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NO TAV/ZAD Entretien n°11 Nicoletta, la Credenza

mis en ligne le 8 octobre 2016 - Mauvaise Troupe

Peux-tu nous parler de ton implication dans la lutte No TAV, de ce que cette lutte a de particulier et de remarquable pour toi ?

Je suis née dans la vallée de Susa, puis j’ai habité vers Turin, et je suis revenue parce que j’étais enseignante, et quand j’ai été titulaire, je suis venue travailler dans une école de Susa, puis ici à Bussoleno. J’ai pu partager l’histoire de la vallée et de ses luttes à partir des années 1970.
Pour moi ce qui caractérise la lutte No TAV, c’est que c’est une lutte de prise de conscience collective. Elle n’est pas née de quelques personnes isolées, sa grande force a été sa capacité à impliquer, à élargir, puis à faire grandir des réalités [1]. La victoire que nous avons déjà eue est celle-ci, la victoire contre la résignation : « ils sont très forts, mais ils ne nous aurons pas ! » Et ça, ça ne peut tenir que si on acquiert la conscience, la capacité de comprendre que les luttes sont toujours collectives. Dans les luttes véritables, ils n’y pas un leader grâce auquel tout advient. Notre lutte avance parce que c’est la lutte de beaucoup de gens, pas de un, ni de deux, ni de trois.
Il nous faut aussi de l’expertise et de l’expérience, l’élément technique est important, le savoir doit être total et approfondi, nous parlons de barricades réelles et de barricades de papier, et les barricades de papier ont aussi leur poids. Par exemple, au début, une des choses les plus importantes que nous avons faite, ça a été de partager le savoir, de ne pas déléguer cette expérience, y compris à l’expert. Parce que c’est un mécanisme qui peut arriver : tu sais quelque chose, et tu t’en sers comme d’un instrument de pouvoir, parce qu’en sachant ça, tu fais l’expert et tu réussis à imposer ton avis aux autres. Nous avons refusé cela, parce que le savoir doit être à tous, et de fait si vous parlez avec les gens du mouvement No TAV, tous savent. C’est un bagage important, parce qu’un mouvement meurt s’il n’a pas de racines, et les racines sont aussi celles-là. Elles sont la mémoire, technique, mais aussi historique, sociale et politique.


Ici, à Bussoleno, le chemin de fer a une importance particulière ?

La lutte contre le TAV a plus de 25 ans. Ici nous avons commencé contre la privatisation du chemin de fer, en 1991. Cette privatisation engendrait l’augmentation du prix des billets, la fermeture des gares, des services... Ici il y a un pôle ferroviaire très important : le dépôt de locomotives, l’école de machiniste, l’atelier ferroviaire... On a donc eu un poids important dans cette bataille, parce que la privatisation signifiait entre autres la fermeture de l’atelier où travaillaient mille cheminots. Aujourd’hui, malheureusement, il n’y a plus rien. Les sections de lignes normales étaient fermées en même temps que de nouveaux projets de construction de TGV commençaient. Nous avons fait des grèves, des assemblées, en impliquant aussi les écoles. J’étais enseignante au lycée, nous nous sommes mis en grève nous aussi, les commerces ont fermé, pour souligner que nous voulions le chemin de fer pour tous. En ce qui concerne le TGV, il passait déjà dans la vallée, mais sur les voies normales. Il y en avait six par jour, aujourd’hui il n’y en a plus que de deux, il n’y a pas de clientèle. Nous avons commencé à lutter contre ce modèle de transport qui sert seulement à certains puissants. Le projet du TAV date de 1991, il est parallèle à la privatisation. La privatisation annonçait clairement la construction du TAV. Il faut préciser que les intérêts du TAV sont essentiellement dans la construction, il s’agit de commencer les travaux et de les continuer pour toujours, ce n’est pas le résultat qui compte, ce n’est qu’une manière de voler de l’argent public. Mais nous nous opposons aussi à ce projet pour des raisons environnementales, ces mêmes raisons qui ont été à la base de la lutte contre l’autoroute.


On imagine qu’une telle infrastructure, avec ses viaducs qui défigurent la vallée, n’a pas dû vous laisser indifférents… Comment l’opposition s’est-elle déroulée ?

La lutte contre l’autoroute a eu lieu dans les années 1990. On savait que sa construction allait détruire la vallée, les vergers, les forêts, les vignes... Nous ne la voulions pas comme modèle de transport, nous savions que ce n’était pas pour les gens d’ici. Il y avait déjà beaucoup de trafic vers et depuis la France, de la pollution. Il aurait été possible d’utiliser les routes de la vallée, parce qu’on venait de faire les déviations, les routes ne passaient déjà plus dans les villages. Parallèlement à la construction de l’autoroute, ils ont fermé toutes les usines de la vallée. Ils ont commencé à apporter d’ailleurs ce qui avant était produit ici. Après, on voyait passer sur l’autoroute des camions venant de France pleins de foin qui avant était récolté dans nos prés. Ça a été dévastateur sur un plan environnemental et humain. Pour construire l’autoroute deux ouvriers sont morts, dans les tunnels. Face au projet, il y avait deux méthodes de lutte : il y avait ceux qui disaient « cherchons à minimiser les dommages, elle va être construite, cherchons un accord », c’étaient toutes les grandes associations écologistes... Et ils se sont assis à la table des négociations avec les constructeurs de l’autoroute. Nous on a toujours refusé, parce que ce qu’on voulait c’est qu’elle ne soit jamais construite. Il y avait donc ces deux manières. Nous on a fait un comité à Bussoleno, avec un peu tout le village, notamment les propriétaires des terrains qui n’avaient pas accepté de vendre et qui ont dû être expropriés. Finalement nous avons perdu, mais ça a été un échec significatif, parce que les gens, après que l’autoroute a été faite, ont commencé à comprendre ce que ça voulait dire, à quel point ils étaient pris pour des imbéciles. Le comble ça a été quand cette autoroute fut appelée autoroute « écologique » du Val de Susa, parce qu’elle avait été construite en tenant compte des recommandations des associations écologistes... Finalement, les indemnisations n’ont jamais été touchées par les propriétaires. La pollution a été infinie. Ils disaient que quand il y aurait l’autoroute, il y aurait du travail, mais au contraire les usines ont fermé. Les gens ont compris. Cette défaite a été significative, importante, pour montrer qu’on devait lutter autrement, pas avec des compromis, mais avec une vraie opposition.

