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Au devant de la lutte Transgender Warriors (chapitre 10)

mis en ligne le 10 avril 2021 - Leslie Feinberg

A l’aube du 13 mai 1839, on entendit l’appel des cors, des tambours et des coups de feu à travers l’ouest de la campagne galloise. Le gardien du péage, qui était habitué aux insultes des fermier-e-s qui devaient payer pour utiliser les routes, ne se formalisa probablement pas. Mais si, à cet instant, le gardien se dit que tout ce bruit venait de simples fêtard-e-s, il avait tord. Des paysan-ne-s amab* armé-e-s, habillé-e-s en femmes, déboulèrent à cheval en agitant des fourches, des haches, des faux et des armes à feu. Au moment où iels défoncèrent le portail du péage, leur chef-fe rugit : "Vivent les lois pour la gratuité ! Péages gratuits pour les mines à charbon et les fours à chaux ! " Ces revendications étaient entrecoupées par un mélange de musique, de cris et de coups de fusil. Les troupes rebelles fracassèrent les barrières du péage et repartirent victorieuses.

Iels se faisaient appeler "Rebecca et ses filles".

Durant les quatre années qui suivirent, de nombreuses Rebeccas furent à la tête de groupes de milliers de leurs filles travesties venant de tout le pays de Galles. Iels détruisirent les barrières de péage qui saignaient les pauvres à blanc, et firent tourner en rond les troupes britanniques et la police locale pendant un moment. Il arrivait fréquemment que les fermier-e-s ne puissent pas se permettre de se déplacer pour acheter du matériel, ou pour vendre sur les marchés, car tout le dédale de routes appartenait à des propriétaires privés qui faisaient payer le prix fort à la moindre occasion. "Rebecca et ses filles" reçurent donc un large soutien populaire, qui reflétait en soi la "solidarité grandissante, la détermination et l’ouverture d’esprit des franges de population désœuvrées."

Illustrations/caricatures dans deux journaux britanniques en 1843 montrant les Rebeccas et leurs filles

Imaginez un peu allumer votre télé à la chaîne d’infos, et y voir des travesti-e-s mtf* à la tête d’une véhémente manifestation contre le Ku Klux Klan. Imaginez encore regarder un film dans lequel des personnes amab, aux allures puissantes et dignes, porteraient robes et perruques et s’appelleraient "sœurs" entre elles. Et bien ce n’est pas ce genre de représentations des personnes travesties que j’ai pu voir dans la culture populaire quand j’ai grandi. Au mieux, la trans-identité était utilisée comme ressort comique. Au pire, cette forme d’expression de soi était montrée comme un comportement anti-social.

C’est pour ça qu’il me semble aussi important que tout le monde sache, et les personnes trans en premier lieu, que des guerrier-e-s transgenres ont autrefois mené d’importantes batailles qui ont contribué à changer le cours de l’histoire. Je dis bien ’transgenres’ parce que ces militant-e-s ne faisaient pas que se travestir, iels prenaient aussi les noms, les identités et les liens de parenté d’un autre sexe que le leur. Les chef-fe-s mtf prenaient notamment la peine de boucler les perruques en crinière de cheval qu’iels portaient. Ce sont des comportements transgenres.

Et pour la plupart de ces chef-fe-s, il n’était pas juste question de se travestir au moment de mener une rébellion. Iels faisaient aussi partie de groupes trans qui organisaient des fêtes, fêtes qui critiquaient les autorités en place et parfois dégénéraient en insurrections. "D’ailleurs, enfiler des vêtements de femme et adopter des noms féminins lors d’émeutes était étonnamment fréquent pour des personnes amab au début de la période moderne" a écrit l’historienne Natalie Zemon Davis, qui a réalisé une étude très innovante au sujet de ces rébellions.

