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Le Déclin et la Chute du Péage de Croix-Sud Gilets jaunes contre le travail

mis en ligne le 26 avril 2024 - Groupe Révolutionnaire Charlatan

Avant-propos

 
Entre le 17 novembre 2018 et le 26 janvier 2019, la population pauvre et en voie de déclassement de l’État français s’est soulevée. Partie de l’augmentation du prix des carburants, partie aussi du mépris du gouvernement qui choisit de justifier cette baisse significative du pouvoir d’achat au nom d’une lutte écologique fantôme, partie enfin du sentiment d’injustice profond qui caractérise encore aujourd’hui les populations délaissées par le jacobinisme régnant, ce soulèvement spontané, protéiforme et multidimensionnel, sans direction révolutionnaire autonome des masses en révolte, a constitué le point culminant de la lutte des classes en France ces dernières années – certaines et certains diront depuis le mois de mai 1968, d’autres depuis 1986, 1995 ou encore 2006. Ce point culminant de la lutte des classes a été désigné par ses participantes et participants comme le « mouvement des gilets jaunes ». Bien que sa composition fût hétérogène du point de vue « socio-économique », il n’en demeure pas moins qu’il a constitué, compte tenu de sa composante majoritaire et de ses agissements concrets, une révolte prolétarienne au cours de laquelle une frange non-négligeable des classes populaires de l’État français ont fait l’expérience de l’auto-organisation de masse et ont exprimé leur désir d’autonomie et de rupture face à des conditions matérielles d’existence toujours plus misérables. Malgré toutes ses faiblesses, ses limites et ses contradictions, au premier rang desquelles l’absence de direction révolutionnaire autonome des masses en révolte et, l’une n’allant généralement pas sans l’autre, l’absence de situation historique révolutionnaire, le mouvement des gilets jaunes a donc constitué une école de formation pour ses participantes et ses participants, qui ne manqueront pas – et beaucoup sont celles et ceux qui n’ont déjà pas manqué – de s’immiscer avec fracas dans les « crises » à venir en continuant de développer la tendance d’autonomie de classe chez le prolétariat et la volonté en acte de rupture avec les conditions actuelles de la vie.
 
La panique par laquelle ont répondu les appareils médiatiques et idéologiques de la bourgeoisie et de son État au surgissement du mouvement des gilets jaunes, le cynisme glacé qui lui a succédé et la violence tant politique que judiciaire déployée pour briser le mouvement, ont témoigné en temps réel de l’exacerbation des contradictions et des conflits sociaux, ainsi que de la possibilité d’une inversion du rapport de force. Le rejet en bloc de la « politique », qu’il ait été dénoncé comme une marque d’infantilité, toléré en tant qu’archaïsme produit par une faible conscientisation politique, ou encore récupéré comme slogan politique radical, était bien ce qu’il disait : la dénonciation sans compromis de la politique, c’est-à-dire de la délégation de tout pouvoir sur sa propre vie et l’abandon de toute emprise sur son existence à une classe de politiciens professionnels chargée d’ordonner et d’organiser les gestes et les désirs. Le soutien massif de la population au mouvement des gilets jaunes, de même que l’incapacité chronique des organisations politiques et syndicales à le récupérer, témoignent également de l’importance de cette tendance à l’autonomie de classe exprimée par et dans le mouvement.
 
Plus qu’à une refonte de la politique, c’est bien à une révolution sociale qu’a aspiré le mouvement. Les références au « peuple » devenu « petit-peuple », aux « sans-culottes » de la Révolution française et à la décapitation de Louis XVI, ne peuvent être comprises séparément de l’identification à l’Ancien régime du régime politique actuel – la démocratie représentative jacobine propre à la domination économique de la bourgeoisie dans les pays dits « avancés ». Celles et ceux qui prétendent que cette prédominance des références historiques à la Révolution de 1789 est un pur produit de l’enseignement public font mine de ne pas voir le lien évident, affiché et revendiqué entre cet attachement à la Révolution française et la justification de la violence populaire face aux oppresseurs revendiquée par les participantes et les participants du mouvement des gilets jaunes. Ce n’est pas la Fête de l’Union du 14 juillet 1790 qu’on célèbre dans ses rangs, mais bien la prise de la Bastille et la Constitution de 1793 qui, bien que jamais entrée en vigueur, continue de garantir pour une part non-négligeable de la population de l’État français le droit sacré et le devoir indispensable à l’insurrection. Cette légitimité parfaitement anticonstitutionnelle est d’autant plus importante chez les populations vivant en marge du centre jacobin, qui regroupe les hauts-lieux de décision politique et les services publics les plus développés.
 