Le deuxième épisode de lutte précédent le No TAV dans la vallée, c’était contre la ligne THT qui devait venir de Superphénix en Isère. En Italie, on a gagné le référendum sur le nucléaire en 1986 car il y avait eu Tchernobyl, ici on ne pouvait plus manger les légumes, de champignons, de lait, etc., alors que chez vous ils n’ont rien dit. L’ENEL, qui est l’équivalent italien d’EDF, a alors acheté un tiers des parts des centrales françaises, et ils voulaient amener cette électricité en Italie. Ils la payaient très peu, mais nous la faisaient payer cher... On avait déjà une ligne dans la vallée, ils voulaient en faire une autre de 300.000 volts. On a cherché des contacts avec la France, avec les comités anti-nucléaires et contre la THT. On s’est mis d’accord pour faire une lutte commune contre cette ligne, on a fait des manifestations ensemble.
Dans la vallée, pour la première fois des comités autonomes sont nés. On n’a plus laissé les choses entre les mains de la Legambiente [2]. On avait impliqué les maires. Ils étaient avec nous, et la Communauté de Montagne [3] aussi. Ils ne dirigeaient pas, mais ils étaient avec nous. C’est un peu le modèle qu’on a reproduit pour la lutte No TAV : c’était la première lutte sans délégation. On ne déléguait pas au système politique, l’institution pouvait venir avec nous, mais nous avions le contrôle direct. C’est la bonne manière de faire. Au final, nous avons gagné. Ils ont abandonné le projet en 1989, et cette victoire a servi à tous, ils ont enterré les lignes dans toute l’Italie, et surtout ils en ont fait moins.
C’est à ce moment-là qu’a commencé la lutte contre contre le TAV, et ce modèle était clair, on voyait comment on pouvait vaincre : impliquer les personnes, s’informer, ne pas déléguer. La décision et le savoir doivent venir du bas.


Les comités de village, c’est un peu ce qui fait l’âme du mouvement ?

Les comités No TAV ne sont pas nés abstraitement, mais pour répondre à des besoins réels. En face, ils commençaient à vouloir avancer sur le terrain. On a compris que le contrôle du territoire devait être porté collectivement. Les comités sont nés comme ça. Le premier a été le comité de lutte populaire de Bussoleno à la fin des années 1990. C’est une réunion de différents groupes : Rifondazione communista [4], Askatasuna [5], et un groupe dissident de Rifondazione : le collectif Linea rossa. Nous nous sommes mis ensemble pour lutter contre le TAV. Nous tenions la position la plus radicale, la plus politique. En 2001, on a organisé, avec le comité Habitat [6], une manifestation contre les accords franco-italiens à propos du TAV. La division s’estompait entre les différentes positions, des gens venaient, qui n’avaient jamais fait de politique, qui s’étaient toujours occupés de leurs affaires et parmi eux beaucoup d’anciens. Donc le 29 janvier, à Turin, on a organisé une manifestation qui devait se rendre devant l’immeuble où ils allaient signer. Une bonne partie de la vallée, au moins 5 000 personnes, est venue contester la signature. C’étaient les enfants des écoles, les vieux. Beaucoup allaient à une manifestation pour la première fois de leur vie. Il y avait un climat de fête, avec des ballons, des masques, les bannières des villages, etc. Mais en face, tout au long du cortège, 2 000 policiers étaient disposés en rang. On ne pouvait même pas accéder aux rues parallèles et, au bout de la rue, il y avait un barrage qui nous bloquait l’accès. On a cherché à avancer et là, les coups ont commencé à pleuvoir. Cette fois, les gens ont vraiment compris que les policiers n’étaient pas là pour protéger nos droits, mais pour protéger les intérêts de quelques-uns. Les accords ont été signés, mais cette journée a fait grandir le mouvement.


Cette proximité avec Turin a semble-t-il perduré ?

Les liens entre Turin et la vallée se sont développés notamment grâce aux campings, le premier fut organisé en 1999, il était vraiment petit, c’était après le premier mai, on l’a fait dans un pré pas loin de Bussoleno. Après on en a fait un chaque année. D’abord on les a fait ici, puis à Condove. Et à partir de 2005, on les a faits à Venaus. Il y avait surtout des jeunes des villes, mais aussi des gens de la vallée qui venaient parce que c’était un lieu de débat. Pendant les campings, on faisait à manger, on mangeait ensemble, on projetait des films, on organisait des discussions, on faisait des excursions aux endroits où on suspectait des problèmes environnementaux. Il y avait toujours une manifestation à faire, on allait distribuer des tracts dans tous les marchés de la vallée, on invitait les gens, on discutait avec eux, et puis il y avait les tournois de foot avec différentes équipes : l’équipe du comité populaire de Bussoleno, l’équipe du presidio de Borgone, ceux d’Askatasuna de Turin. Vous voyez cette coupe-là ? C’est celle qu’a remportée le comité de Bussoleno. C’était un moyen de vivre ensemble, d’approfondir les discours, de rencontrer la population, de faire des actions. Tous les ans ça se fait, c’est désormais un élément de continuité.


