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La Psychopathologie du Travail
mis en ligne le 12 octobre 2012 - Penelope Rosemont
« Travailler, maintenant ? Jamais, jamais. Je suis en grève »
Arthur Rimbaud
La dépersonnalisation et l’aliénation de nos plus profonds désirs nous sont inculqués dès l’enfance par l’école, la religion, le cinéma, la télévision, et atteignent bientôt un point où le désir individuel n’est plus seulement un système de contradictions, mais une marchandise comme toute les autres. La « vraie vie » semble toujours être juste un peu au-delà de ce qu’un salaire hebdomadaire et une carte de crédit peuvent offrir, de manière à ce qu’elle soit reportée indéfiniment. Et chaque report de la vie contribue à la reproduction d’un système social que pratiquement tout le monde, à moins d’être multi-millionnaire ou masochiste, a fini par répugner. Voici comment le problème se présente à nous : comment briser le modèle du travail – de cette esclavage hebdomadaire, cette coutume des coutumes, cette dépendance des dépendances ; comment nous détacher nous même de cette étreinte d’illusions auto-destructrices sur « vente.com », l’état-entreprise de consommation perpétuelle.
Particulièrement enraciné est ce modèle du travailler pour quelqu’un d’autre : fabriquer les « biens » de quelqu’un d’autre, produire l’opulence dont quelqu’un d’autre jouit, penser à travers les pensées de quelqu’un d’autre (en croyant parfois qu’il s’agit de nos propres préoccupations), et même parfois rêver les rêves de quelqu’un d’autre – en bref, vivre la vie de quelqu’un d’autre comme si c’était là notre propre vie, et notre propre rêve de la vie. Une vie depuis longtemps passée à la trappe.
La suppression systématique des réels désirs individuels – et c’est en grande partie en cela que consiste le travail – est exacerbée par la manipulation incessante des désirs artificiels du capitalisme, « satisfaits ou remboursés ». Tout cela donne à la vie quotidienne le caractère d’une névrose de masse, avec de fréquents épisodes psychotiques en constante augmentation. Afin d’alléger l’ennui absolu de la vie quotidienne, la société offre un étalage sans fin de distractions et de stupéfactions, la plupart étant « disponible dans un point de vente près de chez vous ». Le problème étant que ces distractions et stupéfactions, légales ou illégales, deviennent bientôt une partie de l’ennui, puisqu’elles ne satisfont aucun besoin, aucun désir authentique.
Lorsque le journal de 20H rapporte d’horribles crimes commis par des enfants ou des adolescents s’essayant au satanisme, ou qui se prennent pour des super-héros, des terroristes ou des « bad boys ou bad girls », nous pouvons être presque surs que ces gens ont vécu une vie d’intolérable grisaille, étaient si isolé-e-s de leurs propres désirs et de l’ensemble de la société, qu’ils et elles ne savaient probablement même pas où et comment chercher quelque chose de différent, ou comment se rebeller d’une manière qui puisse réellement changer la donne. En réalité, ces enfants ont en général piqués quelques notions de pacotille dans la bible, à l’école, à travers les films hollywoodiens et la télévision qui promettent toujours quelques minutes « d’intensité » insensée suivie d’un lot de publicités – toutes aussi insensées les unes que les autres. Et chaque fois que ces choses arrivent, nous entendons les traditionnelles jérémiades puritaines concernant les films qui devraient être plus contrôlés, et la violence qui devrait être « bannie » de la télé. Toutefois, personne n’en vient à critiquer la bible ou les églises, ou autres influences religieuses, en dépit du fait que la Chrétienté – de loin la plus sanglante des « grandes religions du monde [1] »- est de loin celle qui devrait être blâmée. De la même manière, on entend rarement des critiques concernant l’armée – un gang de tueurs professionnels – dont l’influence sur les enfants ne peut être que funeste.
Et moins souvent encore, on rencontre des critiques d’une autre institution intrinsèquement violente : la famille nucléaire. En fait, à cette âge tardif de l’histoire de l’humanité, cette relique du patriarcat est toujours brandie comme une sorte d’idéal. Le rétablissement de la famille étendue telle que nous la connaissons aujourd’hui est une invention du XIXe siècle, construite par des bourgeois blancs européens afin de rencontrer les intérêts (« besoins ») de l’industrialisation croissante. Cela reflète le modèle capitaliste de la hiérarchie. Ce modèle prolonge la sanction de la suprématie masculine comme tradition consacrée de droit divin, rien de moins. Dans la famille nucléaire, il travaille pour le salaire, et elle travaille à la maison, aux tâches ménagères (et de plus en plus pour un salaire aussi). Tout comme pour les enfants, qui sont la propriété privée de la famille, et le
restent encore des années après leur maturité biologique.