De la fin du Moyen-Âge jusqu’au 16e siècle, à travers toute l’Europe, porter un masque et se travestir vers un autre sexe faisait partie intégrante des longues traditions des carnavals urbains. Ces fêtes étaient organisées par des groupes de personnes amab - groupes qui avaient été fondés autrefois dans les campagnes par de jeunes personnes célibataires. Dans plusieurs villes françaises, on les appelait les Abbayes des Conards, ou Cosnards, ou Cornards, selon les villes. En Angleterre et en Écosse, les ’Lords of Misrule ’ (les Lords du Désordre) et les ’Abbots of Unreason ’ (les Abbés de la Déraison). Des groupes similaires existaient également en Italie du nord. En France, pour se nommer les chef-fe-s de ces groupes utilisaient des mots comme Princesse, Dame, et surtout Mère : Mère Folle et ses Enfants à Dijon, Langres, et Chalon-sur-Saône, Mère Sotte et ses Enfants à Paris et Compiègne, et Mère d’Enfance à Bordeaux.

Les Abbayes servaient notamment de tribunaux, et contenaient des sections factices pour célébrer les mariages. Les ’tribunaux’ punissaient les infractions entre les membres du groupe, les aîné-e-s et leurs voisins. Les Abbés fournissaient des pièces de monnaie, que l’on jetait aux spectateur-ice-s le long du chemin pendant la fête. Entre deux éditions de la fête, ces groupes défendaient des concepts de morale populaires dans des manifestations masquées et bruyantes telles que le charivaris, le scampanate, la katsenmusik et la cencerrada. Au Pays de Galles, on appelait cette tradition le ceffyl pren.

Les chef-fe-s trans étaient en première ligne lorsque la Fête du Désordre explosa en véritable rébellion. En 1541, les patriarches de la ville de Rouen donnèrent l’ordre à leurs chefs de police d’extirper un Abbé d’un des bateaux du festival. Ils avaient décidé que la satire politique aiguë et anti-cléricale dont ils étaient la cible allait trop loin. En 1576 à Dijon, Mère Folle et ses enfants décidèrent d’humilier le Grand Maître des Eaux et Forêts de Bourgogne (qui était aux ordres du Roi). D’une part parce qu’il battait sa femme, et d’autre part parce qu’il était en train d’anéantir pour son seul profit les forêts qu’il était sensé protéger. Dans les années 1580 à Lyon, un Abbé et ses partisan-e-s profitèrent de la Fête pour manifester contre la guerre, le coût trop élevé du pain, et les étals de marché vides. En 1630, Mère Folle et son Infanterie furent à la tête d’un soulèvement contre des percepteurs royaux (personnes qui collectent les impôts) de Dijon. Suite à quoi, un édit royal plein de rage vint interdire l’existence de l’Abbaye.

La plupart du temps, les historien-ne-s mentionnent les chef-fe-s trans mtf qui participaient à ces soulèvements, et avant ça, aux rébellions qui se passaient dans les campagnes. Est-ce que ça signifie qu’il n’existait pas de chef-fe-s transgenres ftm* ? De la même manière que l’histoire, l’anthropologie est une science sociale, et est donc sujette aux biais et autres préjudices culturels de la société d’où elle vient. De ce fait, le sexisme des historien-ne-s a pu influencer leurs observations, et donc amener à une sous-représentation dans leurs travaux des chef-fe-s trans ftm.

Il existe cependant certains documents historiques documentant des rébellions menées par des personnes afab* travesties, et décrites comme masculines. Un document provenant d’Angleterre et daté de 1531 parle d’une foule turbulente de personnes travesties amab et afab. Un autre document anglais daté de 1629 rapporte : " ’CapitaineAlice Clark, une véritable femme, a pris la tête d’une foule de femmes et d’hommes habillés en femmes tisserand-e-s dans une émeute de grains, près de Maldon en Essex." Dans encore un autre, "La révolte des impôts à Montpellier en 1645 a été amorcée par des femmes, et menée jusque dans les rues par une virago [une femme masculine] nommée La Branlaire, qui exigeait la mort des percepteurs qui retiraient le pain de la bouche de leurs enfants."

