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Ce qui se passe quand les Blanc·he·s changent
mis en ligne le 7 janvier 2020 - bell hooks
Dans l’histoire de la lutte antiraciste, il est difficile de situer le moment particulier où les Noir·e·s commencent à promouvoir l’idée que tou·te·s les Blanc·he·s sont racistes et incapables de changer. Dans son autobiographie Walking with the Wind [Marcher avec le vent], le militant pour les droits civiques John Lewis affirme que ce moment débute avec l’entrée du mouvement dans la politique électorale, lorsque la représentation du Mississippi Freedom Democratic Party [Parti démocratique du Mississippi pour la liberté] au niveau national est empêchée. Lewis raconte :
Ce moment représente selon moi un tournant dans le mouvement pour les droits civiques. J’en suis absolument convaincu. Malgré les échecs, les déceptions et les obstacles que nous avions affrontés pendant toutes ces années, nous continuions de croire en ce système. Nous pensions qu’il nous écouterait et qu’il réagirait. Pour la première fois, nous étions arrivé·e·s jusqu’au cœur du système. Nous avions joué le jeu, en respectant toutes les règles, en faisant exactement ce qui était demandé. Nous étions arrivé·e·s jusqu’au pas de la porte et on nous l’a claquée au nez.
Dans le processus d’intégration raciale, beaucoup de Noir·e·s qui respectaient les règles du jeu ont dû se confronter à la réalité que le racisme persistait parmi les Blanc·he·s et que le système basé sur la suprématie blanche, même s’il devenait plus incluant pour les Noir·e·s, restait intact. Beaucoup de Noir·e·s qui avaient cru en ce rêve, qui avaient cru que les lois et le dialogue pouvaient vaincre le racisme, ont été extrêmement déçu·e·s. À leurs yeux, l’indifférence des Blanc·he·s vis-à-vis de l’oppression et des souffrances vécues par les Noir·e·s était une trahison de la démocratie.
Ayant grandi dans le monde de l’apartheid racial, j’ai toujours su qu’il existait des personnes blanches qui prenaient le risque de sacrifier leur pouvoir, leur statut et leur privilège au nom de l’anti-racisme. J’entendais leurs voix quand elles venaient dans la maison de ma grand-mère dans les quartiers blancs de la ville et qu’elles s’exprimaient en faveur de la justice. Je les voyais franchir les lignes à une époque où leur vie pouvait en dépendre. Enfant, je savais que les Blanc·he·s pouvaient changer. Mais je savais également que la plupart n’en avaient pas l’intention. C’était insupportable de sentir que les Blanc·he·s considéraient la domination raciale comme un droit et un privilège. À l’époque, les Blanc·he·s racistes étaient la norme. Les Blanc·he·s qui me fascinaient et que j’avais envie de rencontrer, à l’époque et encore aujourd’hui, étaient les rares qui avaient le courage de choisir la lutte contre le racisme ; de choisir et de changer. Dans le monde où j’ai grandi, une personne blanche qui osait franchir les lignes pour devenir activement antiraciste était respectée par les Noir·e·s.
Ce sont les luttes antiracistes menées selon une vision patriarcale par des Noir·e·s (en majorité des hommes) qui ont produit cette idée que les Blanc·he·s ne pouvaient être que nos ennemi·e·s. Des différences flagrantes existent entre le mouvement antiraciste pour les droits civiques dans les états du sud des Etats-Unis et la lutte militante des Noir·e·s dans le nord et sur la côte ouest. Le mouvement antiraciste du sud a toujours défendu l’idée d’unité et considéré que l’éradication de la domination raciale impliquait bien davantage que l’obtention des droits civiques et la fin des discriminations. Il aspirait à la constitution d’une communauté multiraciale vivant ensemble en paix. Les militant·e·s du Black Power ont rejeté cette idée de communauté unie et défendu une vision des Blanc·he·s comme inévitablement racistes ; comme d’incontournables ennemi·e·s. Même celles et ceux qui œuvraient pour la justice étaient considéré·e·s comme des ennemi·e·s à cause de leur blanchité. À l’inverse de la pensée raciste qui condamnait les Noir·e·s sur la base de leur couleur de peau, le mouvement militant nationaliste et patriarcal du Black Power a condamné l’ensemble des Blanc·he·s sur la base de leur couleur de peau, sans prendre en compte leurs idées et leurs comportements.
