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En attendant la guérilla anarchiste
Et autres textes
mis en ligne le 26 mai 2025 - anonymes
Sommaire :
- À propos de visibilité et de la proposition de guérilla
- En attendant la guérilla anarchiste
- À propos de la capacité d’agir anarchiste. Une réponse au texte « En attendant la guérilla anarchiste »
- Le secret est de continuer à commencer
À propos de visibilité et de la proposition de guérilla
Nous sommes en 2024 et la brutalité génocidaire au cœur des États-Unis n’a jamais été aussi flagrante. Les tentatives les plus prometteuses de ces dernières années pour mettre en place des campagnes activistes et anarchistes de grande envergure n’ont pas atteint leurs objectifs. Au contraire, elles subissent actuellement des représailles vicieuses, l’État montrant une fois de plus qu’il ne renoncera jamais
volontairement à un quelconque aspect de son pouvoir. Cependant,
ces campagnes ont réussi à raviver les flammes de l’attaque violente
et autonome et à les répandre dans tout le pays. Il est donc compréhensible que, alors que le monde continue de s’effondrer et que de nouvelles infrastructures de domination, des pipelines aux cop cities,
sont construites tout autour de nous, de nombreux anarchistes et
autres radicaux à travers le pays ont proposé de poursuivre l’escalade.
Maintenant que la pratique de l’attaque par de petits groupes d’affinités s’est relativement répandue aux États-Unis, beaucoup
d’entre nous sont confrontés à ses limites. Les attaques sporadiques
semblent peu susceptibles de nous faire progresser vers quelque
chose comme une rupture insurrectionnelle dans laquelle l’État perd
le contrôle de sa population – et, au-delà d’une telle rupture, vers
une transformation sociale révolutionnaire elle-même. Ces limites
ne se limitent pas à l’organisation informelle – une organisation formelle (c’est-à-dire permanente, nommée) peut souffrir d’attaques qui ne mènent nulle part, tandis que l’organisation et la coordination informelles peuvent, au contraire, permettre des attaques qui nous rapprochent de toutes sortes d’objectifs. Cette dernière approche n’a pas été largement discutée ou explorée aux États-Unis, du moins pas
ces dernières années. Ainsi, lorsque les anarchistes proposent l’escalade, beaucoup imaginent qu’ils se débarrassent de l’informalité et qu’ils mettent en place une sorte d’organisation formelle. Plus précisément, l’une des propositions les plus populaires est la création d’une organisation de guérilla.
L’approche de la guérilla promet des solutions à beaucoup de ce qui
semble manquer dans les cercles anarchistes contemporains : l’engagement, la cohérence, ce que certains pourraient appeler une sorte d’« intelligence » ou de pensée stratégique, un ciblage incisif, et des
projets spécifiques centrés sur des objectifs ambitieux à long terme,
comme la révolution. Pourtant, il y a au moins deux problèmes importants dans la façon dont la proposition de guérilla a été discutée aux États-Unis au cours de l’année écoulée : l’un concerne les hypothèses sur le niveau de clandestinité nécessaire pour l’escalade, que je discuterai plus loin dans cet article. L’autre concerne la manière de s’organiser. En adoptant un modèle d’organisation formel, spécialisé, militariste et souvent hiérarchique, l’approche de la guérilla sacrifie
trop de ce vers quoi nous prétendons tendre en tant qu’anarchistes.
Comme le demande l’auteur de « Le secret est de continuer à commencer » dans le dernier numéro de Tinderbox, en abordant des questions similaires : « Comment construire quelque chose au-delà d’un simple groupe affinitaire sans créer des structures qui nous obligent à sacrifier notre propre autonomie au nom d’une unité plus large ? » [1].
En d’autres termes, comment une approche organisationnelle informelle peut-elle être approfondie et élargie pour incorporer certains des avantages des formations de guérilla ? Le texte d’Avis de tempêtes intitulé « La forêt de l’agir » (publié en 2021) propose une hypothèse en réponse à ces questions. Les auteurs proposent d’agir « en ordre dispersé », ce qui signifie agir « sans former des colonnes compactes, sans construire des campements permanents et indéfendables ;
c’est agir en rompant toute symétrie dans l’affrontement. […] Puis,
"guérilla autonome", que nous pouvons entendre comme une lutte offensive sur la durée, un combat qui ne veut pas se réduire à un
coup d’éclat, mais qui cherche à prolonger les hostilités. ». Les auteurs proposent une formation autonome de tout type de politique, de structure hiérarchique et de la représentation (par exemple, en opérant en tant qu’organisation nommée).
