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Points de fuite La culture comme instrument de normalisation, d’intégration, de cohésion et de contrôle social.

mis en ligne le 10 mai 2005 - Josu Montero


EN GUISE D’EXPLICATION

Ce texte est né accidentellement. Il y a de ça déjà un an, les membres du collectif Berri-Otxoak de Barakaldo m’ont demandé d’organiser un petit débat pendant un cycle de conférences dédié à "l’exclusion sociale" ; la discussion devait aborder l’exclusion sociale sous l’angle de la culture. Pour cela j’ai essayé de mettre quelques idées au clair et avec quelques notes j’ai fait un plan. Le cycle de conférences de Berri-Otxoak voulait dénoncer l’exclusion sociale et économique dont souffrent chaque fois plus fortement un nombre chaque fois plus grand de "pauvres" au sein de notre société de bien-être, et exiger des pouvoirs publics qu’ils mettent fin à cette cruelle situation. Mon approche fut précisément le contraire : en dépit de tant d’inégalités, de tant d’exclusion économique et sociale, il ne se passe rien parce que le pouvoir fait en sorte que nous soyons tous bien intégrés culturellement. Ainsi, loin de plaider pour que la culture des institutions parvienne aux plus défavorisés, je suis arrivé à une conclusion qui devint mon point de départ : nous libérer des griffes de la "culture" nous rendra moins obéissants, moins passifs et plus créatifs. Par ce chemin je suis arrivé à des concepts et des idées qu’il était nécessaire de remettre en cause.

Plusieurs mois plus tard, des membres de l’Assemblée anti-TGV me demandèrent de mener une autre petite discussion à propos de la culture alternative dans le cadre de ses journées de juin à Iurreta. C’est ainsi que sur les bases de la discussion précédente j’ai intégré de nouvelles questions qui avaient surgi. La boîte de Pandore était ouverte. Plus encore, mon cerveau réchauffé était en train de filer et de structurer de nouvelles interrogations et de nouveaux chemins sur lesquels je m’étais aventuré avec l’aide de lectures diverses et variées - certaines curieusement casuelles - rencontrées dans quelques livres et bon nombre d’articles de fanzines et de revues.

Mais tout n’était encore que notes, idées plus ou moins éparses, unies les unes aux autres par des épingles. Quand Ekintza Zuzena m’a proposé de convertir les discussions en un texte, d’un côté l’idée m’a séduit car je devais le faire solidement, remplir les lacunes, le systématiser ; mais d’un autre côté, la paresse me gagnait. Quand tout n’était qu’à l’état de notes, les possibilités, les chemins, les suggestions, les intuitions étaient multiples, rien n’était trop catégorique ; en l’écrivant, toutes ces potentialités s’évaporaient et peu à peu cela donnait quelque chose de rigide, fermé, doctrinal, jusqu’à paraître un peu, voir assez, forcé. J’ai essayé de faire en sorte que cela se ressente le moins possible.

Le chemin suivi explique aussi que le texte soit peu approfondi ; il se développe plus en étendue qu’en profondeur. Il s’étend en reliant, en unissant, en rattachant les éléments les uns aux autres pour présenter la vision nécessaire d’un paysage désolé, sans s’attarder à en analyser une plante particulière. Mais, sans être défaitiste, ce serait le plus facile. Comme il est dit dans cette espèce de conclusion finale, il suffit seulement de savoir, vouloir et pouvoir voir au-delà des constrictions quotidiennes, de nier notre collaboration journalière, de développer une sensibilité qui nous permette de percevoir de quelles possibilités cela nous prive constamment..... Ce n’est pas rien !


Comme pratiquement tout, "culture" est un terme parfaitement usé ; usé à la perfection. Le concept qui se cache derrière ce mot n’est absolument pas innocent. On entend pourtant parler pompeusement de culture comme s’il s’agissait d’une catégorie universelle et inamovible. À des circonstances déterminées, à un type de société déterminé, de relations sociales, de relations de production correspond une culture déterminée. Il est donc nécessaire d’ajouter après le substantif les noms qui lui correspondent, de le relativiser ; dans ce cas : culture capitaliste, culture consumériste, culture médiatisée et médiatique, culture spéculative et spectaculaire.

Celui qui a le pouvoir fabrique la réalité à sa mesure, et il le fait par le moyen de la culture. La culture devient tout cet ensemble plus ou moins complexe d’éléments dont la mission est de légitimer cette société ; elle est chargée de la reproduire, de la perpétuer.

HORLOGE, ARGENT ET TRAVAIL

La culture est nécessaire pour créer un consensus à propos du type de société, présentant celle-ci comme l’unique possible, la plus naturelle, la meilleure ; elle normalise ainsi une réalité que nous ne trouverions peut-être pas si normale si nous étions capable de la voir avec d’autres yeux. La culture est le principal facteur de consensus et de cohésion sociale. C’est pourquoi une société basée sur la légitimité que lui confère le bien-être renforce en temps de crise le contrôle culturel sur les citoyens. Ainsi les couches les plus défavorisées économiquement, celles qui pourraient remettre en cause une société basée sur l’avoir, puisqu’elles ne possèdent rien, articulent à peine quelques contestations, remises en cause ou protestations. Sur ceux et celles exclus économiquement, socialement, le pouvoir doit exercer l’intégration culturelle pour qu’il ne se produise pas de fracture sociale.

