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Lettre ouverte à Frédéric Bettinecci

mis en ligne le 12 janvier 2004 - Anonyme

Cher Frédéric,

Mercredi dernier, en me réveillant - c’est si agréable les rêves éveillés - j’ai appris que dans ton mirador, tu avais choisi de renoncer à tes folies. La folie d’enfermer d’autres hommes. Parce que c’était comme ça, parce qu’il le fallait, parce que tu n’étais responsable de rien, de toutes façons... La folie de ces longues heures à te languir d’une ombre suspecte, d’une agitation qui - enfin - suggérerait que ton heure de gloire approchait, et de cet homme que tu aurais finalement dans ta lunette avec cet exquis émoi : « je vais l’avoir ». La folie de mater, mater à en être dégoûté de ces corps, de leurs disgrâces et de leurs odeurs... La folie de traquer la violence d’un regard qui « en dit long », la tendresse de gestes déplacés au parloir, l’ironie d’un sourire tellement au-delà de tes contingences de maton...

Et puis tout le reste... En transformant chaque jour ces hommes en objets, en les voyant sans les regarder, en croyant pouvoir les « détenir », sous prétexte de ton travail, tu te métamorphosais doucement en monstre. Tu n’avais plus qu’à te débattre dans cette folie collective. Tu as eu raison de mettre fin à cette folie furieuse.

Alors tu t’es retranché dans le mirador, et tu en as fait quelque chose d’extraordinaire, dont d’aucuns rêvaient : une place avancée de la subversion, du renversement du strict (et triste) agencement qui met d’un côté les « bons » et de l’autre les « méchants ». Le mirador est devenu danger pour la prison. Tu as tiré, les coups de feu ont tué une employée de la Centrale.

Toute la journée, j’écoutais les flashs d’infos qui te disaient toujours là-haut, dans ton mirador, en discussion avec la psychologue de la Centrale. Oui, tu avais déjà basculé du côté de ceux qu’il faut s’employer à rappeler « à l’ordre ». J’imaginais ce qu’elle pouvait bien te dégotter comme arguments pour te convaincre d’abdiquer sans violence. Des arguments capables de te convaincre, toi le maton, en poste dans cette centrale, dans ce caveau d’où nous parviennent parfois les cris étouffés des condamnés à de longues peines. Pardonne-moi, mais ça m’a fait marrer de l’imaginer te disant : « Ne vous inquiétez pas, meurtre avec préméditation, ce n’est plus que perpet’... heureusement pour vous, y a plus la peine de mort... et puis, sur perpet’, vous pouvez sortir au bout de 18 ans... et 18 ans, ça se fait sur une jambe, comparé à ceux qui purgent des 30 ans. Et puis les prisons se sont vachement humanisées... Avec vos relations, vous pourrez aller dans une prison avec des parloirs sexuels... Alors, vraiment, faut pas voir votre avenir tout en noir ! »

Alors, maintenant, tu te retrouves de l’autre côté. Du côté de ceux que, même en ne faisant pas plus mal ton boulot qu’un autre, tu surveillais, contrôlais, emmerdais. Du côté de ceux dont tu violais l’intimité. Du côté de ceux que, même en étant tout aussi humain qu’un autre, tu méprisais : ils n’auraient jamais épousé ta fille, et si tu leur amenais un truc en douce, c’était toujours intéressé. Tu penses que ta vie a basculé. Moi, je ne pense pas qu’il y ait un bon et un mauvais côté, que les voleurs ou les salauds soient que du côté des matons.

Comme pour tout taulard, je vais te souhaiter de ne pas être déçu par tes proches. J’espère qu’ils te soutiendront sans te juger, qu’ils se souviendront de l’ami, de l’amant, du collègue, du voisin, ... sans te ramener perpétuellement à ton acte et à ses victimes. J’espère qu’ils te conserveront leur amitié, leur amour ou leur tendresse. J’espère qu’ils ne marchanderont pas leur malaise, leur conflit entre leurs sympathies et la réprobation sociale, en se fourvoyant dans la pitié.

J’espère pour toi que tu tomberas sur de bons matons. Je ne plaisante pas. Tu es mieux placé que moi pour connaître la dure loi de toutes les corporations qui gèrent l’ordre : malheur à celui qui déchoit ! Mais, tu sais bien, les bons matons n’existent pas, ou alors ils se retrouvent, un jour, dans un mirador à... tu connais la suite !

Tu risques de passer de longues années en prison, qui s’ajouteront à toutes les années de ta vie que tu as gâchées en acceptant d’être maton, et où tu t’es donc détourné des mille plaisirs ordinaires, incompatibles avec les « hauts murs ». J’imagine ta rancœur aujourd’hui, lorsque tu penses aux moments passés à regarder des trous du cul et à toutes ces fleurs que tu as oublié de voir.

J’ai peur pour toi que tu ne comprennes pas, au long de ces années, ce qu’est le « sens de la peine ». Parce que tu serais bien le premier à le comprendre... Et pourtant, c’est pendant toutes ces années d’un boulot à la con, ce qui t’a permis de durer : combien de fois tu as accepté de collaborer aux basses œuvres de la pénitentiaire parce que tu te disais, finalement, qu’il fallait bien qu’ils « payent », ces ordures !

Merci, cher Frédéric, pour cette belle journée. On est un paquet à avoir rêvé d’être à ta place. Merci pour ta liberté. On se sent plus libre lorsque existent ce que tes anciens collègues, les syndicats et l’Administration (persuadés, dans une stupide unanimité, de défendre les « bons travailleurs ») appellent déjà « une brebis galeuse. »

Sincèrement,

Une admiratrice



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