Bien que la grande majorité des Afro-Américain·e·s ne soutenaient pas l’idéologie militante nationaliste et patriarcale du Black Power, l’idée que les Blanc·he·s étaient les ennemi·e·s s’est de plus en plus répandue en réaction à la série d’assassinats de personnes noires, souvent des leaders, et à la forte répression exercée par le terrorisme d’état contre le mouvement militant noir. Suite à l’échec flagrant de l’intégration comme moyen d’éradiquer le racisme, beaucoup de Noir·e·s ont perdu espoir et l’idée que le racisme des Blanc·he·s était inévitable est montée en puissance. Au lieu de valoriser les combats individuels menés de façon exemplaire par des Blanc·he·s engagé·e·s pleinement pour la justice antiraciste, beaucoup de Noire·s ont réprouvé ces efforts et considéré que ces actions ne pouvaient mener à une véritable transformation étant donnée la dimension collective du racisme. Cette vision des choses combinée à un certain cynisme des Blanc·he·s vis-à-vis de la lutte contre le racisme a contribué à discréditer cette lutte dans notre pays. Les personnes noires ou de couleur qui considèrent que les Blanc·he·s sont incapables de changer ne peuvent qu’endosser une logique de victimisation. Elles adoptent une vision pessimiste selon laquelle il n’y aurait aucune issue possible au racisme.
Personne ne naît raciste. Tout le monde fait un choix. Beaucoup ont fait ce choix dans l’enfance. Prenons l’exemple d’un·e enfant blanc·he à qui on a enseigné qu’il ne fallait pas faire de mal aux autres et qui est témoin d’agressions racistes envers des Noir·e·s. S’il·elle pose des questions à ce sujet et que les adultes lui répondent que ces agressions sont justifiées en raison de la couleur de peau, alors cet·te enfant devra ensuite faire le choix moral d’adhérer à cette idée ou de s’y opposer. Une grande majorité des personnes blanches que j’ai connues dans le sud ségrégationniste et qui ont risqué leur vie en devenant antiracistes avaient fait ce choix dans l’enfance. Ann, une des rares Blanches qui a été une vraie amie pour moi au lycée à la fin des années 1960, était profondément antiraciste. Nous sommes toujours amies aujourd’hui, plus de trente ans après notre rencontre. Elle affirme quelle a fait ce choix alors quelle était enfant. C’était pour elle un choix moral qui émanait de tout ce quelle avait appris concernant le bien et le mal. C’était un choix en faveur de la justice.
Ann a pu maintenir l’intégrité de son choix pendant son adolescence en partie parce que ses parents n’avaient jamais tenté de lui imposer les valeurs de la suprématie blanche. Son père travaillait dans l’industrie du tabac et sa mère dans le secteur de la santé : tou·te·s deux étaient amené·e·s à rencontrer à la fois des Blanc·he·s et des Noir·e·s. D’après elle, il et elle lui ont appris « qu’il y [avait] du bon et du mauvais parmi tous les groupes raciaux ». Lorsque je l’ai interviewée pour cet ouvrage, Ann s’est souvenue que son père ne s’était jamais opposé au fait quelle puisse construire des amitiés et faire communauté au-delà des frontières de la race. Il n’a jamais cherché à la dissuader des risques qu’elle prenait, mais il l’a mise en garde que d’autres Blanc·he·s la surveillaient et réprouvaient son comportement. Ann se souvient d’un message transmis par son père de la part d’une tante qui lui recommandait de ne pas s’opposer à la suprématie blanche. Elle a répondu à son père que sa tante « devrait se mêler de ses affaires ».
Ann n’avait eu aucune relation avec des Noir·e·s jusqu’au lycée, pourtant elle avait déjà fait son choix alors qu’elle était encore très jeune. Lorsqu’elle se liait d’amitié avec des camarades noir·e·s, elle voulait les inviter à dormir chez elle. Et même si ses parents lui faisaient comprendre que ce n’était pas une bonne idée, il et elle n’ont attendu d’elle aucune forme de solidarité de race. Toute sa vie, Ann est restée fidèle aux valeurs antiracistes qu’elle défendait. Pour elle, être antiraciste est aussi simple et naturel que de respirer. Le monde dans lequel nous avons grandi a peu changé en ce qui concerne les questions de race. La ségrégation est toujours la norme dans les relations sociales. Mais encore aujourd’hui, Ann sort des rails. Lorsque des Blanc·he·s la mettent en garde, elle se contente de rire. Certaine qu’il y a du bon et du mauvais dans tous les groupes, elle recherche le bon. Et cette recherche lui a été bénéfique.