Dans tous les cas, que des personnes afab masculines aient été, ou pas, en position de cheffes, les femmes étaient dans la rue. "Des femmes venaient pour réprimander les prêtres et les pasteurs, elles étaient des actrices centrales dans les émeutes de pain, que ce soit à la ville ou à la campagne, et elles participaient aux révoltes des impôts, ainsi qu’à d’autres troubles ruraux." Davis écrit que "En Angleterre au début du 17e siècle...un pourcentage important des émeutier-e-s qui manifestaient contre les enclosures des terres, et pour des droits communs, étaient des personnes assignées femme à la naissance ; en parallèle, David Jones a remarqué qu’iels avaient une place importante lors des émeutes contre les enclosures au Pays de Galles autour du 19e siècle."

Les "Rebeccas" nous prouvent bien que les insurrections menées par des personnes trans ne sont pas seulement des traditions cantonnées à la ville. En 1631, des groupes d’insoumis-e-s venant des zones dédiées au pâturage et à la laiterie de Wiltshire, en Angleterre, manifestèrent contre la stratégie du roi d’enclosure* des forêts. A la tête de l’émeute se trouvaient des personnes amab travesties, qui se faisaient appeler Lady Skimmington. En 1829 en France, la Guerre des Demoiselles éclata dans les Pyrénées après l’adoption d’un nouveau code forestier. Les paysan-ne-s se battaient pour défendre leurs droits à l’accès au bois et au pâturage dans leurs forêts, et s’habillaient avec de longue robes-chemises et portaient des chapeaux de femmes.

De nombreux-se-s historien-ne-s considèrent que les habits féminins portés par ces personnes amab n’étaient qu’un déguisement opportun. Je suis frustré que des exemples historiques de travestissement comme celui-là soient écartés aussi facilement. Lorsque des chef-fe-s militaires comme Jeanne d’Arc* se travestissent, certain-e-s historien-ne-s disent que les habits d’homme étaient plus pratiques pour la guerre. Alors pourquoi des paysan-ne-s amab choisiraient des habits de femme pour se battre ? Et depuis quand une robe est un déguisement efficace ? Se travestir est un schéma récurrent des rébellions dans des pays divers et variés. De plus, cette tradition semble avoir des racines anciennes.

Par exemple, on retrouve des références aux fées dans de nombreux textes documentant des rébellions paysannes, à travers plusieurs continents. L’Église Catholique était engagée depuis longtemps dans une guerre contre toute croyance liée aux fées, qui étaient liées au paganisme* - un vestige des croyances matrilinéaires* communales*. D’ailleurs, rappelez-vous que Jeanne d’Arc avait été accusée par les juges religieux qui l’ont condamnée de fricoter avec des fées.

Peinture de Jeanne d’Arc en armure (1412-1431)

Les croyances liées aux fées ont pendant longtemps été liées aux luttes contre les grands propriétaires terriens. En Angleterre par exemple, les "servant-e-s de la Reine des Fées" ont mené la Rébellion de Cade en 1450-51 à Kent et Essex. Ces paysan-ne-s s’introduisirent dans la propriété du Duc de Buckingham et prirent ses cerfs et ses biches. En 1762, une source venant de Tipperary (Irlande) écrivit à propos des White Boys of Ireland, personnes connues pour leurs tuniques blanches et féminines "...plus de 500 hommes portant des chemises par dessus leurs habits se rassemblent fréquemment, participant la nuit à n’importe quel méfait qui les ravit, prenant comme raison d’être des fées, comme iels se font appeler... Les fées sont composées de tous les jeunes hommes valides de Clonmel jusqu’à Mitchelstown." Ces résistant-e-s clamèrent que leur but était "de rendre justice aux pauvres...si un-e fermier-e renvoyait un-e servant-e ou un-e berger-e, personne n’osait se faire embaucher à sa place, sauf ’s’il était bien vu par les fées.’" Dans les années 1770 dans le Beaujolais, des paysan-ne-s amab français-e-s habillé-e-s en femmes attaquèrent des géomètres qui étaient en train de mesurer leurs terres, dans le but de les vendre à un nouveau propriétaire. "Lorsque la police arriva au petit matin, leurs femmes n’étaient au courant de rien, et déclarèrent que c’était juste des "fées" qui venaient des montagnes de temps en temps."