Cette proposition nous donne quelques idées pour répondre à la question de savoir comment passer du groupe d’affinité à des réseaux coordonnés plus larges. Les auteurs imaginent un niveau « d’organisation informelle qui rassemble des groupes qui n’ont pas le même poids ou les mêmes possibilités s’ils sont isolés. C’est une sorte d’amplificateur pour nos sphères d’action, quelles qu’elles soient ». Il
s’agit de « rassembler des informations, maintenir des contacts, avoir
des racines locales, transmettre des débats et des doutes entre différentes constellations, organiser la logistique, partager des connaissances, s’occuper de refuges et de points de repos » - des activités et des tâches que nous réalisons déjà, mais qui, diffusées plus largement que le seul groupe d’affinité ou le réseau anarchiste local, peuvent approfondir nos activités sans créer de centres de pouvoir ou établir des rôles permanents.
Plutôt que de lancer un appel à la création d’une organisation, ce
type de coordination peut être initié en présentant en personne
une proposition qui peut être discutée et développée ensemble.
L’auteur de « Le secret est de continuer à commencer » remarque : « Nous pouvons avancer nos propres propositions et élaborer nos
propres interventions ; si celles-ci trouvent un écho auprès d’autres
personnes, anarchistes ou non, le projet devient partagé. Différentes
interventions sont alors intégrées dans ce projet commun, sans que
les groupes d’affinité ou les individus aient à renoncer à leur autono-
mie pour y contribuer ».
Ce qui n’est pas abordé dans la proposition de guérilla et dans la
formation en ordre dispersée autonome supposée par « La forêt de
de l’agir », pour autant que je puisse en juger, c’est l’élément social
qui donne aux ruptures insurrectionnelles le pouvoir de devenir des
ruptures permanentes avec l’autorité et de se transformer en de nouvelles façons de vivre et d’être en relation les uns avec les autres. Par « le social », j’entends généralement la manière dont nous nous relions les uns aux autres (des relations interpersonnelles quotidiennes aux relations structurelles massives comme la gouvernance étatique), mais aussi, plus spécifiquement, comment (ou si) nous, en
tant qu’anarchistes, orientons nos luttes par rapport à des personnes
qui ne sont pas anarchistes. Poursuivons-nous nos projets de manière à impliquer les non-anarchistes et à donner à plus de gens une expérience de l’anarchie, comme dans la méthode de la lutte spécifique, ou nous concentrons-nous sur les réseaux anarchistes préexistants pour approfondir nos propres capacités de lutte et d’attaque ? Bien que certaines organisations de guérilla essaient d’orienter leurs
attaques de manière à inspirer des masses de gens en dehors de l’espace anarchiste, pour la plupart, la guérilla a une capacité limitée d’agitation sociale plus large.
De même, « La forêt de l’agir » se concentre sur l’entretien des
conditions d’attaque entre nous en tant qu’anarchistes. Il ne discute
pas de la manière dont nous pourrions établir des relations avec les
non-anarchistes, ni de la manière dont nous pourrions progresser
vers l’anarchie par des moyens autres que la « prolongation des hostilités », qui pourrait en effet signifier un certain nombre de choses qui sont plus sociales, mais nous ne le savons pas parce qu’elles ne sont pas élaborées ici. Cette omission est d’autant plus importante que le texte traite de la prolongation des hostilités non seulement jusqu’à l’insurrection, mais au-delà, dans des situations de désordre
généralisé où l’État s’est retiré. En outre, le texte souligne qu’il n’y a
aucune garantie qu’un résultat souhaitable comme l’auto-organisation autonome émerge d’une telle situation de désordre généralisé. C’est bien sûr exact. Mais l’élément « social », qui nécessite des activités plus visibles, n’est-il pas un facteur clé qui pourrait nous faire évoluer vers des modes de vie anarchistes plus désirables dans ce type de scénario ?
Le renoncement à des activités plus visibles, plus « sociales », repose sur l’idée qu’une stratégie d’invisibilité totale permet à l’individu d’échapper à la capture. En effet, depuis la Green Scare aux Etats-Unis, nombreux sont ceux qui considèrent comme acquis qu’il devrait y avoir une distinction stricte entre les individus qui agissent « dans la clandestinité » et ceux qui opèrent « en surface » (par exemple,
les individus qui commettent des attaques et ceux qui assument des
rôles visibles dans les luttes). Malheureusement, une lecture rapide
du passé et de l’histoire récente de la guérilla urbaine montre que la
clandestinité préventive ne permet pas du tout d’échapper à la détection. De plus, notre tendance à éviter la visibilité nous empêche de répandre la subversion et l’agitation au-delà d’un segment minuscule de la population déjà radicalisée. Et aux États-Unis en particulier, cela signifie que ceux qui se retrouvent à monopoliser le terrain des rôles visibles d’agitation, les principales personnes intervenant dans
les luttes populaires et introduisant leurs idées et leurs méthodes,
sont certains de nos ennemis les plus insidieux : les activistes et les gauchistes.