Dans mes mémoires Wounds of Passion [Les blessures de la passion], je parle de Ken, un ami que nous avions en commun au lycée, un Blanc qui a également osé dépasser les frontières de la race. Contrairement aux parents d’Ann, la famille de Ken était engagée activement dans la lutte pour la justice sociale. Son père était un des seuls élus blancs de la ville ouvertement opposé au racisme et à la suprématie blanche. Lors de lectures de certains passages de Wounds of Passion, en particulier les passages sur notre combat pour maintenir notre amitié dans le contexte d’apartheid racial, le public me demande souvent de ses nouvelles. Ken et moi avons perdu contact pendant un long moment, puis nous nous sommes retrouvé·e·s lors de la première réunion des ancien·ne·s du lycée mixte, vingt ans après. Lorsqu’un ancien camarade blanc m’a appelée pour me demander si j’allais venir, ma première question a été : « Est-ce que Ken sera là ? » Il m’a répondu en gloussant qu’il venait de parler avec Ken, et que sa première question avait été de savoir si j’allais venir. Ken et moi nous sommes finalement retrouvé·e·s. Depuis, nous sommes très proches. J’ai déménagé dans la ville de Floride où il habite avec son épouse. J’ai aménagé dans la rue d’à côté, apportant ainsi un peu de couleur [blackness] dans leur quartier majoritairement blanc. Ken est politiquement antiraciste, mais sa vie sociale est globalement blanche. Il accepte mes critiques de façon positive, y compris ma déception lorsque je me suis rendu compte qu’il n’était pas aussi radical qu’à l’époque de notre adolescence.
Comme beaucoup de progressistes blanc·he·s, Ken perçoit la « blanchité » de sa vie sociale comme un concours de circonstances plutôt qu’un choix. Il aimerait accueillir davantage de pluralité dans le quartier. Néanmoins, il n’œuvre pas suffisamment et délibérément à rendre possible une telle pluralité, aussi bien dans sa vie sociale que dans la communauté en général.
En tant qu’allié·e·s dans la lutte antiraciste, Ken et Ann ont fait des sacrifices. Les liens affectifs et la communauté que nous avons tissées pour résister à la suprématie blanche nous connectent aujourd’hui. Ces liens sont bien plus forts que ceux que j’ai établis avec mes collègues universitaires qui travaillent sur les questions de race et de racisme mais dont le mode de vie n’est pas guidé par l’action antiraciste. Notre expérience commune d’enfants ayant grandi dans la culture suprémaciste blanche du sud, où le terrorisme racial d’état maintenait chacun·e à sa place, ne peut pas s’expliquer avec des mots. Le sud des lois Jim Crow [1] était notre Afrique du Sud. La déségrégation n’avait pas permis l’intégration raciale et sociale. La mixité et le dépassement des frontières raciales étaient toujours considérés comme une affaire de choix individuel. La plupart des Blanc·he·s ont continué de croire à la suprématie blanche et mené leurs vies selon ces principes.
Paradoxalement, les progressistes comme les conservateur·trice·s ont vu la déségrégation et l’intégration raciale comme un moyen de rassembler les groupes raciaux. Dans la réalité, cette union n’a pas empêché les logiques suprémacistes blanches de maintenir une séparation entre les Noir·e·s et les Blanc·he·s. Le racisme a maintenu la ségrégation dans les esprits et dans les cœurs des Blanc·he·s même après son abolition légale. Par conséquent, l’attitude des Blanc·he·s qui choisissent d’être activement antiracistes est héroïque. Cet héroïsme passe inaperçu dans un monde où l’opinion générale est que les Blanc·he·s sont racistes et qu’ils·elles ne peuvent pas ou ne veulent pas changer. Dangereuse et contre-productive, cette vision des choses ne fait que perpétuer et renforcer la suprématie blanche.
Il est incontestable que tou·te·s les citoyen·ne·s de cette nation, blanc·he·s ou de couleur, sont né·e·s dans une société raciste qui tente de nous socialiser depuis notre naissance à accepter les principes de la suprématie blanche. Mais il est tout aussi avéré que l’on peut choisir de résister à cette socialisation. Les enfants le font tous les jours. Les bébés qui s’émerveillent en voyant leur nounou sans se soucier de sa couleur de peau sont déjà en résistance active contre la socialisation raciste. Devenir ou ne pas devenir raciste est une question de choix. Tout au long de notre vie, on exige régulièrement que nous nous positionnions sur la question du racisme. Cette injonction est encore plus fréquente pour les Blanc·he·s. Peu de Blanc·he·s choisissent d’être pleinement antiracistes en appliquant ce choix de façon cohérente dans leur vie. Ces rares personnes ont compris que le racisme ne se logeait pas dans leur sang ; que c’était une question de prise de conscience. Quand la conscience est en jeu, il y a toujours un choix possible. Dans Pedagogy of Heart [Pédagogie du cœur], Paulo Freire nous rappelle que le racisme n’est pas immanent : « Nous ne sommes pas racistes ; nous devenons racistes et nous pouvons tout aussi bien cesser de l’être. »
En refusant de reconnaître la valeur et l’importance de l’action antiraciste individuelle de personnes blanches, non seulement on dévalorise leurs efforts pour transformer leur pensée et leur comportement, mais on empêche également d’autres Blanc·he·s de suivre cet exemple. Toutes les personnes de couleur qui souffrent de l’exploitation et de l’oppression raciste ont conscience que la suprématie blanche ne pourra pas être éliminée tant que les Blanc·he·s racistes ne changeront pas. Celles et ceux qui refusent de croire que ce changement est possible, qu’une personne raciste peut devenir activement antiraciste, agissent alors dans le sens des forces vives de la domination raciale.
