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ADN : Au-Delà du "Non"
Un petit texte sur l’état de la lutte contre le fichage ADN, à partir d’un cas pratique
mis en ligne le 25 janvier 2009 - Anonyme
1998 : le PS instaure le fichage génétique des auteurs de crimes sexuels. Décomplexés, certes, mais encore un peu timides, les socialistes laissent le soin à leurs homologues revenus aux affaires en 2002 de se doter des moyens matériels et juridiques à la mesure de leur ambition, et l’identification génétique devient en quelques années un dispositif de plus dans la gestion des populations.
Tout compte fait, on aurait tort de ne pas prendre au sérieux la frénésie de réformes de « modernisation » des services publics — du moins pour ce service particulier qu’est le maintien de l’ordre : pratiques policières et judiciaires, cadre législatif et propagande médiatique tiennent la cadence, et, en la matière, l’administration a une longueur d’avance sur les administrés.
Voilà deux ou trois ans que des réactions collectives et politiques s’organisent autour de la question du fichage ADN, en mettant principalement l’accent sur la possibilité de refuser le prélèvement. On mobilise le droit classique et l’Habeas Corpus, notion juridique censée garantir l’intégrité physique des justiciables, et interdire à un flic de prélever contre notre gré une partie de notre corps (mais le refus en lui-même est un délit, donnant souvent lieu à des poursuites et des condamnations allant jusqu’à la prison ferme).
Si on voit bien ce qu’il peut y avoir de puissance politique dans cette rencontre entre une position éthique (« Je suis contre le fichage ») et une réponse pratique — a fortiori illégale — (« Je ne me ferai pas ficher, quand bien même c’est puni par la loi »), on doit aussi constater que cette stratégie sera de plus en plus dure à tenir.
Dans ce domaine comme dans d’autres, l’État vient brutalement rappeler à ceux qui l’auraient oublié que le droit n’est que la transcription d’un rapport de forces, et il semble que la situation présente nécessite une remise à plat des principes juridiques classiques (les exemples sont nombreux, de la législation sur les mineurs à la rétention de sûreté, en passant par le « plaider coupable »).
Ainsi donc, la possibilité du refus du prélèvement sera peut-être bientôt tout aussi obsolète que de se griller une clope dans un café : d’un côté, le lancement à grande échelle des tests salivaires pour la consommation de drogue au volant contribue à banaliser le geste du flic qui nous glisse un bâtonnet dans la bouche, et prépare une jurisprudence défavorable sur l’interprétation de l’Habeas Corpus. D’un autre, l’utilisation des législations d’« exception » (dont on sait très bien qu’elles se généralisent rapidement) permet de créer des précédents à la généralisation du dispositif : en l’occurrence, comme souvent en matière de politique sécuritaire, ce sont les détenus qui testent le prélèvement forcé ; mais l’État mobilise aussi une de ses armes favorites, l’antiterrorisme, comme on va le voir avec une petite histoire édifiante.
Petite histoire édifiante
Isa et Farid sont arrêtés le 23 janvier 2008 lors d’un contrôle de douane en possession de manuels de sabotage et de chlorate de soude (le même produit qui avait conduit quelques jours plus tôt deux autres personnes en prison : Bruno et Ivan avaient en effet préparé des fumigènes artisanaux pour une manif devant un centre de rétention, et les flics les accusent de transport de produit explosif). La sous-direction anti-terroriste (SDAT) de la police judiciaire saute sur l’occasion, quitte à inventer une organisation à laquelle affilier Isa et Farid (« activités en relation avec une organisation terroriste, en l’occurrence la mouvance anarcho-autonome francilienne », ça fait tout de même plus crédible que « terroristes en free lance »).
Les deux refusent le prélèvement ADN, conscients de l’importance politique de ne pas se soumettre à ce genre de mesures sécuritaires. Après quelques refus, ils cèdent à la pression, peut-être en espérant sortir plus vite des geôles clinquantes de la SDAT à Levallois-Perret. Il se trouve que lorsqu’on le compare avec la partie « affaires en cours » du Fichier National Automatisé des Empreintes Génétiques (FNAEG), l’ADN d’Isa fait « bip » : il aurait été retrouvé sur les lieux d’une tentative d’incendie d’une dépanneuse de la police durant la période agitée des élections présidentielles. À partir de ce moment, les super-flics anti-terroristes n’auront plus qu’une idée en tête : identifier les quatre autres personnes dont l’ADN a été trouvé en même temps que celui d’Isa.