Une brève parenthèse pour quelques réflexions au vol. "Ceux qui ne possèdent rien" ne sont pas les seuls qui puissent remettre en cause un système basé sur la propriété. "Ceux qui possèdent en trop" pourraient aussi le faire, et peut-être dans une plus grande mesure, vu que précisément cet avoir ne les rend pas plus heureux. Et cela se passe ainsi car notre société ne se sustente pas dans le fait de posséder, sinon dans le fait de parvenir à, d’acquérir, dans la croissance illimitée et inflexible - avec ce que cela suppose d’abolition éternelle du présent en fonction d’un futur qui n’arrivera jamais. Je crains que les effets de ce mécanisme soient plus destructeurs psychologiquement qu’économiquement ou écologiquement. De la même manière, au cours des derniers siècles, l’horloge a été intronisée comme objet individuel et public essentiel, le temps est parti en fumée, il s’est effrité, il a disparu. García Calvo parle de la nature essentiellement réactionnaire du temps. J. E. Cirlot affirmait qu’en quelques siècles d’histoire l’homme a échangé à un rythme accéléré l’espace et le temps contre des objets. Ce faisant l’homme est en train de se convertir en objet lui aussi. L’horloge, l’argent, le travail, sainte trinité vers laquelle nous reviendrons plus tard.

PEUPLE, INDIVIDU ET MASSE

Comme nous l’avons dit, le pouvoir doit intégrer culturellement ceux et celles exclus économiquement. Il ne les intègre évidemment pas à une culture d’élite, mais à une culture de second ordre, de troisième classe. Le terme "populaire" a souffert d’un déplacement sémantique significatif et intéressé. Il y a de cela plusieurs dizaines d’années, "populaire" signifiait "fait par le peuple" - cela déborde les limites de ce texte que d’estimer ce que cela voulait dire ; aujourd’hui, par "populaire" ou "pop" on entend plutôt "fait pour la consommation du peuple". Aujourd’hui le peuple n’est pas créateur de culture, il est sujet passif, consommateur, spectateur, usager, parce que la culture de la consommation s’est imposée ; tout nous parvient déjà fait, fabriqué, prêt-à-consommer. Le capitalisme a réussi à nous rendre libres : libres de voter et de choisir parmi un large éventail de marchandises. Et c’est dans ce sens que le peuple a pratiquement cessé d’exister ; le pouvoir nous à transformé en individu ou en masse. C’est cette usurpation que le pouvoir à perpétré à l’égard du "populaire", le transformant en "de masse", et c’est de ses effets dont parle Antonio Méndez Rubio dans son récent et très recommandable livre Encrucijadas. Elementos de crítica de la cultura : "[...] l’intégration que procure la culture de masse cherche à gommer les différences économiques et de pouvoir, à faire disparaître la menace qu’implique l’existence même de la underlying population, à partir de l’égalité formelle de la consommation".

Si telles sont les choses, cela vaut-il la peine de lutter pour une plus grande intégration culturelle, d’un plus haut niveau, ou vaut-il mieux, dans la mesure du possible, nous sortir d’un système qui nous opprime et nous consume ? Je crois que l’engagement, peut-être utopique, devrait consister à relâcher les liens de cette intégration culturelle ; mais, bien entendu, ce à quoi nous ne devrions pas travailler c’est à étayer le système. Au-delà de l’humanisme et des principes démontrés, et étant donnée la situation dans laquelle nous nous trouvons, il est nécessaire de réfléchir de façon audacieuse à propos des bénéfices de la culture et à propos de ses serviteurs - et je ne pense pas seulement aux plus immédiats et aux plus évidents. Réfléchir, par exemple, sur la nature des campagnes de promotion du livre et de la lecture.

La pauvreté et le faible niveau culturel vont évidemment de pair. Pas besoin de tourner des heures autour du pot pour savoir qui fut le premier de l’oeuf ou de la poule. On peut le vérifier dans nos villes où dans les quartiers les plus défavorisés se trouvent les écoles avec les plus grands indices d’échec scolaire et d’enfants ou de jeunes "à problèmes". Nous ne pouvons pas oublier que c’est l’un des engrenages qui permet à l’Etat de mettre en marche et de légitimer sa machine répressive nécessaire, sa violence fondamentale. La marginalisation et la délinquance : une parcelle culturelle qui paraît ne pas intéresser le grand public.

AGONIE DE LA CULTURE OUVRIÈRE

En Euskadi [au Pays basque, ndt] nous sommes en train de vivre des changements culturels profonds, qui correspondent en partie à un phénomène mondial que Ramón Fernández Durán analyse attentivement dans son livre La Explosión del desorden. Il y a quelques années encore, prédominait ici la culture ouvrière. L’individu intéressait le système en tant que producteur ; son milieu vital et symbolique était l’usine. Nous avons assisté à la fin de ce modèle. Aujourd’hui, l’individu, au sein de la société du supposé bien-être, est intéressant en tant que consommateur. Le centre n’est plus la production, celle-ci s’est déplacée géographiquement vers d’autres pays où l’on peut produire pour moins cher tout en réalisant plus de bénéfices. Des pays généralement peu démocratiques dont les travailleurs et travailleuses ne possèdent pas les privilèges dont jouissent ceux et celles des "démocraties" ; ces derniers ont réussi à obtenir tellement de droits que le plus efficace pour les capitalistes a été de faire disparaître, non pas les droits, mais bien la figure même de l’ouvrier. C’est en cela que consiste la fameuse globalisation.

Ici, l’usine ne correspond déjà plus au travail. Les usines ont pratiquement disparu du paysage. Aujourd’hui, le milieu vital et symbolique, l’espace de l’humain s’est déplacé au "Grand Centre commercial", grand totem du consumérisme. La monumentalité épique des usines est aujourd’hui usurpée par les macrocentres commerciaux - ou par le Guggenheim, autre grand centre culturo-commercial. Nous pouvons aller plus loin, et affirmer que l’espace symbolique de l’humain est aujourd’hui la réalité virtuel de l’écran toujours allumé du téléviseur, ou de l’ordinateur. Les gens ne se réunissent plus sur une place, dans les bars ; les gens se rencontrent à l’hypermarché, qui aide à passer ses soirées du samedi. Confluence de vie sociale et de consommation, avec air et lumière artificielle. Les espaces auparavant occupés par les usines sont ceux où s’érigent aujourd’hui les grands centres commerciaux. La culture, le loisir sont question de consommation ; la culture est une industrie, l’une des plus rentables. Parlant de son film Charles, mort ou vif, le réalisateur suisse Alain Tanner affirme : "Adeline rêve que Genève se transforme en une ville d’usine parce que,dit-elle,"elle m’horrifie cette ville, cette ville de parcs, d’institutions internationales, dans laquelle il n’y a pas d’ouvriers, cette ville dans laquelle on ne peut d’aucune manière marcher sur la pelouse." L’élimination des signes du travail y est unie à un contrôle rigide. Les espérances politiques de la jeunesse européenne furent remplacées par la consommation massive de hamburgers et par les voyages organisés (le remplacement des deux librairies françaises Maspéro par deux agences de voyage symbolise ce phénomène)."