J’aurais peut-être perdu espoir en cette capacité des Blanc·he·s à devenir antiracistes si je n’avais pas rencontré des Blanc·he·s du sud (des personnes plus âgées) qui résistaient à la culture de la suprématie blanche dans laquelle elles avaient grandi, en choisissant l’antiracisme et l’amour de la justice. Ces personnes avaient fait leur choix dans un contexte hostile, en pleine guerre raciale. Par respect pour leur engagement, nous devons soutenir pleinement ces processus de transformation. Il me semble abominable d’exiger que des personnes changent et renoncent à leur solidarité avec la suprématie blanche, pour ensuite se moquer d’elles en prétendant quelles ne pourront jamais se libérer du racisme. Si les Blanc·he·s ne peuvent pas se libérer des modes de pensée et d’action de la suprématie blanche, alors les personnes noires ou de couleur ne pourront jamais être libres. C’est aussi simple que cela. Nous devons reconnaître que les personnes noires/de couleur sont socialisées pour adhérer à la culture de la suprématie blanche, tout comme nos camarades blanc·he·s. Si nous pouvons y résister, si nous refusons d’adhérer aux modes de pensée et d’action racistes, alors ils·elles en sont tout aussi capables.
Quand j’ai quitté le sud pour entrer dans une université de lettres et sciences humaines majoritairement blanche sur la côte ouest, j’ai découvert un monde où il était en vogue d’avoir un discours antiraciste sans véritablement entreprendre une transformation radicale des modes de pensée et d’action. Quand je militais dans le mouvement féministe du campus, j’étais atterrée de voir à quel point mes camarades blanches étaient ignorantes vis-à-vis des questions de race, de racisme et de privilège blanc. Dans le monde d’apartheid racial dans lequel j’ai grandi, où toutes les formes d’agressions et de terreur sont utilisées pour maintenir chacun·e à sa place, les Blanc·he·s comme les Noir·e·s ont conscience de la signification de la race et des privilèges accordés aux Blanc·he·s via l’institutionnalisation de la suprématie blanche.
Pendant mes années d’études de premier cycle à l’université de Stanford, j’ai rencontré des groupes progressistes de Blanc·he·s bien intentionné·e·s qui étaient en théorie antiracistes, mais la majorité d’entre eux·elles n’avaient pas ou peu de contacts quotidiens avec des Noir·e·s. On oublie souvent que l’organisation sociale dans le sud ségrégationniste n’impliquait pas de séparation entre les Noir·e·s et les Blanc·he·s dans la vie quotidienne. Alors que le contact étroit était permis, la subordination et la domination étaient renforcées par un système de codes et de protocoles précis. Par conséquent, beaucoup de Blanc·he·s du sud qui avaient été assisté·e·s toute leur vie, de la naissance jusqu’à la mort, par des domestiques noir·e·s, n’ont jamais éprouvé cette peur des Noir·e·s qui existait au nord ou sur la côte ouest. Alors que j’entrais à Stanford au début des années 1970, à une époque où l’intégration raciale avait tout de même réussi à faire avancer la lutte contre les discriminations racistes, le sud peinait encore à se transformer.
Quand je suis devenue une universitaire travaillant sur les questions de théorie féministe, j’ai mis au défi (avec d’autres féministes radicales de couleur) les femmes blanches qui parlaient de sororité de désapprendre leur racisme, de prendre le temps de revoir les théories qu’elles produisaient sur la base de logiques racistes. Notre critique a permis de mettre en lumière le racisme de beaucoup de militantes blanches, mais elle a aussi permis de révéler et de valoriser ces femmes blanches déjà engagées dans l’antiracisme ou dans un processus de transformation de leurs vies à partir de la compréhension des intersections entre le racisme et le sexisme. Alors que j’étais une des plus grandes critiques de la dimension raciste de certaines théories et pratiques féministes, j’ai toujours fait l’éloge de ces femmes blanches qui étaient de vraies sœurs et camarades ; de ces femmes antiracistes.
