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Campagnes à vendre
Le miroir aux illusions
mis en ligne le 26 avril 2013 - André Dréan
« Qui sommes-nous, nous, pauvres vignerons ? Nous sommes ceux dont chaque espoir s’est traduit par plus de misère. Nous sommes ceux qui, rivés au sol, demandent à ce sol leur pitance. Parmi les gueux, nous sommes les plus gueux. »
Le Tocsin, Dimanche 7 mai 1907, Argeliers, Aude.
En France, les campagnes ont encore occupé la une des médias, à l’occasion de sabotages contre l’implantation des premiers plans de céréales transgéniques, puis du saccage du McDonald à Millau. C’est chaque fois le même scénario : les hommes d’État, et les journalistes à leur solde, cloîtrés dans la capitale, affichent à l’ordinaire le plus souverain mépris pour les « ploucs » des provinces, incapables à leur yeux de la moindre initiative autonome. Lorsque le voile du silence est déchiré, ils ressortent les poncifs les plus éculés sur les belles traditions campagnardes de la France. Pour y comprendre quelque chose, mieux vaut abandonner le terrain du spectacle pour nous préoccuper de la réalité.
Dans le passé, la France a été l’État le plus centralisé d’Europe, dont la grande majorité de la population était composée de paysans parcellaires. Mais, n’en déplaise aux nostalgiques, le capitalisme a depuis longtemps modifié la structure de la société campagnarde. Elle n’a plus grand-chose à voir, sauf parfois dans quelque vallée enclavée de haute montagne, avec les images d’Epinal. Deux guerres mondiales, puis l’accumulation forcenée du capital dès les années 50, sous l’égide de l’Etat et par le biais des plans d’aménagement du territoire national, l’ont labourée en profondeur.
La manifestation la plus évidente de la modification de la société rurale est la désertification rapide de régions entières. Mais, de façon plus générale, ce sont les formes de propriété, les modes de travail et les façons de vivre qui ont été bouleversés en profondeur. A sa façon, le capitalisme a surmonté l’antique opposition entre la ville et la campagne. Le même délire totalitaire des urbanistes qui détruit les villes reconstitue, sur la base de la désertification, des pseudo-campagnes désormais recouvertes de masses informes de résidus urbains et saignées par les tranchées des autoroutes et des chemins de fer à grande vitesse. A la suite des premières, transformées en centres urbains, les secondes sont devenues pour l’essentiel des zones rurales périphériques dont les locataires n’ont plus grand chose à voir avec les villageois d’antan.
Les paysans parcellaires avaient leurs préjugés. Mais ils avaient au moins le souci de ne pas trop épuiser les sols et les animaux. Ils savaient que leur fertilité n’est pas inépuisable. Ils les laissaient se reconstituer et les aidaient à le faire, entre autres par la rotation des cultures. L’industrialisation de l’agriculture exige, elle, que les sols et les bêtes rendent gorge au plus vite, que la polyculture et l’autosubsistance soient réduites à la portion congrue. Au nom du progrès, les agriculteurs ont perdu dans leur masse le souvenir des savoir-faire et des solidarités villageoises. Ils partagent désormais les représentations réifiées des agrocrates pour qui les sols et les espèces sont les bancs d’essai de manipulations chimiques grandeur nature, voire génétiques. La plupart d’entre eux déversent sans complexe, tous azimuts, leurs éprouvettes géantes bourrées d’engrais, d’insecticides et d’antibiotiques et participent ainsi à la stérilisation de la vie. Sous la houlette de l’Etat, via l’Inra et l’école d’agriculture, ils sont devenus des techniciens, puis, avec la spécialisation et la dépréciation du travail, des opérateurs, chargés, entre autres tâches répétitives, de contrôler l’état des cultures et des élevages assistés par ordinateur. Ceux qui sont hostiles au productivisme à outrance et aux nuisances qu’il engendre, qui refusent de produire, de consommer et de faire consommer à autrui n’importe quoi, qui tentent de perpétuer des connaissances et des formes d’entraide communautaire d’autrefois, de les développer sous le label du bio, restent des exceptions.
