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ZAD/NO TAV Entretien n°10 Marcel, paysan indéracinable

mis en ligne le 6 octobre 2016 - Mauvaise Troupe

L’ARRIVEE A LA ZAD ET LA RELANCE DU PROJET D’AÉROPORT

Comment es-tu arrivé à Notre-Dame-des-Landes ?

Déjà on est deux, Sylvie et moi, et quatre avec les enfants. On habitait en Ille-et-Vilaine et on cherchait une ferme pour s’installer. On a cherché pendant deux ans, on a vu 22 exploitations, celle-ci était la 22ème. Je ne sais pas si c’était vraiment un coup de foudre, mais en tout cas ça nous convenait bien à beaucoup de points de vue, et on commençait à être vraiment fatigués de chercher. On s’est dit qu’on allait essayer de s’installer là, sachant qu’il y avait un projet d’aéroport qui dormait dans les tiroirs.

C’était en 1998. On est arrivés ici en juillet 99. On est allés voir Sylvain, Brigitte et Bruno [1], on a senti qu’on avait un voisinage accueillant. On a eu quelques discussions techniques, on s’est sentis dans un contexte agronomique que je connaissais bien. Le visage de la ferme en quelques mots, c’était le bocage avec des parcelles proches des bâtiments, donc la possibilité de mettre en place un système de production tel qu’on en avait envie. Et puis c’était une reprise de ferme de niveau faible financièrement puisque tout était délabré. Donc on savait qu’il y aurait de l’argent à investir mais qu’on choisirait nos investissements. Pour toutes ces raisons on s’est dit : « Il y a un risque mais on le prend », et puis Sylvain n’avait pas l’air plus stressé que ça par rapport au projet d’aéroport. Si il y avait une galère on serait dans la même galère que les autres.

C’était à une époque où la lutte était en sommeil …

Il n’y avait pas de lutte du tout même ! L’ACIPA n’existait pas encore, l’ADECA ne s’était pas réunie depuis dix ans… Il y avait un article tous les six mois sur le serpent de mer qu’était le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, c’est tout. On est venus indépendamment du sujet. Une fois une journaliste m’a dit : « Mais vous êtes venus pour vous battre ». Mais non, pas du tout !

Quand le projet d’aéroport est-il réapparu ? Comment avez-vous réagi ?

C’est en octobre 2000 avec le gouvernement Jospin et Jean-Claude Gayssot, ministre communiste de l’Équipement et des Transports, que le projet est relancé. Tout de suite FR3 a débarqué pour venir voir comment on vivait ça, et c’est un peu le début de la communication. J’ai le souvenir de quelques personnes qui étaient un peu catastrophées, mais pour nous ça restait assez lointain. Ce n’est pas parce qu’ils relancent un projet que ça va se faire. Ça n’a rien modifié dans notre attitude et notre façon de vivre ici.

Je me souviens de l’assemblée de constitution de l’ACIPA, dans la salle des Chênes à Notre-Dame, 100 chaises et 200 personnes qui étaient là. C’était une folie, tu ne pouvais plus rentrer dans la salle ! Le type qui devait parler n’était pas là, donc c’est quelqu’un d’autre qui a parlé à sa place. C’était très improvisé, mais il y avait déjà une centaine d’adhérents ce soir-là. Dans le même temps l’ADECA a été relancée.

Nous on s’est inscrits dans ces mouvements aussitôt, mais de façon plutôt discrète. Ce que je peux dire c’est qu’on ne se sentait pas au cœur du sujet ; le village du Liminbout n’était pas encore concerné par la ZAD, la zone d’aménagement différé. Il y avait seulement entre 13 et 15 hectares de notre ferme qui étaient concernés par le projet d’aéroport à l’époque, donc nettement moins de surface qu’aujourd’hui. Et surtout, on a mis beaucoup de temps à s’approprier le sujet, le débat technique. D’autant plus qu’il y avait des gens brillantissimes qui répondaient tout le temps à toutes les questions, donc quand d’autres le font tu te l’appropries moins.

Est-ce que à un moment tu t’es dit : « Là ce n’est pas juste la énième fois qu’ils ressortent le sujet, mais ils vont vraiment le faire » ?

Je pense que ça a été au moment du débat public, et toutes ses séances qui ont eu lieu du 15 décembre 2002 au 28 mai 2003. Je me rappelle d’une espèce de grande foire lamentable où tu ne te retrouves pas du tout. Tu en ressors avec une impression de manipulation assez forte, celle d’une espèce de grande machine dont tu te dis qu’elle va finir quand même par t’écraser, quoi que que tu dises et quelle que soit la force de tes arguments. C’était fatigant, un peu écœurant ; des débats sans fin, avec un président qui jouait de ça, qui t’emmenait jusqu’à minuit, les gens étaient épuisés.

À ce moment-là, les composantes de la lutte n’étaient pas encore décantées, donc il y avait un joyeux bordel au sein de l’ACIPA. C’est-à-dire qu’il y avait dans l’association ceux qui plus tard allaient devenir les “ Habitants qui résistent ” [2] , à qui le fonctionnement ne convenait pas. Le président de l’époque, c’était un type auquel le bureau ne faisait pas confiance parce que c’était un mec du PS, de Grandchamp [3], qui était sur une ligne très « soutien des élus »... C’étaient des belles engueulades au sein de l’ACIPA et ça ne donnait pas confiance sur l’efficacité de ce mode d’opposition. Ni le CéDpa [4], ni la Coordination [5] n’existaient. Jusqu’en 2003 c’était comme ça en tout cas. Ensuite les “ Habitants qui résistent ” sont devenus un groupe un peu formel, qui avait une voix. Parallèlement la Coordination s’est mise en place et la direction de l’ACIPA est devenue collégiale, à plusieurs présidents, et les choses ont été beaucoup plus simples.

Est-ce que tu peux nous parler du moment où ils ont changé le tracé de l’aéroport et où le Liminbout est devenu un hameau à détruire ?

Je ne sais pas trop quand ça s’est fait. C’était en 2004-2005, par là. C’est Cercleron, l’ancien maire de Notre-Dame, qui a dû peser là-dessus : il avait des intérêts personnels au village de l’Épine, qui était alors concerné par le projet. Certes, il y avait aussi l’argument solide des 80 maisons à préserver dans ce village. Alors, ils ont redessiné les lignes sur la carte et le Liminbout s’est retrouvé inclus dans le nouveau tracé. Avant, l’aéroport aurait bouffé l’essentiel de nos pâturages et on aurait été amputés, mais ce n’était pas très bien reconnu. Et puis toutes les habitations du village étaient tellement à côté des pistes que c’était assez infâme, même indépendamment du point de vue agricole. Mais le fait de se retrouver complètement dans le tracé, ça implique la destruction totale de ton habitation, donc les choses devenaient beaucoup plus claires.