On aurait tort d’affirmer que le mouvement des gilets jaunes appartient au passé. Au contraire, il s’est largement diffusé autour de lui, aux mobilisations sociales de son temps, au point que des journalistes, des militants et des universitaires en viennent à inventer le néologisme de « gilet-jaunisation » des luttes. Derrière ce mot-concept, c’est bien la continuation de la lutte des classes en France qui est désignée. La date du 26 janvier retenue en début de texte n’a certes rien d’arbitraire, mais il importe de ne pas trop lui porter d’attention pour autant : elle ne désigne ni essoufflement, ni rupture. Elle ne renvoie ni à l’éborgnement de Jérôme Rodrigues par les forces de l’ordre, ni à l’expression par le Conseil de l’Europe de sa préoccupation devant le niveau de répression assumé par l’État français, et devant le projet de « loi anticasseur » proposé par le gouvernement. Si la manifestation du samedi 26 janvier 2019, l’acte XI, a échappé au schéma de maintien de l’ordre et a été le théâtre de violences urbaines importantes, elle n’a en aucun cas été la dernière de ce type. Dans les semaines qui suivront, le mouvement se développera même dans des territoires d’où il avait été absent jusque-là. À la limite, la date du 26 janvier 2019 pourrait renvoyer à l’appel à la reconstitution éphémère et empêchée de Nuit Debout, à travers l’occupation temporaire de la Place de la République à Paris le temps d’une « Nuit Jaune » – d’ailleurs reconduite la semaine suivante. Cette tentative de rassemblement assembléiste, qui mériterait d’être étudiée à part, lève une série d’interrogations sur le devenir du mouvement, le rôle et le sens de l’implication des militantes et des militants radicaux en son sein ou encore les rapprochements avec d’autres mobilisations, qui échappent au propos de ce texte.

Pétroleurs, pétroleuses

 
Dans la nuit du 1er au 2 décembre 2018, deux centaines d’habitants et d’habitantes de Narbonne et de ses environs ont répondu au soulèvement de dizaines de milliers de personnes partout en France, et plus spectaculairement sur les Champs-Élysées à Paris, en prenant d’assaut la barrière du péage de Croix-Sud. Cette nuit-là, les manifestantes et les manifestants ont mis en déroute les forces de l’ordre avant de ravager et d’incendier la barrière du péage, les locaux de l’entreprise criminelle Vinci, ainsi que les locaux de la gendarmerie chargée de faire respecter le paiement en règle du péage et des amendes – et, depuis peu, de casser du gilet jaune sur les ronds-points et les péages aux quatre coins du pays. Dans le feu de l’action, une personne était parvenue à démarrer un engin de chantier – un charriot élévateur télescopique, plus précisément – avant de s’en servir pour attraper un véhicule en feu, et de lancer le tout à l’assaut du péage, provoquant des dégâts considérables sur l’édifice qui obstruait la vue sur les arbres et les virages qu’il séparait.
 
Les réactions, de tous côtés, ont illustré avec clarté la nature révolutionnaire de l’événement, venu clarifier en actes la situation et les positions de chacun. Les récupérateurs professionnels, sociaux-démocrates de toutes les nuances de rose en tête, toujours aux aguets, se sont empressés de déserter. Ils ne pouvaient pas dénoncer trop ardemment le geste, par crainte de s’aliéner une partie du mouvement des gilets jaunes. Mais ils ne pouvaient pas non plus le soutenir : non pas par crainte de s’aliéner le bon sentiment des forces de l’ordre, par ailleurs déjà acquises politiquement, mais bien parce que cet acte de révolte et de destruction a constitué une atteinte à l’ordre social qu’ils défendent, cachés derrière leurs fausses protestations et leur radicalisme de façade. Quant aux détracteurs du mouvement des gilets jaunes et aux autres défenseurs habituels de l’ordre et des bonnes mœurs, ils se sont empressés de dénoncer l’action de marginaux, d’alcooliques et de drogués. Si certains commentateurs leur ont fait l’honneur de reconnaître la détresse sociale et les difficultés économiques comme justification apparente de leur geste, aucun ne s’est avéré capable d’énoncer sa justification réelle. Les éditorialistes et les « responsables » de la politique bourgeoise de droite comme de gauche, de son néant, ont déploré l’irresponsabilité et le désordre, le pillage. Tout comme le parquet, qui a dénoncé « des scènes de chaos, de guérilla, d’apocalypse » initiées par « une foule bête et brutale ». Le militantisme et l’appartenance au mouvement des gilets jaunes a laissé la place au chômage et à la précarité.
 