Les tracteurs ont favorisé depuis longtemps la concentration des parcelles et transformé leurs possesseurs héréditaires en débiteurs à vie du Crédit agricole, criblés d’hypothèques. Les semences hybrides leur ont porté le coup de grâce. Elles ne permettent pas aux agriculteurs de garder en partie le grain récolté pour réensemencer les champs, ce que les paysans ont fait pendant des millénaires, et encore moins d’améliorer les espèces qu’ils cultivent. Ils doivent les racheter chaque année aux semenciers, qui les fabriquent, eux, par croisement et sélection forcés.
Dans le meilleur des cas, les hybrides sont stériles au bout de quelques années à peine. Dans le pire, dès la première année, telles les variétés de maïs trafiqué qui sont devenues l’une des bases principales de l’alimentation animale et humaine, dans les pays capitalistes avancés du moins. La hausse de la productivité se réalise ainsi au prix de la perte de la faculté de reproduction et de la dépendance accrue des derniers agriculteurs traditionnels aux groupes agroalimentaires. Adaptées à la monoculture intensive et extensive, les graines hybrides génèrent des plantes fragiles, qui pompent le maximum d’eau et exigent des masses croissantes de pesticides et d’engrais artificiels pour survivre dans le milieu qui leur est devenu hostile. En quelques décennies, l’agriculture céréalière est devenue la vache à lait des trusts, de la Lyonnaise des eaux à Rhône-Poulenc.
Déjà à l’époque de la révolution de 1848, Marx soulignait que « la parcelle du paysan n’est plus que le prétexte qui permet au capitaliste de tirer de la terre profit, intérêt et rente et de laisser au paysan le soin de voir comment il réussira à se payer son salaire » [1]. Il y a longtemps que les agriculteurs ne négocient plus l’essentiel des marchandises sur les marchés des bourgs, à l’exception des zones reculées et des branches particulières, comme le bio. Les firmes leur fournissent les marchandises à traiter, leur reprennent pour les livrer à d’autres, avant de les revendre elles-mêmes.
Bien sûr, les systèmes contractuels peuvent recouvrir des situations de classe très différentes. Les propriétaires aisés, sinon cossus, qui emploient des salariés par intermittence, en particulier des sans-papiers originaires d’Europe centrale, sont eux aussi soumis à de tels systèmes. En bas de l’échelle, les smicards à façon de l’agrobusiness possèdent au mieux leur lopin et leur habitation, à titre de propriété nominale. Ils sont soumis à l’une des formes du travail salarié à domicile, faite de labeur acharné, de chômage forcé, de recherche de travaux annexes pour boucler les fins de mois. D’ailleurs, l’activité rurale est de plus en plus déconnectée de l’activité agricole : elle est liée au tourisme, etc. Pour les plus ruinés, les modiques subventions parviennent à peine à couvrir l’entretien de la famille et à assurer l’équivalent du RMI.
Pourtant, dans les campagnes, les représentations et les termes que l’on emploie pour parler de la lamentable situation sont en constant décalage par rapport à ce que l’on subit. Bien peu reconnaissent comme telle leur situation de classe et la plupart s’accrochent encore au mythe de leur fantomatique propriété. Voilà qui fait l’affaire des propriétaires réels de l’agriculture. L’État maintient la fiction du libre marché, dans la mesure où, pour les premiers concernés, il est synonyme d’autonomie. Les agromanagers, en versant des salaires aux pièces sous forme de prix, qui plus est indexés sur les prix de marché manipulés par l’État et la Commission européenne, font des bénéfices accrus à moindre frais. On aurait tort de n’y voir que des formes obsolètes condamnées à disparaître. Selon la formule bien connue, le plus archaïque est aussi le plus moderne. Les salaires aux pièces alignés sur les bénéfices de l’entreprise sont aujourd’hui portés aux nues par les apologistes du capitalisme fin de siècle.
