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Bref aperçu sur de vives flammes algériennes
mis en ligne le 16 mars 2009 - Anonyme
Depuis l’été 2008, l’État algérien n’en peut plus de débloquer de nouveaux fonds pour sa police : achat de 20.000 matraques, plus de 200 bus de transports de troupes, plusieurs engins antibarricades ou équipés de lances à eau – et embauche de 15.000 nouveaux flics au plus vite. Nouvelle menace terroriste ? Non, tous ces équipements sont destinés à la section anti-émeutes de la Direction générale de la sûreté nationale. Par ailleurs, le gouvernement, craignant « un risque d’émeute généralisée », subventionne à hauteur de plusieurs dizaines de milliards de dinars par an « les produits de large consommation, pour réduire les effets de l’inflation sur la vie quotidienne des Algériens ». Autre détail croustillant de l’actualité récente (en tout cas plus que la dernière réforme de la Constitution au service de la réélection de Bouteflika en 2009) : « les milieux d’affaires algériens et étrangers se préparent également à de telles éventualités. Plusieurs entreprises auraient déjà mis en place des plans pour protéger leurs biens des pillages en cas de violences populaires. » [1]
Bigre, que se passe-t-il en Algérie ? Du peu d’informations (évidemment) qui arrivent de ce côté-ci de la Méditerranée, on entend parfois que depuis plus d’un an, seraient enregistrées en moyenne deux-trois émeutes ou autres formes de colères populaires (notamment des blocages de routes)… par jour – seule la Chine fait aussi bien en ce moment !
Pour 2008 (et début 2009), parmi celles que les médias n’ont pas pu taire, parce qu’elles ont concerné des centaines de personnes, parce qu’elles ont duré au moins deux jours, et que les dégâts ont été « spectaculaires » : Timimoun (sud) en février 2008, Ghardaïa en mars, Chlef, Gdyel (vers Oran) et Tiaret en avril, Ksar El Boukhari (90 km au sud d’Alger), Berriane et Oran en mai, Berriane à nouveau en juillet et février 2009, Annaba et M’sila en août, plusieurs villages autour de Tizi-Ouzou et Tissemsilt en septembre, encore Annaba en octobre, Meftah en novembre… du littoral nord densément peuplé aux régions quasi-désertiques du Sud, de l’Est à l’Ouest, ce sont tant des grandes villes que d’innombrables bleds qui connaissent les joies de la révolte. À Alger, l’immense manifestation (jusqu’à un million de personnes) du 9 janvier 2009 en soutien au peuple gazaoui a pris la couleur d’affrontements massifs avec les flics (il est interdit de manifester dans la capitale depuis la marche de la coordination « kabyle » du 14 juin 2001).
La relégation en deuxième division du club de foot d’Oran [2] ; la gestion d’incendies détruisant des champs entiers d’oliviers et d’arbres fruitiers en Kabylie ; une demande collective d’attribution de locaux pour pouvoir travailler (Gdyel) ; sept corps de harragas repêchés au large de Tiaret ; la décision de fermeture du marché informel suivie de la victoire de l’équipe locale de foot à Ksar el-Boukhari ; la vengeance contre un riche propriétaire d’hôtel et ses vigiles à Sidi Aïssa (M’Sila) ; la coupure d’eau ou l’augmentation de trop du prix de la patate ; etc. : peu importent les « détonateurs », pourvu que tout soit prétexte à une saine émulation de rages collectives. Et les communs de ces belles émotions nous parlent particulièrement : à chaque fois ce sont les édifices du pouvoir, local ou national, qui sont attaqués, sièges des wilayas (préfectures), daïras (sous-préfectures) ou des Assemblées populaires communales, tribunaux et bâtiments d’entreprises nationalisées (banques, poste, hydrocarbures…) – mais aussi chaque bureau d’entreprise privée est potentiellement une cible de choix, et les magasins voient régulièrement leurs vitrines tomber et les marchandises s’envoler (pillages massifs à Annaba le 13 octobre). Nous n’aurons que ce que nous prendrons. Et la pratique quasi-systématique du barrage routier confirme que le blocage des flux reste une valeur sûre contre le train-train de la société.