Pour se défendre et éviter le pire, les personnes accusées n’ont pas eu d’autre choix que de plaider la bêtise et le regret, c’est-à-dire de renoncer à leur juste révolte et d’ôter toute sa légitimité à leur geste – par lequel les pétroleurs et les pétroleuses du péage de Croix-Sud ont éclairé leur bataille et leur fête. Afin de ne pas finir redevables du groupe Vinci, qui leur a réclamé 10 millions d’euros en guise de dédommagement, il fallait que les personnes accusées abandonnent leur posture militante et se réduisent elles-mêmes à leur condition de précarité ou de chômage, sur laquelle ont largement insisté les journalistes et les avocats. Quant à la police, elle aussi a joué son rôle jusqu’au bout. D’abord, en se constituant partie civile contre les personnes accusées, à qui les gendarmes ont demandé pas moins de 700 000 euros de réparations. Ensuite, en torturant psychologiquement et physiquement les personnes accusées afin d’obtenir d’elles des aveux et des éléments susceptibles d’obtenir plusieurs condamnations en justice. Oui, les forces de l’ordre ont eu recours à la torture psychologique pour faire plier leurs « suspects » en les isolant, en les enfermant dans des cellules sordides et infâmes, en les menaçant, en leur faisant croire que leur sort était joué d’avance, en leur faisant miroiter des réductions de peine en échange de leur collaboration. Non, rien ne permet de prouver que les forces de l’ordre n’ont pas infligé de sévices corporels aux personnes enfermées, qu’elles ne leur ont pas imposé des privations de repas, etc. Les procès-verbaux, les comptes-rendus et les déclarations de bonnes intentions ne sauraient remettre en question l’extrême violence inhérente à l’institution policière. Cette institution participe à la production d’une vérité tronquée, qui est celle de la justice bourgeoise, et à laquelle nous ne saurions nous fier. La fabrication de faux coupables par les policiers dans l’affaire de Viry-Châtillon, pour ne citer qu’elle, suffit à l’illustrer. La présomption d’innocence est un mythe qui s’arrête aux manuels universitaires des étudiantes et des étudiants en droit ; en dehors de leurs amphithéâtres et de leurs dissertations, il n’y a que la lutte des classes et la domination instituée de la bourgeoisie.
 
Laissons les avocats et les juges se lamenter sur l’absurdité et l’ivresse dans cet acte de révolte. C’est le rôle d’une publication révolutionnaire, non seulement de donner raison aux pétroleurs et aux pétroleuses du péage de Croix-Sud, mais de contribuer à leur donner des raisons, d’expliquer théoriquement la vérité dont l’action pratique exprime ici la recherche.

Critique de la police (Paris, décembre 2018)