Il y a eu par conséquent un déplacement de la culture ouvrière vers la culture de la consommation. Les valeurs positives de cette culture ouvrière sont en train de disparaître : des valeurs comme la solidarité ; la confiance en la force même de se voir soutenu par beaucoup d’autres dans le même cas ; la capacité de proposer et de lutter pour des revendications et des droits ; une vraie culture de la rue, espace où se rencontraient les gens... La disparition de ces valeurs est un danger qui se traduit dans les faits par le recul des mouvements d’associations de quartier ou la multiplication des entreprises de travail temporaire et la rare contestation que cela génère - la figure de l’ouvrier solidaire a fait place à celle du travailleur journalier urbain sans défense.

DE LA POLITIQUE À LA PUBLICITÉ

Dans nos villes, les rues et les places se vident et les centres commerciaux se remplissent. Le loisir s’unit directement à la consommation. Et cela est frustrant pour qui n’a pas de capacité économique, bien que même ce vide soit rempli par les magasins "populaires" todo a cien [1]. Que faire ? Revendiquer notre droit à consommer ou plaider pour un autre modèle ?

Il y a un livre dont le titre résume cela à la perfection : De la guerre des classes à la guerres des phrases. De la politique à la publicité. Actuellement, la politique - la lutte pour un monde meilleur - a disparu puisque apparemment le meilleur monde "raisonnablement" possible est celui-ci. Il existe un consensus authentique, tous les politiciens sont d’accord avec l’essentiel du modèle en vigueur ; il est seulement question de régler ses dysfonctionnements, de faire quelques retouches, d’introduire de légères nuances... et de beaucoup de rhétorique. La politique s’est convertie en un savoir technique, réservé à des professionnels. Les quelques rares individus qui ne sont pas d’accord sont diabolisés comme ennemis de la société. C’est en cela que doit consister la fameuse fin des idéologies.

Aujourd’hui la lutte a lieu entre produits, pour que nous consommions ; les slogans publicitaires remplissent notre vie. La publicité crée la réalité. La rentabilité économique seule importe et tout conduit à ce que l’individu en soit le générateur. José Saramago a écrit que"la seule chose qui remue et dessine le destin de l’homme actuellement est l’argent". L’argent est le détenteur de toutes les prérogatives qui jusqu’à Nietzsche correspondaient à Dieu : il est omniprésent, omnipotent, il n’est ni tangible ni charnel mais il peut se personnifier et vivre en nous quand la foi faiblit, il apparaît à ceux et celles qui croient en lui et condamne les incroyants. Ce qui ne se vend pas ou ne se transmet pas médiatiquement n’a aucune existence - la théorie connue de la disparition du réel, de P. Virilio - et ce qui est ennuyeux est que ce qui se vend cesse d’exister. Et aujourd’hui, pour vendre, on va jusqu’à faire du spectacle des sentiments.

TÉLÉCOMMANDE ET DÉMOCRATIE OU INFORMER ET UNIFORMISER

Nous allons passer rapidement - cela sortirait du cadre de ce texte - sur les deux piliers de base de cet état des choses.

Le premier est, clairement, l’éducation. Un système éducatif qui met au rencard dès le début la créativité, la curiosité, le désir, et qui encourage la compétitivité, l’obéissance, l’acceptation acritique. Tout cela contribue à former les individus au contrôle et à la productivité - long chemin jusqu’au marché aux esclaves, pardon, je voulais dire du travail, régi malgré ses déguisements par un système de récompenses et de punitions. Les parents qui voudraient que leurs enfants sortent de cette norme ne sont pas au bout de leurs peines, ne serait-ce déjà parce que notre système éducatif est obligatoire - une autre des réussites du credo illustré ; les expériences positives des quelques écoles libres éparpillées de-ci de-là s’essoufflent face aux obstacles du pouvoir. La réalité et la fonction de l’université est tellement évidente que cela ne vaut pas la peine de s’y attarder ; nous noterons juste l’hyper-spécialisation chaque fois plus grande et plus intéressée comme étant l’un des facteurs qui influe le plus sur l’état des choses. Plus notre connaissance sera ponctuelle, plus nous serons sans défense. Nous connaissons les comment et leurs applications mais nous en ignorons le quoi, le pour quoi et le pourquoi [2]. Notre savoir finit par être instrumental, nous sommes les simples rouages d’une grande machinerie que nous avons appris à ne pas voir.

Avec le système éducatif, l’autre pilier de base de la structure culturelle en vigueur est l’industrie de la communication. Des macrogroupes contrôlent et produisent l’information, la culture et l’idéologie - ou leur manque. L’industrie audiovisuelle se trouve à la tête de ce secteur. Télévision, vidéo, téléphonie, ordinateurs, publicité, journaux, revues, livres, cinéma... la participation dans ce secteur des grands capitaux financiers et les grands intérêts qui sont en jeu, étant donnée son importance stratégique, font que se confondent les concepts d’industrie culturelle, de groupe de communication et de pouvoir. De quatrième pouvoir, les moyens de communication (médias) sont devenus le pouvoir essentiel car, comme nous l’affirmions plus haut, l’écran - et la réalité virtuelle qu’il nous montre - s’est érigé en espace symbolique de l’humain. Les gens se rencontrent de moins en moins dans les places et les bars et de plus en plus de forme autiste autour du téléviseur, ou sur Internet.