Côté flics, comme toujours chargés de protéger le vieux monde, ils sont souvent débordés (c’est-à-dire moins rapides). En tout cas, de nombreux renforts sont toujours nécessaires pour le-retour-à-la-normale. Si l’épreuve existait pour le CIO, le Sporting Club d’Algérie serait certainement championne du monde de caillassage. La paix sociale est définitivement assénée quelques jours ou quelques semaines après « les terribles scènes de violence » par les coups de marteau résonnant sur les bureaux des juges : depuis un an, ce sont plusieurs centaines d’émeutiers qui ont été engeôlés, souvent condamnés jusqu’à cinq ans ferme. Mais la solidarité renforce, normal, les accès de rage et la libération des détenus stimule admirablement familles, proches, voisins : manifestations, occupations de tribunaux, assemblées sur les places publiques…
Revenons, par exemple, sur les « événements » de Chlef (ville de 180.000 habitants située à 200 km à l’ouest d’Alger) – non pas pour en faire une émeute « meilleure » qu’une autre, hein (y a-t-il de mauvaises émeutes ? Parfois de très mauvaises « cibles », toujours de saines colères).
Le 27 avril 2008, devait comparaître au tribunal le président de l’association des sinistrés d’un séïsme de… 1980, suite à une plainte du wali (le préfet) pour diffamation : l’association avait protesté contre l’annulation d’une aide, pourtant décidée dans une loi de 2007, portant sur la reconstruction de logements « en dur » en remplacement de 27.000 préfabriqués – que les gendarmes ont commencé à détruire avant même le début des travaux. Dès l’aube, les accès au tribunal sont bloqués par des flics, il n’en fallait pas plus aux centaines de personnes venues assister au procès pour faire exploser de beaux accès de rage – qui n’en aurait pas fait autant ?
D’abord aux alentours du tribunal, rapidement dans tout le centre ville, ensuite (jusque vers 22h) dans la plupart des quartiers. Caillassage vigoureux des façades vitrées des sièges d’Algérie Poste (dont la recette se volatilise), d’Algérie Télécom, de l’APC (Assemblée populaire communale), du musée de la ville, de la banque du Golfe Arabe, de la gare, les détruisant de fond en comble. La Direction des mines et de l’industrie, un bureau de poste et la bibliothèque municipale sont totalement incendiés. Le siège de la faculté de droit saccagé. Les bureaux de la Banque extérieure d’Algérie dévastés – et pillés, naturellement. Sans parler des voitures, des lampadaires et autres éléments de mobilier urbain. Les attaques des bâtiments de la wilaya et de la daïra ont été repoussées par les forces anti-émeutes arrivées assez rapidement en renforts de plusieurs autres wilayas, notamment d’Alger. On parle le soir de plusieurs dizaines de blessés (dans les deux camps) et d’une centaine d’arrestations.
Le lendemain, ça repart de plus belle après le premier café, pierres contre lacrymo : rassemblés dans différents coins de la rue principale de la ville, des dizaines de jeunes se sont attaqués pendant plusieurs heures aux policiers qui tentaient de les empêcher de s’approcher des institutions publiques. « Nous n’arrêterons pas avant le départ du wali », déclarent des jeunes surchauffés. Les affrontements ont continué dans la plupart des quartiers de la ville, ainsi que dans des villes et villages voisins, dont Chettia à une dizaine de kilomètres : les établissements scolaires, l’agence des PTT et la direction des impôts y ont reçu une visite mémorable des émeutiers. La route nationale a été bloquée toute la journée par des barricades enflammées. Bilan de la journée : encore des arrestations - entre une centaine et 500 selon les sources.
Le 29 avril, alors qu’à Chlef les forces de l’ordre reprennent le contrôle de l’espace, troisième jour d’affrontements à Chettia : nouveaux blocages de routes, et surtout le centre ville transformé en champ de bataille, il n’est plus question que d’en découdre avec les keufs, aux cris de « libération de tous les détenus », « satisfaction de la plateforme de revendications élaborée par l’association des sinistrés de 1980 » et « départ du wali » (qui d’ailleurs a été muté début mai). Le soir, assaillis par des centaines d’émeutiers, ce sont les bureaux de la délégation régionale de Sonelgaz qui partent en fumée. Les attaques de bâtiments (plus tard, un laboratoire pharmaceutique a été pillé) et les escarmouches ne s’arrêteront qu’à l’aube.