C’était aussi la période du mouvement anti-mondialisation, les valsusains y ont participé ?

En 2001 on est allés au contre-sommet du G8 à Gênes, en tant que mouvement No TAV. La veille ils avaient assassiné Carlo [Giuliani]. Il y avait déjà six bus que l’on avait affrétés, mais après sa mort on en a fait trois de plus, parce que les gens étaient indignés. On a senti là-bas pour la première fois les lacrymogènes au gaz CS qu’à partir de 2010 ils ont tirés ici. Durant toute la manif on était suivis par un hélicoptère qui était au-dessus de notre cortège, on avait déjà cette réputation de violence : le journal local, l’Espresso, avait publié une classification des tranches de dangerosité de ceux qui se rendaient à Gênes : il y avait la tranche blanche, puis la tranche rose des groupes non-violents, puis la tranche rouge, la tranche bleue et la tranche noire des black blocs. Nous nous étions dans la tranche bleue, nous étions déjà haut dans la classification de la dangerosité !
On était 500 de la vallée à être venus. Imaginez tout notre cortège avec nos drapeaux, c’était la première fois qu’on les utilisait, on venait de les faire faire. On a eu des discussions sur la couleur, certains voulaient le faire rouge avec l’inscription blanche, d’autres voulaient le faire blanc avec l’inscription rouge. C’est cette dernière version qui a gagné. Moi je l’aurais préféré rouge, mais on s’est mis d’accord et on a eu raison, parce que c’est un drapeau qui peut plaire à tout le monde, même à ceux qui ne sont pas encore sensibles à une vision plus radicale de la lutte. On a fait presque 100 000 drapeaux depuis lors. Ce drapeau fait aujourd’hui partie de toutes les luttes contre le TAV, ce n’est plus seulement la vallée de Susa, il y a le Terzo Valico, il y a les camarades du Brenero, ceux du Mugello, avec qui nous sommes en contact. Gênes, ça a été un moment d’agrégation, je me rappelle que ça a aussi été la première fois que des jeunes catholiques de la vallée sont venus avec nous. Il y avait en particulier une jeune fille qui avait mis à son cou une pancarte sur laquelle était écrite une prière, et ils avaient aussi le drapeau, même si nous n’étions pas encore en contact avec eux. Le vieux sur le drapeaux, on l’a pris du logo d’un groupe de jeunes antifascistes français. Et pourquoi on a mis le vieux ? Parce que c’est un vieux qui ne se ramollit pas, ça veut dire que les anciens sont utiles aussi ! Nous, nous nous approchons du troisième âge mais nous sommes encore jeunes. Et aussi parce qu’il a le poing levé, c’est un signe de lutte, il ne se rend pas, et puis parce que c’est pas un bon vieux qui raconte les histoires, mais un vieux qui mord encore ! Ça veut dire qu’on peut lutter jusqu’au bout. Et puis c’est drôle, ça montre qu’on n’est pas rigides. C’est le signe de la rencontre des générations, parce que cette idée du vieux, ce n’est pas nous les anciens qui l’avons eue, c’était l’idée des jeunes, un peu pour se moquer de nous, comme pour dire : « Vous êtes encore là avec les sabots aux pieds », mais surtout par sympathie, parce que dans le mouvement No TAV, la rencontre des générations est une chose importante.
Aujourd’hui, si vous allez au-dessus du chantier, vous verrez une cabane construite par un groupe créé par des anciens. C’est une belle idée, amusante aussi. C’est important cet aspect joyeux, plutôt que de rester à attendre la mort devant la télévision. Ce mouvement, au-delà de la lutte contre le TAV, a donné une raison de vivre et a remis en question le fait de rester enfermé à la maison, à avaler tout ce qu’on te dit. Retourner dans la rue, recommencer à chercher une vie collective, ça a été une chose fondamentale.


Cette vie collective paraît indissociable des lieux qu’elle se donne pour se développer. Peux-tu nous raconter le rôle des presidi dans la lutte ?

C’est une chose fondamentale. Beaucoup de comités commençaient à naître, on allait voir les mairies, tous les propriétaires qu’ils voulaient exproprier. Des comités sont nés partout. Là encore on ne délègue pas, il n’y a pas un comité qui décide pour les autres ou une grosse organisation qui regroupe tout. Le mouvement, c’est autre chose, c’est l’ensemble des comités mais aussi de ceux qui ne sont pas dans des comités, tu ne peux pas faire une structure qui après t’étouffe, ça doit être le plus large possible de manière à ce que tout le monde puisse participer comme il veut. Il y a bien sûr des moments d’organisation, qui sont les assemblées. Les décisions ne sont pas prises par quelques-uns, avec la délégation de tous, une assemblée est une assemblée, on fait des propositions, et elles sont acceptées ou non, par les applaudissements, on ne lève pas la main pour compter les pour et les contre, parce que ce qui nous intéresse ce n’est pas de voter mais de décider quelque chose ensemble.
Les presidi sont nés quand ça a servi qu’ils naissent. Le premier presidio est né en 2005 à Borgone sur le terrain qui allait être exproprié. Pour éviter que les carabiniers et les machines arrivent et qu’il n’y ait personne, on a décidé d’occuper ce terrain, on a commencé par mettre des tentes et on est restés là jour et nuit à attendre. Puis est né celui de Bruzolo, et le plus grand, celui de Venaus. Ces presidi durent, résistent. Ils sont restés parce qu’ils sont devenus des lieux d’élaboration sociale, de rencontre. C’est aussi ce que je vous disais au sujet de l’aspect humain, les gens s’impliquent parce qu’ils se sentent importants, utiles, ils se sentent grandir collectivement. C’est pour cela que les presidi sont des lieux vivants. Ce sont aussi des lieux d’accueil, comme celui de Venaus.