Pris entre l’invisibilité sacrificielle de la guérilla et l’hypervisibilité égotique de l’activiste, pourquoi ne pouvons-nous pas imaginer d’autres options ? S’il s’agit de maintenir un certain niveau d’anonymat lors d’actions d’envergure, je dirais que nous devrions commencer, non pas par ne jamais montrer notre visage en public, mais par étudier et développer les précautions que nous pouvons prendre lors
de la planification et de l’exécution d’attaques. Il s’agit notamment
de minimiser les communications via des appareils potentiellement
surveillés tels que les téléphones, de vérifier la surveillance physique
de notre environnement lorsque nous sortons, et d’éliminer les empreintes digitales et les traces d’ADN, mais des suggestions plus détaillées peuvent être trouvées sur des sites web tels que le No Trace Project. Pour les anarchistes américains qui proposent l’escalade,
se mettre à niveau dans ce genre de préparatifs devrait être notre première priorité. Au fil des ans, nous avons constaté une augmentation passionnante de la volonté des anarchistes de mettre le feu aux poudres, mais aussi une tendance très décourageante en matière d’arrestations et de condamnations qui auraient pu être atténuées par des précautions plus strictes.
Si les précautions que nous avons actuellement mises en place ne
tiennent pas la route une fois que nous sommes connus de la police
et considérés comme des suspects potentiels, alors il importe peu
que nous ayons rompu nos liens avec les milieux anarchistes visibles.
Si le seul avantage de la clandestinité préventive est que notre distance par rapport à la « surface » ne fait pas *immédiatement* de nous l’un des suspects habituels, ce n’est pas un avantage dont nous
profiterons longtemps. L’élément décisif pour nous protéger de l’État
réside dans les précautions que nous prenons lorsque nous choisissons d’être invisibles, et pas nécessairement dans notre niveau de visibilité dans le reste de notre vie. Par exemple, se présenter aux occupations étudiantes sur les campus universitaires et intervenir avec nos idées nous expose davantage à l’attention de l’État ; brûler des voitures de flics la nuit où l’occupation est expulsée nous expose
moins si nous ne laissons aucune trace. Les deux sont des utilisations
importantes de notre temps, mais pour diverses raisons qui sont probablement évidentes, choisir de faire ces deux choses dans la même circonstance particulière est un risque de sécurité beaucoup plus élevé que de compartimenter et de n’en choisir qu’une à la fois.
On peut distinguer trois niveaux d’exposition, ou de visibilité, pour les personnes qui attaquent. Il y a la clandestinité totale et préventive, qui consiste à vivre sous une fausse identité et à rompre tous les
liens relationnels susceptibles d’être utilisés pour vous retrouver. Il y
a aussi une sorte de clandestinité sociale, dans laquelle les individus
limitent leur exposition publique mais ne vivent pas sous une autre
identité ou ne quittent pas complètement l’espace anarchiste. Par
exemple, les membres du groupe de guérilla urbaine Revolutionäre
Zellen (RZ) [2] participaient à des projets qui ne risquaient pas d’attirer l’attention de la répression afin de rester à l’écoute des activités anarchistes sur le terrain, mais ils ne parlaient pas ouvertement de leurs idées dans les espaces publics. Enfin, on peut avoir une visibilité totale en tant qu’agitateur anarchiste, parlant ouvertement en public et menant également des actions (avec des précautions extrêmement prudentes). Il serait irresponsable de prétendre que ce dernier choix
comporte moins de risques, et dans des situations où la militarisation de l’État s’est intensifiée ou qu’il y a une répression sévère d’une lutte particulière dans un endroit particulier, il devient d’autant plus risqué. Mais dans l’intérêt d’élargir notre imagination autour de l’escalade des attaques et de clarifier que l’élément le plus fondamental et le plus urgent de l’escalade des attaques est de développer des
précautions plus strictes, cela vaut la peine d’être considéré comme
l’une des nombreuses lignes d’action possibles. Bien qu’il y ait un
plus grand risque d’attention répressive lorsque nous sommes explicites à propos de nos idées en public (au moins au niveau individuel), le pari est que cela est nécessaire pour répandre les idées et les pratiques anarchistes et pour créer un marécage impénétrable pour les autorités répressives sur le long terme. Nous devons pouvoir rencontrer de nouveaux compagnons, et au moins certains d’entre nous doivent discuter dans les espaces publics. En d’autres termes, pour
rester visibles aux yeux de nos amis potentiels, certains d’entre nous
doivent également être visibles aux yeux de nos ennemis.