Depuis, plus de 120 émeutiers, dont quelques dizaines arrêtés plusieurs jours après les « événements », croupissent en taule. Et les familles et autres proches des détenus de maintenir la pression sur les autorités : occupations de bureaux, sit-ins, etc. En janvier 2009, les premiers procès (les enragés comparaissent par poignées de cinq ou dix...) ont prononcé des peines de cinq ans ferme.
Journalistes, sociologues et autres complices du pouvoir évoquent régulièrement des causes qui légitimeraient ce qui est désigné comme une véritable « culture de l’émeute » – comme si l’émeute n’était pas fondamentalement ennemie de la culture. Entre autres raisons avancées par les prétendus experts de nos vies : l’urbanisation poussive et radicale du pays (30% en 1960, 80% aujourd’hui), suite à la réforme agraire des seventies – et puis, bien entendu, le célébrissime « chômage des jeunes » (estimé à 60% chez ces fameux moins-de-trente-ans, qui représentent plus de 60% des quelque 35 millions d’Algériens). Pourtant, il en faut peu pour se rendre compte que certes, jeunesse et fougue restent souvent synonymes, mais le nombre de barricades de pneus enflammés à la moindre défaillance de l’approvisionnement en électricité ou la tournure que prend telle ou telle grève nous confirme que c’est bien l’ensemble d’une population qui d’une part n’en peut plus (évidemment, plus personne n’en peut, de ce monde), d’autre part le fait bruyamment entendre à qui prétend nous gouverner. Hé oui, tant de haine ne s’explique jamais vraiment, et en tout cas n’est jamais récupérable (le consensus maintient sur la guerre sociale la chape de plomb de la « révolution » (sic) de 1962 contre l’État français colonisateur et de la menace du terrorisme islamiste). Par contre, le besoin de vengeance contre chaque expression de hogra est un stimulant profond, et tellement rassembleur, contre toute forme de pouvoir.
Pourtant, ne nous méprenons pas : au quotidien, l’air du temps n’est pas vraiment insurrectionnel, mais plutôt tout de colère rentrée, voire d’une lassitude assez désespérée – dans la rue et les cafés (espaces des plus masculins) se murmure surtout l’envie de se casser de ce pays merdique. L’ambiance est également plombée par les innombrables barrages de flics et de militaires, tous les 200 mètres en ville, tous les deux kilomètres en cambrousse, mitraillettes et sacs de sable compris. Même en Kabylie où les gendarmes, après en avoir été chassés en 2001, sont revenus, au bout de quelques années, dans le cadre du programme d’éradication des derniers maquis jihadistes localisés dans le coin. Il est d’ailleurs vrai que la recrudescence des attentats, toujours sanglants, attribués aux barbus radicaux, marque aussi le paysage et l’humeur générale. La « sale guerre » n’a jamais cessé. Évidemment.
Du côté d’autres « mouvements sociaux », la période y est pareillement rythmée de clameurs assez vives : pour ne parler que de « larges mobilisations » récentes, depuis le printemps 2008 les profs en statut précaire, régulièrement rejoints par l’ensemble des enseignants et des lycéens, alternent grèves, grèves de la faim, manifs, rassemblements dont sit-ins devant leur ministère, le tout violemment réprimé : matraques, arrestations de prétendus leaders, et une fin systématique de non-recevoir – le tout sous la menace d’une privatisation partielle et sournoise de l’éducation. Début novembre, une grève illimitée des 50.000 étudiants de Sétif pour réclamer des « moyens » (dans le contexte d’une réforme type LMD en cours) et trois jours de grève nationale dans la fonction publique viennent rajouter une couche au grognement ambiant. Toujours en novembre, les syndicats autonomes de dockers débrayent plusieurs jours pour dénoncer la concession des ports d’Alger et de Djendjen à une multinationale émirienne. Mais aussi, tout au long de l’année, se sont agités personnels de santé, vétérinaires, salariés des hydrocarbures, travailleurs du BTP (souvent en butte avec leurs patrons chinois, qui les mettent en concurrence avec des ouvriers... chinois) – bref, un peu de fraîcheur aussi du côté des luttes de salariés, malgré un encadrement syndical assez strict (en transition, toujours, dans le cadre d’une relative rupture avec le modèle du syndicat unique – l’UGTA, toujours dominante) : mais la cogestion n’est pas encore au point, il reste quelques brèches dans lesquelles développer des espaces autonomes de luttes souvent, même, plus offensives que défensives.