À chacun selon ses faux besoins

 
Si un mouvement de contestation parvient à s’affirmer avec conséquence, alors il dévoilera les contradictions du capitalisme dans le territoire et la période qu’il agite. D’emblée, les manifestations du mouvement des gilets jaunes avaient échappé au cadre traditionnel des défilés politiques, syndicaux et sociétaux. Non-déclarées, spontanées, les manifestations surprenaient les forces de l’ordre et les commentateurs. Quant à leur caractère imprévisible, il avait de quoi décontenancer les récupérateurs professionnels. Seuls les fétichistes de l’émeute parvenaient à y trouver leur compte, en mettant bout à bout les morceaux qu’ils avaient choisi des différentes manifestations dans les différents coins du territoire. La méthode faisait toujours plus sens que les communiqués des bureaucrates qui rêvaient de voir le mouvement devenir le réservoir d’une grève générale d’une journée, et pourquoi pas de grèves sectorielles perlées – et qui durent se contenter de voir des centaines voire des milliers de personnes supplémentaires à l’avant de « leurs » manifestations, faisant durer toujours plus longtemps la farce de leur volonté de contrôler et de gouverner les foules en mouvement. Tout aussi hors sol, le projet de grand débat national sans les principaux intéressés, ou encore la tentative ridicule d’instaurer une médiation à travers une poignée de figures médiatiques du mouvement des gilets jaunes. Les appels au calme, au pacifisme et à la non-violence lancés par certaines de ces figures trouvaient de moins en moins d’écho dans les cortèges, et particulièrement dans les grandes villes, où le fossé entre les pauvres et la bourgeoisie s’avère le plus éclatant. La violence avec laquelle les matraques et les balles de défense s’abattaient sur les cohortes de manifestantes et de manifestants avaient fini, pour un temps, de démasquer le projet de la non-violence : tendre l’autre joue, s’exposer aux coups de l’ennemi, et pousser ensuite la grandeur morale jusqu’à lui épargner la nécessité d’user à nouveau de sa force ; capituler.
 
Dans les foyers des manifestantes et des manifestants, il y a des années qu’on parlait de se battre. L’affrontement attendu jusqu’ici n’avait été que la projection d’un affrontement possible. Par ses mots d’ordre, le mouvement des gilets jaunes frappait pour ainsi dire au-dessus du légal et du politique : ses aspirations dépassaient l’entendement du gouvernement et les capacités de l’opposition à formuler un projet politique qui se serait avéré en rupture avec ses intérêts d’aspirante à la gouvernance des masses. Parce que ses aspirations portaient au-delà des lois, il aurait été irrationnel qu’il en appelle à la loi – à moins de le réduire à la seule revendication du RIC, compris comme simple rouage supplémentaire additif à la démocratie représentative. D’autant plus qu’il avait dénoncé d’emblée l’hypocrisie politique propre à ce régime politique, de même que l’illégitimité débordante de ses lois. En un sens, la critique radicale de la politique assumée par le mouvement des gilets jaunes a marqué la prise de conscience par une large frange de la population dominée que sa domination avait ses racines dans une contradiction économico-sociale qui n’était pas du ressort des lois existantes ; et qu’aucune loi juridique future ne pourra la défaire, car elle constitue le ciment des lois plus fondamentales de la société où les gilets jaunes demandent le droit de vivre dignement. En ce sens, le mouvement des gilets jaunes, du moins sa frange la plus radicale, a souhaité la subversion totale de la société. Et le problème de la subversion nécessaire apparaît de lui-même dès que les gilets jaunes en sont venus aux moyens subversifs ; or, le passage à de tels moyens surgit dans leur vie quotidienne comme ce qui y est à la fois le plus accidentel et le plus objectivement justifié. Ce n’est plus la crise du statut de sous-citoyen des masses populaires en France ; c’est la crise du statut de la France, posé d’abord parmi les masses populaires.
 
La révolte des gilets jaunes a été une révolte contre l’État, contre l’organisation hiérarchique et froide de la non-vie, contre l’exploitation et le spectacle de la fausse abondance. À certains égards, elle fut aussi une révolte contre la marchandise et son monde, contre le statut de travailleur-consommateur sans cesse réprimé dans sa recherche de la jouissance immédiate, subordonnée au travail aliéné et à la promesse d’une consommation chaque jour moins atteignable. Les inscriptions laissées sur les devantures de magasins de luxe ravagés des Champs-Élysées, les références dignifiantes au « petit-peuple » et à celles et ceux « qui ne sont rien », ont été autant de coups portés à la domination hiérarchique de la marchandise et de sa valeur, fondement du vieux monde pourrissant qui appelle à son dépassement. Les gilets jaunes les plus incontrôlés et les plus incontrôlées ont incarné cette partie du prolétariat qui ne peut croire à des chances notables de promotion, et qui prend au mot la propagande du capitalisme moderne, sa publicité de l’abondance. En attaquant Dior, Ladurée, Hugo Boss, Swarovski et le Fouquet’s, les gilets jaunes ont voulu tout de suite les objets montrés et abstraitement disponibles, parce qu’ils et elles voulaient en faire usage ; et parce qu’ils et elles savaient parfaitement qu’il s’agissait là de leur unique occasion de mettre la main sur ces objets. De ce fait, ils et elles en ont récusé la valeur d’échange, la réalité marchande qui en est le moule, la motivation et la fin dernière, et qui a tout sélectionné. Par le vol et le cadeau, ils et elles ont retrouvé un usage qui, aussitôt, démentait la rationalité oppressive de la marchandise, qui faisait apparaître ses relations et sa fabrication même comme arbitraires et non nécessaires. Le pillage des Champs-Élysées manifestait la réalisation la plus sommaire du principe bâtard : « À chacun selon ses faux besoins », les besoins déterminés et produits par le système économique que le pillage précisément rejette. Mais du fait que cette abondance a été prise au mot, rejointe dans l’immédiat, et non plus indéfiniment poursuivie dans la course du travail aliéné et de l’augmentation des besoins sociaux différés, les vrais désirs se sont exprimés dans la fête, dans l’affirmation ludique, dans le potlatch de destruction. Les bijoux de luxe, les vêtements hors de prix et les bouteilles d’alcool fort inabordables ont dévoilé le mensonge de l’abondance devenue vérité en jeu.
 