La pluralité de l’offre est une grande mystification, une grande supercherie ; lorsque tu n’obéis pas aux intérêts du pouvoir tu cesses d’exister. [...] En zappant avec la télécommande - l’essence authentique de la démocratie ! -, on constate l’uniformité et la grossièreté de 95 % des produits que nous offrent les centaines de canaux auxquels nous avons accès. Les informations - "uniformisations" serait plus adéquat - sont par leur portée l’unique référant. Une télévision comme la télé espagnole ne possède des correspondants que dans une dizaine de villes, presque toutes du premier monde bien sûr [3] ; le reste de l’information provient des agences, le principal système de désinformation et de propagande du "système unique" : un message unique répandu par des milliers de haut-parleurs qui font clairement entendre qui sont les bons et qui sont les méchants.

Le monde éditorial ne donne pas non plus de preuve d’une plus grande hétérogénéité. Sept éditeurs se partagent 80 % du marché du livre dans l’Etat espagnol, et la dynamique même du marché du livre mène à la mise au rencard des petits éditeurs qui ne comptent pas sur un fort appui des autres secteurs ; il est possible de dire pareil des petites librairies en faveur des grandes surfaces impersonnelles régies uniquement par des critères mercantiles.

REPRÉSENTATION ET SPECTACLE

La pensée va de plus en plus dans un sens unique, celui qu’ils ont balisé. La culture ressemble de plus en plus à un marché global où quelques-uns vendent et où beaucoup d’autres se consument devant les emballages infinis du même message.
Revenons à la télévision, média clé de par son énorme influence sur le mode de vie et le changement des mentalités. Certains ont affirmé que, sans la télévision, un système comme la démocratie moderne serait inimaginable. Il y a dans la mythologie grecque un être monstrueux - monstrueux ne veut pas dire laid, repoussant, les monstres sont fréquemment des êtres "adorables", fascinants, attrayants -, la Méduse. La Méduse exerçait une attraction vertigineuse sur les hommes. Si ces derniers ne la regardaient pas il n’y avait aucun danger, mais s’ils étaient incapables de résister à sa fascination ils la regardaient... et qui la regardait restait pétrifié ; la Méduse attrapa et congela dans son regard tous les regards de ces hommes. Belle métaphore de cet envoûtement et de cette insensibilisation que la télévision produit sur nous. La télévision nous montre presque tout - ça oui, convenablement monté et ordonné par le pouvoir -, nous bombarde d’informations, et le téléspectateur - autrefois dénommé "peuple" - substitue l’action par l’information ; l’opinion est en soi un but héroïque, ce qui génère une société plus obéissante et plus passive.

La télévision nous vend la représentation de la réalité comme si c’était la réalité même ; l’expérience médiatisée grandit ainsi au détriment de l’expérience directe, de la participation. La télévision convertit la réalité en spectacle ; il y a spectacularisation de la vie à travers sa représentation. La grande théâtralisation médiatique autour de l’affaire Miguel Ángel Blanco [4], à laquelle nous avons assisté l’été dernier, démontre clairement le pouvoir de la télévision comme générateur de réalité ainsi que sa capacité à se changer en un démocratique autel du sacrifice. Utilisant le SIDA comme métaphore, quelqu’un a écrit que la télévision est à l’imagination et à la créativité, mais aussi à la critique, ce que le virus est à l’ADN. Ce qui saute aux yeux à la vue de faits comme le reseñado [5] ou d’autres reality shows, et en jetant un coup d’oeil autour de nous, c’est que la vie affective de l’homme s’achemine de plus en plus vers un monde virtuel au travers de l’écran.

Gonzalo Abril, professeur de sciences de l’information, a écrit récemment : "L’aire de l’information est l’aire de la production industrielle d’états mentaux qui accaparent aussi le contrôle des sensibilités et de l’affectif. Cela a commencé avec la publicité, qui dans le monde actuel a envahi totalement le champ de l’information."

RENDEMENT ET HÉDONISME

Récemment, José Manuel Romero, analysant dans la revue Iralka la fabrication de la soumission et de l’exploitation, aborda quatre mécanismes du pouvoir y aboutissant : la dérégulation du marché du travail, les effets de "confusion" et de "peur" de l’information dans les mass média et, celui qui attire le plus mon attention, le modèle de "bonne vie" que les médias - principalement la télévision - entretiennent et diffusent. J. M. Romero écrivait : "Quelle attitude face à la vie assument-ils et nous présentent-ils comme valable, comme parfaite ? C’est évident : un hédonisme facile qui ignore tout type de déchirure vitale... "Prends ton pied" est son impératif catégorique... Un tel modèle de vie maintient les individus dans un minorité d’âge flagrante, les installe dans une adolescence permanente, dans une immaturité commodément irresponsable qui ne se préoccupe pas des questions douloureuses, des problèmes qui nous harcèlent. Ces choses-là agacent, et l’important est ne ne pas être agacé... Le résultat en est le maintien des individus dans un état de conventionnalité radicale, de fusion compulsive avec les valeurs de cohésion sociale. Les individus sont maintenus à un niveau conventionnel dans le contexte d’une société inégalitaire imprégnée d’une idéologie du rendement à laquelle l’hédonisme facile n’est ni plus ni moins que son envers et son complément. Les processus de constitution des subjectivités distanciées du conventionnel sont ainsi sapés ; ce qui, dans un contexte où cela coïncide avec la discipline et un hédonisme obsessionnel, est hautement intéressant pour un pouvoir qui cherche à maintenir les individus dans une position politique et sociale passive. Un pouvoir qui veut des individus-objets prévisibles dont les nécessités ne surpassent pas l’offre quotidienne des grandes surfaces." Nous pensons que l’intérêt excuse la longueur de la citation. Rendement, réification de l’être humain et grandes surfaces commerciales, éléments récurrents dans notre texte.