Avant d’en venir à Venaus, pourrais-tu nous parler de la bataille de Seghino ?

Jusqu’au 31 octobre 2005, nous n’avions pas eu de grands affrontements avec les forces de l’ordre. Ils nous disaient : « on vient occuper ce terrain », nous disions « non » et ils partaient. Le 31 octobre, il devait y avoir un sondage, les maires avaient donné rendez-vous à tout le monde à 7 heures près du cimetière de Monpantero. Mais nous, on y était allés en avance dans la nuit, parce qu’on savait ce qui pouvait arriver. Il y avait des anciens, des gens du comité de lutte populaire, mais aussi beaucoup de jeunes qui commençaient à venir d’ailleurs, parce qu’ils trouvaient ici une réponse à un besoin d’opposition qu’ils ne trouvaient nulle part. Alors nous sommes montés là-haut, et le matin on a vu arriver les gyrophares bleus sur l’autoroute, et ils sont montés, d’abord en voiture, puis à pied, en tenue anti-émeute. Nous étions sur un pont, devenu célèbre, et, à un certain moment, nous nous sommes retrouvés face à face avec eux. Et là, pas de maires pour faire tampon. Juste nous, une centaine de personnes en face d’eux. Ils étaient nombreux. Alors là, que faire ? Pratiquer une résistance réelle, ou dire : « On a fait ce qu’on a pu, on part en sauvant l’honneur, et on va continuer à lutter autrement ? » Le choix que nous avons fait a été celui de résister. Ça pouvait se passer très bien ou très mal : ou un miracle se produit, ou on prend une bonne raclée. Ils ont avancé, ils ont poussé, et on a commencé à les pousser aussi. Tu imagines, moi qui suis maigre, j’avais l’impression que mes côtes allaient casser ! Nous, les anciens, on s’était mis devant et on était pris en sandwich. Les policiers avaient enlevé les rambardes du pont, et le torrent était à quelques mètres en dessous. Ils auraient pu nous tuer. Mais le miracle s’est produit : on a commencé à voir des lumières arriver de tous les côtés de la montagne. De 7 heures à 8 heures, nous avions résisté à une centaine, et maintenant les gens qui étaient en dessous commençaient à monter, contournaient la police à travers les cours des maisons – parce qu’il y a le hameau en dessous – par des sentiers que seuls les gens du coin connaissent. On a vu toute la montagne qui s’animait, tous les alentours étaient en mouvement et les gens nous ont rejoints. En un instant, nous sommes devenus un millier, et là les choses étaient un peu différentes ! À la fin, les maires aussi nous ont rejoints.
On est restés toute la journée puis vers le soir il nous a semblé qu’on avait gagné. On est descendus, en bas il y avait tout le monde qui applaudissait. Parce que les maires avaient négocié le retrait des troupes, et qu’en plus il y a des lois en Italie qui disent qu’après le coucher du soleil, on ne peut plus aller dans les montagnes avec des véhicules blindés comme les leurs, notamment pour la tranquillité des animaux. Mais eux ne les ont jamais respectées. Et à une heure du matin on a reçu un coup de téléphone de personnes habitant à Seghino qui nous ont dit : « On voit passer des gyrophares, que se passe-t-il ? » En fait, une fois que tout le monde a été parti, ils ont amené la foreuse et ils l’ont installée. Pourtant à cet endroit, ils n’ont fait aucun forage, c’était une chose plus symbolique que réelle, ils voulaient démontrer qu’ils avaient gagné. Ils ont tellement gagné qu’ils sont restés là-haut à occuper les lieux pendant un mois et demi et ils ont militarisé tous les environs. Les gens de Monpantero ne pouvaient plus monter sans exhiber leur carte d’identité et aucune personne non-résidente de Monpantero ne pouvait entrer dans le village, tu ne pouvais pas aller voir tes amis, ta famille. Il y en avait un qui avait sa fiancée à Monpantero, lui il était de Novalesa, il ne pouvait plus la voir chez elle, il devait lui demander de sortir... Il s’est produit des choses folles, je vais vous en raconter une parce que je m’en rappellerai toujours. Il y avait une vieille, la pauvre, qui était à l’hôpital de Susa – ça n’est pas loin de Monpantero. Elle meurt à Susa et naturellement le jour de l’enterrement, ils l’amènent à Monpantero. Ils ont bloqué le cortège funèbre, ils ont ouvert le corbillard pour voir si par hasard il n’y avait pas quelqu’un qui se cachait à l’intérieur, s’il n’y avait pas quelque chose caché sous les couronnes de fleurs. C’est une insulte pour la famille. Et puis ensuite, beaucoup de gens ont été arrêtés, parce qu’imaginez, c’étaient les mois d’octobre et novembre, et c’est la période où on fait du bois là-haut, alors ils arrêtaient tous ceux qui allaient et venaient, et beaucoup ont été amenés au commissariat et on leur a confisqué leurs... haches ! Et ils ont été inculpés pour port d’armes prohibées ! Si certains avaient encore des doutes jusque là, là il n’y en avait plus.

