L


Lettre à mon assassin Quelques réflexions peu citoyennes sur l’idée de justice

mis en ligne le 5 octobre 2003 - Anonyme

Quand tu liras ces quelques mots, je ne sais pas où tu te trouveras : soit chez toi, soit en prison, selon le taux d’alcoolémie que leur machine à mesurer l’ivresse aura révélé. Pour moi ça ne change de toute façon pas grand-chose, car il faut bien reconnaître que tu ne m’as pas loupé. Je ne sais pas si tu imagines ce que ça fait de se faire faucher de plein fouet par une bagnole, mais crois-moi c’est plutôt radical. Surtout qu’à mon avis tu roulais au moins à 140 et t’avais oublié d’allumer tes phares. Bref, je n’avais aucune chance, j’étais certain d’y rester. C’est fait, je suis mort et bien mort.

Et, pour ça, je t’en veux.

Pourtant, je me voyais bien traverser encore un bon petit bout de vie, et puis je n’avais vraiment pas envie de mourir comme ça. À vrai dire, je n’étais pas vraiment prêt à crever et j’imagine avec une grande douleur la surprise et le chagrin que doivent connaître mes proches en ce moment. À leurs yeux, te voilà rentré dans la grande famille des assassins, en tous les cas tu leur auras pris une vie.

Pour moi, c’est fini et pour toi ça commence. Si j’étais un bon citoyen, respectueux des lois républicaines, confiant en la justice de son pays, je te souhaiterais un procès au terme duquel tu serais condamné pour expier ta faute. Je te le dis tout de suite, ce n’est pas ma tasse de thé. Mais je vais me faire quelques instants l’avocat du diable, et t’expliquer que, même en admettant une logique à laquelle je ne souscris pas, je ne pourrais être satisfait. Alors que tu as commis un meurtre, sans me laisser aucune chance de me défendre contre une arme digne de ce nom, tes risques judiciaires sont minimes ; à tout casser, tu peux te retrouver avec une inculpation d’homicide involontaire ; si tu as un bon avocat tu pourras le faire requalifier en coups et blessures ayant entraîné la mort, et si tu es un Blanc avec un petit boulot et un passé tranquille, tu auras toutes les indulgences du tribunal. Tant mieux pour toi ! Pourtant, quelle est la différence entre toi et un braqueur qui tue un flic pour se défendre ? Il est à peu près certain de se manger vingt ans, voire perpète, alors qu’il avait au moins une bonne raison de tuer : c’était lui ou l’autre, et il aurait certainement préféré se tirer avec la caisse sans faire de grabuge. Mais la justice confond volontairement dans ces cas de figure l’intention première et les faits connexes. Il est autant jugé pour le vol que pour l’échange de coups de feu pendant la tentative d’arrestation. Entre nous soit dit, j’aurais bien aimé voir ce qui se serait passé pour toi si tu avais écrasé un agent de la circulation en service... Il y a, aux yeux de la justice, même si c’est un non-sens puisqu’elle se prétend aveugle, deux sortes de meurtriers, ceux qui, pour une raison ou une autre, commettent un acte involontaire, irresponsable ou nécessaire et ceux qui tuent volontairement, froidement. En réalité, il y a ceux qui commettent un délit conscient contre l’ordre établi et ceux qui commettent un impair malheureux sans mettre en péril pour autant la société. Il est bien rare que les juges et les jurés ne se montrent compréhensifs envers les crimes passionnels, qu’il s’agisse de défendre son honneur ou sa voiture, alors qu’un cambriolage même sans dommages corporels heurte facilement la fibre propriétaire des magistrats. Tiens, regarde, un bon exemple : un flic qui tue dans l’exercice de ses fonctions - en général il n’a aucune raison de le faire - est inculpé du même délit que toi, comme un accident de la route ; un individu reconnu comme appartenant à une association de malfaiteurs ou de bande armée encourt une peine bien plus importante même s’il n’a pas tué. Dans les tribunaux, la violence se mesure bien plus dans son degré d’animosité envers l’État que par la douleur qu’elle pourrait engendrer. Ne te méprends pas sur mes propos, je ne regrette pas que tu ne puisses être plus lourdement puni, je déplore cette idée même de la punition. Je ne souhaite la prison à personne, même pas à mes ennemis, même pas à mon meurtrier. J’ai moi-même connu les rigueurs des geôles républicaines pour avoir bousculé un policier qui me manquait de respect, le peu de temps que j’y ai passé m’a largement suffi pour comprendre que la prison ne sert à rien sinon à détruire ceux qui ont le malheur d’y aller. Je tenais à être au moins aussi élégant que le duc de Berry demandant inutilement à Louis XVIII la grâce pour son assassin, encore que mon vœu envers toi puisse être aussi vain, puisque la justice peut décider, contre l’avis de la victime, de punir, même si l’on préfère se sentir l’unique dépositaire de sa mort : raison d’État oblige.