Lorsque l’on parle de révolte, cette vive colère diffuse à l’échelle d’un territoire aussi vaste, il n’est pas déterminant, mais pas non plus anecdotique, d’évoquer la situation et l’évolution socio-économique d’un tel pays : les grondements des foules énervées nous parlent aussi des sales manières dont le capital maîtrise, plus ou moins bien, sa reproduction, auxquelles elles résistent activement. Ce pays, désigné comme un modèle de croissance économique (+5% chaque année en moyenne depuis 2002), vit aussi à l’heure de la mise en place, à marche forcée, de l’Union sarkozienne pour la Méditerranée (malgré les réticences de Bouteflika – et d’autres dirigeants « arabes » – quant à la présence d’Israël dans cette belle « union »). Mais la concurrence est rude avec le projet états-unien de Grand Moyen-Orient, sans parler de l’amitié « historique » sino-algérienne : les échanges bilatéraux entre les deux pays « frères » ont fait circuler quatre milliards de dollars en 2007. En Espagne, dans les années 1980, il était courant d’entendre, pendant les grandes grèves émeutières des ouvriers des secteurs industriels « en restructuration » (notamment dans les Asturies ou au Pays basque sud : chantiers navals, dockers, …) : « Ce n’est pas l’Espagne qui rentre dans la CEE, mais l’Europe qui rentre en Espagne ». Difficile de ne pas voir dans l’excitation des gouvernants et des patrons européens pour cette nouvelle alliance transméditerranéenne cette même perspective, de pouvoir encore mieux s’engouffrer dans de nouveaux espaces – d’autant plus dans un pays aussi riche que l’Algérie, quatrième producteur mondial de gaz et quatorzième de pétrole. Et dont, même depuis cette période de chute libre du prix du baril de pétrole (automne 2008), les énormes réserves de cash semblent mettre pour le moment hors d’une quelconque déroute financière.
Alors, le flux international en Algérie, ça donne, pour les années à venir : un TGV transmaghrébin pour Alstom, un métro à Alger (Alstom encore) qui sera géré par la RATP, « Cap 2015 » : le plus grand port industriel méditerranéen (20 km de quais, 5.000 ha), plusieurs complexes pétrochimiques ou sidérurgiques avec des partenaires saoudiens, japonais, allemands, une des plus grandes usines du coréen Samsung à Sétif, un viaduc à Constantine réalisé par un groupe brésilien, la restructuration des infrastructures portuaires et ferroviaires, de nouveaux gazoducs, centrales électriques et autres équipements pétroliers, la plus grande unité au monde de dessalement d’eau à Mostagadem, treize nouveaux barrages, un programme de construction d’un million de logements raflé surtout par des entreprises chinoises de BTP et, pour 5 milliards de dollars, la création à Alger par un groupe émirien du « plus grand parc urbain au monde », le parc Dounya, avec ses-espaces-verts ses-quartiers-résidentiels ses-bureaux ses-commerces ses-centres-de-loisirs-et-de-détente, etc.etc.etc.
Pour sûr, s’implanter à coups de méga-chantiers dans un tel pays signifie pour les entreprises de trouver non seulement d’évidents débouchés économiques, mais aussi une main d’œuvre abondante et supposée docile (plus de 20% de chômeurs composent localement la célèbre « armée de réserve »). Mais, on l’a vu, c’est quand même mal barré pour les patrons, même si la police veille, s’équipe et se prépare… Et on pense aux belles émeutes de 2004 des plus pauvres des travailleurs, les Rroms, en Slovaquie devenue un des nouveaux centres industriels européens, ou, aujourd’hui, en Roumanie, où les grèves n’en finissent plus, que même l’importation d’ouvriers encore moins chers (des Philippines ou du Bangladesh) ne suffit pas à contrecarrer, dans des secteurs aussi structurants que l’automobile, le textile, la logistique… Eh oui, la délocalisation a souvent fait se trouver les managers face à des salariés autrement plus combatifs qu’en Occident, où les syndicats jouent parfaitement leur rôle de maintien de l’ordre des travailleurs. Les faubourgs du monde restent souvent ingouvernables.