Pour autant ça ne vous donnait pas envie de partir ?

Jamais on a eu la conviction que c’était fini, que le projet allait se faire. On n’a jamais eu ça en tête. On a eu l’angoisse de se dire que si le projet se faisait, il nous faudrait un délai d’organisation important pour retrouver une ferme, et on s’est parfois demandé si ce délai-là était en train de se rétrécir. Mais jamais on ne s’est dit : « On est sûrs qu’on va perdre. »

Comment ça s’est passé pour vous les offres d’AGO-Vinci, les tractations ?

C’était en 2011, avec AGO et un bureau de géomètres qui a travaillé pour eux… Ils ont commencé à contacter un peu tout le monde. Concrètement pour nous, un de leurs employés est venu, je pense que c’était à l’été 2011. Il a pris rendez-vous et il était tout seul, c’est moi qu’il voulait voir. Il est arrivé avec un plan et il y avait deux parcelles qu’il voulait acheter. Là, il m’a dit : « Mais, il y a une maison sur votre parcelle ! » Je lui ai dit : « Et bien oui, vous n’étiez pas au courant ! » (rires) Je l’ai reçu dehors simplement et il m’a fait une proposition ridicule à 16 euros du m² en me disant qu’il savait qu’elle n’était pas bonne puisqu’il y avait une maison dessus. Il m’a dit : « J’reviendrai. » « Surtout, prenez votre temps ... » On a eu une discussion, je lui ai dit qu’on n’était pas prêts à vendre, qu’on refuserait sans doute. Il m’a dit : « C’est un peu compliqué. Vous êtes prêts à prendre un avocat ? Vous connaissez l’ACIPA ? ». Il était quand même assez neutre et bienveillant, mais je ne l’ai jamais revu ce type-là !

Ensuite on a eu une proposition telle qu’ils la faisaient aux agriculteurs, c’est-à-dire qu’ils allaient venir à très nombreux : le type d’AGO qui s’occupe du contact avec les agriculteurs, celui que j’appelle « le p’tit con » pour la boîte de géomètres qui travaille parcelle par parcelle, des gens de la DREAL [6] puisque quelques parcelles sont concernées par le réseau routier, la Chambre d’agriculture pour nous conseiller, et je ne sais plus qui d’autre. Ils comptaient débarquer au moins à cinq ou six. On a refusé en disant : « On va être deux, donc vous êtes maximum deux en face ». On a donc reçu deux personnes : l’une qui est “ public relations ” pour AGO, que j’avais déjà vue dans une réunion avec l’ADECA, qui était sur une attitude : « J’suis content de vous voir, le dossier avance et on n’a pas encore eu de contact, on va voir comment on peut faire ... » ; et puis le p’tit con du bureau de géomètres qui a demandé à Sylvie : « Bon je veux la liste des parcelles que vous aviez. » « Mais comment ça, les parcelles je les ai toujours, et ce n’est pas sûr que je ne les aie pas demain ! » C’était quelqu’un qui se mettait de plein pied en position d’autorité et pour qui tout était fait. On leur a dit : « De toute façon nous on ne prend pas de décision. Il y aura des élections présidentielles au printemps prochain et on ne prendra pas de décision avant, et le projet n’avancera pas beaucoup avant ça. » On les a reçus dehors bien sûr. Il faisait beau, mais quand même.

Le p’tit mec des parcelles a rappelé plusieurs fois au téléphone. Ensuite on nous a renvoyé un courrier qu’on devait signer, nous disant que si il n’y avait pas de nouvelles de notre part d’ici la fin de l’année, c’est qu’on allait à l’expropriation. On n’a pas répondu, on a laissé couler, donc notre dossier a été mis à l’expropriation. Il y a eu un peu de harcèlement au téléphone, mais je pense que ces gens-là sentent la faiblesse qu’il y a en face ou pas. Donc le drame c’est pour les propriétaires qui ont 70-80 ans, qui ont eu peur des discours comme quoi ils iraient au tribunal si ils ne voulaient pas vendre…

On s’est donc retrouvés dans les dossiers d’expropriation, et à ce moment-là on s’est comptés. Jusqu’en 2010 on avait fière allure les agriculteurs, parce que ce n’étaient que les gens qui vendaient leurs maisons qui étaient concernés, mais nous on n’avait pas d’interlocuteurs donc on n’avait pas de décision à prendre. On disait : « On ignore le projet… » Début 2012 on a appris par la presse qu’il restait 11 dossiers en expropriation (sur une cinquantaine de fermes impactées), mais dont une partie était dans « une attitude complète de négociation », c’était juste que la négociation ne se passait pas bien. Là on commençait à voir qu’on n’était pas nombreux [7].

Vous vous attendiez à ce qu’il y ait plus de gens qui refusent ?

C’était un peu flou. Il y a eu un choix politique à l’ADECA. Moi j’ai intégré le bureau de l’ADECA vers 2009-2010, assez tard quoi. Les choix avaient été faits avant, d’une part de ne pas faire le “serment des 103” comme au Larzac, qui aurait consisté à dire : « On va être solidaires, on ne va pas signer quoi que ce soit. » Et d’autre part de ne pas critiquer ceux qui vont signer, mais inviter tout le monde à se comporter le plus longtemps possible comme si le projet n’existait pas. Voilà, c’était fait et moi je comprenais et ça ne me paraissait pas trop stupide non plus, parce que tu vas critiquer des mecs qui ont signé alors que toi tu ne sais pas comment ça va se passer. Peut-être que dans un an c’est toi qui va signer donc faire le malin ou le juge c’est quand même toujours une affaire délicate.

Personnellement j’ai été surpris que des gens qui cultivent 80 hectares, et ne sont concernés par le projet que sur 4 hectares, signent. D’autant plus que ne pas signer avec AGO ne voulait pas dire que tu allais perdre de l’argent, ça voulait juste dire que tu allais à l’expropriation, que le juge allait appliquer une grille qui avait déjà été négociée avec la Chambre d’agriculture. Je veux dire que sur les terrains nus les règles étaient claires. Les gens qui avaient juste quelques hectares de concernés ne prenaient aucun risque, alors moi je ne comprends pas… Ils venaient aux manifs et tout, fondamentalement ils trouvent que c’est une connerie l’aéroport, pas seulement pour protéger leur jardin mais parce qu’ils trouvent que c’est du gaspillage d’argent public, etc. Je pense qu’à 99 % c’est ce que pensent les agriculteurs. Donc je n’ai jamais très bien compris pourquoi dès que l’argent arrive, ils le prennent, puisque même si le projet avançait tu toucherais l’argent dans deux ans et tu aurais fait un beau geste entre temps…

Finalement, les gens qui étaient très impactés, soit ils sont partis à la retraite ou pour faire un autre métier, soit ils sont restés. Quelqu’un comme Joël [8] c’est frappant : la maison est en-dehors, les terrains qui sont dedans appartiennent à son père et ne seront pas concernés par le bétonnage mais passeront en mesures compensatoires [9]. Donc son père pouvait encaisser l’argent de la banque, lui toucher l’argent de l’expropriation ou de l’accord amiable et continuer à exploiter ses terres dans l’avenir, mais il a tout refusé. J’ai trouvé qu’il y a eu chez des gens discrets comme Joël des attitudes très fortes.