Et puis un mois après Seghino, fin novembre, vint l’occupation de Venaus [7], jour et nuit, sous la neige. Les petites vieilles apportaient le thé aux militaires de l’autre côté de la barricade, parce qu’elles disaient : « les pauvres petits, ils vont prendre froid ». Nous de ce côté on mangeait de la polenta, et eux de l’autre côté ils avaient un petit sac avec deux paninis dégoûtants dedans. Le 6 décembre, ils attaquent, ils détruisent le camping, ils occupent et ils ouvrent le premier chantier. Ils tapent sur tous les gens qu’ils trouvent. Plus question de leur donner du thé… Le 8 décembre, on est retournés à Venaus avec 60 000 personnes et on a repris le chantier. Si vous aviez vu ces grilles avec tous ces gens, avec des vieux, il y avait même d’anciens résistants qui nous disaient : « Le moment est venu de reprendre les fusils ! » C’était le rêve d’un passé qui revenait. Il y avait des gens qui n’étaient jamais venus aux manifestations avant. Ce jour-là, le 8 décembre, ils ont essayé de nous empêcher de passer en nous donnant des myriades de coups, ils m’ont tapé sur la figure et j’ai fini à l’hôpital, mais avant je suis allée reprendre le chantier, ils m’ont cassé le nez mais en attendant, ce jour-là, nous avons gagné. Et, comme un signe du destin, le 8 décembre 2005, la libération de Venaus, coïncide avec la date du serment de la Garda. La Garda est un petit hameau au-dessus de San Gioro où la première formation partisane d’Italie est née le 8 décembre 1943. C’est le jour où ils l’ont rendue officielle par un serment. La vallée a toujours eu cette tradition des partisans, la maison de Silvano – mon compagnon –, sur ce versant au-dessus, était un lieu important, toute sa famille était dans la Résistance, les vieux utilisaient cette maison comme point de rencontre entre les familles qui montaient apporter des choses et les jeunes qui descendaient de la montagne. Et sa grand-mère, s’il y avait un danger, mettaient du linge étendu, comme un signal pour que les familles ne montent pas et que les jeunes ne descendent pas. La lutte partisane ici, c’était la lutte du peuple, parce que les familles avaient leur enfants qui étaient là-haut, qui étaient montés dans la montagne, et puis ça a été aussi une lutte des cheminots, il y avait une brigade de cheminots qui avaient abandonné leur travail pour monter dans la montagne, ils étaient environ 400, pour ne pas collaborer avec les nazis et les fascistes.


Est-ce que tu pourrais nous raconter l’histoire de cette pizzeria dans laquelle nous nous trouvons ?

La Credenza n’est pas un restaurant normal. C’est un restaurant, mais c’est aussi une association, un point de rencontre et d’accueil et c’est devenu un lieu d’élaboration politique. Tu dois être au milieu des gens, et donc pendant que tu manges une pizza, tu peux discuter. On l’a créée en 2005, car c’était le moment où il y avait besoin d’endroits pour accueillir ceux qui étaient en résidence surveillée, des jeunes des centres sociaux de la ville qui pouvaient se domicilier là, parce que soit ils avaient un domicile, soit ils allaient en prison. Il y a des lits, ceux qui ne savent pas où aller peuvent venir aussi. Cela a aussi été une manière de contrecarrer les interdictions de territoire : avoir son domicile dans la vallée était alors la seule manière de pouvoir continuer à y venir. C’est un endroit où on mange bien, mais c’est surtout un lieu de soutien, d’élaboration politique et culturelle – nous avons Radio No TAV à l’étage. Avant, en Italie, il y avait des endroits qui s’appelaient les Maisons du peuple, c’étaient des lieux comme celui-ci, on buvait, on mangeait, mais surtout on discutait. Ici, c’est ouvert à tous. Nous l’avons appelée la Credenza, c’est-à-dire à la fois le buffet que l’on trouve dans les cuisines et la croyance. C’est une référence à la règle des Dolciniens qui disait : « de chacun selon ses possibilités, à chacun selon ses besoins. » Les Dolciniens étaient des hérétiques du XIVème siècle. C’étaient des groupes de caractère populaire qui combattaient la féodalité et contre lesquels le pape a lancé la dernière croisade.
Nous nous référons aussi au mouvement ouvrier du XIXème qui tenait les communistes et les anarchistes ensemble, ce n’était pas une chose standardisée, et nous, on se reconnaît là-dedans. Et aussi dans la Commune de Paris. C’est une histoire toute particulière. Ici, tu es sur le terrain de la vie réelle, là où tu trouves des compagnons de route. Le mouvement No TAV avait déjà en lui ces caractéristiques au moment où il est né, il est fait de tant d’histoires différentes, de tant de personnes qui n’étaient pas toutes de gauche, et qui se sont radicalisées au fil du temps. La lutte doit être dure, et avec tes compagnons de route, ce que tu veux faire doit être très clair : tu n’es pas là pour le compromis, tu n’accepteras pas de te transformer pour de l’argent. Le mouvement No TAV gagne parce qu’il a réussi à faire ça.


La Credenza a aussi été la cible d’opérations policières ?