J’ai profité de quelques moments comateux pour penser plus précisément à tout ça, et je ne vois personne d’autre mieux placé que toi pour m’écouter. Dans d’autres circonstances, tu aurais pu te moquer de mes divagations, mais dans ta situation présente tu es bien obligé de m’écouter. Tu vois, je ne tiens vraiment pas à faire des distinctions dans tout ça, je ne tiens pas à rentrer dans le détail des peines, celles qui seraient justes ou celles qui ne le seraient pas. Je ne me suis jamais senti l’âme ni d’un juriste ni d’un policier de mon vivant ; donc ce n’est pas aujourd’hui, alors que je suis mort, que cela va commencer. Comme je ne sais pas du tout à quoi tu ressembles, je me permets de te dire que la justice est celle des riches : cela peut paraître une évidence, mais elle est toujours bonne à rappeler. Tout ce qui est nécessaire à la survie de ce système, fût-il littéralement monstrueux, n’est pas justiciable. Et ce n’est pas le fait que quelques pantins sont soi-disant livrés en pâture aux piloris médiatiques qui peut démentir cette évidence que la justice est celle très partisane des démocraties occidentales. Mais bon, ce n’est pas exactement comme ça que je voulais aborder la question. Ce qui m’inquiète davantage, c’est qu’il est de plus en plus difficile de se prendre en charge. Tout est délégué à des institutions et ça créé des tares plus ou moins irréversibles. Prends l’exemple révélateur de ce guide de haute montagne qui a eu un accident avec des mômes, tu te souviens, certains sont morts pendant une ascension. Et bien, quelques parents ont déclaré que, pour qu’ils puissent accepter le décès de leur enfant, ils avaient besoin que le guide soit condamné à une peine d’emprisonnement : je ne mets pas leur sincérité en doute, je suis simplement effaré par la nature de ce besoin. Faut-il vraiment que notre volonté soit malade pour en arriver là ! Cela signifie qu’il n’est plus envisageable de résoudre quelque conflit que ce soit, de digérer une douleur même très importante sans faire appel à une autorité extérieure : la justice est en train de devenir une médecine, quasiment une psychanalyse nécessaire pour les victimes. Ça a commencé par les applaudissements bêtes et méchants des foules devant des charrettes de suppliciés, comme pour exorciser une peur indicible de se trouver à la place des condamnés et aujourd’hui ça se perpétue dans une mise en scène générale des règlements de compte : il est désormais pratiquement obligatoire de se faire seconder par un huissier de justice pour se séparer de son conjoint. Bonjour la société d’assistés ! Je comprends que tout le monde ne puisse pas imiter le geste de ce docteur belge dont j’ai oublié le nom... Rappelle-toi, celui qui avait voulu discuter avec le meurtrier de sa femme, car il avait besoin de comprendre lui-même ce qui s’était passé pour accepter sa douleur. Une fois son deuil accompli, il s’était rendu compte que l’assassin s’était de toutes façons condamné lui-même et il avait tenu à témoigner en sa faveur pendant le procès. Je ne suis pas certain de parvenir à un tel degré d’intelligence moi-même, pourtant je suis persuadé que c’est une bonne solution. Mais de là à porter plainte pour un oui ou pour un non !