LA GRÈVE DE LA FAIM

Pourrais-tu nous parler de la grève de la faim du printemps 2012 et de comment vous l’avez vécue ?

Début 2012 on n’est pas très à l’aise : on va à l’expropriation. Ça nous paraît tout à fait normal, puisqu’on conteste le projet. Mais on a une forte angoisse car ils avaient dit : « Plus rien dans les parcelles début 2013, vous n’aurez droit qu’à l’usage des chemins et des bâtiments. » On avait intégré cette contrainte et on se disait que si ça avançait vite, on n’avait pas d’alternative.

Nous, il nous fallait deux ans pour trouver autre chose ; on avait peur de se retrouver dans une situation de catastrophe où il nous faudrait partir en six mois, tout liquider et recommencer ailleurs à zéro. C’était une angoisse assez forte. Sylvain avait les mêmes états d’âme à ce moment-là, donc on s’est dit que ça n’allait pas. C’est le premier élément, le plus fort. Accessoirement on voyait se préparer la campagne électorale, tout à fait indépendamment de la question de Notre-Dame, alors qu’on comptait sur le débat des présidentielles pour remettre en cause le projet. Mais on était inaudibles. Donc on s’est dit : « On peut perdre cette bagarre-là, mais il faut qu’on la perde en ayant fait ce qu’il y a à faire », qu’on ne passe pas les dix dernières années de notre vie à se dire : « C’est con, et si on avait fait ceci ou cela ... »

Nous, ce qu’on avait en tête dans notre culture politique, avec quelques restes du Larzac, c’est qu’il restait une carte à jouer : la grève de la faim. Donc on a créé un groupe, ou un collectif si on veut. On a débattu de l’idée et on a calé ça sur les élections présidentielles. En étant assez naïfs, on imaginait qu’au bout de 15 jours les grévistes n’allaient plus tenir debout… Mais ça ne s’est pas du tout passé comme ça. On a tenu pendant 28 jours.

Globalement, avec le recul, je trouve la façon dont ça s’est déroulé assez excellente. C’est-à-dire que le collectif il était bien là. D’une part, il y a eu au moins trois grévistes de la faim dès le départ, pour que tu n’aies pas une charge mentale terrible sur les épaules, c’était important. Et puis le groupe autour a fait un énorme boulot qui permettait aux grévistes de parler quand ils avaient envie de parler, de sortir si ils le voulaient, de se reposer si c’était leur besoin du moment… C’était clair dès le début que ce ne serait pas les grévistes de la faim qui décideraient seuls de continuer : ils arrêtent si ils le veulent, mais si ils veulent continuer le groupe peut dire : « Non, nous on n’est pas d’accord donc tu ne le fais pas. » Il y avait une sorte de responsabilité collective.

Ça a été mené intelligemment : le fait de s’être mis Place de la Résistance à Nantes, puis de se déplacer square Daviais, à côté de la place Petite Hollande, qui en termes de contacts publics était finalement bien meilleur. Ce qui était sympa c’est que tout le monde ne se retrouve pas forcément dans ce mode d’action mais que beaucoup de monde était présent : le soir ou dans la journée, il y avait toujours du monde, sauf les dimanches matins qui pouvaient être un peu durs, parce que t’as les mecs qui sortent des bars bourrés et tu n’as pas trop de monde… (rires) À la fin on tremblait un peu pour Michel parce qu’il commençait à avoir mal aux gencives, un signe de fragilité. Il est vraiment allé à la limite de ce qu’il pouvait.

Ce qu’on n’imaginait pas c’était l’effet d’accélérateur, de motivation que ça a eu sur l’ensemble des militants, qui étaient interpellés par cette action. Ce qu’on n’avait pas imaginé non plus, c’était qu’il fallait que tout le monde s’inquiète pour ta santé pour que ça intéresse les gens... Les quinze premiers jours, l’action n’a intéressé que la presse régionale, ce n’est qu’après que ça a pris de l’ampleur. Finalement tu ne négocies efficacement que quand les politiques commencent à craindre que ça leur pète à la gueule…

Comment se sont passées les négociations qui ont mis fin à la grève de la faim ?

Il y a eu une tentative de contact par le directeur de cabinet d’Ayrault, par le biais d’un élu à Nantes. L’élu nous a rapporté les paroles de ce type, et nous on a dit : « Écoute, c’est n’importe quoi, on refuse ce jeu-là : ce qui serait logique c’est que Ayrault vienne, mais on ne va pas entrer dans des négociations farfelues comme ça. » Ça s’est traduit par la venue du chef du PS 44, qui s’appelait Alain Gralepoix, qui nous a fait comprendre qu’il risquait sa place en venant nous voir, il y a eu une discussion entre lui et nous cinq qui a embrayé sur une ouverture. On a fixé une réunion avec les directeurs de cabinet du Conseil général, de la Région et de la Ville de Nantes, plus le chef du PS de Loire-Atlantique, ainsi qu’un élu Vert qui jouait les intermédiaires et une délégation de chez nous.

À cette réunion, on a vite abouti à la formulation qui conviendrait à tout le monde. L’idée était que tous les habitants ayant un titre de propriétaires ou de locataires avant 2008 [10] soient protégés des expulsions le temps du traitement des différents recours juridiques posés à ce moment-là. On avait commencé par les agriculteurs, on a rajouté les maisons, et en quelques coups de fil c’est passé. Notre analyse c’était que les gens dans les cabanes ne demandaient pas à être légalisés, que d’autre part ce n’était pas négociable dans ce cadre.

Par la grève de la faim on avait fait beaucoup de bruit, popularisé la lutte qui était remontée un peu au niveau national. On avait quand même établi un rapport de forces notable : avoir un premier acte de recul ou de stagnation des porteurs de projet ça nous convenait bien.

Et ça vous a tranquillisés ?