En 2013 ils étaient venus faire une perquisition lors d’une inculpation pour terrorisme de huit jeunes, c’étaient les premières inculpations pour terrorisme. Comme je vous l’ai dit, beaucoup de jeunes ont leur résidence ici pour contourner les interdictions de territoire. À cette époque on avait une douzaine de résidents, même s’ils n’habitaient pas tous réellement ici... Donc le jour de l’arrestation des huit, ils avaient fait une perquisition dans les maisons, et aussi à la Credenza, ici. Parce que l’un des jeunes habitait au-dessus. Mais ils ne sont pas seulement venus dans la chambre où il habitait, ils sont venus dans la salle de restaurant, à six heures du matin, il y avait le pizzaiolo qui faisait la pizza. Ils avaient interdit aux jeunes de téléphoner, parce que nous n’habitons pas là et ils ne voulaient pas qu’ils nous préviennent, alors c’est le pizzaiolo qui nous a prévenus et on les a empêchés d’aller là où il y a la radio, parce que pour aller là ils devaient avoir un ordre de perquisition. Ils sont venus là, ils ont vu le pizzaiolo, ils lui ont dit : « qu’est-ce que tu fais ici ? » Il a eu peur, parce que des gens qui arrivent comme ça le matin, que veulent-ils ? Ils les a pris pour des voleurs et leur a dit : « si vous ne partez pas tout de suite j’appelle les carabiniers ! » Et eux ils ont dit : « non, c’est nous les carabiniers ! » C’était la DIGOS [8], en civil. Ils avaient carrément amené une échelle, en prévoyant que si les gens ne leur ouvraient pas la porte, ils monteraient par le balcon. Ils sont venus là et, entre autres choses, ils ont dit qu’ils cherchaient des cocktails molotov faits avec les bouteilles de bière Moretti. Évidemment, dans la pizzeria on a des bouteilles de bière Moretti, et ils sont allés voir dans le frigo, comme si nous tenions les molotov au frais ! Ils regardaient aussi les pintoni, les grosses bouteilles de vin… Ils voulaient voir l’intérieur de la Credenza, parce qu’ils n’avaient jamais pu entrer, donc pour eux, c’était une source d’informations. Alors le soir il y a eu une grande marche aux flambeaux. Il y avait 5000 personnes, avec des gens qui faisaient de la musique, dans le village, on avait réussi à réunir tout ce monde en une seule journée.


Quels sont les liens du mouvement No TAV avec les autres luttes en Italie et dans le monde ?

C’est une longue histoire, parce que ces rapports avec les différentes luttes du monde, pour certains d’entre nous, durent depuis toujours. Dans les premiers temps, ce n’était pas aussi évident. Puis, il y a eu une croissance collective, au début certains disaient qu’il ne fallait pas trop s’élargir. Il y avait des gens de la Ligue du Nord, des gens de droite, qui ont ensuite renoncé à ces positions. Donc des gens qui sont complètement anti-communistes aussi. Mais la vraie merveille, c’est que des réalités aussi différentes aient grandi au niveau de la solidarité et c’est pour ça que dans le mouvement No TAV, tu réussis à créer des rapports qui sont un peu plus solides que le simple hasard de la rencontre. Nous devons dire que cette lutte a fait grandir les gens, y compris politiquement. Politiquement, du point de vue de l’ouverture sur les problèmes et l’injustice du monde, au-delà du seul territoire. Politiquement, aussi, sur le refus de la division entre bons et méchants, parce qu’au départ ce n’était pas comme ça. Je me rappelle quand ils nous avaient arrêtés, en 2001, juste avant la manifestation à Turin dont je vous parlais tout à l’heure... On était allés, avec quelques jeunes de l’Askatasuna de Turin, à l’hôtel de région et on étaient entrés avec notre banderole, on avait eu la solidarité immédiate de nos camarades, mais il y avait une assemblée dans la vallée, et quand ils m’ont relâchée, je suis allée à cette assemblée, et ils ne voulaient pas me donner la parole. Parce qu’être entrés dans la salle du conseil, tous ne l’approuvaient pas, tu comprends. Je ne veux pas montrer du doigt ceux qui alors n’approuvaient pas, je veux seulement dire que ces mêmes personnes aujourd’hui le partagent.
Mercredi, on est allés au Terzo Valico soutenir les opposants à la ligne TAV entre Tortone et Gênes, d’autres fois c’est eux qui sont venus là. Notre lutte est importante parce qu’elle a eu l’aide et le soutien de beaucoup d’endroits. Des gens viennent de partout, beaucoup de jeunes, et ils ne viennent pas seulement pour voir, mais pour participer, parce que là où naît une espérance, un rêve, les gens ont besoin de cœur, alors là où tu sens qu’il y a l’espérance d’un modèle de vie différent, qu’il y a une lutte contre l’indifférence, les gens viennent. Ils viennent pour participer, parce qu’ils partagent et pensent que c’est un enrichissement aussi pour eux et ils le ramènent là où ils vivent. C’est vrai que notre lutte a été un élément important pour la naissance de beaucoup d’autres luttes. C’est aussi pour ça qu’on se sent faire partie d’autres expériences, d’autres réalités. Quand on est allés en Grèce dans un des centres sociaux d’Exarchia, il y avait le drapeau No TAV, ils l’avaient déjà...
Ce qu’on a conquis ici s’est également exporté. Si quelqu’un décide de prendre des cisailles et de couper les grilles du chantier, c’est une chose qui ne scandalise plus personne ici, ni ailleurs non plus je crois. Le sens de la force collective, le thème de la lutte populaire, qui est faite par beaucoup de gens avec des histoires différentes, qui s’unissent et évoluent à travers des situations qui donnent du courage, ça aussi évidemment c’est un patrimoine commun. Le temps est toujours relatif. Ce que nous avons acquis en vingt-cinq ans est un patrimoine qui est déjà disponible pour les autres, donc ils arrivent rapidement à faire quelque chose, et à avancer un peu plus loin. Par exemple ce qui se passe au No MUOS [9], en Sicile, ça nous remplit de joie. Tu imagines cette population contre les patrons des armées et de la guerre dans le monde ? C’est une chose qui te fait te sentir forts tous ensemble. C’est la même chose pour les autres luttes : la victoire de chacun est la victoire de tous, pas seulement par solidarité, mais parce que tu sens qu’on peut agir, qu’on peut éliminer le sentiment d’être vaincus à l’intérieur. Si l’un d’entre nous réussit, on réussit tous. Ce n’est pas une belle phrase : c’est vrai.