Les intérêts économiques de la classe dirigeante britannique du 18e siècle étaient remis en question chez eux ainsi qu’à l’étranger, par des travailleur-euse-s des villes et des campagnes, nombre d’entre elleux se travestissant. En Angleterre, "Pour ne citer que quatre exemples, des péages furent détruits par des groupes de personnes amab portant des habits et des perruques de femmes à Somerset en 1731 et 1749, à Gloucester en 1728, et à Herefordshire en 1735."

Au même moment que la classe dirigeante européenne faisait face à une résistance féroce en essayant de perpétrer un génocide culturel et physique des Nations indigènes des Amériques, l’élite britannique se retrouva nez à nez avec une insurrection intense en essayant d’imposer à son "empire" ses valeurs culturelles et ses objectifs coloniaux. En 1736 à Édimbourg en Écosse, "Les émeutes de Porteous furent déclenchées par un officier anglais détesté du peuple, et des lois douanières oppressives, et furent aussi l’expression d’un refus de l’union de l’Écosse avec l’Angleterre. Ces émeutes furent menées par des personnes amab déguisées en femmes et un-e chef-fe appelé-e Madge Wildfire."

Certains des exemples les plus importants de leadership trans sont documentés lors des luttes rurales et anti-coloniales en Irlande. De 1760 à 1770, les White Boys fondèrent des troupes paysannes en Irlande afin de "récupérer les anciens biens communs et prendre en charge d’autres plaintes" et iels "firent annuler beaucoup de procédures d’enclosure, envoyèrent un grand nombre de lettres de menace, récupérèrent des propriétés qui avaient été saisies par des propriétaires pour non-paiement de loyer, forcèrent les tisserand-e-s à baisser le prix de leur produits" et forcèrent les maîtres à libérer les apprenti-e-s qui restaient contre leur gré. Bien que le mouvement des White Boys finit par être écrasé par l’usage de la force répétée, leur héritage inspira la création de la Ribbon Society et des Molly Maguires au 18e siècle.

Malgré tout, d’autres groupes de guerilla se créèrent en Irlande. "Dès les années 1820, les ’Lady Rocks’ étaient répandu-e-s ; leurs cambriolages se faisaient tous avec bonnet et voile. Au début des années 1830, un nouveau groupe secret où iels se faisaient appeler les ’Lady Clares’ apparut à Clare et dans les comtés alentours ; le costume ’officiel’ se composait d’habits de femme." Les Ribbonmen et les Molly Maguires faisaient partie de cette tradition militante paysanne. Les Molly Maguires, qui rendaient la justice populaire autour de 1843 en Irlande, "étaient généralement de robustes jeunes hommes, habillés avec des habits de femmes," d’après l’historien Trench.

J’étais enthousiaste de découvrir ces descriptions pleines de détails de guérillas au 19e siècle, menées par des fermier-e-s et des travailleur-euse-s agricoles travesti-e-s en Irlande et au Pays de Galles. Il fut un temps où j’avais peur de me plonger dans l’histoire, terrifié-e de découvrir que les personnes trans avaient toujours été un objet de haine. Au lieu de ça, j’ai découvert que le fanatisme religieux était plutôt récent dans l’histoire, et qu’il avait dû être imposé aux êtres humains durant plusieurs milliers d’années avant de réellement prendre. Dissimulé dans l’histoire du Moyen-Âge jusqu’à l’aube de la révolution industrielle, le respect ancien pour les personnes trans n’avait pas été éradiqué, même après des siècles et des siècles d’illégalité, et de violente répression pendant l’esclavage et le féodalisme.

Et malgré de nombreux décrets locaux et royaux interdisant de se masquer et de se déguiser, les Fêtes continuèrent d’être marquées par des personnes afab s’habillant et se masquant en hommes, et des personnes amab en femmes. Les expressions trans apparurent dans la culture dans toute l’Europe à travers les fêtes annuelles, les rituels, les jours de carnaval, les mascarades, le théâtre, la littérature et l’opéra. C’est pour ça que le travestissement fait toujours partie des fêtes annuelles aux États-Unis comme la Mummer’s Parade, Mardi Gras et Halloween.