Oui, pour des gens comme nous je peux dire que l’épée de Damoclès de « il faudra déplacer la ferme, etc. » on ne l’a plus eue au-dessus de la tête, car dans tous les cas, même s’ils accéléraient, ça nous donnait deux ans. Après il s’est passé d’autres événements déterminants et puis voilà. Même si aujourd’hui j’avais peur de devoir déménager en six mois, je n’aurais plus du tout le niveau d’angoisse que j’avais en janvier 2012. Parce qu’on est dans un combat, on n’est pas seuls. Il y a un combat à mener, on est une pièce de ce combat. Une pièce qui ne doit pas lâcher, donc on ne lâchera pas. Si dans six mois les CRS nous viraient et mettaient les vaches à la route, si ça se passait comme ça, on verrait combien ça leur coûterait politiquement en face. Je ne pouvais pas dire ça en janvier 2012, mais aujourd’hui je peux le dire. On pleurerait peut-être ce jour-là, mais on ne serait pas mis en morceaux, on aurait juste passé des moments difficiles et on aurait fait ce qu’on avait à faire.

LA RENCONTRE AVEC LES OCCUPANTS

Comment as-tu vécu les suites du Camp Action Climat avec l’appel à occupation des “ Habitants qui résistent ” ?

Côté ACIPA et ADECA, on a regardé le mouvement se faire, on n’était pas acteurs de ça. Les “ Habitants qui résistent ” ce n’était pas des agriculteurs, donc ce n’était pas des gens qui mettaient des terres à disposition pour ça. Cela dit, par rapport aux occupations des maisons, il était clair que c’était plutôt bien vu : tant qu’il y a des gens dedans ça retarde la possibilité qu’il y ait un bulldozer qui vienne. Donc l’occupation des maisons était bien reconnue comme un élément de la lutte tout à fait opportun.

Une fois que le mouvement d’occupation s’est amplifié, je n’avais pas trop le sentiment que les gens se connaissaient bien. Il y a eu plutôt deux mondes qui avaient du mal à se rencontrer, me semble-t-il. Pour nous c’étaient des gens qui planaient, pour beaucoup des jeunes, vêtements différents, des camions, etc. On les mettait tous dans le même sac : les squatteurs c’était les squatteurs. Ça semblait un truc assez unitaire dans le comportement...

Il y a eu des moments de rencontre, des moments où pour toi cette vision homogène s’est modifiée ?

On commençait à connaître un peu plus les gens qui habitaient aux Planchettes ou des personnes du Rosier. Avec certains on réfléchissait ensemble à ce qu’il était possible de faire ou de ne pas faire par rapport aux agriculteurs. Il y avait de vrais échanges. Mais il y avait aussi des petits décalages. Un jour des gens de la Sècherie, que je n’avais jamais vus, ont débarqué à la maison et nous ont invités : « On fait une réunion, ça va être à 17 heures pour prendre le thé ». 17 heures, pour nous, ça ne le fait pas, ça tombe à l’heure de la traite… C’étaient des gens qui paraissaient un peu décalés par rapport à la réalité d’ici. À un moment, les légumes et le pain proposés au Sabot et aux 100 Chênes ça a changé le rapport avec le monde des squatteurs, parce qu’il y avait des actes qui ressemblaient un peu aux nôtres, il y avait des sujets de discussion autour des manières de travailler, il y avait un échange matériel qui pouvait se faire.

Le vrai contact fort ça a été le squat de la maison d’à côté, une des maisons du Liminbout, en octobre 2012, juste avant l’opération César. Il y a eu une vraie demande d’action qui n’était pas évidente pour nous, une vraie concertation, une vraie préparation avant. C’est le moment qui nous a frappés. Des gens sont venus nous voir en disant : « Maintenant que le voisin est parti il n’y a plus que des gens opposés au projet qui restent là, cette maison est gardée par des vigiles et nous on trouverait bien qu’elle soit squattée. On peut le faire tout seuls sans problème, car on sait faire, mais on voudrait le faire avec toutes les composantes, que tout le monde soit là. » En deux ou trois réunions l’action a été mise en place. À six heures tout le monde a débarqué, le vigile s’est retiré tranquillement et ça a été squatté. Ce qui a été un peu compliqué à cadrer c’était le blocage de la route, pour retarder une possible intervention policière. On n’avait pas l’habitude, mais voilà tout ça s’est fait sereinement.

Pour des gens comme nous, dans cette histoire, l’important c’était de ne pas se sentir envahis par des gens que tu ne connais pas, parce qu’on était quand même un peu sur la défensive. On avait été consultés pour savoir si ça nous convenait ou pas que ça soit squatté et si on avait des conditions à y mettre. Le voisin a mis ses conditions, nous les nôtres. L’occupation s’est terminée précipitamment, parce qu’on avait reçu des infos d’une fort probable opération d’expulsion de la zad. Le dimanche soir tout le monde est parti. Le mardi débutait l’opération César. Là, on commençait à être très impliqués.

LES EXPULSIONS ET L’IMPLICATION PAYSANNE

Comment as-tu vécu la période des expulsions ?

C’était des moments de grand stress, où tu te sentais complètement envahi. Même si ce n’était pas ma maison qu’ils détruisaient, ils ont détruit la maison d’à côté, ils ont débarqué à je ne sais pas combien de camions, les mecs sont rentrés dans la ferme aussi. Donc à minima, tu tentes de faire respecter ton chez toi. C’est une guerre psychologique, parce qu’ils détruisent la maison d’à côté, ils détruisent d’autres maisons proches : le Tertre... Tu sens que tu vas être le dernier Indien qui va rester là.

Il y a pour nous à ce moment-là un gros sentiment de frustration parce que la vie de la ferme continue. Elle a ses exigences, et on a eu des soucis dans cette période-là. Tu regardes le mouvement se faire et tu es là, à t’occuper d’animaux malades ou autre. Je n’ai pas assisté à de grandes scènes de bataille, mais les moments auxquels j’ai participé étaient assez forts, pleins de solidarité aussi. J’ai été dans les bois, des mecs sont venus me prévenir, sans doute à cause de ma barbe blanche pour me dire : « Si tu vas par là, sache que c’est pas drôle, qu’il y a des tirs de flashballs, donc fais plutôt le tour. » Je trouvais ça beau que les gens prennent soin des autres à ce point. Cette effervescence, cette efficacité commune entre tout le monde, c’est quelque chose d’extraordinaire. Et cette découverte aussi : à la fois il me semble que les squatteurs ont découvert que les historiques mouillaient leur chemise, y compris devant les flics, qu’ils étaient efficaces et qu’ils permettaient que la résistance se poursuive ; et de l’autre côté, les historiques ont découvert que ce n’était pas un déferlement de cocktails molotov et de violence comme on pouvait l’imaginer.