La production marchande, dès qu’elle cesse d’être achetée, devient critiquable et modifiable dans toutes ses mises en forme particulières. C’est seulement quand elle est payée par l’argent, en tant que signe d’un grade dans la survie, qu’elle est respectée comme un fétiche admirable. Les gilets jaunes qui ont détruit des marchandises, du mobilier urbain et incendié les symboles du pouvoir, ont montré leur supériorité humaine sur les marchandises et le sur le pouvoir. La société de l’abondance trouve sa réponse naturelle dans le pillage, mais elle n’était aucunement abondance naturelle et humaine, elle était abondance de marchandises. Et le pillage, qui fait instantanément s’effondrer la marchandise en tant que telle, montre aussi l’ultima ratio de la marchandise : la force, la police et les autres détachements spécialisés qui possèdent dans l’État le monopole de la violence armée.

Critique de la marchandise (Paris, mars 2019)

Tout le monde déteste la police

La société policière, la société de contrôle, trouve à son tour sa réponse naturelle dans l’outrage et la rébellion, dans la destruction et la subversion. Qu’est-ce qu’un policier ? C’est le serviteur actif de la marchandise et de l’ordre hiérarchique capitaliste, c’est l’homme totalement soumis à la marchandise et à l’ordre social, par l’action duquel tel produit du travail humain reste une marchandise dont la volonté magique est d’être payée, et non vulgairement ce qu’elle est : un frigidaire ou un fusil, chose aveugle, passive, insensible, soumise à la première personne venue qui en fera usage. Si le passage de la consommation à la consumation s’est réalisé dans les pillages des Champs-Élysées, celui de la résignation à l’insubordination s’est réalisé dans les flammes de Croix-Sud. L’incendie du péage a été une dénonciation de l’indignité qu’il y a à dépendre du policier et à lui répondre, dans chaque aspect de notre vie. Tout comme, par ailleurs, le refus obstiné et juste de déposer les parcours de manifestation en Préfecture, au nom de l’illégitimité du pouvoir et de l’absurdité profonde qu’il y a à laisser à l’ennemi le choix du temps et du lieu de la lutte. Par leur geste, les pétroleurs et les pétroleuses du péage de Croix-Sud ont choisi une autre qualité du présent, loin de la honte et de la résignation à laquelle l’exploitation et la police les enfermaient avec violence. Ils et elles auraient pu saccager tous les péages de la région et incendier tous les locaux de gendarmerie du pays : cela n’est rien à côté de la souffrance que l’ordre social leur a infligé depuis leur naissance, ni à côté de tout l’argent que leur ont volé ces péages aux prix exorbitants à chaque fois qu’ils et elles ont pris le chemin du travail, de l’école, de l’hypermarché ou des vacances. Tant pis pour les 180 millions d’euros de dommages recensés par la Fédération de l’Assurance au mois de mars 2019, tant pis pour les 5 700 véhicules et les 4 000 commerces sinistrés : dommages collatéraux d’un juste retour du bâton, du reste bien amorti par la « garantie émeute et mouvements populaires », à laquelle souscrivaient 90% des commerces en question. Sans doute, les 288 000 euros de dégâts infligés au péage de Croix-Sud le 15 décembre 2018, deux semaines après sa première destruction, importent moins que les millions d’euros de dommages indirects provoqués par le blocage des voies d’accès et les fermetures imposées par la Préfecture, contre lesquelles 15% à peine des commerces étaient assurés… Tâchons de nous en souvenir, la prochaine fois que nous ferons jouer les assurances multirisques des entreprises.
 