Le problème, c’est que contrairement à certaines affaires de viol, il n’est pas possible de convoquer tous les habitants de la ville pour prélèvement… Alors, l’anti-terrorisme anti-terrorise, consulte les opérateurs téléphoniques pour connaître les appels des suspects et la localisation de leur portable durant l’année écoulée, parcourt les fichiers des Renseignements Généraux, dessine des « réseaux »… Et elle invite tous ceux qui lui passent sous la main (notamment des proches ou des personnes ayant fait une demande de visite au parloir) à venir cracher leur ADN dans sa bassine.
Comme on se doute que les candidats à la visite des locaux de l’antiterrorisme sont peu nombreux, nos super-flics passent à la vitesse supérieure : un jour, en pleine rue, ils tombent à plusieurs sur Juan, le frère d’Isa, et lors de sa garde-à-vue prélèvent son ADN dans son caleçon. Apparemment, l’échantillon ne « matche » pas, comme ils disent, et Juan est relâché. Seulement pour quelques temps, puisque dans leur frénésie de pistage de traces « terroristes », les keufs refont un test à partir de la salive que Juan a laissé sur un verre durant sa garde-à-vue, et là, « bing », bingo, la machine l’a enfin dénoncé comme faisant partie du « commando » anti-dépanneuse, d’où réarrestation et séjour à l’ombre depuis.
À croire que les flics ont trouvé plus fort que le loto sportif ou le PMU : avec l’opération « fiche ton anarcho-autonome », si on gagne pas au grattage (de caleçon), on a une deuxième chance au tirage, et ça a tendance à rendre un peu accro (Mario Menara, le chef de la fine équipe de sniffeurs d’ADN, succombant à la folie du jeu, annoncera même son ambition de ficher tous les « militants d’extrême-gauche »).
Pour multiplier ses chances, la SDAT ratisse large : chaque arrestation est suivie de perquisitions lors desquelles, outre la littérature politique et les supports informatiques, les brosses à dent sont raflées par les enquêteurs, traces de salives obligent…
Fin juillet 2008, rebelote, c’est au tour de G. d’être embarqué en pleine rue pour aller se faire racler la molécule quai des Orfèvres. Face au refus de G, pour éviter les aléas manifestement liés à la prise d’ADN « naturellement détaché du corps » (salive, particule de peau, etc.), l’anti-terrorisme fait jouer ses privilèges : menottes dans le dos, pincement de nez, et prélèvement de force dans la bouche.
« You lose, try again », répondra le FNAEG, et malheureusement, Menara et sa clique ont essayé encore : le 14 août, Damien, qui avait été arrêté en même temps qu’Ivan et Bruno mais laissé libre sous contrôle judiciaire, est convoqué par la juge anti-terroriste Marie-Antoinette Houyvet. Son ADN, prélevé sur ses vêtements pendant sa garde-à-vue en janvier, l’aurait également accusé dans l’affaire de la dépanneuse. Direction la taule, même si comme Isa et Juan il nie avoir participé à la tentative d’incendie.
Mais l’ADN a parlé, implacable, soi-disant, et il y a de forte chances pour qu’un certain nombre de personnes subissent le même traitement que Farid, Isa, Juan, Damien et G — pour une dépanneuse ou pour autre chose, les prétextes ne manquent pas. Surtout si on laisse les coudées franches à la bande à anti-terroristes pour arrêter un à un tous ceux qu’ils soupçonnent d’avoir pu en vouloir à « l’autorité de l’État »…
Une petite histoire édifiante, donc, qui nous oblige à repenser un peu la lutte contre le fichage génétique : désormais, l’opposition peut moins que jamais s’en tenir à une posture de principe, ni même à tout miser sur la possibilité du refus. La question, qui se pose à tout le monde, c’est « comment limiter au maximum l’efficacité du dispositif ? » Un élément de réponse, c’est déjà de comprendre un peu mieux comment ça marche.