Avant il y avait sûrement un peu de crainte, on pouvait se dire : « Ils sont là mais ils ne sont pas là dans la durée. Les actes qui sont posés le sont par des gens qui peuvent partir du jour au lendemain. » Je pense que ça a été un moment de renversement complet des attitudes et de l’estime des uns envers les autres. Moi, sortant de la grève de la faim, je me suis retrouvé en photo dans le journal apportant de la nourriture à la Vacherit. Je pense que vu le visage que j’avais, c’était un des rôles importants que je pouvais jouer, pour que les lecteurs voient ce qui était en train de se passer, que tout le monde était ensemble dans cette galère.

Quel est le positionnement de l’ADECA à ce moment-là ?

Au préalable tu as la posture commune de l’ACIPA, que l’ADECA suit, qui est de dire : « Sur le terrain, pied à pied on résistera tous ensemble ». C’est ce qui s’est passé. Sylvain, le président de l’ADECA, a mis un bâtiment à disposition de la résistance : la Vacherit. C’était le QG et un lieu de repos au moment des expulsions. Par rapport à la manif de réoccupation, le 17 novembre, on a demandé à tous les collègues d’assurer le transport des matériaux et tout le monde a dit oui, on y était. Politiquement on a choisi ce positionnement, sur une manif illégale, alors que historiquement ce n’est pas vraiment la pratique de l’ADECA. Là on voulait y aller et être plutôt en tête.

Quand as-tu senti un basculement ?

Le premier moment de basculement c’est justement le 17 novembre, la manif de réoccupation. Quand tu vois l’impact qu’on a eu à ce moment… Même au niveau de la préparation, comment ça s’est fait, avec des mecs qui prennent des congés pour venir, etc., c’était déjà extraordinaire. Le nombre de personnes à Notre-Dame et le nombre de tracteurs aussi, on aurait jamais pu l’imaginer. Il y a donc eu un basculement avec ça. Après les choses étaient en place et ils ont été assez stupides pour ré-intervenir la semaine suivante pour essayer d’expulser la Chat-teigne [11], la forêt de Rohanne et détruire le Rosier.

Heureusement que COPAIN était là, parce que l’ADECA n’aurait pas eu l’initiative ni les moyens matériels de faire ce qu’ils ont fait : parvenir à entourer la Chat-teigne de 50 tracteurs et à se relayer, à dormir là-bas avec des paysans de toute la région, pendant des semaines, c’était impressionnant. Si les tracteurs ont pu pénétrer le dimanche, afin d’encercler et de protéger les cabanes de la Chat-teigne, c’est déjà que la police avait perdu, parce que normalement il n’auraient pas dû les laisser passer, ou ça aurait dû chauffer fort. Le premier agriculteur qui est arrivé avec son tracteur a dit : « Je vais faire du bois », un dimanche après-midi. Le dixième le flic lui demande : « Vous venez faire du bois vous aussi ? », « Ah oui oui oui », « Bon bah allez-y ! »

As-tu été surpris par l’implication des paysans de COPAIN, qui ne sont pas directement impactés par l’aéroport ?

On était bluffés du fait que des gens aient autant de motivation. En 2009, quand il y a eu la grève du lait [12], on était trois dans la commune à faire la grève du lait, les autres agriculteurs qui ont fait la grève c’est les bio, qui eux n’avaient pourtant aucun problème sur le prix de vente de leur lait. Donc on est surpris mais on ne devrait pas, parce qu’on devrait savoir l’engagement et le militantisme de ces gens-là. Le fait, courant octobre, qu’une trentaine de tracteurs soient venus au milieu, pendant la bataille au Sabot, là où ça chauffait, ça nous a un peu épatés. Et de même ensuite le fait qu’il y ait 50 tracteurs qui puissent encercler la Chat-teigne. Mais déjà ils avaient montré leur capacité de mobilisation pendant la grève de la faim : à tous les meetings d’Ayrault tu avais dix tracteurs. On savait que la défense des terres agricoles c’était important pour eux, par rapport à leurs valeurs, mais qu’ils puissent donner autant d’eux-mêmes, ça nous impressionnait un peu. Et accessoirement pour nous qui n’avons que deux tracteurs, dont un qui ne peut pas sortir de la ferme tellement il est merdique et l’autre qui est vital tous les jours, on est bluffés que des gens arrivent à libérer un tracteur pendant trois mois ! C’est un détail technique mais ça demande toute une organisation avec les voisins, les collègues...

En janvier 2013, COPAIN occupait la ferme et les terres de Bellevue, c’est quelque chose qui s’est fait en coordination avec l’ADECA ?

Pas vraiment avec l’ADECA, non. Mais nous avec Sylvain on était bien dans le bain. C’est comme la grève de la faim ; il y a des choses, si c’est préparé à 50, ça ne se fera pas. J’ai fait régulièrement des réunions de COPAIN et à une réunion on était arrivés à la conclusion que c’était incontournable, qu’il fallait squatter Bellevue le jour où Serge, l’agriculteur qui avait signé avec AGO-Vinci, allait partir. Donc le squat de Bellevue ce n’était pas une surprise pour nous, c’était programmé, et nous, comme d’autres, on surveillait ce qui se passait à côté. Ça faisait plus de six mois que Serge ne nous parlait plus. C’est toujours l’histoire du dernier Indien : pour nous personnellement, si ils avaient réussi à détruire Bellevue, ça nous aurait fait un choc psychologique vraiment fort. Et là, au contraire, on a une poche de résistance à côté de nous, ça a été assez extraordinaire, en termes de soutien.

En quoi l’ouverture de Bellevue a constitué un tournant pour la composante paysanne de la lutte ?

Les 500 tracteurs à la manif de réoccupation c’était quelque chose que tu pouvais écarter en communication, ça pouvait ne pas trop se savoir. Mais par contre les 50 tracteurs autour de la Chat-teigne ça marquait vraiment l’implication du milieu agricole. Tu ne pouvais plus cacher que des agriculteurs n’étaient pas d’accord avec ce qui se passait et qu’ils s’engageaient. Le squat de Bellevue c’était plus une validation, un rapprochement très visible avec les squatteurs : ce sont les paysans qui venaient sur le même mode de lutte.

En prenant Bellevue, on discutait surtout de la prise des bâtiments : pendant un mois on se demandait si ils allaient nous déloger cette semaine-là ou celle d’après… Et puis finalement ça tentait, ça tenait, puis : « Merde y’a des terres ! Va falloir qu’on prenne en charge les terres aussi... » C’est venu après. Ça nous a interrogés sur la question de la répartition des terres, sur leur prise en charge collective. Et tout cela s’est imbriqué étroitement avec les projets agricoles de “ Sème ta Zad ” [13] ensuite.

VIVRE ET CULTIVER SUR LA ZAD

Tu as participé à la naissance de l’assemblée Sème ta Zad en 2013 ?