Le mouvement des gilets jaunes nous interroge sur la manière dont les hommes et les femmes parviennent à faire l’histoire à partir de conditions préétablies pour les dissuader d’y intervenir ? Ses participantes et ses participants, le « petit-peuple » auto-défini, ainsi que ses soutiens les plus importants et les plus durables, constituaient la classe laborieuse, les couches populaires de la société métropolitaine française. En d’autres termes, il s’agissait du prolétariat de la métropole impérialiste – il reste à établir le degré de sous-représentation des prolétaires non-blancs et non-blanches dans le mouvement. L’intensité et la diversité du mouvement hors des grands centres urbains, mais aussi la composition des cortèges qui y ont subverti l’ordre public, nous enseignent que le mouvement des gilets jaunes a aussi et surtout été celui du prolétariat et des « classes moyennes » en cours de paupérisation vivant en périphérie du centre jacobin, dans ces zones méprisées et marginalisées qui nourrissent un ressentiment plus que compréhensible envers le centre parisien, ses services publics développés, ses hôpitaux qui ne ferment pas, ses écoles de quartier et ses bourgeois qui viennent se pavaner en périphérie et y faire grimper l’immobilier. Il s’agit, en somme, des couches populaires les plus séparées de la richesse maximum qui s’étale précisément dans le centre jacobin et, dans une moindre mesure, dans les grandes métropoles provinciales. Ces sujets politiques périphériques et subalternes constituent ce que les politiciens réactionnaires de tous poils aiment à désigner comme la « majorité silencieuse ». Or, tout logiciel sécuritaire repose sur le postulat d’une majorité silencieuse respectueuse de l’ordre public, dont les désirs et les aspirations doivent se réduire au « calme laborieux » promis, précisément, par les fascistes. Toutes les franges de la réaction et de la conservation sociale ont pu constater les limites de leurs théories et de leurs discours sécuritaires, en ce sens que le mouvement des gilets jaunes a été le moment de la contagion d’un danger subversif jusqu’ici réduit à ses représentations « délinquantes » et « militantes ». Dans les quartiers populaires où les prolétaires non-blancs et non-blanches survivent entre absence d’emploi, racisme au logement et harcèlement policier, le pouvoir parle de violences et d’émeutes urbaines pour qualifier l’insubordination et la révolte qui couve. Les révoltés et les révoltées seraient des bandes de jeunes délinquants « ensauvagés » prospérant dans le trafic de drogue, l’incendie de voitures et le racket d’octogénaires, alors même que les acteurs de l’économie parallèle et des réseaux mafieux de trafic de drogue et d’êtres humains sont les premiers à intervenir pour rétablir le « calme » et leurs commerces. La composition majoritairement blanche du mouvement des gilets jaunes lui a évité d’être taxé de mouvement de « délinquants » et animalisé, les topoi de la science raciste étant réservés aux corps colonisés, jugés dangereux par nature pour la conservation de l’ordre social. Les médias bourgeois ont également découvert au sein de la majorité silencieuse des comportements et des tactiques jusqu’ici assignés aux « nébuleuses », « mouvances » et autres spectres politiques accusées de casser l’ambiance en manifestation, et dont chaque tentative de définition couvre les renseignements territoriaux de ridicule. Ces comportements, d’abord dénoncés comme des débordements imposés par des groupuscules désireux de récupérer le mouvement, puis à une « minorité » de gilets jaunes ne le reflétant aucunement, et enfin comme symptomatiques de ce que le mouvement était devenu, recouvrent une série de tactiques de manifestation et d’affrontement dont la dernière médiatisation importante remontait à celle du « cortège de tête » pendant le mouvement contre la Loi Travail, en 2016. Ni subversion, ni ensauvagement : « gilet-jaunisation des luttes ». Journalistes, universitaires et renseignements policiers peuvent se féliciter d’avoir contribué à séparer les journées de décembre 2018 de la lutte des classes, et à enfermer leurs acteurs et actrices dans une représentation qui n’a pas manqué de se dégrader au point de désigner – à nouveau – cette masse de travailleurs et de travailleuses rustres et peu fréquentables. Passé le temps de la fétichisation, retour au mépris ordinaire.
 