On me demande souvent comment je peux critiquer le racisme des femmes blanches au sein du mouvement féministe et dans notre société, tout en maintenant des liens de solidarité, de bienveillance et d’amour avec des femmes blanches. Mon explication se base sur la reconnaissance et la valorisation des femmes blanches antiracistes que j’ai rencontrées et que je rencontre encore dans le mouvement féministe ; ces femmes qui sont pleinement et fermement engagées dans le combat contre le racisme et pour la justice raciale. La présence et les actions de ces femmes blanches, de ces camarades de lutte, renforcent ma certitude que les Blanc·he·s ont le pouvoir de résister contre le racisme. Je m’accroche à cette idée dans les moments de découragement lorsque je suis témoin de l’acceptation passive du racisme généralement répandue chez les femmes blanches.
Dans le monde universitaire, j’ai retrouvé certaines de ces femmes parmi mes collègues ; c’est le cas de Zillah Eisenstein. J’ai rencontré Zillah il y a plus de vingt ans dans une conférence sur les théories féministes. Comme nous aimons toutes les deux les discussions passionnées, nous avons longuement débattu, argumenté et nous sommes en quelque sorte tombées amicalement amoureuses. Quand je lui ai dit que j’estimais qu’elle avait utilisé mon travail sans me citer, elle n’a pas eu la réaction défensive ou apeurée que je rencontre souvent quand je critique des femmes blanches. Elle m’a dit avec assurance qu’elle irait revoir son écrit et que si elle était d’accord avec moi, elle ferait les modifications nécessaires. Cette rencontre a été si rafraîchissante. Nous nous considérions d’égale à égale. J’étais lassée de rencontrer des Blanc·he·s, en particulier des femmes blanches, qui utilisaient la peur comme une pratique de déshumanisation. Des collègues blanches qui n’hésiteraient pas à avoir des débats scientifiques avec d’autres Blanches se comportaient avec moi comme si elles étaient menacées par une bête enragée. Leur peur irrationnelle et racialisée érigeait une barrière entre nous.
Zillah est ensuite devenue une camarade politique et amie de longue date. J’ai alors appris quelle était née dans une famille juive de militant·e·s très engagé·e·s et profondément antiracistes. Ayant vécu et travaillé aux côtés des Noir·e·s, ses parents ont incorporé l’idée qu’ils·elles étaient égaux et égales. Zillah a fait la même chose avec sa fille. Le choix des parents de Zillah en faveur de l’antiracisme leur a rendu la vie difficile, et pourtant ils·elles n’ont jamais eu d’hésitations. Zillah est elle-même devenue une personne d’une détermination inflexible dans sa résistance contre la domination patriarcale, capitaliste, suprémaciste blanche et impérialiste. Il y a quelque temps, c’est en lisant ses travaux que j’ai appris l’expression « patriarcat capitaliste ».
Je considère Zillah et d’autres camarades blanches comme antiracistes. Pour autant, je n’ignore pas (et elles non plus) que l’on peut s’efforcer d’être aussi antiraciste que possible tout en continuant à commettre des erreurs. Certaines femmes de couleur qui travaillent avec Zillah n’ont pas la même vision des choses que moi à propos d’elle. J’estime quelles ne la connaissent pas aussi bien que moi. Un jour, je suis allée faire une conférence dans son université. Très enthousiaste, elle a voulu présenter mes travaux, mais les femmes de couleur qui m’ont invitée ont ressenti qu’« elle voulait prendre le dessus, comme c’est typique chez les femmes blanches ». En discutant avec elles, j’ai bien vu qu’elles participaient à cette rencontre avec une impatience et une rage contenues contre le racisme des femmes blanches ; cette rage n’était pas uniquement dirigée contre l’attitude de Zillah. Je comprenais leur rage bien que je ne partageais pas leur interprétation des faits. Remarquant que quelque chose n’allait pas, Zillah s’est sentie à la fois blessée et perturbée. Comme pour toute personne qui s’érige courageusement contre le racisme, c’était difficile pour elle de se voir assimilée, même pour l’espace d’un instant, à tou·te·s les Blanc·he·s peu conscientisé·e·s qui n’ont aucune intention de désapprendre leur racisme.
Lors d’un dialogue critique à propos de cette rencontre, Zillah et moi nous sommes rendu compte avec amertume des dégâts causés par la suprématie blanche sur notre capacité en tant que femmes à établir des liens de confiance entre nous. La plupart des femmes noires perçoivent du racisme chez les femmes blanches. Le souvenir d’une agression raciste peut nous amener à devenir prudente, à ne pas faire confiance à toutes les femmes blanches. D’un autre côté, les femmes blanches qui cherchent à devenir nos camarades peuvent être amenées à en faire trop pour nous montrer quelles sont à la hauteur, ce qui peut être perçu comme une attitude condescendante. Toutefois, un comportement exagéré pour prouver son mérite est souvent le signe d’un manque de confiance en soi.