CONTRE-CULTURE PRÊT-À-PORTER ET MARCHANDISATION DU DÉSIR

Face à la culture entendue comme instrument de consensus acritique, d’intégration sociale, on trouve une autre conception de la culture qui la comprend précisément comme instrument pour lutter contre l’état des choses, contre le modèle de société en vigueur ; on l’a appelée contre-culture, anti-culture, culture alternative, underground... Historiquement il y a toujours eu des mouvements qui se sont opposés au modèle social en vigueur non au travers de la politique mais pas le biais de la culture. Ils ont plusieurs fois été précurseurs de mouvements politiques. L’Histoire étant écrite par les vainqueurs, il en est à peine resté quelques témoignages ; à d’autres époques, nous pouvons imaginer qu’ils étaient condamnés pour hérésie. Seulement on ne se souvient d’eux que depuis une époque assez proche : romantisme, dadaïsme, surréalisme, situationnisme, beat génération, mouvements hippies, rock, punk...

De toute manière le système capitaliste a trouvé le moyen de se débarrasser de ces attitudes de contestation : en les innocentant, en les intégrant, en les convertissant en produits vendables. Le capitalisme, a écrit Hakim Bey, est un vampire qui suce notre sang, notre énergie, notre créativité, ce qui en plus lui donne vie car le capitalisme vit de la marchandisation de notre imagination, en la convertissant en amusement, en spectacle, et en abandonne ensuite le cadavre converti en zombie - belle métaphore que celle du mort vivant pour comprendre la nature de la culture et de l’art actuel.

La stupéfiante chanteuse du Velvet Underground, l’allemande Christa Paffgen - Nico - avait déjà retourné le couteau dans la plaie quand, en pleine explosion hippie, elle a défini le mouvement hippie comme une espèce de marché noir qui lui rappelait celui de son adolescence dans le Berlin vaincu de l’après-guerre. Aujourd’hui la culture dite alternative est en grande partie une marque de fabrique. Le pouvoir absorbe, il assume le concept en en annulant le contenu et en le vidant de sa signification. Les suppléments dominicaux et les revues publicitaires des multinationales usurpent et s’approprient l’esthétique et le style du fanzine.

Après la seconde guerre mondiale le système s’aperçut de l’importance d’un secteur jusque là pratiquement exclu : la jeunesse. La culture jeune est donc apparue et avec elle l’importance et la nécessité d’être toujours jeune. Bob Dylan a commencé à essayer d’être forever young et a fini en le chantant au Pape le plus réactionnaire des dernières décennies. L’explosion de la culture juvénile a coïncidé, par hasard, bien sûr, avec l’augmentation du pouvoir d’achat de la jeunesse et avec en conséquence la nécessité pour cette dernière de s’émanciper et d’être rebelle. Ce qui est certain c’est que ce secteur est peu à peu devenu le principal client acheteur. Les symboles de sa rébellion commencèrent à alimenter le marché.

En phagocytant toutes ces formes de protestation, le système les momifie, les empaille, annule les contenus en préservant la forme, laissant intactes la façade, l’apparence, l’enveloppe ; la rébellion comme pose prête à être empaquetée et vendue au Corte Inglès [6]. Il y a quelques mois Marta Sanz écrivait dans la revue Ni hablar à propos de la culture pop : "Ils nous dépouillent de nos symboles en les multipliant et en les sortant de leur contexte, ils nous neutralisent en vidant de sens nos références, notre symbolique, nos instruments pour dire, pour parler, pour agir."

RÉVOLUTION SUBVENTIONNÉE

Il se passe aujourd’hui la même chose dans le domaine de l’art. Autant dans le théâtre que dans la littérature, la peinture ou le cinéma. Les contenus contestataires du modus vivendi actuel sont enveloppés de papier cadeau et parachevés par les petits rubans et les paillettes du système. Les oeuvres qui remettent en cause le régime du marché actuel sont mises en circulation par lui-même. Elles finissent par l’alimenter et le légitimer, comme nous le disions plus haut. En échange le marché engloutit le contenu et, à la fin de la chaîne de production culturelle, en recrache la forme pelée et appauvrie convertie en grandes expositions rétrospectives, dans les grands musées de l’Etat, de mouvements auxquels on a fait disparaître comme par enchantement leur authentique nature émancipatrice, comme le surréalisme et tant d’autres ; comme le montage à coup de millions, à charge des grandes compagnies étatiques, des oeuvres de Brecht ou de Weis, pour donner seulement quelques exemples. La classification historique, la "critique", la culture tuent l’art.

Il semble bien qu’aujourd’hui les oeuvres "révolutionnaires" veulent être subventionnées par le capitalisme. Les artistes, récemment, lors d’Arco 97 [7], demandèrent au gouvernement qu’il renforce le marché de l’art. C’est aujourd’hui la norme ; ce qui est rare, exceptionnel, ce sont des poètes comme Carlos Oroza, dont vous ne trouverez les livres dans aucune librairie, qui interpelle : "L’Etat doit-il alimenter le poète ou le poète doit-il détruire l’Etat ?" C’est dans ce contexte que l’avant-garde artistique réelle a proposé une grève de l’art pour les deux premières années du XXe siècle, pour attirer l’attention et la réflexion sur la fonction que l’art - ravi par le pouvoir - est en train de remplir dans le renforcement du système et la ruine de l’être humain.

ROCK & ROLL ZOMBI OU LE ROCK DU POUVOIR

Il est significatif que ces attitudes antisociales et contre-culturelles qui surgirent il y a 30 ans comme devise de liberté et de subversion : sexe, drogue et rock & roll, soient aujourd’hui des industries florissantes qui rapportent de splendides bénéfices à ceux qui les dirigent. Le rock & roll serait peut-être aujourd’hui l’image la plus significative du zombie, du mort-vivant.