Oui, envoyé par l’ADECA. Moi je suis allé aux assemblées de Sème ta Zad pour deux raisons. La première c’est que des gens que je connais bien sont venus me voir en me disant : « Il faut que tu viennes, il faut qu’il y ait des agriculteurs du coin, il faut qu’on réfléchisse ensemble. » Et puis du côté de l’ADECA c’était plutôt une attitude défensive : « Ils veulent les 1600 ha, faudrait quand même regarder ». Donc j’allais plutôt à Sème ta Zad en modérateur. C’étaient des réunions où au début ça planait pas mal, le temps de faire le cahier des charges des projets.

J’ai accompagné jusqu’à la préparation de la manif de Sème ta Zad très sérieusement. Politiquement en disant que c’est cohérent avec les valeurs de l’ADECA : ça occupe le terrain, ce sont des gens qui cherchent l’autonomie, ce sont des gens qui travaillent, ce sont peut-être des gens qui s’intéressent à rester faire de l’agriculture ici à moyen terme... Ce n’était peut-être pas le cas pour 100 % des gens de l’ADECA, mais j’avais la validation du bureau là-dessus, on était contents d’y participer.

L’attitude de l’ADECA c’est plutôt : « Vous êtes des occupants, prenez la place dont vous avez besoin et laissez-nous gérer le reste. » L’attitude de Sème ta Zad est plus globalisante et demande : « comment ensemble on va tout gérer collectivement ? » Moi-même aujourd’hui, la concertation sur l’avenir des terres m’intéresse, mais je tiens à garder aussi mon autonomie, je ne me vois pas mettre mes 65 hectares dans un pot commun où on déciderait tout ensemble. Cette ambiguïté de départ demeure. Mais concrètement les terres prises par Sème ta Zad n’étaient pas celles des agriculteurs en lutte.

Mon sentiment c’est que ça serait bien qu’il y ait des agriculteurs du coin qui viennent aux réunions pour avancer un peu. On n’a pas entièrement modifié le rapport de forces avec AGO. AGO a donné le fric aux agriculteurs qui ont choisi de vendre, et ensuite il leur fait des baux gratuits pour qu’ils continuent à cultiver les terres, donc ça leur convient bien à ces agriculteurs-là. En même temps, de notre côté, on a avancé sur ce qui était possible : de nouvelles terres ont été occupées, il y a eu quelques conflits avec des agriculteurs de la zone comme à Saint-Jean-du-Tertre. Sur ce site, 6 ha de terres de la zad étaient libérées par un départ à la retraite. Elles ont été proposées à l’agriculteur voisin, qui exploitait déjà des terres autour de la ferme de Saint-Jean, et qui avait signé à l’amiable pour ses propres terres. Ça a été très compliqué de le faire renoncer à ce cadeau d’AGO, alors qu’il n’avait jamais travaillé ces 6 hectares. Nous en avions besoin pour le projet de céréales et de vigne d’un groupe qui s’installait, donc on les a pris.

Même si ce n’est pas la lutte dans son ensemble qui gère aujourd’hui les terres de la zad, comme certains pouvaient le rêver à la fondation de Sème ta Zad, on a quand même mis des bâtons dans les roues d’AGO !

Dans les mois qui ont suivi la manifestation Sème ta Zad d’avril 2013, des conflits ont éclaté parmi les opposants à propos de l’usage des terres …

Ce sont des conflits sur les pratiques, surtout en 2013. Conflits autour de l’exploitation du bois, de la chasse, des pesticides, du maïs. Pour moi, c’est un problème d’électrons libres, même si parfois tu as plusieurs électrons libres. Mes contacts c’était les assemblées Sème ta Zad et les gens qui y vont. Avec ces gens-là tu te comprends, il y a un respect mutuel, il n’y a pas de vraies difficultés. Les difficultés c’est une personne qui ne va pas bien, qui pète un câble et qui décide un jour de faire telle chose, ou deux-trois potes qui sont là pendant 15 jours, découvrent qu’il y a des paysans ici qui ont des pratiques différentes des leurs, trouvent que ça ne va pas les pesticides, ou que l’eau a un goût de terre et ils décident que c’est un goût de pesticides.

Vous avez eu des conflits de ce type chez vous ?

En 2013 on n’en a pas eus. Nous, c’est cette année, au printemps : des lignes de maïs piétinées, coupées aussi, des boulons de voiture dévissés, la voiture « empruntée » pour faire de la récup’, je ne sais plus quoi. Il y a plusieurs trucs qui se cumulaient ; aussi avec d’autres agriculteurs qui ont eu du mal à cultiver certaines parcelles. Ils n’ont pas pu faire leur ensilage ou le foin au mois de juin, parce que les entrées des champs étaient barricadées. Il y avait des gens qui étaient plus attachés à creuser des tranchées pour empêcher l’accès aux parcelles qu’à regarder les flics qui étaient sur la zone à ce moment.

Aujourd’hui, on connaît la plupart des gens qui sont là et on peut imaginer que dans la durée ça va continuer à se calmer, mais je ne suis pas sûr. Que des gens débarquent avec certaines idées c’est logique : « C’est une zone qu’on vient de sauver de Vinci, donc on recommence le monde et il est hors de question qu’on recommence en faisant des conneries ».

En fait on ne recommence pas : le monde vivait déjà avant qu’ils arrivent ! Le problème c’est qu’il n’y a pas de système d’accueil, d’explication des modes de vie pour les gens qui débarquent. Tu vas dans une communauté au Pérou ou dans les Pyrénées ou je ne sais pas où, tu vas d’abord découvrir comment ça fonctionne et si ça te convient tu restes, mais tu ne vas pas tout de suite t’écarter du mode de fonctionnement, même si il n’y a pas de truc écrit. Alors qu’ici on est plus sur quelques micro-communautés et un grand espace mou entre elles. Cette difficulté existe toujours.

Ce n’est pas toujours un espace de sérénité. C’est aussi un choix collectif des occupants de dire que les mecs un peu paumés, si ils sont un peu moins paumés ici c’est drôlement bien. Moi je trouve plutôt sympa d’avoir cette attitude, mais c’est quand même lourd et je dirais que c’est plus lourd pour nous que pour les occupants.

En parlant de vie sur la zone, tu viens souvent aux assemblées du mouvement [14] et y soulève de temps en temps des questions autour du vivre ensemble. Qu’est-ce qui te pousse à participer à ces assemblées ?

Pour moi, il est fondamental que les différentes composantes du mouvement se rencontrent, même et surtout si il se passe des choses difficiles. Donc sur le principe c’est quand même important d’y aller. Globalement, j’aime bien les gens que j’y vois. Un certain nombre d’assemblées fonctionnent bien, tu repars même vraiment surpris parce que tu pensais qu’il y aurait beaucoup de frottements et en fait il y a des énergies qui sont là pour trouver des choses communes et avancer.