Pour que l’attaque anarchiste évolue vers l’insurrection, au moins
certains d’entre nous au sein de son écosystème ne devraient pas
complètement renoncer à l’élément social, parce que le social – la
façon dont nous sommes en relation les uns avec les autres – est ce
qui consacre la domination et est donc la force vitale de toute résistance insurrectionnelle contre elle. Comme l’écrit l’auteur de « Stumbling Together » dans le numéro 4, « la domination ne s’effondre
pas lorsque son infrastructure fonctionne mal ou est interrompue
momentanément. Tant que l’autorité est acceptée et maintenue, son
infrastructure sera suffisamment réparée et adaptée pour que l’on puisse trébucher ».
J’espère qu’il est clair que je n’utilise pas le mot « social » pour signifier « traîner avec les autres » ou comme un euphémisme pour les tendances anarchistes qui dénoncent toute approche destructrice comme étant « anti-sociale » et qui promeuvent à la place des choses abrutissantes comme le communisme de conseil. Tous ceux d’entre nous qui ont participé à des manifestations autonomes violentes,
planifié des attaques coordonnées ou rejoint des émeutes déjà déclenchées par d’autres dans les rues, savent que l’attaque peut être sociale au sens le plus profond du terme. L’attaque et la destruction,
qu’elles soient à petite échelle et momentanées ou soutenues en
masse, ont le potentiel de transformer radicalement nos relations
les uns avec les autres et avec nos oppresseurs, de se répandre bien
au-delà des petites enclaves que nous connaissons et comprenons
déjà. L’anarchie et l’insurrection exigent des destructions, bien plus
que ce à quoi la plupart d’entre nous sont prêts, mais elles exigent
également des changements profonds dans les fondements de nos relations mutuelles.
Cette orientation plus sociale se nourrit de rencontres personnelles
et de l’établissement de relations. Ce n’est pas en formant une organisation, clandestine ou non, que l’on développe l’intelligence stratégique, mais par l’expérience, l’expérimentation, la communication et la réflexion. Et ce type d’intelligence partagée se développe le
mieux de manière non médiatisée, c’est-à-dire en personne. Le fait
de disposer d’espaces de visibilité tels que les centres sociaux et les
événements publics (en plus des conversations plus privées avec
nos camarades les plus proches) nous facilite la tâche. La visibilité
nous permet de trouver de nouveaux camarades, d’influencer la société avec nos idées et de former des alliances avec d’autres rebelles non-anarchistes, de manière non-médiatisée. Cela peut prendre la
forme d’agitation et d’intervention dans des mouvements populaires,
d’ouverture et de participation à des événements dans des espaces
sociaux, d’organisation de discussions ouvertes et d’assemblées, de
formation commune et de distribution de publications.
C’est aussi une grande partie de ce dont nous avons besoin pour
nous transformer en personnes capables de vivre l’anarchie à plein
temps plutôt que dans ces petits moments éphémères. Dans quelle
mesure nos actions sont-elles socialement transformatrices si notre
organisation est structurée de manière à ce que nous ne nous parlions que par le biais d’Internet ? Les rencontres en face à face, et même les actions non revendiquées laissées vraiment anonymes, ne contiennent-elles pas plus de ce noyau de potentiel de contagion ? L’anarchie nécessite des types de relations que nous ne pouvons pas développer si nous passons la majeure partie de notre vie à nous isoler et à communiquer par le biais d’écrans.
Ceci étant dit, les risques d’exposition à l’attention de la police sont
particulièrement élevés aux États-Unis, et ils le sont de plus en plus.
Aujourd’hui, la réalité est que toute lutte avec une quelconque puissance sociale est susceptible de faire l’objet d’accusations de conspiration ou d’« organisation criminelle », même si les individus impliqués ont pris des précautions parfaites et que l’État est incapable d’inculper qui que ce soit pour les attaques elles-mêmes. S’il existe une distinction stricte au sein d’un projet particulier entre les individus qui s’agitent visiblement et ceux qui ne font que mener des actions plus importantes, cela peut protéger certaines personnes dans une certaine mesure, mais comme nous l’avons vu, en l’absence de localisation des auteurs réels, l’État accusera pratiquement tous ceux qui agissent visiblement. Même si les accusations ne tiennent pas la route, il s’agit d’un processus débilitant. Faut-il donc cesser complètement d’opérer de manière visible ?