Des messages précédemment subversifs sont désormais empaquetés et prêts à consommer au travers d’une chaîne de marketing millionnaire. Grandes vedettes idolâtrées - ou vedettes d’ampleur moyenne, y compris familiales - et leurs compagnies : le négoce du siècle, le plus hypocrite. Un panorama au sein duquel les groupes les plus antisystème enregistrent pour des multinationales qui se dédient aussi à l’énergie nucléaire ou à la fabrication et l’exportation d’armes ; et au sein duquel l’indépendance - l’indé - est une mode promotionnelle de plus. Jim Morrison écrivait déjà : "Aujourd’hui l’art orne les murs de notre prison pour nous maintenir conformes, divertis, et indifférents." À propos du pouvoir du rock et du rock du pouvoir - l’utilisation tant effective et machiavélique que celui-ci peu faire de celui-là - les paroles avec lesquelles Elena López termine son livre Du txistu au telecaster. Chronique du rock basque sont très significatives : "On dit que, lorsque les Beatles sont passés pour la première fois à la télévision nord-américaine, le nombre de délits a pratiquement chuté à zéro dans tout le pays durant le temps de l’émission. Si le rock sert à ça, nous saluons le fait qu’aujourd’hui il continue à exister." Nous sommes bien entendu totalement opposés à la conclusion de l’auteur ; soyons sûr que les têtes pensantes du contrôle étatique auront pris bonne note de cette éducation : rock, télévision, passivité (des "délinquants").

TROUS NOIRS DANS L’UNIVERS DU MARCHÉ OU SE METTRE DE CÔTÉ

Arrivé à ce point, je me fais une dernière réflexion. Aujourd’hui, dans cette illusion de liberté on peut dire quoi que ce soit. Les messages, les contenus ne sont plus aujourd’hui ce qui est subversif car ils peuvent être vidés et vendus par le marché - l’écologie est un bon exemple de cette pratique. Il se peut qu’aujourd’hui la contestation, la lutte se rencontrent ailleurs. Non pas dans le contenu mais dans la forme et dans le canal. Alain Tanner a écrit : "Tout procède du même discours publicitaire. Nous vivons, sans le savoir, dans un véritable système de censure, mais une censure qui nous sourit largement : c’est le libéralisme. En réalité, on peut dire ce que l’on veut quant au contenu, ce qui nous donne l’illusion de la liberté. La censure, évidemment économique, s’exerce sur les formes. Le piège est là. Les contenus importent peu, rien ne se joue à ce niveau, dans la mesure où il y a un consensus général dans notre société selon lequel tout le monde est plus ou moins d’accord sur tout. Cependant, ce qui peut encore faire bouger (un peu, peut-être...) les choses en matière artistique, c’est le travail des formes. L’intérêt peut se trouver uniquement dans la forme du discours, plus que dans le discours en lui-même. Et c’est précisément ici que la route est coupée, ou que s’exerce une pression vers les marges. J’ai toujours été un peu en marge, mais le problème maintenant c’est que ces marges se rétrécissent de plus en plus."

Créer des canaux de culture qui ne soient pas médiatisés par le pouvoir, des véhicules que nous dirigerions nous-mêmes. Se ranger à côté de son système de production et de vente, hors de la machinerie qui convertit la créativité et la critique en une marchandise. Aujourd’hui la critique des canaux est aussi nécessaire que la critique des contenus. Nous devons nous sortir de ses routes et de ses marchés. Ce qui est important ce n’est pas la marchandise - culturelle - en soit, mais le système de production dans lequel elle surgit et s’insère. Ouvrir de petits trous noirs dans l’univers du marché. Ne pas se soumettre à ce consensus de l’offre et de la demande ; interférer, boycotter ces mécanismes de consensus, d’intégration.

F. Calvo Ortega, dans sa critique du livre de Santiago López Petit Horror vacui, affirme : "Un corps qui refuse de plier et qui en ne se soumettant pas interfère dans le mécanisme consensuel. Mais abandonner l’ordre est avant tout abandonner la structure de l’attente, de cette attente interminable qui nous assujettit et nous empêche de vivre. Ouvrir la crevasse depuis laquelle pouvoir vivre, se mettre de côté. Multiplier les espaces où il est possible d’habiter sans être trop sujets. Assurément pas hors du système, mais d’où nous pouvons l’attaquer à coup sûr. Au lieu de vivre le chômage comme une punition générale, s’aventurer à essayer d’en profiter pour impulser sa créativité. L’expérimenter comme une nouvelle forme de vie, parce que expérimenter c’est vouloir vivre."

L’ATTENTE INTERMINABLE ET LE CHÔMAGE COMME POINT DE FUITE

Nous avons déjà parlé du travail et de l’horloge ; F. Calvo nous parle ici de la structure de l’attente interminable et du chômage. Les suggestions se bousculent et je veux insister sur ce point essentiel. J’ai parlé plus haut des valeurs positives de la culture ouvrière moribonde, dont la perte suppose un danger ; mais la culture ouvrière a aussi généré des valeurs négatives. La plus néfaste de toute, bien qu’elle ne soit pas une de ses inventions : la sacralisation du travail et l’articulation de la personne et de la société autour de la valeur travail. C’est une valeur encore très en vigueur au sein de la gauche. Je considère qu’il est nécessaire, indispensable, de nous construire d’autres ciments qui ne soient pas le travail - et évidemment pas la consommation non plus.

À une époque dans laquelle le chômage ne va pas disparaître - et ce n’est pas sûr que ce soit mal qu’il ne le fasse pas -, et qui s’est révélé être quelque chose de structurel dans un système d’économie de marché, continuer à nous valoriser socialement et individuellement en fonction du travail a des conséquences psychologiques et sociales frustrantes. Profitons de la conjoncture en notre faveur, comme le propose F. Calvo. Nous désespérer et courber l’échine pour un emploi c’est jouer le jeu et faire ce que le système attend de nous.