Et déjà, en quelques années, l’Algérie est devenue un pays d’immigration car, bien sûr, un sans-papiers d’origine subsaharienne coûte encore moins cher qu’un hittiste algérien. En 2007, les services de la Sûreté nationale ont arrêté 12.000 personnes entrées illégalement sur le territoire algérien, dont 7.000 Maliens et 3.000 Nigériens. En 2008, environ 5.000 migrants auraient été expulsés vers des pays du sud. D’ailleurs, en juin 2008, une loi a été votée, durcissant « les conditions d’entrée, de circulation et de séjour des étrangers », prévoyant entre autres le triplement du budget destiné à « la lutte contre l’immigration clandestine », notamment pour la construction… de centres de rétention. Toujours sous la pression de l’Union européenne, les mesures de dissuasion de l’émigration, quant à elles, se renforcent également – et c’est maintenant de plusieurs mois de prison que peuvent être condamnés les harragas (voire… leurs parents) qui tentent la grande traversée vers le Nord, embarquant à bord de pateras de Annaba, Mostaganem… [3] Car, on ne le répète jamais assez, des secteurs entiers de l’économie (BTP, agriculture, restauration…) fonctionnent sur l’organisation en cascade de ces « délocalisations sur place » que permet l’emploi de travailleurs sans-papiers. Bien sûr la répression (à haute visée spectaculaire) s’abat à plein régime sur les pauvres (il s’agit de maintenir coûte que coûte une paix sociale qui seule garantit le bon fonctionnement de l’économie), mais la belle propagation (européenne) des mutineries et des incendies de camps de déportation nous fait chaud au cœur…
L’histoire récente et remarquable des protestations populaires algériennes (depuis le Printemps berbère de 1980, la quasi-insurrection généralisée d’octobre 1988, balayée dans le sang – on parle de plus de 500 morts –, le soulèvement en Kabylie au printemps 2001, pour ne parler que des pics d’intensité de cette longue permanence de la révolte, qui s’est aussi aiguisée à Oran en 1982, Annaba en 1983, Laghouat en 1983 et 85, Alger (la Casbah) en 1985, Sétif et Constantine en 1986, Alger et diverses villes en 91, en 2004 dans une trentaine de villes, etc. [4]) ne fait évidemment pas tout : c’est plutôt l’actualité des contestations dans les États voisins qui nous permet d’imaginer comme l’air du temps est particulièrement orageux.
Au Maroc : depuis le printemps dernier, blocage du port de Sidi Ifni par des chômeurs, manifs, émeutes, envoi de l’armée : plusieurs tués et 300 arrestations (suivies de tortures) le 7 juin 2008 – après quelques semaines d’accalmie durant l’été, reprise des affrontements en septembre-octobre ; manifestations quasi-quotidiennes des étudiants dans les grandes villes, qui ont vite appris le goût des matraques mais qui ont aussi vite appris à se défendre, comme à Marrakech le 14 mai où pierres et cocktails molotov ont plu sur les 1.000 hommes des forces spéciales dépêchés pour empêcher une marche vers la présidence de l’université (bilan de la journée : 800 étudiants raflés, une centaine gardée à vue, sept emprisonnés en attente d’un procès) ; un sit-in contre « la cherté de la vie » (il faut dire que le prix du pain avait augmenté de 30% la veille) qui se transforme en émeute à Sefrou le 23 septembre 2007 : 300 blessés dont pas mal chez les keufs, la plupart des bâtiments publics saccagés ; et même en Tunisie, dix mois de ce qu’on appelle une « insurrection » dans le bassin minier de Gafsa (phosphate), durcissement de la grève des mineurs mais aussi des étudiants, chômeurs, « mères de famille » contre « le modèle économique tunisien » et violente répression (une trentaine de « leaders » ont été condamnés pour « constitution de bandes de malfaiteurs » : 6 à 8 ans de taule) ; en Égypte diffusion à l’ensemble des secteurs économiques des luttes des travailleurs du textile (première activité industrielle du pays, après le tourisme), depuis deux ans maintenant : grèves sauvages, occupations, manifs, émeutes, et là aussi, répression de plus en plus massive, avec le concours actif des Frères musulmans patrons de nombreuses usines (plusieurs morts, des milliers d’arrestations). Profitons-en pour évoquer aussi ici la multiplication, depuis 2007, des émeutes dites « de la faim », « de l’électricité » ou « du gaz » au Sénégal, Cameroun, Burkina, etc. Bref, au sud de la Méditerranée, et même si les espaces-temps de la rupture sont particulièrement disjoints, les classes laborieuses composent de fait une réjouissante internationale de classes dangereuses, d’autant plus qu’elle semble particulièrement tenace et alerte contre les assauts policiers et judiciaires. [5]
C’est dans ces moments d’intenses émotions collectives, que les travailleurs (avec ou sans emploi) s’extirpent d’un quotidien particulièrement apathique, que les gueux reprennent le temps de vivre à toute allure. Et le choix déterminé de l’affrontement est en soi une critique en actes de ce monde qui voudrait régir l’entièreté de nos vies – il est particulièrement revigorant de voir que la rue peut encore être cet espace politique si vif, et pas seulement ce lieu de circulation si policé où l’on voudrait nous enfermer. Puissent les flammes de l’Algérie et autres banlieues malfamées du monde réchauffer nos longs hivers…
Nous voulons tout - nous ne voulons rien
Hiver nuagueux 2008-2009
[1] Les quelques « citations » et la plupart des infos proviennent de la presse quotidienne francophone (portail internet : <www.presse-dz.com> ;
). Le site (français) algeria-watch.org (« informations sur les droits humains en Algérie ») compile thématiquement un grand nombre d’articles de presse (dossiers « émeutes », « luttes syndicales », « dégradation de la vie sociale », etc.). En France,
un universitaire tient à jour « une base documentaire » sur les émeutes dans le monde : http://berthoalain.wordpress.com/ ; quelques nouvelles du Maghreb aussi sur http://dndf.org/ ou dans les « brèves du désordre » recensées sur http://cettesemaine.free.fr/spip.
[2] Expression populaire (souvent méprisée) de la lutte de classe, le hooliganisme est ce qu’on peut appeler une véritable « inquiétude » pour le pouvoir – chaque week-end (les jeudi et vendredi), les stades se transforment en chaudrons, surtout chez les supporters des clubs des quartiers algérois les plus pauvres : El Harrach, Bab el Oued...
[3] Le site http://elharraga.wordpress.com/ est consacré à ce « phénomène de société ».
[4] Signalons « 1988 : la deuxième guerre d’Algérie », Courant alternatif, n°184, novembre 2008 ; Apologie pour l’insurrection algérienne, de Jaime Semprun [2001], dont une brochure a été faite, trouvable sur http://infokiosques.net/ ; des textes publiés dans plusieurs Bulletins de la bibliothèque des émeutes reviennent sur les affrontements dans les années 1990 et 2000, disponibles
sur http://www.bellesemotions.org/. Il est également pertinent de se plonger dans la longue histoire des résistances populaires à la colonisation française et, au 7e siècle, à la conquête arabe.
[5] Une « chronologie des émeutes et de la répression subie à Sidi Ifni » (juin 2008), des infos sur les émeutes « de la faim » qui ont touché une cinquantaine de pays en 2008, ou sur la haute tension en Égypte, dans Échanges, revue consacrée à l’actualité mondiale de la lutte
des classes, dont une partie des textes est publiée sur le site internet http://www.mondialisme.org/.
Et hop, un glossaire – avec, par ordre d’apparition :
100 dinars = 1 euro
harraga = brûleur de frontière
Sonelgaz = Société nationale d’electricité et de gaz, en cours de privatisation
hogra = sentiment (généralisé) de spoliation, d’injustice, de mépris
hittiste = teneur de mur
patera = frêle embarcation
et sur tant de murs kabyles : Ulac smah ulac ! et Ulac l’vot ! – « Pas de pardon » et « On ne votera jamais ! »....
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