Et puis, il y a autre chose. C’est que du coup la justice est en train de se donner une nouvelle virginité ; du temps des tyrans et des rois, on ne pouvait pas se tromper : lorsqu’il rendait un jugement, il était juste qu’il soit partial. Maintenant, la justice est comme la face noble et incorruptible du pouvoir, comme si elle en était séparée, comme si elle n’en était pas une des béquilles les plus fortes. Tout le monde sait que les politiques sont pourris, que l’économie rapporte aux plus puissants, que les pays riches vivent sur le dos des deux tiers de la planète, etc. Tu connais la chanson, elle est jouée quotidiennement sur les chaînes de télé. Mais on se rassure en pensant que les démocraties feront vaincre l’idée du droit. Droit international, droit pénal, droits de l’homme, droits des femmes, droits des enfants, droits des animaux et j’en passe. Le mot droit est devenu synonyme de liberté, de bonheur, on le chante en toute occasion sans même se souvenir qu’il appartient au monde exclusivement juridique. Et même quand on s’en souvient, comme la justice est le garant quasiment divin de nos démocraties, ça revient au même. C’est comme un coup de baguette magique, ou comme un cauchemar, selon ce que tu penses ! Tu n’as pas le droit, alors moi j’ai le devoir de te conduire devant ceux qui s’occupent de ces questions : prétoires, dépôts, prisons. Même si je n’ai rien à voir avec la question, même si je n’ai subi aucun préjudice. Une société de citoyens responsables et actifs ? Tu parles, un monde de flics inconscients qui condamnent tranquillement, oubliant que cette logique peut aussi se retourner contre eux ! Je ne te le souhaite pas, mais tu risques fort de l’apprendre à tes dépens. Cette idée d’une équité possible dans une société fondamentalement inique semble se glisser sournoisement un peu partout : je me souviens d’avoir été choqué d’entendre dans des manifs ces dernières années le slogan de « police partout, justice nulle part » : c’est bien entendu la constatation de l’absence de justice, mais la façon dont c’est exprimé laisse planer le doute, comme si on pouvait être satisfait un jour par la justice de ce monde, comme s’il pouvait y avoir une différence entre la police et la justice, alors que ce sont les deux mamelles indissociables d’une même mère porteuse de profits, d’inégalités, de pouvoirs. Le vrai cri descriptif serait celui de « police partout, justice partout ».

Bon, je m’emporte, je m’emporte, et dans mon état, ce n’est pas raisonnable. Si tu échappes à la justice nationale, comme je te le souhaite vivement, il se peut que tu aies quelques problèmes avec mes proches qui auront des difficultés à oublier ton geste. La douleur est d’autant plus grande pour eux que ma mort est aussi absurde que soudaine. Tout ça parce que tu jouais les Fangio. Je vais leur envoyer un petit mot en ta faveur, mais ce sera à toi de te montrer intelligent. Inutile de chercher à fuir tes responsabilités, ou à mentir, ou à proposer des dédommagements. Tu ne seras pas devant des magistrats mais devant des amis qui ont mal à cause de toi. Essaie de le comprendre et de le partager ; je ne peux rien te promettre, je ne sais même pas quelle aurait été ma réaction si c’était arrivé à une personne importante pour moi ! Tout ce que je peux te dire est que tu pars avec une petite chance, il nous est parfois arrivé de rêver et de réfléchir à la façon dont pourraient se régler les différends dans un monde sans État et sans argent, dans un monde sans délégation de pouvoir, dans un monde sans prisons. Mais bon, le réflexe de la punition est bien ancré et l’instinct, même s’il est stupide, peut encore prendre le dessus.