Bakounine signalait, à la veille de la défaite de la Commune de Paris, que « les mesures réactionnaires du pouvoir central sont, en France, décrétées au nom des paysans, même lorsqu’elles sont prises contre eux » [2]. Épaulé par les chefs syndicalistes de la FNSEA, aux origines quelque peu monarchistes et vichystes, l’Etat continue, à chaque crise, à jouer le rôle de protecteur de la paysannerie. En réalité, la modernisation de l’agriculture a bénéficié en priorité aux agrariens qui, par le biais de la concentration des terres et de l’intégration à l’industrie, ont formé des trusts, lesquels contrôlent et dirigent l’ensemble de la chaîne agroalimentaire, de la production à la distribution, dans l’Hexagone et hors des frontières. En moins de cinquante ans, la France est devenue le premier exportateur d’agroalimentaire en Europe, le deuxième derrière les États-Unis sur le marché mondial.
Avec l’avancée fulgurante du capitalisme high-tech, l’intégration accrue à l’Europe, la concurrence déchaînée pour le contrôle du marché mondial, sur fond de surproduction agricole, les choses ne vont pas s’arranger pour les agriculteurs au bord de l’abîme. Le capitalisme français ne peut pas piétiner sur place sous peine de perdre de la distance face à ses adversaires, les États-Unis au premier chef. Bien qu’il existe des contradictions entre les États européens sur les modalités de la gestion et de la transformation de l’espace commun, ils sont d’accord sur l’essentiel : la concentration de la propriété foncière et la productivité agricole sont encore insuffisantes. En France même, l’Etat, en complicité avec Bruxelles, va limiter à presque rien les mesures d’assistance, indexer encore plus les primes sur les gains de productivité, développer le système de quotas et de mise en jachère obligatoire, etc. Sans hésiter à employer la contrainte. Depuis Napoléon, la gendarmerie a pour rôle traditionnel de quadriller la campagne. Progrès oblige, elle est désormais secondée par les gestionnaires de Bruxelles, assistés de satellites artificiels chargés de surveiller l’application des directives de la PAC.
Dans cette optique, la mise en œuvre à grande échelle de la transgénèse apparaît comme la nouvelle Amérique de l’Europe agricole. Les naïfs croient que l’État français hésite à le faire encore pour quelque raison humanitaire. Mais depuis plusieurs années, nous ingérons déjà du transgénique, via la lécithine de soja et les dérivés du maïs. En France, les recherches sont poursuivies de plus belle. Elles ont déjà commencé à être appliquées en grand par l’Inra sur les terrains de chasse habituels de la France, en Afrique de l’Ouest. Et la transgénèse permettra de déconnecter encore plus l’agriculture de l’alimentation. Dans l’imaginaire populaire, les deux sont liées. Pourtant, des agriculteurs cultivent déjà des céréales pour alimenter les secteurs de la bioénergie, de la pharmacie, etc. Dans l’avenir, des pans entiers de l’agriculture seront utilisés pour fabriquer des matériaux transgéniques pour l’industrie, telles les semences de colza trafiquées qui génèrent des polymères. Par contre ni l’Europe en général, ni la France en particulier, ne veulent que les États-Unis prennent le contrôle du marché agricole européen, par transgénèse interposée, qui joue ici le rôle du cheval de Troie pour renverser les barrières du protectionnisme continental. Tel est le sens des moratoires, des étiquetages et des opérations promotionnelles sur la qualité des marchandises agricoles hexagonales.
Dans la marche forcée vers la centralisation accrue du capital européen, le rôle dévolu à la France, située au carrefour de l’Europe occidentale, est quelque peu particulier. La variété des reliefs, des climats et des prétendus terroirs doit être mise en valeur bien plus qu’elle ne l’a été jusqu’à aujourd’hui. Il faut donc aménager les régions désertifiées pour les transformer encore plus en parcs et en villages à la française, dans lesquels les ilotes [3] épuisés des centres urbains pourront déguster de l’authenticité rurale de pacotille, et, pourquoi pas, y développer le télétravail. Dans les années 70, les révoltés qui désertaient les mégapoles espéraient au moins réaliser ailleurs des activités communautaires en rupture avec le monde de la marchandise. Les cadres transplantés, eux, viennent avec leur ordinateur portable et veulent disposer sur place de marchandises dernier cri.