Quelques trucs à savoir sur le principe scientifique du fichage génétique
D’abord, la base : l’ADN c’est l’acide désoxyribonucléique, et c’est la macro-molécule qui constitue nos chromosomes (donc nos gènes). On le trouve donc dans le noyau de toutes nos cellules. Mais il existe aussi un ADN dit « mitochondrial », qui se trouve lui, comme son nom l’indique, dans les mitochondries (qui sont des structures intra-cellulaires). Pour différencier, on appellera donc le premier « ADN nucléaire ».
L’ADN nucléaire constitue nos gènes, donc permet de déterminer un certains nombres de nos caractéristiques physiques (sexe, couleur de peau, des yeux, teintes de cheveux, maladie génétique, etc.). On est aujourd’hui capable de « lire » tout l’ADN (c’est ce qu’on appelle le séquençage du génome), mais dans l’identification génétique utilisée pour le FNAEG, on ne « lit » pas tout. Et même, on ne « lit » aucune des parties codantes génétiquement (celles qui déterminent nos caractéristiques physiologiques), à part celle qui identifie le sexe de la personne.
L’identification porte sur une quinzaine de « loci » (c’est-à-dire de localisations précises sur la molécule), dont on ne sait pas trop à quoi elles servent biologiquement, mais qui sont dites « hypervariables » (c’est-à-dire que pour chacune d’elles il y a entre 5 et 20% d’une population qui présentent exactement la même séquence), ce qui fait qu’au final, en croisant ces quinze comparaisons, on estime qu’il y a un chance sur un milliard de milliard de se tromper de personne (par contre, on ne sait pas trop quelle marge d’erreur est introduite par le processus d’analyse…).Pour un test, il n’y a besoin que d’une quantité infime d’ADN (1 nanogramme), depuis la mise au point d’une technique qui permet de dupliquer les séquences qu’on va comparer. Le problème de cette technique, c’est que si deux ADN sont mélangés, tout foire (c’est ce qui semble s’être passé pour le premier test sur Juan, cf. précédemment).
Pour l’ADN mitochondrial (mt), c’est différent : il ne permet pas d’identifier précisément une personne (on estime à une chance sur 2000 le fait que deux personnes prises au hasard aient le même, et un brin d’ADN mt ne présente que 2 loci hypervariables). Et même, comme il est transmis uniquement par la mère, tous les membres d’une même fratrie ont le même. Il a donc moins de valeur juridique pour l’accusation (par contre, si l’ADN mt d’un suspect ne correspond pas à celui trouvé lors de l’enquête, ça peut l’innocenter).
S’il est utilisé, c’est que c’est parfois la seule trace disponible : comme il y a plusieurs milliers de mitochondries par cellules, et seulement un noyau, il y a beaucoup plus de chances de trouver de l’ADN mt, surtout dans le cas où l’échantillon est dégradé (chaleur, etc.) - à noter aussi que les cheveux sans bulbe ne présentent que de l’ADN mt.
Comme l’ADN nucléaire, l’analyse de l’ADN mt est très sensible à la présence de deux sources différentes.Une petite remarque pour finir sur la partie technique : si comme on l’a dit le FNAEG ne se préoccupe pas des caractéristiques génétiques portées par l’ADN (excepté le sexe), la justice ne s’en désintéresse pas pour autant, et quelques cas ont été publicisés où un juge d’instruction a fait appel à un laboratoire pour connaître certaines caractéristiques physiques d’un suspect (notamment la couleur de peau…) à partir de trace ADN. La légalité de telles pratiques est encore un peu floue, mais nul doute que si les résultats sont probants, il ne faudra pas attendre longtemps pour la voir se généraliser.
Et quand on sait que les échantillons ayant servi au fichage sont conservés dans les locaux de l’Institut de recherche criminelle de la Gendarmerie Nationale (à Rosny-sous-Bois), on se dit qu’il n’est pas impossible que le contenu du FNAEG s’étoffe rapidement de ce genre d’informations sur les personnes condamnées et les suspects…
Une fois compris le fonctionnement de la machine FNAEG, il faut se poser la question des failles, pour que la « preuve génétique » ne soit pas l’argument ultime qui décidera du sort judiciaire de ceux qui tombent entre les pattes de la justice. Historiquement, il y a un certain nombre de cas où un test ADN a pu être démonté lors d’un procès, mais à notre connaissance ça n’est jamais arrivé avec les techniques appliquées actuellement. Pourtant, plusieurs questions restent en suspens :
– Quelles sont les incertitudes introduites à chaque étape du processus technique de l’analyse ?