Car les enfants aussi apprennent à travailler, ou du moins à mourir d’ennui. Dés le plus jeune âge, on leur apprend à obéir à des ordres. L’école et l’église leur apprennent la « nécessité » de rester à une place déterminée pour une période prolongée, même lorsqu’ils ou elles préféreraient être n’importe où ailleurs. Toutes les classiques réprimandes parentales - « reste assis ! », « Fais ce que je te dis ! », « Ne réponds pas ! », « Arrêtez de vous comporter comme une bande de sauvages ! » - font parti de l’éducation du bien élevé, résigné, esclave salarié...
Le monde d’aujourd’hui est confronté à des problèmes plus menaçant pour la vie, plus dangereux pour la planète, et plus grands que jamais : des guerres un peu partout, la pollution massive, le réchauffement planétaire, l’oppression des femmes, le désastre écologique, le néocolonialisme, le terrorisme d’Etat, l’industrie carcérale, les génocides, le cancer, le sida, le trafic des morts – trafic d’organes –, la xénophobie, les pesticides, les OGM et le brevetage du vivant – et la liste continue encore et encore. Perpétuellement bombardés de reportages, d’images et de sons d’informations d’une catastrophe après l’autre, la plupart des gens n’ont pas idée de ce qu’ils ou elles pourraient faire, ainsi confinés à la paralysie. Sur le front idéologique, cette passivité générale, elle même problème social majeur, est maintenue par ce qu’André Breton appelait le misérabilisme, la rationalisation cynique de la misère, de la souffrance et de la corruption – l’idéologie dominante du pouvoir de notre temps.
En outre, à toute heure, des sommes astronomiques, des millions sont dépensés dans la propagande, la publicité et autres mystifications pour perpétuer l’illusion que la société en crise dans laquelle nous vivons aujourd’hui est la meilleure et la seule possible.
Ce qui est le plus important à saisir est que le travail est le centre de ces problèmes. C’est le travail qui préserve le système misérabiliste tout entier. Sans le travail, cette force irrésistible de commerce de mort qui se proclame elle-même « libre marché » serait réduite en miettes d’un seul coup. Le « libre marché » signifie la liberté pour le Capital, et la « non-liberté » pour ceux et celles qui travaillent. Jusqu’à ce que le problème du travail soit résolu – ce qui signifie jusqu’à l’abolition du salariat – tout les autres problèmes non seulement perdureront, mais continueront à s’aggraver...
Dans un monde qui est trop occupé pour vivre, le travail lui-même est devenu toxique : c’est une manière de « creuser sa propre tombe ».
Nonobstant les pénuries renouvelées et la propagation de crises économiques, la société possède aujourd’hui la capacité de réduire le travail à une insignifiante portion de ce qu’il est à l’heure actuelle, tout en satisfaisant tout les besoins humains. Il est clair que si les gens veulent vraiment le « paradis sur Terre », ils pourraient l’avoir – pratiquement dans la journée. Bien sûr, ils devraient pour cela triompher de l’immense industrie internationale de la « fausse conscience [2] », qui travaille très dur pour s’assurer que le minimum de gens qui travaillent découvrent ce qu’ils et elles veulent réellement.
Travailler tue l’esprit, abîme le corps, insulte l’intellect, conserve la plupart des gens dans un état de confusion et de dépression, et distrait ses propres victimes de tout ce qui importe réellement dans la vie. Notre lutte en appelle à des organisations d’un nouveau genre. Pour provoquer la destruction du misérabilisme, nous avons besoin d’un réveil pour nos désirs cachés, de fomentateurs et de fomentatrices d’humour ravageur, de stimulateurs et de stimulatrices de nos rêves les plus fous, de provocateurs et de provocatrices du plus profond, du plus ardent et du plus violent des désirs pour une vie d’aventure poétique.
Penelope Rosemont.
[Extrait de « Une brève fulmination contre le travail », in Surrealist Experiences : 1001 Dawns, 221 Midnights (2000). Publié dans le journal américain Green Anarchy N°15, Hiver 2004.
Traduction libre de l’anglais par "Le Cri Du Dodo", juillet 2010, légèrement remaniée
par Apache-éditions, juillet 2011.
[1] Pas de favoritisme, à bas toutes les religions ! (Nde)
[2] Ainsi que de l’industrie tout court... (Nde)
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