Pour réaliser de tels objectifs, à côté de l’agriculture high-tech ultraconcentrée et de l’utilisation de zones ravagées comme poubelles industrielles, la France subventionne l’agriculture et l’élevage de terroir, source de prestige et de lucratifs bénéfices sur le marché mondial, dans lesquelles la bio banalisée, déjà en partie industrialisée et financée par l’agroalimentaire, jouera le rôle de la bergère. Voilà le sort réservé à la progéniture des derniers agriculteurs : jardiniers de la nature en kit, grooms de gîte d’étape, gardiens de dépôt d’ordures. Mais, dans les plans de répartition de la population, Paris n’a pas oublié celle des mégapoles. Il compte confier la reconstruction de hameaux en ruine à des « désespérés » des banlieues casernes. Rien de tel que le travail au RMI, en plein air et au milieu des décombres, sous l’œil de la gendarmerie, pour calmer les esprits échauffés.
Pour les laissés pour compte de la modernisation de l’agriculture, la source exclusive de leur malheur est ailleurs : aux États-Unis, dans le reste de l’Europe, voire dans la puissance des trusts français. D’où leurs crises de fureur, encadrées par les nervis des leaders de la FNSEA, contre les préfectures honnies, symboles du pouvoir central, aux cris chauvins d’avant le déluge « Pays, paysans ! ». Ils brûlent leurs récoltes et immolent leur bétail, en sacrifice au dieu du marché, dans l’espoir insensé de relever les cours. Tandis que, en coulisses, leurs leaders les écrasent au nom de l’unité paysanne, via le ministère de l’Agriculture et la commission de Bruxelles. Et les plus xénophobes rejoignent les miliciens chasseurs pêcheurs de la Coordination paysanne, créatures du couple vendéen de l’année, de Villiers-Pasqua.
Pourtant, dès Mai 68, des poignées de paysans révolutionnaires tentèrent de rompre avec le mythe de l’unité paysanne. Tels ceux qui furent solidaires des grévistes, en particulier dans la région nantaise, lorsque les ouvriers de Sud-Aviation entrèrent les premiers dans la grève générale. « Nous ne serons pas les Versaillais de Mai 68 » [4], affirmait le tract diffusé dans la ville par l’éphémère Comité de liaison ouvriers-paysans. Dans les années qui ont suivi, les révoltés des villes et ceux des campagnes eurent de nombreuses occasions de lutter au coude à coude, du Larzac à l’opposition à l’implantation des centrales nucléaires et à bien d’autres plans pharaoniques de l’Etat. Quand nous regardons avec recul les luttes de l’époque révolue, il est facile d’y voir bien des naïvetés, le mythe de la vie naturelle hors des métropoles, et des limites, la panacée de la gestion du travail par les travailleurs eux-mêmes, hors du contrôle de l’Etat, qui sous-tendait l’idéologie antiproductiviste de groupes comme Paysans travailleurs. Il n’en reste pas moins vrai que des paysans radicaux abandonnèrent bien des préjugés, y compris ceux relatifs à « leur » propre propriété, affichèrent leur hostilité à l’Etat et placèrent leurs espoirs dans la montée et la convergence des luttes réelles contre le monde capitaliste.
Au cours des dernières années, les actions subversives menées par quelques ruraux et néo-ruraux incontrôlés qui, pour certains, sont membres de la Confédération paysanne, ont pu faire croire qu’elle allait reprendre le flambeau du radicalisme paysan des années 70. Mais l’influence de la Confédération a grandi, au cours de la dernière décennie, en raison inverse du recul des résistances radicales. Les sabotages, qu’elle a parfois soutenus du bout des lèvres, dans la mesure où ils lui permettaient d’avoir pignon sur rue, ne reflètent pas les positions de l’ensemble de ses membres qui, pour beaucoup, sont des transfuges de la FNSEA déçus, sans plus, par leurs leaders. Présentée comme l’héritière de Paysans travailleurs, elle n’en a repris que les travers, amalgamés aux idées à la mode à gauche de la gauche caviar, de la bio pasteurisée à l’écologisme gestionnaire de l’Etat. Sa contestation des dérives génétiques a pu faire quelque peu illusion. Mais elle est toujours restée sur le terrain réformiste du « principe de précaution » et du « moratoire sur la mise en culture et la commercialisation des semences trangéniques », contrôlés par des « comités d’éthique sur la génétique animale et végétale » [5], placés sous l’égide de l’Etat.