– À partir de quel taux de concordance l’interprétation de l’analyse déclare-t-elle que deux résultats correspondent au même individu ?
– Quelles sont les conséquences d’un prélèvement effectué dans des conditions non réglementaires (port de gants et de masque par le policier) ?
– Les contrôles et certifications des laboratoires chargés des analyses sont-ils bien à jour (la question va se poser de plus en plus avec la multiplication de ce genre d’organismes pour satisfaire à la demande croissante, et pourrait conduire à des vices de procédure) ?
– Quelles utilisations de l’ADN mitochondrial (notamment, est-ce qu’on n’essaie pas parfois de le doter de la même efficacité dans l’identification que l’ADN nucléaire ?), etc.
Bien sûr, se battre sur ce terrain d’expertise légale ne fait pas toucher au fond du problème, et n’est certainement qu’une solution à court terme (les contraintes qui encadrent l’utilisation de l’ADN pouvant être levées si elles nuisent au « bon fonctionnement » de l’institution judiciaire). Mais dans l’état actuel de la lutte autour de ces questions, quand le refus du prélèvement devient impossible dans certains cas, ce front doit être investi, en allant chercher les avocats et les scientifiques qui sont prêts à se saisir de ce genre d’affaires. (Cela dit, il faut au maximum continuer d’user de la possibilité du refus, les relaxes et les jurisprudences favorables restent nombreuses).
Évidemment, l’idéal est encore de ne pas en arriver là, et de la même façon qu’on peut promouvoir des techniques pour échapper aux appareils photo et caméras des ex-RG dans les manifs, il faudrait développer certaines pratiques qui permettent de ne pas semer son ADN à tout vent. Là encore, ce genre de préoccupations ne concerne pas une minorité de « terroristes », mais tous ceux pour qui il n’est pas acceptable que les autorités se permettent de ficher génétiquement la population. Si on est contre ce fichage, quoi de plus logique que de se donner les moyens de lui échapper ?
Des pistes à étudier seraient par exemple de mélanger les traces (brosses à dent, vêtements, etc.), ou de profiter d’éventuelles erreurs de l’agent qui effectue le prélèvement (il n’y a pas de formation ni d’habilitation particulière, et il arrive que les labos renvoient des échantillons parce que les flics se contentent du prélèvement rapide de salive, en oubliant de frotter la partie intérieure de la joue pour obtenir des cellules de l’épithélium buccal qui permettra d’obtenir l’empreinte génétique.)
Enfin, et c’est peut-être par là qu’il faudrait commencer, il s’agit de ne pas rester indifférent devant la situation de ceux qui sont confrontés pratiquement à cette accélération de la politique de fichage : qu’on soit d’accord ou non avec les pratiques qui ont conduit ces personnes à subir un prélèvement forcé ou à leur insu, si on laisse aujourd’hui la police agir de la sorte, on ne tardera pas à voir cette « exception » se généraliser.
D’ailleurs, on assiste déjà aux tentatives d’assimiler toute la lutte autour des sans-papiers à une atteinte à l’autorité de l’État (que ce soit l’hébergement de personnes sans-papiers ou le mouvement contre les centres de rétention), et on se souvient que le prélèvement ADN a commencé à faire parler de lui avec le fichage de faucheurs d’OGM. Ces deux exemples prouvent, s’il en était besoin, que les pratiques policières qui s’expérimentent aujourd’hui au nom de la lutte antiterroriste ont vocation à être appliquées à la gestion de tout mouvement qui s’oppose d’une manière ou d’une autre aux autorités.
Aujourd’hui, Isa, Juan, Damien sont en prison parce que fichés par les ex-RG comme « anarcho-autonomes » et à cause de test ADN. La première des victoires contre le nouveau fichier du renseignement intérieur EDVIGE et contre le FNAEG, ce serait de les voir sortir !
Octobre 2008
Liens :
– Refuser le fichage ADN, pourquoi ? Comment ?
– Contre le fichage ADN
– Sur les affaires en cours concernant la fantasmée "Mouvance Anarcho-Autonome"
– Sur le fichier Edvige, devenu EDVIRSP
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