Il est parfois tentant de vouloir prendre une lutte pour modèle et de vouloir la reproduire, parfois de manière un peu caricaturale...
Le risque, c’est qu’une lutte devienne mode ; mais si elle devient mode, comme la mode, elle se ternit immédiatement, il faut mettre des racines. L’arbre qui pousse haut, s’il n’a pas de racines profondes, il tombe. Il faut tenir compte des différentes situations, des gens avec qui tu es en contact, du nombre de personnes, parce que ce n’est pas seulement une question d’arriver à faire les choses – faire la marche, aller aux grilles – c’est que ces choses doivent répondre à un sentiment plus profond. Qu’il y ait un dessein, une route qui avance.


Ton attachement au territoire a été modifié par la lutte ?

Évidemment… Pour comprendre cela il faudrait raconter toute l’histoire de la libre république de la Maddalena, de ce qu’elle a été. Ce sont aussi des souvenirs de vie, ce n’est pas seulement une vision hédoniste du monde, ce sont des choses qui te ramènent à l’atmosphère, à l’époque, et aussi à ces lieux qui nous sont devenus chers parce qu’ils sont vraiment devenus nôtres, et pas parce que nous avons acheté des bouts de terrains. Là-bas il y avait des châtaigniers de 300 ans qui donnaient encore des fruits, et des animaux qui aujourd’hui avec le chantier sont tous morts. Ils leur ont coupé l’accès à l’eau ; autour des grilles, si tu y vas juste après que la neige soit tombée, tu vois toutes les traces des animaux autour du grillage, des sangliers, des cerfs, des blaireaux, de tous les animaux qui vivaient là. Il y avait des fourmis et maintenant tu n’en vois plus une seule. Parce que la lutte est aussi commune, on se bat aussi pour un nouveau rapport avec la nature. Car nous avons tous pris conscience que tu ne peux pas te sauver tout seul, ni comme être humain, si tu ne respectes pas les équilibres puis le retour à un rapport plus naturel avec la vie et avec les autres êtres vivants. Les animaux qui sont là eux aussi ont la même dignité que nous, parce qu’eux aussi au fond témoignent du fait qu’il y a une manière différente de vivre.
Au fond je pense que les seuls vrais conservateurs, c’est nous ! Nous voulons défendre, conserver les éléments ; révolutionnaire et conservateur ne sont pas deux mots antithétiques, ce sont les deux faces de la même réalité. Tradition vient du latin tradere, qui veut dire porter, transporter. Ce n’est pas fixé pour toujours, c’est une redécouverte : se défendre avec une vision du futur.
C’est aussi pour cela qu’il y a tant de répression à notre égard. Parce qu’en réalité, dans ce moment, à cet endroit, dans cette histoire, on a expérimenté une autre perspective de vie, et aussi une autre perspective vis-à-vis des institutions. Parce que quand on dit qu’il n’y a pas de bons et de méchants, on revendique notre droit non seulement à la résistance passive, mais au sabotage, nous revendiquons tout ce qui s’est passé, on a tous coupé les grilles, les actes de sabotages nous les avons faits parce que ce qui est en train de se passer est injuste, c’est le droit de résister, et pas seulement le droit, mais aussi le devoir de résister quand le pouvoir met en place des actions injustes et destructrices. Et donc vivre ces choses signifie aussi trouver la force de les défendre. Ce chantier-là, nous voulons le démolir, on ne se contente pas de dire « attendons que... », parce que nous savons que chaque pas vers la destruction de l’ordre du monde est irréversible. Et c’est cette prise de conscience, des anciens et des jeunes, et aussi des enfants, qui fait peur au pouvoir.


Quels sont tes plus beaux souvenirs de lutte ?

Je peux vous raconter le 27 juin 2011, quand ils sont venus expulser la libre république de la Maddalena. Nous, on était là depuis la nuit, on avait fait des tours de garde, personne ne pouvait venir là s’il n’était pas No TAV. Je dormais sur place. Comme ils pouvaient arriver de n’importe quel côté, on avait fait des barricades sur toutes les routes. La plus grande, nous l’avions appelée « Stalingrad ». On avait fait une assemblée la veille, où on avait décidé que ce seraient les vieux qui monteraient sur les barricades, pour qu’ils ne puissent pas frapper impunément les jeunes. Et moi j’étais une des vieilles qui avaient été portées sur la barricade. Je me rappelle, c’était un peu avant l’aube, une matinée très douce, belle, le rose de l’aube se levait avec la dernière étoile dans le ciel, si belle, et je pensais au contraste entre ce qui allait se passer et la beauté des lieux. Ça me fendait le cœur parce que je savais que ça voulait dire des arbres abattus, parce que là il y avait des bois de bouleaux magnifiques, des châtaigniers, des pins, donc je regardais ce monde encore si beau malgré le viaduc autoroutier et je pensais à ce que ça aurait été si personne n’avait résisté. Et puis on les a vus arriver, de tous les côtés, ils étaient vraiment nombreux. Il me semblait revenir au temps de Seghino, mais là c’était encore plus dramatique. Donc ils sont arrivés et on s’est dit en voyant tous ces vieux perchés : ils vont faire comme d’habitude et ils vont sans doute s’en aller. Mais non, ils ont ramené une pinzone [pince mécanique], et ils ont découpé la barricade sous nos pieds, au risque de nous faire tomber. Je me voyais déjà en bas, parce qu’entre la barricade et la route il y a une espèce de précipice. Heureusement les jeunes sont venus et ils m’ont descendue. On n’avait pas peur : ce n’est pas que nous ne connaissions pas la peur, mais quand tu sais que la raison pour laquelle tu es là est importante, ça te donne du courage. C’est un courage humble, pas du genre de celui qui dit « je combattrai seul ! », c’est la force de rester ensemble, de ne pas lâcher, de ne pas t’en aller. Tu es avec les autres et le courage devient plus fort que la peur. Et donc ils m’ont descendue de là, avec les lacrymogènes de tous les côtés et on a commencé à monter sur la montagne. Mais avant je suis allée aux toilettes, parce que ça faisait déjà trois heures que j’étais suspendue là-haut et alors que j’étais dedans, ils ont commencé à tirer des lacrymogènes et les jeunes ont dû venir me sortir de là aussi. Nous les vieux, on faisait les coqs, mais après ce sont les jeunes qui sont venus nous tirer de là ! Je me rappelle bien ce voyage sur la montagne pour rejoindre le petit village qui est au-dessus, avec eux qui arrivaient derrière, sans routes, il y avait des gens bien plus âgés que moi ou bien plus gros qui n’arrivaient pas à monter, pourtant on a tous réussi à aller là-haut. Puis je me rappelle que là-haut il y avait cette fontaine à côté de l’église, le goût de cette eau après des heures de marche sous la chaleur, au milieu des lacrymogènes… pour moi, ça, c’est l’Eau, l’eau la meilleure de ce monde. Boire cette eau à pleines mains… et puis le drame de voir qu’ils étaient en bas, le drame des jours suivants, quand on a pu aller voir nos tentes et qu’ils avaient uriné dessus, ils avaient tout cassé, tout sali, je n’ai plus rien retrouvé de mes affaires : ils avaient tout pris, tout emporté. Malgré tout, nous, on était là. On a ramené de là cinq quintaux de choses détruites, et on a vu comment en quelques jours l’endroit avait changé. Ça, c’est un souvenir… En face, ils pensaient que tout était fini. Mais la lutte a continué.

