la cause des réfugiés... Je ne suis pas favorable à l’ouverture d’un local cautionné par la ville. » Depuis, l’UMP a gagné la mairie. Par un discours et des pratiques éprouvés, Natacha Bouchart entend museler et faire le ménage à sa manière. Elle qui considère les sans-papiers « responsables de dégradations perpétuelles » et qui « rendent sales les lieux où ils passent ». Si la mairie PCF a toujours refusé de rencontrer les associatifs, Bouchart, elle, les invite à une table ronde. Elle initie un « Conseil des Migrants » qu’elle crée pour l’occasion. Elle a compris l’effet anesthésiant de la parole auprès de ceux qui déploraient depuis des années de ne pas écoutés. Une subvention en augmentation a donc été versée à deux des principales associations et des promesses de financement de toilettes ont été évoquées. Et déjà certains parlent « d’avancée »...

Actuellement il faut compter plusieurs semaines, parfois plusieurs mois afin d’atteindre les plages anglaises. Alors, des groupes partent s’installer ailleurs. En retrait, dans les terres, à trente ou quarante kilomètres de la côte. Là, l’accès aux camions est plus rapide. Calais perdrait-elle de sa centralité ?

[publié dans Courant alternatif, n°187, février 2009]

[1« Réfugiés », « clandestins », « immigrés », « demandeurs d’asile », ces mots qui appartiennent à la terminologie utilisée par les associations sont ceux dont se sert l’État pour faire le tri entre vrais et faux, bons et mauvais… Quant à nous, nous préférons parler des sans-papiers du Calaisis et avons choisi de mettre réfugiés entre guillemets.

[2Voir Plein droit (la revue du GISTI), n°58 (« Des camps pour étrangers »), décembre 2003, . Le camp de Sangatte n’est pas le premier camp de ce type créé en France.

[3La Mouette enragée, c’est une poignée de militants appartenant ou pas à différentes organisations libertaires. Le groupe produit depuis 1992 un journal éponyme distribué dans les principaux kiosques de Boulogne-sur-Mer et Calais.

[4La CCI de Calais est entre autres en charge de la gestion du port de Calais, point de passage quasi obligé pour l’Angleterre, 4e port français pour les marchandises et premier pour les passagers.

[5Le collectif C’sur comprend : la LDH, la Belle Étoile, Emmaüs, la mission étudiante, la pastorale des migrants, Artisans du monde, l’Action catholique ouvrière, ainsi que AC ! et les Verts.

[6Sur l’histoire de Sangatte, voir la carte de An Architektur.

[7Pour cette partie, nos sources principales ont été : Direct Action, The Guardian, The Observer, 1999.

[8Sous-continent indien, Afrique, Amérique.

[9Smaïn Laacher lors de la conférence publique de la jeune chambre économique de Boulogne/Mer.

[10Charles Reeves, « L’immigré et la loi de la population dans le capitalisme moderne », Oiseau Tempête, n°2, 1997.

[11Ibid.

[12Entretien avec le préfet du Pas-de-Calais, cité dans GISTI, Enquête sur les réfugiés de Sangatte.

[13General Agreement on Trade in Services.

[15Chiffre de l’OCDE, 1999.

[16« La précarité, nouveau modèle social », in Organisation Communiste Libertaire, Pour en finir avec le travail salarié, Acratie, 1997.

[17Chiffres de l’ANPE pour l’année 2001.

[18La Mouette enragée, n° 23, mai 2002.

[19Pour le CAE de Paris, voir http://pajol.eu.org/rubrique6.html.

[20Committee to Defend Asylum Seekers, Barbed Wire Britain, Socialist Workers Party,
National Coalition of Anti-Deportation Campaigns (dont le site joue,
en Angleterre, un rôle équivalent à celui de http://pajol.eu.org/ en France), etc.

[21En contradiction, donc, avec l’habeas corpus cher aux britanniques.

[22Une surface de 3 842 m2 sur deux niveaux.

[23Voir le site Indymedia-Lille.

[24Voir par exemple son texte « “Choisis, contrôlés, placés”. Renouveau de l’utilitarisme migratoire », Vacarme, n°14, hiver 2000-2001.

[25Pour un compte rendu de cette journée, lire de Alain Morice, « Calais stationnement interdit »,
Vacarme, n° 23, avril 2003.

[26L’association SALAM (« Soutenons, Aidons, Luttons, Agissons pour les Migrants et les pays
en difficultés ») se donne pour objectifs d’informer, d’accompagner, d’obtenir le respect des droits
fondamentaux des migrants, de soutenir juridiquement les membres de l’association, d’apporter
une aide humanitaire aux migrants (soins, nourriture, hygiène...).

[27Voir les détails sur le site du GISTI.

[28On notera, mais qui s’en étonnera, l’absence des associations boulonnaises issues
de l’immigration sur le terrain...

[29Le compte-rendu de l’action est consultable dans les archives d’Indymedia-Lille.

[30Interview dans le numéro d’été 2004 de la revue No Pasaran, « À Coquelles comme ailleurs, non
aux centres de rétention ».

[31Rappelons que tout personne peut visiter avec son accord un retenu. Les retenus disposent de
téléphones dans le centre, il est possible de les appeler afin d’établir le contact. Voici les numéros
des cabines du centre de rétention de Coquelles : 03.21.00.96.99 / 03.21.00.82.16 /
03.21.00.91.55.

[32Annick Lagadec, On n’enferme pas les menhirs. Regards sur la Bretagne, Gatuzain, 2001.

[33Par exemple des flics ont monté la garde devant une benne à ordures

[34La police anglaise a placé 230 flics aux contrôles de l’immigration en France. Ils interviennent
au port des ferries de Calais, sur le site Eurotunnel de Coquelles et dans les stations Eurostar
de Paris-Gare du Nord, Lille et Calais-Frethun.

[35La technologie de détection fonctionne au port de Calais depuis l’été 2002, dans ceux
de Zeebrugge et d’Ostende en Belgique depuis 2003, et de Vlissigen aux Pays-Bas depuis
la même date. Les moyens techniques utilisés sont le capteur de dioxyde de carbone
et le heartbeat un appareil de détection des battements du coeur. Les compagnies de ferries
fouillent également les camions à l’embarquement.

[36Et peut-être, à terme, sur les cartes d’identités françaises… Cf. « Contre les fraudes, la carte
d’identité électronique sera en vigueur début 2007 », Le Figaro, 13 avril 2005.

[37Il existerait actuellement 160 lieux d’enfermement pour étrangers au sein de l’Union européenne.
Cf. Plein droit, n° 58, op. cit. ; ainsi que http://www.migreurop.org/.

[39Leurs conditions d’existence matérielles et sanitaires les enferment dans des logiques de survie
qui sont un frein réel à leur organisation.

[40Indication rapportée au nombre de repas distribué par jour.

[41Afghans, Irakiens, Iraniens, Kosovars, Kurdes, Albanais, Indiens, Roumains, Turcs, Soudanais, Erythréens, Palestiniens... Le phénomène existe dorénavant en différents lieux : Roscoff, Cherbourg, Dieppe, Dunkerque ou Ostende. Pour en savoir plus : « La loi des jungles » de la Coordination Française pour le droit d’Asile.




ce texte est aussi consultable en :
- PDF par téléchargement, en cliquant ici (1.9 Mio)