Dans une grande entrevue récemment publiée dans la revue El Europeo, l’économiste José Manuel Naredo donnait une révision historique du concept de travail. Sans aller plus loin, le terme travail provient de tripalium, un instrument de torture de la Rome antique. Travail et esclavage ont été historiquement des concepts parallèles. Et on pourrait affirmer que le progrès n’a pas été un chemin de libération de l’être humain, sinon un processus d’esclavage, salarial, progressif.

Le travail écrase la créativité dans l’être humain, ses impulsions créatives, et la transforme en culture de la consommation ; la créativité, dans le meilleur des cas, reste pour le temps du loisir - concept qui provient lui aussi de la culture ouvrière [8], qui n’est ni plus ni moins l’autre face de la même monnaie, celle du travail et de la productivité, celle du temps chronométré et usurpé, celle du temps-chaîne qui nous ligote.

Il faut profiter de cette terre de personne comme d’un point de fuite du système, et non comme une source de frustration et un outil d’étayage du système même au travers de notre désespoir. Réinventer notre façon de vivre, et, dans la mesure du possible, le faire dehors, en plein jour.

LA BOURSE OU LA VIE, OU LE TRAVAIL : NOTRE RÉALITÉ LA PLUS OPPRESSIVE

Pendant que j’écris ces lignes je lis dans le fanzine madrilène Amano une entrevue avec Eugenio Castro et José Manuel Rojo, du Groupe surréaliste de Madrid, dans laquelle ils affirment : "Une des tâches révolutionnaires primordiales consiste à faire prendre conscience moralement et politiquement de l’importance qu’a le temps libre des chômeurs et chômeuses. S’il pouvait germer une conscience de la jouissance du temps libre du chômage et que cela se transmettait à ceux et celles qui travaillent temporairement, à ce moment là on pourrait penser à une possibilité, donnant un saut qualitatif, comme celle d’inviter beaucoup de travailleurs et travailleuses à quitter leurs emplois. Le simple abandon massif des usines supposerait une rupture fondamentale pour le système capitaliste. Un fait perturbateur pour l’économie mondiale. La suppression de l’esclavage salarial. Le temps est aujourd’hui une telle camisole de force qu’il a remplacé l’idée de patrie, ordre, famille. Détruire ce concept de temps serait très important pour parvenir à une considération érotique du temps."

L’abandon de l’emploi non pas pour demander un meilleur salaire, ni même d’une réduction du temps de travail, mais pour en finir avec lui, avec le temps. Je me souviens d’un film argentin, La Fiaca, dans laquelle quelqu’un, sans raison, se refuse un bon matin à se rendre au travail. Et je me souviens du Droit à la paresse, du gendre de Marx, Paul Lafargue. Et je lis aussi ces jours-ci Zone autonome temporaire, du Nord-Américain Hakim Bey, qui dit : "J’espère que nous sommes suffisamment adultes pour connaître la différence entre la vie et l’accumulation d’un tas de camelote de merde. Même ainsi, nous devons nous souvenir constamment (vu que notre culture ne le fera pas pour nous) que ce monstre appelé travail continue à être l’objectif précis et exact de notre ire rebelle, la "réalité" la plus oppressive à laquelle nous nous affrontons (et nous devons aussi apprendre à reconnaître le Travail lorsqu’il est déguisé en "loisir"). Nous écumons d’indignation à l’encontre de "l’oppression" et des "lois injustes" quand de fait ces abstractions ont peu d’impact dans notre vie quotidienne, tandis que ce qui nous rend réellement malheureux passe inaperçu, relégué à "l’occupation" ou à la "distraction", ou voir à la nature même de la réalité : "Bon, je ne peux tout de même pas vivre sans un travail !"

J’ai quelques aphorismes juteux sur le maudit travail (trouvés je ne sais où et je ne sais quand : si quelqu’un le sait je le remercie de l’information), je crois qu’ils viennent à point :

- Ils ne te demandent pas seulement de travailler, mais d’aimer et de respecter ce qu’ils appellent travail.

- Si ton travail n’est pas ton travail, toutes tes relations de travail, si lourdes à porter, ne sont pas non plus les tiennes.

- Ils te disent utile parce qu’ils t’utilisent.

- Le travail, qui était un châtiment biblique, et en cela la Bible avait raison, a été transformé en bénédiction du ciel. Jésus n’a pas travaillé sa vie durant, mais son père putatif Joseph a été transformé en patron des ouvriers.

- Est travail seulement ce qui m’aide à conquérir la paresse ou le dolce far niente ce à quoi tout homme, normalement constitué, aspire.

- Mettre en doute le concept de travail social mis au point par Marx, et non pas parce que le concept est faux, mais parce qu’il est très facilement utilisable, manipulable. Il faut nous démontrer en quoi un travail est social, après nous l’accepterons ou non.

- La société du dépouillement général. Qui volent-ils ? Ils nous volent tous, à certains le temps, à d’autres l’effort, à d’autres la vie, à d’autres l’espace... Ils ne font que voler et voler. Notre société est basée sur le dépouillement général, et c’est pour cela qu’il défendent avec tant d’acharnement la propriété privée.

- Ne pas se nommer grévistes : être en grève est suffisant. Le castillan possède un autre terme plus humain et plus juste : fainéant [9]. Le fainéant est oisif en toute naturalité, mais il est oisif joyeusement, confortablement, c’est ainsi un gréviste agréable et souriant. Grévistes non, fainéants ; et non seulement les fainéants sont oisifs mais ils fainéantent, ils paressent, ce sont des flemmards et des cossards, ils ont plus de culot que les grévistes et sont bien plus jouisseurs.