Les relations entre les femmes noires et les femmes blanches sont souvent chargées d’un esprit de compétition. Que l’origine de cette compétition comporte une dimension racialisée ou non, les réactions qui en émaneront à terme seront racialisées. Le sexisme dresse les femmes les unes contre les autres et la lutte de pouvoir qui en découle peut devenir encore plus intense lorsque la différence raciale s’ajoute au mélange. Les femmes blanches antiracistes ne craignent pas de se soumettre aux critiques des femmes noires/de couleur parce que ces femmes blanches comprennent que tant que nous avons peur d’affronter nos différences et que nous évitons le conflit, nous ne pourrons créer un véritable espace de solidarité et de sororité.
Quand les personnes noires/de couleur adoptent pleinement l’idée que les Blanc·he·s peuvent choisir d’être profondément antiracistes, alors nous pouvons rallier ces personnes à notre camp. Leur engagement pour l’antiracisme ne signifie pas qu’elles ne commettent jamais d’erreurs, qu’elles ne profitent jamais du privilège racial ou qu’elles ne reproduisent jamais de la domination raciale dans la vie quotidienne. Ces phénomènes peuvent toujours se produire inconsciemment. Mais lorsqu’elles commettent une erreur, elles sont capables de l’affronter et de mettre en place les réparations nécessaires.
Je crois de tout mon cœur que les Blanc·he·s peuvent choisir d’être antiracistes, c’est ce qui me pousse à rechercher en toutes circonstances les personnes qui ont fait ce choix. Il y a peu de pluralité ethnique dans le monde de l’édition, qui reste encore loin derrière le secteur de l’éducation avec ses quelques avancées. Mais j’y ai trouvé certaines de ces rares personnes blanches qui ont compris et qui sont antiracistes. Quand j’ai interviewé Lisa Holton, cadre supérieure à la maison d’édition Disney Hyperion Children’s Books, qui a travaillé dur pour augmenter la publication d’ouvrages écrits par et sur des personnes de couleur, je lui ai demandé comment elle s’était engagée dans la lutte pour la justice raciale. Elle m’a confié que ses parents étaient divorcé·e·s à une époque où c’était encore inhabituel. Exclue à l’école, elle déjeunait avec trois autres exclu·e·s, dont les parents étaient également divorcé·e·s, et dont deux étaient noir·e·s. C’est dans ce contexte quelle a tissé des liens au-delà des frontières de la race et qu’elle a fait le choix d’être antiraciste. Elle se souvient : « J’ai vraiment réalisé les effets du racisme sur tout le monde. » La prise de conscience des souffrances vécues par les Noir·e·s dans leur vie quotidienne à cause de l’injustice raciale a été le catalyseur qui l’a amenée à rejeter la suprématie blanche. Quand je discute avec les personnes noires qu’elle supervise, elles expriment leur joie de pouvoir travailler avec une personne blanche « qui ne les prend pas de haut ». Cette « hauteur » qu’elle pourrait prendre pour maintenir une domination hiérarchique est un privilège racial.
Parmi ces femmes blanches que j’ai rencontrées, celles qui sont les plus ferventes dans leur volonté d’être antiraciste et qui mènent leur engagement de la théorie à la pratique sont souvent lesbiennes. Dans les entretiens que j’ai menés avec elles, j’ai entendu à maintes reprises que les discriminations liées à leur sexualité leur avaient permis de jeter des ponts pour mieux comprendre les souffrances causées par les discriminations racistes. Au lieu de présupposer que cette souffrance était identique à la leur, elles ont accepté ces « ponts » comme une simple passerelle pour traverser et apprendre des personnes de couleur la nature de notre expérience dans le contexte social de la suprématie blanche.
Beaucoup de personnes blanches homosexuelles sont incapables de jeter des ponts entre les deux rives. Elles demeurent incapables de prendre conscience de la manière dont la blanchité et le pouvoir blanc leur donnent accès à un privilège, à un rôle de dominant. Elles refusent de voir que les différentes formes de discrimination produisent des effets différents sur nos consciences même si les mécanismes sont similaires. Souvent les personnes blanches homosexuelles déprécient les Noir·e·s parce quelles nous perçoivent comme plus homophobes ou moins progressistes en matière de sexualité. Ces préjugés sont enracinés dans la pensée suprémaciste blanche, qui considère les Blanc·he·s comme toujours plus sophistiqué·e·s et plus complexes que les personnes de couleur. Les hommes et les femmes blanches homosexuelles qui sont fondamentalement antiracistes n’ont pas besoin de se référer à l’idée d’une supériorité intellectuelle ou de trouver des justifications à leur peur.