La répression policière du mouvement, l’absence de situation révolutionnaire et la difficulté à composer une force conséquente dans les ruines et le néant des organisations de la gauche respectable et de la contestation pseudo-radicale, ont ramené la contestation à bon port et les pauvres à leur infériorité hiérarchique. La hiérarchie qui les écrase n’est pas seulement celle du pouvoir d’achat comme fait économique pur : elle est une infériorité essentielle que leur imposent dans tous les aspects de la vie quotidienne les mœurs et les préjugés d’une société où tout pouvoir humain est aligné sur le pouvoir d’achat. De même que la richesse humaine des gilets-jaunes est haïssable et considérée comme criminelle, la richesse en argent ne peut pas les rendre complètement acceptables aux yeux de la bourgeoisie, car les gilets jaunes dans leur ensemble, des plus précaires aux moins déclassés, doivent représenter la pauvreté d’une société de richesse hiérarchisée. Tous les observateurs et toutes les observatrices ont entendu ce cri qui en appelait à la reconnaissance universelle du soulèvement : « Révolution ! ». La sympathie majoritaire de la population envers le mouvement des gilets jaunes traduit l’existence d’une conscience prolétarienne persistante, celle de n’être en rien le maître de sa vie, et la diffusion d’une insubordination de masse vis-à-vis du capitalisme moderne. La lutte des gilets jaunes, en tant que phase de la lutte des classes, a été le signal d’une contestation qui s’étend. En 2016, l’opposition à Loi Travail, avec ses débats, ses manifestations sauvages et ses tentatives d’apéros sauvages, a remis en cause les formes de la contestation politique et l’autorité de ses gardes-chiourmes. Deux ans plus tard, la contestation contre Parcoursup offrait l’occasion pour les militantes et les militants, étudiants ou non, de faire l’expérience de l’occupation illégale auto-organisée – aussi éphémère, partielle et imparfaite fut-elle. Des ronds-points aux maisons des peuples, des cabanes au centre commercial Italie 2 à Paris, la contestation s’est prolongée, intensifiée, radicalisée. Si le système capitaliste a pu intégrer provisoirement le prolétariat « classique », celui des organisations, partis et confédérations syndicales historiques, il n’avait pas intégré ces cohortes de travailleurs et de travailleuses qui échappaient ou avaient échappé aux organisations historiques de l’intégration. C’est pourquoi les gilets jaunes sont devenus, pendant un temps, un pôle d’unification pour tout ce qui refuse la logique de cette intégration au dialogue social, aux compromis et à la délégation du pouvoir aux professionnels de l’entourloupe et du pantouflage ; bref, de tout ce qui refuse la logique de cette intégration au capitalisme, nec plus ultra de toute intégration promise. Et le confort ne sera jamais assez confortable pour satisfaire celles et ceux qui cherchent ce qui n’est pas sur le marché, ce que le marché précisément élimine.

Un mouvement profond porte des secteurs toujours grandissants de la population à vouloir un changement de la vie. C’est un mouvement révolutionnaire, auquel il ne manque que la conscience de ce qu’il a déjà fait, pour posséder réellement cette révolution.

Critique de l’ordre public (Paris, décembre 2018)