Halloween ! J’avais enfin compris pourquoi je ne risquais pas de me faire arrêter pour "travestissement" ce jour-là de l’année. Quand je fréquentais les bars en tant que jeune butch, je n’aurais jamais pu me douter que je ne risquais pas de me faire arrêter le 31 Octobre parce que des paysan-ne-s avaient entretenu une tradition transgenre à travers plusieurs siècles de répression. Il me semblait incroyable que plusieurs siècles de lois draconiennes et de terreur absolue n’arrivent pas à éradiquer ces traditions transgenres.

Pourtant, bien que les expressions transgenres aient continué d’exister à travers toutes les classes sociales dans la société, quelle différence énorme faisait le privilège de classe ! Pour l’élite au pouvoir, les expressions trans pouvaient se manifester librement et ouvertement, et avec peu de risque de répression en comparaison avec ce à quoi un-e paysan-ne pouvait s’attendre. Par exemple, quand la Reine Christian de Suède abdiqua en 1654, elle s’habilla avec des habits d’homme et se renomma elle-même "Comte Dohna." On rapporte qu’Henri III de France s’habillait en Amazone et encourageait les gen-te-s de sa cours à en faire de même. Mais pour les personnes les plus opprimées, les expressions trans faisaient non seulement partie de leurs croyances et de leurs fêtes, mais aussi de leurs batailles contre les classes dirigeantes.

Et cette tradition se perpétua jusqu’au début de l’ère industrielle. Au début du 19e siècle, des travailleur-euse-s travesti-e-s furent en première ligne des toutes premières luttes contre la croissance du capitalisme. Même après que de nombreux-ses paysan-ne-s furent amené-e-s à quitter les campagnes pour la production urbaine, un certain nombre de documents montrent que la tradition de leadership transgenre des rébellions militantes a persisté. Les paysan-ne-s prirent leurs traditions, de la même manière qu’iels prirent leurs quelques affaires, et les ramenèrent en ville. Au début des années 1830, par exemple, des mineur-e-s en grève dans le sud du Pays de Galles firent peur à des "scabs" (personnes qui sont employées pour travailler pour remplacer des grévistes) qui volaient leur travail en leur rendant des visites nocturnes, habillé-e-s en peaux d’animaux et en habits de femmes.

Les premières Rébellions de Luddite sont un chapitre significatif de l’histoire ouvrière lors desquels des tisserand-e-s, furieux-ses d’être exploité-e-s par leurs patrons, détruisirent les métiers à tisser qu’iels utilisaient. Une révolte prit place en 1812 à Stockton, en Angleterre, lors de laquelle "les épouses du Général Ludd" - deux personnes amab habillées en femmes - menèrent une foule de centaine de personnes en colère à détruire les métiers à tisser et à brûler l’usine. Un récit de la rébellion raconte :

"Le dimanche 14 avril, des foules de gen-te-s marchèrent sur la ville, cassant des fenêtres, et menaçant les propriétaires des métiers à tisser de se venger. Menées par deux hommes déguisés en femmes, qui étaient appelés avec enthousiasme par leurs partisan-e-s "les épouses du Général Ludd", iels jetèrent des pierres sur la maison de Joseph Goodair, un propriétaire de métiers à tisser à Edgeley, puis revinrent plus tard avec plus de gen-te-s pour incendier sa maison, découper le travail des métiers à tisser, et détruire les métiers eux-mêmes. Quatre jours plus tard, alors que l’émeute était stoppée par l’armée à Stockport, une autre se créa à Oldham."

Gravure de 1812 montrant Nedd Ludd, un-e chef-fe des Luddites, ou "épouses du Général Ludd".

Pour les travailleur-euse-s, la montée de la Révolution Industrielle en Europe signifiait à la fois plus d’anonymat, et son inconvénient, d’aliénation. Quand les capitalistes étaient considérés comme des outsiders, ils combattaient le féodalisme et son idéologie en se vantant de leurs vues éclairées et scientifiques sur le monde, et sur la société. Une fois qu’ils furent au pouvoir, ils se mirent à avoir peur des mêmes travailleur-euse-s qu’ils avaient appelé à manifester pour renverser le féodalisme. Alors les capitalistes utilisèrent de plus en plus les vieux préjugés, spécifiquement ceux qui servaient leurs stratégies de "diviser pour mieux régner".