En novembre-décembre 2012, quand il y avait une vraie difficulté de fonctionnement avec les nouveaux qui arrivaient, des problèmes de violence, de sexisme, d’alcool, il y a eu des choses mises en commun dans les assemblées que je trouvais vraiment bien. Nous, de l’extérieur, on ne peut pas être acteurs de ça, mais on le vivait comme une vraie difficulté, donc c’était important que des gens en parlent, disent ce qui avait été essayé, préviennent : « Ne vous étonnez pas si vous entendez des histoires de conflits à ce sujet parce qu’on essaye de le solutionner ». Voir que la composante occupation n’était pas dans un affichage du type : « Tout va bien, rien à voir » mais partageait, savoir qu’à l’intérieur ça bougeait pour essayer de trouver des solutions.

Au printemps 2013, quand il y avait des problèmes sur la route des chicanes, ça a mis du temps mais ça s’est très nettement amélioré, des gens ont mouillé leur chemise pour ça, c’était bien. Je trouve ces moments de mise en partage essentiels, et ça fonctionne à peu près bien. Là où ça fonctionne mal, c’est quand on fonctionne par blocs : les préparations de manifs c’est souvent bloc contre bloc, les procès en sorcellerie c’est bloc contre bloc. Les replis quoi, quand on fait communauté séparément d’un côté et de l’autre.

LA MANIFESTATION DU 22 FÉVRIER... ET SA « DIGESTION »

Pendant l’hiver 2013, les aménageurs ont repris du poil de la bête et annoncé le déplacement des espèces protégées et le début des travaux. Le 22 février 2014, en réponse, une manifestation de plus de 50.000 personnes et 500 tracteurs a submergé Nantes et donné lieu à de nombreux affrontements avec la police, qui bloquait l’accès au centre-ville. Comment as-tu vécu cette manif du 22 ?

Ce qui est sûr, c’est que suite à cette manif, il y avait un travail de digestion à faire par tout le monde. Je crois que les divergences majeures ont été exprimées à ce moment-là. D’un côté il y a eu le cauchemar de l’ACIPA, ce qu’elle craignait, elle l’a vécu avec cette manif ; et de l’autre côté pour les occupants, la meilleure manif imaginable : à la fois énormément de monde, un rapport de forces, une diversité dans les actes, des actes forts posés par rapport à l’État. Moi j’ai vécu le cauchemar. Clairement, derrière ce sont deux stratégies extrêmement différentes. Une manifestation c’est un point fort de communication et d’action donc ce n’est pas très étonnant qu’elles s’affrontent à ce moment-là.

Dans ce jeu de plus ou moins de violence, ma culture politique c’est que la violence c’est l’affaire de l’État, donc si tu mets 2 en violence il est toujours capable de mettre 3, et si tu mets 3 il mettra 4, etc. Et il y a un moment où il met ce qu’il veut parce qu’il a pu te cataloguer comme violent, donc il a tous les droits. Donc à ce jeu-là on est sûrs de perdre, parce qu’ils mettront l’armée si ils veulent. Pour moi, la communication, à travers les médias, après la manif du 22, était tout à fait orchestrée, ils ont très bien réussi à ne pas communiquer sur la masse de tracteurs qu’il y avait ce jour-là à Nantes...

Dans « l’après manif » il y avait évidemment des opinions contrastées, mais c’est toujours cette histoire de blocs qui me pose problème. Si ne serait-ce que deux personnes dans le mouvement d’occupation avaient dit, pendant l’assemblée : « Il y a quand même un problème », je n’aurais pas vécu ça aussi difficilement. Ce qu’il faut quand même dire si on parle de cette AG, c’est qu’il y a toujours eu un profond respect de la parole de tout le monde. J’ai eu l’impression de dire quelque chose qui mettait en furie 200 personnes à côté de moi, je l’ai dit tranquillement et sereinement et je n’ai pas ressenti d’agressivité sous aucune forme ensuite. Et c’est toujours à peu près comme ça.

LE FUTUR DE LA ZAD

Comment perçois-tu l’avenir de la zad ?

Tant qu’on se bat pour que l’aéroport ne se fasse pas, c’est assez facile d’être contre et on peut réunir des gens qui ont des approches extrêmement différentes. On a donc là un capital de soutien, a priori toujours actif et mobilisable. C’est une chose. Si il y a abandon de la DUP, nous, culturellement on a toujours en tête le schéma Larzac, sachant que le Larzac ne s’occupait que d’agro-agriculture. Ils normalisaient tout le monde à devenir agriculteur et ils intégraient les nouveaux venus comme ça. Il est clair chez tout le monde ici que ce n’est pas ça qui peut se calquer à la zad, mais il y a quand même un genre de référence qui existe, avec cet exemple de structure [15] qui a été faite pour se libérer un peu de la propriété et qui permettait à chaque agriculteur de s’y retrouver.

La difficulté aujourd’hui, c’est qu’on a toutes les institutions contre nous, contrairement au Larzac où il y avait un changement de gouvernement. On aurait donc très peu de soutien pour une démarche un peu innovante vis-à-vis du droit et de la propriété. Par ailleurs, eux, la lutte c’était 97 % des paysans alors que nous ce sont 4 ou 5 agriculteurs et une trentaine de propriétaires, les rapports ne sont pas les mêmes. Les agriculteurs qui veulent le beurre et l’argent du beurre ont aussi du pouvoir ici. Le rapport de forces n’est donc pas du tout le même.

Après, au sein de la lutte, sur les fondamentaux j’ai l’impression qu’il n’y a pas de grandes difficultés : d’un côté le respect du monde des occupants, du principe de leur présence en tant qu’habitat, qu’agriculture vivrière ou un peu plus, légale ou pas légale ; d’autre part le respect des propriétaires et des agriculteurs résistants, qui évolueront sans doute un peu dans leurs pratiques, mais il ne faut pas les faire suer. Ces deux choses-là dans la balance, je pense que ce sont les fondamentaux qui sont acquis pour les gens qui réfléchissent ensemble.

Sur les principes c’est bon, mais après il reste un tout petit détail, c’est comment on peut mettre ça en œuvre ; ça reste à inventer. D’un côté, nous les agriculteurs en place, on rentre dans le jeu de la structure légale et solide, type SCTL. De l’autre côté, les occupants ne veulent surtout pas d’une instance de pouvoir à laquelle ils seraient obligés d’obéir. On est sur ce dilemme, sachant que si on a une approche séparée il sera très difficile de défendre les 800 hectares [16] pour le mouvement dans son ensemble. Imaginons qu’on arrive à se mettre d’accord et qu’on arrive à mettre en place une structure officielle qui nous garantisse nos terres et qui garantisse un espace de liberté pour les occupants. Ce serait une façade parfaitement légale dans laquelle il se passe des choses illégales… Sur ce sujet, ce qui est assez facile à digérer a été fait. Maintenant, ce qu’il reste à faire est sans doute moins évident.