Race, classe, marchandise

 
Le niveau atteint par la richesse des plus privilégiés devient une offense, plus facile à exprimer que l’offense essentielle de la pauvreté. La révolte des gilets jaunes est la première d’une série de soulèvements qui pourront se justifier eux-mêmes en arguant de l’écart entre les minimas sociaux des mères célibataires et les dividendes du CAC 40. Nous retrouverons les mêmes sujets politiques subalternes, avec ou sans gilets, avec une participation toujours plus importante des prolétaires des quartiers populaires, car ils ne sont pas se secteur arriéré de la société française, mais son secteur le plus avancé : ils sont le négatif en œuvre, le mauvais côté qui produit le mouvement qui fait l’histoire en constituant la lutte. Les couches populaires françaises sont le produit de l’industrie moderne au même titre que la nanoélectronique, la publicité permanente et les portiques anti-fraude. Ils en portent les contradictions. Ils sont les hommes et les femmes que le paradis spectaculaire doit à la fois intégrer et repousser. Le spectacle est universel comme la marchandise. Mais le monde de la marchandise étant fondé sur une opposition de classes, la marchandise est elle-même hiérarchique. L’obligation pour la marchandise, et donc le spectacle qui informe le monde de la marchandise, d’être à la fois universelle et hiérarchique aboutit à une hiérarchisation universelle. Mais du fait que cette hiérarchisation doit rester inavouée, elle se traduit en valorisations hiérarchiques inavouables, parce que irrationnelles, dans un monde de la rationalisation sans raison. C’est cette hiérarchisation qui crée partout les racismes. Vingt ans après que la gauche travailliste restreigne l’immigration des personnes non-blanches, la gauche historique française a applaudi la destruction du foyer noir de Vitry-sur-Seine. Désormais, c’est au tour de la gauche pseudo-radicale moderne d’abandonner le combat contre l’impérialisme français en Afrique, tout en s’illusionnant de l’avenir démocratique de l’institution militaire. Les débris des organisations bureaucratiques paradent avec la police et les fascistes devant l’Assemblée nationale tandis que les prétendus radicaux courent en zigzag de cortège en plateau télévision pour capitaliser des voix et reconstruire sur les ruines de leurs prédécesseurs. Les crises et les délocalisations n’ont fait qu’enfoncer les pays industriellement avancés d’Europe dans leur racisme. Les vieilles colonies et les nouvelles zones de chaos créées par l’impérialisme et les terrorismes qui s’en nourrissent assurent la création d’un sous-prolétariat non-blanc en même temps que la justification de la prolongation de l’implication blanche dans le reste du monde. Et aucun pays n’a jamais cessé d’être antisémite, parce qu’aucun n’a cessé d’être une société hiérarchique où le travail doit être vendu comme une marchandise.
 
Le monde rationnel produit par la révolution industrielle a affranchi rationnellement les individus de leurs limites locales et nationales, les a liés à l’échelle mondiale ; mais sa déraison est de les séparer de nouveau, selon une logique cachée qui s’exprime en idées folles, en valorisations absurdes. L’étranger entoure partout l’homme devenu étranger à son monde. Le barbare n’est plus au bout de la Terre, il est là, constitué en barbare précisément par sa participation obligée à la même consommation hiérarchisée. L’humanisme qui couvre cela est le contraire de l’humain, la négation de son activité et de son désir ; c’est l’humanisme de la marchandise, la bienveillance de la marchandise pour l’humain qu’elle parasite. Pour celles et ceux qui réduisent les êtres humains aux objets, les objets paraissent avoir toutes les qualités humaines. Avec la marchandise, la hiérarchie se recompose toujours sous des formes nouvelles et s’étend ; que ce soit entre le dirigeant du mouvement ouvrier et les travailleurs et les travailleuses, ou bien entre possesseurs de deux modèles de voitures artificiellement distingués. C’est la tare originelle de la rationalité marchande, la maladie de la raison bourgeoise, maladie héréditaire dans la bureaucratie. Mais l’absurdité révoltante de certaines hiérarchies, et le fait que toute la force du monde de la marchandise se porte aveuglément et automatiquement à leur défense, conduit à voir, dès que commence la pratique négative, l’absurdité de toute hiérarchie.

Les gilets jaunes, globalement, n’étaient pas menacés dans leur survie – du moins s’ils et elles acceptaient de se tenir tranquilles – et le capitalisme est devenu assez concentré et imbriqué dans l’État pour distribuer des « secours » aux plus pauvres. Mais du seul fait qu’ils étaient en arrière dans l’augmentation de la survie socialement organisée, les gilets jaunes ont posé les problèmes de la vie. C’est la vie qu’ils et elles ont revendiqué. Une révolte contre le spectacle se situe au niveau de la totalité, parce que – quand bien même elle ne se produirait que sur des ronds-points et sur les Champs-Élysées – elle est une protestation de l’humanité contre la vie inhumaine ; parce qu’elle commence au niveau du seul individu réel et parce que la communauté, dont l’individu révolté est séparé, est la vraie nature sociale de l’homme, la nature humaine : le dépassement positif du spectacle.

Critique de l’entreprise Vinci (Narbonne, décembre 2018)

GILETS JAUNES CONTRE LE TRAVAIL
Décembre 2021

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