Moi, ou plutôt ce qu’il en reste, je ne peux que te répéter ma déception de quitter le monde des vivants de cette façon, j’aurais préféré qu’on se batte en duel, qu’on se saoule à mort si jamais il était écrit que notre rencontre se conclue nécessairement par mon décès. Tu ne m’as pas laissé le choix des armes, alors, sans pour autant te condamner à une « perpète dans ta tête » comme on dit, je me contenterai de venir hanter quelques-unes de tes nuits, ça me soulagera sûrement un moment et puis tu me dois bien ça, espèce d’assassin !

En espérant que ça te fasse réfléchir un peu, je te promets quelques savoureux cauchemars.

Avec rancune.

LE FANTOME DE TA VICTIME

Postface

Ce pamphlet anonyme, paru dans Au pied du mur (recueil de textes proposant 765 raisons de détruire toutes les prisons), expose une vision de la "justice" plutôt rafraîchissante en ces temps décourageants d’effervescence citoyenniste. Ça peut donner à réfléchir pour celles et ceux d’entre nous qui croient encore aux "droits", aux lois et à l’Etat comme structure et outil adéquats pour organiser la société de la façon la plus "juste" plus possible. Bonjour la justesse...

Ceci étant dit, la fin de cette Lettre à mon assassin me paraît tomber dans des travers de "vengeance" que l’auteur dénonce pourtant dans l’ensemble de son texte (« je me contenterai de venir hanter quelques-unes de tes nuits, ça me soulagera sûrement un moment et puis tu me dois bien ça »). Dommage, ce qui aurait pu nous faire avancer davantage aurait été de lancer des pistes de réflexion concernant l’approche de la résolution des problèmes. Comment faire pour éviter qu’un problème arrive (en l’occurrence le problème des chauffards) ? Faut-il punir, réprimer, emprisonner ? Faut-il prévenir plutôt que guérir ? La répression guérit-elle ? La prévention empêche-t-elle le "crime", ou disons, le problème ? Comment attaquer à la racine un problème, un rapport social, de façon à le rendre rare voire inexistant (pourquoi y’a-t-il des accidents de la route ? pourquoi y’a-t-il des braquages ? pourquoi y’a-t-il des fraudes en tous genres ? pourquoi y’a-t-il des viols ? etc.) ? Dans nos sociétés, ces questions ne se posent pas, et quand elles se posent l’Etat a de toute façon le monopole des solutions, via la police et la justice, essentiellement. La répression est la solution principale, avec l’assistanat comme pendant humaniste (le criminel doit être remis dans le droit chemin...). Jamais la remise en cause des rapports sociaux engendrés par l’organisation sociale n’a lieu. C’est comme s’ils étaient inéluctables. Pourtant, permettez-moi d’imaginer qu’un "autre monde est possible", une société sans propriété privée donnerait lieu à beaucoup moins de crimes d’ordre "économique" et une société débarrassée des rapports de genre qui impliquent une domination globale des hommes sur les femmes éviterait vraisemblablement bon nombre de crimes d’ordre "sexuel".

Enfin, souhaiter se battre en duel pour avoir une mort plus "juste" voire équitable relève d’un virilisme complètement obsolète (et que j’espère personne ne regrette). Quant à l’envie ultime, quitte à mourir, de se saouler à mort (au sens "propre" du terme), elle me semble revenir à plus de 140 km/h sur les premiers mots de la lettre : ce serait un sacré coup du sort que la victime, reprenant le pouvoir de décider de sa mort, se mette à picoler jusqu’à la mort, prenne sa voiture en invoquant l’impatience face à une mort qui ne vient pas, et se retrouve à renverser un-e piéton-ne qui transformé-e en fantôme écrirait une lettre à son assassin ivre. Tel est pris qui croyait prendre, comme dit le proverbe.

Halte à l’alcoolonisation, brûlons toutes les prisons !

Zanzara athée (zanzara at squat point net), septembre 2003.



ce texte est aussi consultable en :
- PDF par téléchargement, en cliquant ici (266.2 ko)