EN FINIR AVEC L’OBÉISSANCE QUOTIDIENNE

Nous sommes nous-mêmes plus intégrés que nous le croyons dans les modèles culturels institutionnels. Notre culture est essentiellement subsidiaire de l’institutionnelle en ce qu’en trop d’occasions elle se cantonne dans la simple protestation, dans l’opposition, mais sans quasi jamais rien créer dans la pratique, pas même des ébauches d’une alternative possible qui doit en outre commencer dans une sphère que nous délaissons trop souvent, le personnel. Le créateur du Living Theatre, Julian Beck, a écrit : "Vivre en créant de la vie, chacun en tant qu’artiste, mettant l’art dans la vie et non le contraire, qui est le vieux style, plutôt vivre créativement. C’est cela que nous devons faire, c’est cela la révolution." Et Hakim Bey, via le situationnisme : "Comme si l’artiste ne fût pas un type spécial de personne, mais chaque personne un type spécial d’artiste." Et il renchérit : "Il faut donner une claque à la norme sociale de l’ennui aliéné et médiatisé. Se rencontrer face à face, c’est déjà la révolution."

Et Joachim Hirsh dans El Viejo Topo : "La structure capitaliste de contrôle n’est pas seulement devenue tendancieusement totalitaire, mais elle s’est aussi faite extrêmement vulnérable techniquement et politiquement. Aujourd’hui ce serait bien plus le refus massif, l’arrêt d’une collaboration entièrement quotidienne, une conscience pratique d’arrêter de tout tolérer, qui ferait dérailler ses roues rapidement. Et dans un processus de ce type pourraient aussi apparaître de nouvelles formes politiques et de nouvelles structures institutionnelles démocratiques. Dans ce sens, il est probable qu’une révolution anticapitaliste n’ait jamais été aussi facile qu’aujourd’hui, et simultanément il est probable que les hommes et les femmes n’aient jamais été autant incapables de regarder au-delà de leurs constrictions quotidiennes, de développer une sensibilité qui leur permette de percevoir de quelles possibilités ils se privent continuellement et de reconnaître l’indignité réelle dans laquelle on les force à vivre. Une révolution réelle ne doit par conséquent pas être uniquement sociale et politique, mais surtout une révolution culturelle."

[1"Todo a cien" : équivalent d’un bazar où l’on trouve tout ce qui n’est pas de la nourriture, beaucoup de pacotille, et dont les premiers prix sont proches de 100 pesetas (maintenant 60 centimes).

[2En espagnol "pour" se décline en para et por, but et cause.

[3Les hispanophones emploient souvent "premier monde" lorsque les médias francophones parlent "d’Occident".

[4Affaire Miguel Angel Blanco : élu du Parti populaire (parti de droite au pouvoir de 1996 à 2004) séquestré et exécuté par des membres de l’ETA l’été 1998, après un mois au cours duquel il y eu plusieurs attentats à la voiture piégée qui avaient blessé et tué plusieurs personnes "ordinaires" (ni policiers ni politiciens, etc.). Les médias avaient organisé une spectacularisation monstre de l’événement et des manifestations qui avaient suivi - apparemment plus grande dans les années qui ont suivi qu’au moment des faits mêmes - qui servit au final aux objectifs du PP (qui avait profité de l’indignation générale à des fins politiques) et à la situation actuelle (illégalité de partis politiques, censure de documentaires, se procurer des votes...).

[5Reseñado : sans doute un reality-show de la TV espagnole (reseñar signifie décrire, faire le compte rendu de).

[6Corte Inglés : grande surface de style Galerie Lafayette répandue dans toute l’Espagne.

[7Arco : foire d’art contemporain espagnole, dont on n’entendait pas parler il y a quelques années et qui depuis quelques temps est même annoncée au journal TV. L’entrée coûterait la bagatelle de 25 euros (pour ne pas parler du prix des "oeuvres").

[8Contrairement à ce que dit Josu Montero ce n’est pas si simple, et le concept du temps de loisir ne peut-être qualifié ainsi de "concept provenant de la culture ouvrière".L’aristocratie et la gentry anglaise du XVIIIe siècle ne méprisaient nullement le negotium - l’Angleterre du XVIIIe est déjà une grande puissance capitaliste - mais tenait toutefois l’otium dans la plus haute estime (otium - loisir - se traduit par ocio en castillan). Ce n’est qu’à partir du XIXe siècle, suite à la révolution industrielle et à l’invention du chemin de fer et du bateau à vapeur - entre autres - et à l’organisation du travail qui en découle que le loisir va peu à peu se "démocratiser" et finir par jouer le rôle qui est le sien aujourd’hui au sein des différentes classes de la population, dont la classe ouvrière. Pour plus d’informations concernant les loisirs et le rôle qu’ils ont joué et jouent encore, lire l’Avènement des loisirs, Champs/Flammarion, étude dirigée par Alain Corbin (tous les chapitres ne sont pas aussi intéressants, n’hésitez pas à en sauter, un livre n’a rien de sacré, faites en ce que vous voulez, mais c’est pas pour ça qu’il faut tous les brûler, cabrones !).

[9En castillan gréviste se dit huelguista, grève se dit huelga, être oisif holgar et un fainéant ou un paresseux un holgón. Provenant de la même racine on trouve aussi la juerga, la fête, la bringue.


Bibliographie sommaire :

- Toute petite anatomie de la culture du travail et répliques de chômeureuses et d’autres gens distingués, iosk éditions, brochure.

- Manifeste des chômeurs heureux, Berlin 1996, iosk éditions, brochure.

- T.A.Z., zone autonome temporaire, Hakim Bey, éditions de l’Éclat.

- Travailler, moi ? jamais !Bob Black, éditions de l’Esprit frappeur et en brochure.

- Le Droit à la paresse, Paul Lafargue, éditions Allia, Mille et une Nuits, etc., et en brochure.

- Éloge de l’oisiveté, Bertrand Russel, éditions Allia.

- L’Art du chaos, Hakim Bey, Nautilus.

Voir aussi les différents textes de l’Assemblée de chômeureuses de Jussieu qui se trouvent en brochures ou sur le site ouaibe http://mx.geocities.com/assembleedesluttes/

Vous retrouverez ces brochures et bon nombre d’autres toutes aussi intéressantes, à consulter, commander ou télécharger, sur : http://infokiosques.net et dans tout bon infokiosque du squat près de chez vous.



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