Quel rapport as-tu avec les autres ZAD ?

J’habite dans la mère de toutes les ZAD, c’est ça ? (rires) C’est peut-être ce qui nous empêchera de gagner, parce que cette lutte commence vraiment à les faire suer. En même temps, personne n’a le droit de s’en plaindre puisqu’on dit tous qu’on ne se bat pas pour notre propre jardin, qu’il y a les autres “ grands projets nuisibles et imposés ”. Si ce combat fait école on doit tous en être contents. Même si ça me coûte des complications, moi j’en suis content. Je suis quand même essentiellement écolo sur le principe. Si ça convainc les gens qu’on peut résister, ne pas se laisser faire bêtement par tout ce qu’ils ont décidé par-dessus notre tête, c’est quand même formidable.

Dans la bienveillance qu’on a vis-à-vis des occupants il y a aussi le fait que j’ai fait des études longues. J’ai terminé ces études en sentant venir le règne des mecs avec cravate et attaché-case, avec l’impression que les jeunes devenaient des gens très rangés. De vivre dans un milieu qui est exactement le contraire, et que ça prenne de l’ampleur, ça me rassure. Après il y a des difficultés de fonctionnement avec le “ zadisme ”. On ne partage pas toujours les mêmes stratégies, mais on ne peut pas vivre en attendant que les gens soient exactement ce qu’on veut qu’ils soient, sinon on ferme sa porte et c’est fini.

J’aurais rêvé dans cette lutte d’un vrai débat ou d’une vraie attitude sereine sur le pouvoir. Parce que finalement quand on se confronte, c’est quand même aussi des enjeux de pouvoir. Sachant qu’il est clair que si l’une ou l’autre des grosses composantes prend le pouvoir, l’ensemble est foutu. A la fois en termes d’action et en termes de mobilisation on est complètement complémentaires, on ne peut pas faire l’un sans l’autre donc on n’a pas le choix. Il faut arriver à poser plus souvent le fait qu’on n’est pas d’accord, mais que ce n’est pas forcément grave. Fouiller un peu plus pour mieux comprendre ce sur quoi on n’est pas d’accord. Plus discuter de ce qui est fondamental, de la stratégie, que de ce qui est apparent. Plus chercher ce qu’on peut faire ensemble. Plus avoir le souci de partager.

S’il n’y a qu’une leçon à tirer de Notre-Dame, en termes de morale syndicale ou politique, c’est la manière dont des mouvements aussi différents ont pu se côtoyer et avancer ensemble pendant si longtemps, même de façon chaotique. Si tu veux imaginer un mouvement social fort, tu dois en passer par là.

[1Sylvain, Bruno et Brigitte font partie du même GAEC à Notre-Dame-des-Landes. Sylvain et Brigitte vivent au lieu-dit les Domaines. Bruno vit dans le hameau du Liminbout. Tous sont concernés par le projet d’aéroport.

[2Groupe d’habitants de Notre-Dame-des-Landes et des alentours, qui souhaitaient voir plus d’action sur le terrain dans l’opposition au projet d’aéroport et ne se retrouvaient pas dans le rapport aux élus adopté par l’ACIPA. Ils appelleront, en 2009, à venir occuper la ZAD et tisseront des liens forts avec les nouveaux occupants de la zone.

[3La commune de Grandchamp-des-Fontaines, en bordure de la zad, est concernée sur son territoire par la réalisation de l’extrémité est de la piste sud et par la desserte routière du projet d’aéroport.

[4Collectif des Élus Doutant de la Pertinence de l’Aéroport de Notre-Dame-des-Landes.

[5Coordination d’associations, collectifs, syndicats et mouvements politiques qui s’est constituée en 2004.

[6Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement, elle met en œuvre, entre autres, les politiques de l’État en matière de transport.

[7Aujourd’hui AGO-Vinci réclame l’expulsion immédiate de ces habitants et paysans, cf. intro.

[8Paysan, opposant - peu médiatisé - vivant en bordure de la ZAD.

[9Une partie des terrains inclus dans la zad le sont au titre des mesures compensatoires, c’est à dire qu’ils sont censés, dans une logique gestionnaire de la nature, permettre de compenser la destruction du reste des terres.

[10Date de la Déclaration d’Utilité Publique. Cela exclut de facto le mouvement d’occupation de l’accord.

[11Village construit par 40 000 personnes, dans une châtaigneraie, pendant la manifestation de réoccupation du 17 novembre 2012.

[12À l’automne 2009, des producteurs français de lait ont appelé, aux côtés de leurs collègues européens, à cesser de livrer les laiteries pour dénoncer l’effondrement du prix du lait et la dérégulation du marché décidée par Bruxelles.

[13Sème ta Zad est le nom d’une assemblée bimensuelle où se discute l’usage agricole des terres de la zone mais aussi d’une manif de mise en culture qui s’est déroulée le 13 avril 2013 pour aider au démarrage d’une dizaine de nouveaux projets agricoles.

[14Assemblée générale mensuelle regroupant diverses composantes de la lutte où se transmettent des infos, se partagent des visions stratégiques et des projets d’actions. S’y énoncent aussi des conflits et convergences possibles, tant idéologiques que pratiques, sur les usages du territoire et les rapports de voisinage.

[15La SCTL, Société Civile des Terres du Larzac, créée en 1985 après la victoire de l’opposition à l’extension du camp militaire, est une structure foncière ayant pour but la gestion des terres arrachées dans la lutte par un organisme indépendant. Aujourd’hui les 6 300 ha de terres et bâtiments sont confiés par l’État français à la SCTL par bail emphytéotique de 60 ans. Ce bail a été reconduit en 2013 par Stéphane Le Foll, ministre de l’Agriculture. Lors de sa venue sur le plateau du Larzac, à peine quelques semaines après les expulsions à Notre-Dame-des-Landes, le comité anti-aéroport aveyronnais décide de venir contester la mascarade du gouvernement en construisant une cabane devant l’accès et en bloquant le ministre tant que celui-ci ne se sera pas prononcé contre le projet d’aéroport. Le ministre a alors préféré fuir par les champs, plutôt que de se confronter à ses propres contradictions : être favorable à une gestion collective des terres sur le Larzac, tout en acceptant que 2 000 hectares de terres agricoles soient bétonnées en Loire-Atlantique.

[16Soit les terres cultivables (hors friches et forêts), non déjà exploitées par des paysans en lutte.


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