« L’agriculture paysanne », qui constitue le noyau de son programme, est le kit idéologique de tous ceux qui en veulent à l’agrobusiness, pour les motifs les plus divers et, parfois, les plus contradictoires. En théorie, les leaders de la Confédération la définisse comme « l’agriculture qui encourage la qualité, l’emploi par l’installation de nombreux paysans et l’aménagement harmonieux du territoire », voire « l’autonomie des paysans envers l’agrobusiness » [6]. Drôle d’autonomie individuelle, puisque, de leur propre aveu, la réalisation de leur programme n’a de sens que dans le cadre du marché agricole, oxygéné par les aides de l’Etat et celles de la commission de Bruxelles. Rien d’étonnant qu’ils participent aux élections des chambres d’agriculture et talonnent le gouvernement, comme n’importe quels bureaucrates syndicaux, afin d’être acceptés au Conseil économique et social, pour y jouer les conseillers du prince.
En pratique, « l’agriculture paysanne » masque les lignes de fracture réelles dans les zones rurales. Ainsi, les leaders de la Confédération demandent à intervalles réguliers que telle ou telle branche de l’agriculture récupère en partie les bénéfices monopolisés par l’agrobusiness, sans toucher aux prix de marché, pour ne pas soulever l’indignation des consommateurs. Bien entendu, la chute des cours accélère la concentration de la propriété entre les mains des patrons de la branche. Mais leur augmentation conduira au même résultat ! Car dans chaque branche, les producteurs ne sont pas sur le même pied. Loin de là. A supposer que la chose soit possible, sous la forme de soutien des cours par l’Etat, la situation des ilotes ruraux ne changera pas pour autant. Les leaders de la Confédération révèlent ainsi leur incapacité de dépasser l’horizon du capitalisme, à reconnaître la permanence de situations de classe très différentes dans les zones rurales, même si elle sont regroupées sous l’appellation non contrôlée et fallacieuse de paysannerie d’origine. En témoignent les modèles d’agriculture paysanne prospère qu’ils portent aux nues et qui servent à faire rêver ceux qui crèvent à petit feu sur leur lopin. Au nom du bio, ils font la publicité de propriétaires qui investissent dans les marchés porteurs, comme les marchandises de terroir à usage des touristes ou destinée à l’exportation, lesquelles sont bien plus vendues dans les boutiques de luxe que dans les rayons des supermarchés : foie gras, etc. Bel exemple d’activité paysanne respectueuse de notre milieu que le travail générateur de « bonne bouffe », qui repose sur les procédés les plus implacables de domestication des volatiles.
Comme d’autres rénovateurs qui ont pris leur distance envers les centrales ossifiées, tel Sud chez les fonctionnaires de l’Etat, les leaders modernistes de la Confédération ont compris que la base traditionnelle du syndicalisme à la papa périclitait, y compris dans l’agriculture, par suite des mutations profondes que connaît, depuis plusieurs dizaines d’années, la structure de classe de la société. C’est le capitalisme lui-même qui scie la branche sur laquelle prenait appui le corporatisme paysan, borné à la défense de la parcelle. Voilà pourquoi les leaders de la Confédération récupèrent en partie les déçus de la FNSEA et cherchent des ouvertures à travers les murs des lopins afin d’élargir leur audience à d’autres couches, urbaines et rurales, y compris hors des frontières, en direction du tiers-monde, pour lequel ils préconisent leur version recyclée de l’autonomie nationale : l’autonomie alimentaire de chaque Etat. Dans l’Hexagone, la lutte contre la « mal bouffe » est le pivot de leur opération promotionnelle. Sous prétexte d’écologie et de respect du citoyen, ils caressent dans le sens du poil le chauvinisme gastronomique bien français et se font l’écho des inquiétudes de franges, encore restreintes, de la population, préoccupées par la dégradation rapide de l’alimentation et l’accumulation des scandales dans le secteur agro-alimentaire.