Dans son recueil d’« essais lesbiens sur la culture du sud » [2] où elle a abordé ces questions ouvertement et honnêtement, Mab Segrest décrit sa souffrance lorsqu’elle prend conscience du pouvoir de la suprématie blanche. Quand « en tant que personne blanche, je prends conscience de ce que les Blanc·he·s ont fait et font au monde, je suis de plus en plus tentée d’écouter la voix tragique qui me dit... C’est trop tard ». Segrest utilise l’humour pour se redonner des forces :
Mon sens de l’humour [...] permet à la Blanche en moi de ne pas se détester, car je peux changer. Pour les femmes blanches engagées dans l’antiracisme, un de nos défis majeurs est de trouver des moyens de dépasser nos sentiments de haine de soi et de désespoir provoqués par la prise de conscience de notre héritage blanc. Le sens de l’humour implique aussi la foi, la confiance et l’espoir.
L’humour est vital dans nos efforts pour créer des liens au-delà de la race. Rire ensemble contribue à dépasser notre peur de faire des erreurs.
Un groupe de femmes blanches, majoritairement lesbiennes, propriétaires et employées de la librairie Charis à Atlanta, a réussi à créer dans ce lieu l’atmosphère d’une communauté aimante où tout le monde a sa place. Pour éliminer la tension/peur raciale qui pourrait émerger lorsque des personnes de couleur entrent dans cet espace majoritairement blanc, ces femmes accueillent tout le monde avec la même bienveillance. Il y a quelques années, nous, les personnes de couleur, nous plaignions souvent d’être traitées comme si nous n’étions pas à notre place dans les librairies féministes. La bienveillance dans les interactions au-delà de la race peut servir comme un moyen simple de faire tomber les barrières créées par la pensée et l’action de la suprématie blanche. Dans le monde où j’ai grandi, l’asservissement des Noir·e·s était mesuré en fonction de nos efforts pour être poli·e· s et aimables avec les Blanc·he·s ; à présent, les personnes blanches antiracistes utilisent la pratique de l’amabilité comme une stratégie de résistance.
Les principes qui gouvernent les interactions entre les personnes noires et les femmes dans une société régie par la suprématie blanche et qui nous aident à résister et à créer des formes de solidarité doivent être identifiés. Un principe est la volonté de former un partenariat coopératif basé sur la réciprocité. La recherche de réciprocité est le meilleur moyen d’établir une médiation dans les situations où il y a inégalité de statut. Bien sûr, il est impossible de dépasser les barrières créées par le racisme tout en restant dans une zone de confort ou en évitant le conflit. Dans les milieux féministes, pendant ma première année à l’université, j’étais toujours confuse quand mes camarades nous encourageaient à participer au mouvement révolutionnaire d’une part, et soulignaient l’importance de construire un espace sécurisant [safety] d’autre part. L’importance portée à l’espace sécurisant dans les milieux féministes a souvent constitué un frein pour la solidarité interraciale parce que ces rencontres n’étaient pas perçues comme « sécurisantes » [safe] et étaient souvent traversées par des tensions et des conflits. Quand je travaille avec des étudiand·e·s blanc·he·s pour désapprendre le racisme, un des principes que nous nous efforçons de mettre en application est l’importance du risque, en valorisant le fait que nous pouvons apprendre et nous enrichir dans des circonstances qui ne sont pas sécurisantes. Le conflit n’est pas nécessairement négatif mais le sens qu’on lui attribue est déterminé par la manière dont on gère ce conflit. Il est plus enrichissant de faire confiance à notre capacité de gérer des situations où émerge un conflit lié à une question de race, plutôt que d’insister systématiquement sur la nécessité d’un espace sécurisant comme l’unique moyen de créer du lien.
Les hommes blancs qui, comme leurs camarades blanches, font des efforts pour être pleinement antiracistes, n’attirent pas autant l’attention que les Blancs qui sont activement racistes. Un homme blanc de notre gouvernement qui tient des propos racistes recevra bien plus d’attention qu’un homme blanc isolé qui critique publiquement les politiques racistes. Au fil des années, j’ai remarqué que les personnes de couleur encore investies dans des luttes de pouvoir jugent les personnes blanches antiracistes bien plus sévèrement que leurs homologues racistes. Souvent, une personne blanche antiraciste est soumise à l’isolement social, écartée à la fois par les Blanc·he·s racistes et par les personnes de couleur qui peuvent avoir peur d’être trahies, ou qui reproduisent les mécanismes du pouvoir dominant en appliquant l’exclusion.