Je ne crois pas que les paysan-ne-s et les travailleur-euse-s qui se travestissaient pour lutter se voyaient elleux-mêmes de la même manière que les drag queens, les transsexuel-le-s ou les travesti-e-s hétérosexuel-le-s se voient aujourd’hui. J’ai grandi en tant qu’ouvrier en usine, et je ne peux pas comparer non plus ma manière de me considérer à celle d’un cerf sous un régime féodal.

Mais "Rebecca" faisait partie, et je fais moi-même aussi partie, d’énormes classes travailleuses exploitées. C’est une connexion importante entre un-e paysan-ne travesti-e et moi. La trans-identité a été interdite par les classes dirigeantes de nos deux sociétés - autant les nobles féodaux que les industriels. La Rébellion de Stonewall à Greenwich Village menée par des drag queens noires et latinas, et l’insurrection de Rebecca et ses filles au Pays de Galles, sont tous les deux des soulèvements contre l’oppression menés par des personnes travesties.

Ces exemples de leadership trans ont beaucoup de sens pour moi. J’ai grandi incapable de me retrouver à aucun moment dans l’histoire. Maintenant, j’ai des exemples de personnes trans en position de leadership de changements sociaux. Ici, des paysan-ne-s qui acclamaient leurs chef-fe-s trans. Là, des moments dans l’histoire où la trans-identité était un appel aux armes, où des personnes travesties se battaient en première ligne pour la justice.

Tout ça fait partie de notre histoire en tant que personnes trans. Aujourd’hui, chaque enfant - quelle que soit la manière dont son sexe ou son genre se développe - devrait connaître ces batailles militantes, et le nom de celleux qui les ont menées : Jeanne d’Arc, Rebecca, Mère Folle, Capitaine Alice Clark, Madge Wildfire, Molly Maguire, les épouses du Général Ludd.

Si j’avais su que ces luttes héroïques avaient existé, j’aurais pu m’imaginer enfant que des travailleur-euse-s travesti-e-s pourraient mener leurs sœurs et frères syndicalistes au piquet de grève, ou que des activistes trans pour le logement pourraient encourager des locataires à continuer leur grève des loyers. Et j’aurais pu m’imaginer parmi elleux !

Leslie Feinberg, 1993

Lexique

* mtf : male to female

* ftm : female to male

* amab : assigned male at birth / assigné(e) homme à la naissance

* afab : assigned female at birth / assigné(e) femme à la naissance

* enclosure : action de clôturer des parcelles de terre à la fin du féodalisme jusqu’au début du capitalisme dans certains pays d’Europe, afin de maximiser les profits et privatiser la terre (qui n’était pas utilisée strictement par une seule personne auparavant).
Voir la brochure "Le temps des bûchers", qui est un extrait d’un livre de Starhawk.

* société ou famille matrilinéaire : Le ‘matrilignage’ est un système de filiation dans lequel chacun relève du lignage de sa mère. Cela signifie que la transmission des biens et des noms de famille se fait suivant le lignage de la mère. * communale : qui appartient ou provient des individu-e-s d’une commune

* paganisme : désigne la religion de personnes non-chrétiennes, souvent polythéistes (polythéisme = croyance en plusieurs divinités).

* Jeanne d’Arc : Jeanne d’Arc a vécu au milieu du 15e siècle en france. Iel portait des habits d’homme, et a été à la tête d’une armée de paysan-ne-s qui a remporté une bataille importante contre les anglais en 1429. A la suite de ça, iel devint une figure adorée par le peuple. Son expression de genre et l’influence populaire qu’iel avait dérangeaient fortement les dirigeants (l’église et la monarchie). Iel fut emprisonné-e et, refusant toujours de porter des habits de femme, fut condamné-e par l’inquisition et brûlé-e vif-ve à 20 ans.

Voir le chapitre 4 de "Transgender Warriors", qui a été traduit dans la brochure "Transgender Warriors 2".

Traduit en 2020 par Flore.



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