Un autre souvenir marquant pour moi, c’est lorsque je suis allée en prison pour voir deux jeunes filles No TAV qu’ils avaient arrêtées. Quand elles m’ont vue, elles m’ont prise dans leurs bras ; j’étais le monde extérieur, le monde de la lutte qui venait à elles. Ces rapports d’affection créent une autre famille – différente de la famille classique – qui est la famille dans les luttes, et ces liens-là sont vraiment indestructibles. Parce que les voir là, enfermées… Elles font partie de ma famille et je fais partie de la leur, et voilà comment ça aussi, c’est devenu important pour qu’il y ait une union avec ceux qui sont en prison en ce moment [les sept inculpés de terrorisme], pour qu’ils ne soient pas seuls. Et nos avocats se sont mis ensemble gratuitement pour les défendre. Leur système est un système d’oppression, et c’est pour ça que le nôtre lui survivra, ira au-delà dans le temps : parce qu’il propose un modèle de vie différent, d’autres principes, d’autres valeurs. Dans ces valeurs, le passé est également inscrit, pas seulement les grandes victoires comme celle de la Résistance, mais aussi les défaites. Si on gagne, on ne gagne pas seulement pour le présent et pour le futur, mais aussi pour venger les victimes du passé. Il y a toujours l’espoir que dans l’avenir quelqu’un le fera aussi pour toi. Notre lutte a déjà gagné, elle a déjà gagné moralement grâce à ce qu’elle est en train de mettre sur pied, car il y a une chose qu’elle fait apparaître et qu’elle élargit : la conscience que ce monde n’est pas le seul monde possible et que ce n’est pas le dernier horizon.

Nicoletta (à droite) aux côté de la mère de Carlo Giuliani
La Credenza, juin 2016

[1Il n’y a pas de traduction satisfaisante pour cette expression. Une « réalité » n’est ni tout à fait une position politique, ni une idéologie, ni un groupe défini, ce n’est pas simplement une composante de la lutte, mais sans doute un peu de tout cela à la fois.

[2Association environnementale officielle reconnue par le ministère italien de l’Environnement.

[3La Communauté de Montagne est une entité de droit public italien, instituée par la région à laquelle elle appartient. Elle regroupe des communes situées en zone de montagne et de prémontagne. Elle peut, pour certains aspects, s’apparenter aux communautés de communes du droit français.

[4Parti né en 1991 à la suite du « tournant de Bologne », où la direction du Parti Communiste Italien choisit de faire disparaître le terme « communiste », dans son intitulé, de renoncer aux symboles de la faucille et du marteau, pour entrer ouvertement dans la social-démocratie. Naissait alors le Partito Democratico della Sinistra, qui deviendra, après plusieurs péripéties, l’actuel Partito democratico, fondé en 2007.

[5Askatasuna est un centre social turinois, mais aussi un groupe politique à l’échelle nationale, qui s’inscrit dans la continuité de l’autonomie ouvrière.

[6Le comité Habitat, créé en 1991, va être le premier à s’opposer au TAV. Il est issu en grande partie d’un groupe antimilitariste non-violent de Condove dénonçant l’usine d’armement installée dans ce village. C’est lui qui va organiser des réunions, des soirées informatives, où seront détaillés les conséquences environnementales et sociales de la construction de la ligne, les problèmes de faisabilité et les irrégularités.

[7À Venaus, selon le premier projet, devait commencer les travaux du tunnel exploratoire, actuellement foré à la Maddalena.

[8Acronyme de Divisione Investigazioni Generali e Operazioni Speciali. Police politique créée en 1978, pendant les « années de plomb », sorte d’hybridation monstrueuse entre les RG et la BAC, est chargée de la surveillance et de la collecte d’informations pour la « prévention » des délits ou troubles de l’ordre public.

[9Le MUOS (Mobile User Objective System) est un projet de la Marine de l’armée des USA, visant à assurer les télécommunications entre les unités mobiles légères (par exemple, soldats sur le terrain ou drones). Un des sites prévu pour l’implantation de ces antennes géantes est proche de Niscemi, en Sicile. Les habitants manifestent depuis 2011 leur opposition au projet.


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