Mark Johnson, professeur en art, est un homme blanc qui a fait l’expérience d’être méprisé ou ridiculisé des deux côtés de la barrière : par des personnes blanches qui pensent qu’il est « trop pro-Noir·e·s » et par des personnes noires qui le considèrent comme le stéréotype de l’homme blanc arrogant. Pour transformer les formes d’engagement dans la lutte antiraciste, il est essentiel de refuser tout acte d’exclusion effectué par un groupe, quel qu’il soit. L’amour de la justice ne peut être viable s’il s’agit d’une simple manipulation pour être accepté dans un groupe. Beaucoup de personnes blanches ont lutté pour les droits civiques, puis ont peu à peu quitté le mouvement après avoir été critiquées par des personnes de couleur ou après qu’on leur a dit quelles n’étaient pas les bienvenues. Les personnes blanches antiracistes prennent conscience de l’authenticité de leur résistance à la suprématie blanche lorsqu’elle n’est en aucun cas déterminée par l’approbation ou la désapprobation des personnes de couleur. Cela ne signifie pas qu’elles ne doivent pas écouter ou prendre en compte les critiques, mais plutôt quelles ont pleinement compris que leur choix d’être antiraciste doit être maintenu coûte que coûte afin de faire vivre l’idée que le racisme peut être éliminé.
Mark considère le service à la communauté comme central dans l’engagement antiraciste. Les personnes de couleur, moi y compris, lui faisons confiance parce que nous nous rendons compte du travail qu’il réalise pour éradiquer la suprématie blanche, un travail pour lequel il ne perçoit aucune contrepartie visible. Pour lui, la contrepartie réside dans le fait de vivre une vie intègre, en totale adéquation avec son engagement contre le racisme. Son travail pour la justice raciale lui a permis de créer une communauté unie où la pluralité est une évidence. Quand j’entends des Blanc·he·s se plaindre de leur incapacité à créer du lien social avec des personnes de couleur, ma réponse est toujours de les encourager à œuvrer activement pour la justice raciale. Ce travail permettra aux autres communautés de se rapprocher d’eux·elles, à condition que leur désir soit sincère et non une excuse pour continuer à vivre dans la même blanchité.
Je pourrais nommer tant de personnes dont les vies ont témoigné du pouvoir des personnes blanches antiracistes ; des personnes comme la militante de longue date Grace Lee Boggs. Mais il faudrait des pages et des pages pour raconter leurs histoires. Ces pages méritent d’être écrites. Tout le monde devrait entendre leurs témoignages.
Barbara Deming, militante et écrivaine lesbienne, a changé sa vie en refusant de soutenir la suprématie blanche. Alors quelle travaillait dans le sud des Etats-Unis pendant le mouvement pour les droits civiques, elle a utilisé son pouvoir individuel pour se battre en faveur de la justice. Son expérience lui a appris que « l’individu peut agir » et que les actions pour la transformation sociale « ont du poids ». Comme Deming, mon expérience m’a appris que les personnes blanches qui décident de devenir antiracistes font la différence. En parlant de son action aux côtés des Noir·e·s à une époque difficile où elle risquait de se faire arrêter, Deming écrit que, dans la lutte, elle a trouvé de la joie, une communauté et du courage pour résister, ce qui lui permet d’affirmer : « Je ne suis plus la même. » Toutes les personnes blanches qui décident d’être antiracistes proclament cette même vérité. En luttant contre le racisme et la suprématie blanche, elles sont transformées. Libérées de la volonté d’exercer une domination raciale, elles peuvent alors créer des liens et faire communauté avec les personnes de couleur, dans un rapport authentiquement humain.
[1] Les lois Jim Crow sont une série d’arrêtés et de règlements promulgués dans les états du sud des Etats-Unis entre 1876 et 1965, qui distinguent les citoyen·ne·s selon leur appartenance raciale et imposent une ségrégation raciale dans tous les lieux et services publics [N.d.T.].
[2] M. Segrest, My Mama’s Dead Squirrel : Lesbian Essays on Southern Culture, Firebrand Books, 1985.
Ce texte de bell hooks a été publié intialement en anglais (USA) sous le titre « What happens when white people change », dans son livre Teaching Community : A Pedagogy of Hope (Routledge, 2003, pp. 51-66). Il a été publié en français en dans le recueil de textes « Rencontres radicales. Pour des dialogues féministes et décoloniaux » (éditions Cambourakis, collection Sorcières, 2018), traduit de l’anglais par Myriam Cheklab (pp.147-164).
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