Là comme ailleurs, il s’agit de recycler les idées reçues qui constitue le fond de commerce de la contestation platonique de la propriété et de l’Etat afin de « légitimer notre rôle d’interlocuteurs incontournables entre le monde paysan et les pouvoirs publics » [7]. La Confédération fait du lobbying, au coude à coude avec les champions de la « lutte contre le néolibéralisme », dans le style de l’Attac. Rien de plus.
Pendant plus de cent ans, toutes les tentatives de subversion du monde, à la ville comme à la campagne, ont buté sur la question de la propriété, en particulier de la propriété paysanne. De la prise de position des campagnes dépendait souvent le sort des grandes grèves dans les villes, voire des insurrections qui y éclataient, comme le montra l’aventure de la Commune de Paris. La famine fut toujours l’une des forces dissolvantes des révolutions urbaines, peut-être plus sournoise et plus dangereuse que la répression de l’Etat lui-même. Pour la surmonter, le rôle des paysans était déterminant : ils détenaient encore la clé des greniers. Voilà pourquoi l’une des préoccupations essentielles des ouvriers insurgés était le ravitaillement de la ville par la campagne et le type d’échanges qu’ils pouvaient mettre en place avec les paysans. Nous savons aussi que les tentatives de résoudre le problème des sources d’approvisionnement de façon autoritaire, par la terreur de la ville sur la campagne, à la mode du Parti communiste russe, c’est-à-dire par l’expropriation forcée de la propriété traditionnelle sous l’égide de l’Etat, ne fit qu’aggraver la situation.
Désormais, vu les bouleversements accomplis par le capital lui-même dans les Etats les plus avancés de la planète, la question ne peut plus être posée dans les mêmes termes. L’agriculture est devenue pour l’essentiel l’une des dépendances de l’industrie. Il en résulte que la satisfaction des besoins les plus élémentaires de la vie humaine, le boire et le manger, sans même parler du reste, devient de plus en plus problématique.
Des poussées révolutionnaires sont impensables sans le blocage prolongé de secteurs aussi décisifs de l’économie que celui de l’agroalimentaire. De telles paralysies de la production confronteront bien plus vite qu’autrefois l’ensemble de la population, y compris la population rurale, à l’angoissante question alimentaire. Pour commencer à la résoudre, il est impossible de se contenter d’exproprier les expropriateurs, de remettre en route telles quelles les principales branches de l’économie, l’agriculture en particulier. Sa résolution exige la rupture radicale la plus rapide possible avec l’ancien monde de la propriété, du travail et de l’Etat.
Pour ce faire, les révolutions à venir reprendront à leur compte, et développeront sans doute, des formes d’activité et d’entraide issues de l’histoire paysanne qui n’existent plus aujourd’hui, sous nos latitudes, qu’à l’état de traces imperceptibles. Mais gardons-nous de la nostalgie du passé mythifié, sous peine de retomber dans les ornières de la domestication, qui accompagne la propriété foncière, fut-elle celle du paysan. Sans refonder vite l’ensemble de l’activité humaine sur des bases contraires à celles qui sous-tendent la propriété et l’Etat, sans liquider l’agriculture au bénéfique de modes de culture susceptibles de transformer la nature sans la détruire, la libération des esclaves salariés du joug de l’exploitation et de la domination restera du domaine des vœux pieux.
[1] « Le 18 brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte. » Karl Marx. œuvres choisies, tome I, Editions du Progrès.
[2] « Lettre à un Français sur la crise actuelle. » Michel Bakounine. œuvres, tome II, Stock Plus.
[3] Esclaves à Sparte. (Nde)
[4] « Tract du Comité de liaison ouvriers-paysans ». Cité de mémoire. Document sans doute introuvable aujourd’hui dans des publications.
[5] « Technologies génétiques : pour le moratoire sur la mise en culture et la commercialisation, pour l’application du principe de précaution. » Communiqué de la Confédération paysanne, 17 mars 1997, siège de Bagnolet.
[6] « Agriculture paysanne : l’agriculture au service de la société. » Communiqué de la Confédération paysanne, 25 mai 1997, siège de Bagnolet.
[7] « A nous tous d’être à la hauteur ! » Editorial de « Campagnes solidaires », du 1er novembre 1999.
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