C’est à chacun d’entre nous de faire ce choix. Tout le monde n’est pas
obligé de tout faire et, en fait, tout le monde ne devrait pas tout faire.
Nous ne devrions pas non plus nous fixer dans un rôle ou un type
d’activité pour toujours, indépendamment de l’évolution de notre
contexte et de nos circonstances. Aussi ringard que cela puisse paraître, la diversité des méthodes et des tactiques rend l’écosystème anarchiste global beaucoup plus fort et, faute d’un meilleur terme, anarchiste. Il s’agit de comprendre les risques, de les prévoir et de se préparer à la répression. Il est important d’apprendre à se connaître et de savoir à quel niveau de répression nous sommes prêts à nous
soumettre. Personne ne devrait prendre des risques qu’il ne veut pas
prendre, ou pour lesquels il pourrait être réellement incapable de
supporter les conséquences – cela ne ferait que reproduire le machisme et la hiérarchie des rôles que nous essayons d’éviter.
Le fait est qu’il existe de nombreuses options en plus de la méthode
de guérilla, dont certaines n’ont pas encore été découvertes. Nous
pouvons rechercher les types de cohérence, de coordination et d’incisivité offerts par les méthodes d’organisation de la guérilla en nous coordonnant entre groupes d’affinité et en organisant de manière informelle des projets d’attaque à travers des réseaux plus larges d’individus et de groupes qui sont intéressés par l’escalade. Nous pouvons mieux limiter l’efficacité de la répression en compartimentant
nos activités et en adoptant des niveaux de préparation et de précaution plus avancés. Nous pouvons expérimenter une orientation sociale qui reste honnête et qui n’abandonne pas notre passion pour la violence et la destruction. Le terrain de la visibilité ne doit pas nécessairement être cédé avant même d’avoir été menacé.
Tinderbox. An offline Journal of Combative Anarchy, numéro 5, été 2024
En attendant la guérilla anarchiste…
Printemps 2024, la situation est insupportable. Le fascisme a conquis l’esprit de nombreuses personnes, et pas seulement sur le territoire contrôlé par l’État allemand. Dans de nombreux pays, les dirigeants semblent être dans une véritable course à la mort, les guerres chaudes entre États, les guerres contre la migration, la guerre contre les ressources de la planète et la guerre sociale se trouvent dans une phase d’enthousiasme pour la mort qui rappelle les descriptions faites peu avant le début de la Première Guerre mondiale. Pendant ce temps, l’humanité a les doigts collés à ses smartphones, étourdie par le scintillement des algorithmes.
En ce qui concerne les guerres chaudes, de nombreux anarchistes restent dans une position de spectateurs. Dans l’une de ces guerres, il y a de bonnes raisons de rejoindre les structures kurdes et de s’engager activement contre l’État turc et ses proxys islamistes. Il y a également de bonnes raisons de rester à l’écart du culte de la personnalité du PKK et de s’attaquer concrètement aux intérêts d’Erdogan en Europe, bien que les vagues d’action initiales aient fortement diminué. Les milieux anarchistes n’ont pas non plus développé de pratiques qui pourraient avoir une influence sur le cours de l’histoire contre les systèmes étatiques responsables des massacres actuels – OTAN/UE/Israël/Iran/Russie – (et leurs profiteurs).
Un texte publié le 2 mars 2024 sous le titre “Developing Incisive Capacity : Making Actions Count“ soulève des questions qui préoccupent certainement de nombreux militants de la même manière :
« Qu’est-ce qui pourrait aider les anarchistes pour mener des frappes plus significatives, pour hisser une qualité d’action qui va au-delà du symbolique ? Quels sont les obstacles actuels au développement par les anarchistes d’une capacité d’action à une échelle significative, organisée en petits groupes autonomes qui peuvent se coordonner autour d’un objectif particulier ? En d’autres termes, que faut-il faire pour que davantage d’anarchistes établissent les compétences nécessaires et une certaine routine pour s’attaquer à des vulnérabilités identifiées ? »
Pouvoir apporter des réponses à ces questions, non seulement sur le plan théorique mais aussi sur le plan pratique, ne suppose rien d’autre qu’une guérilla anarchiste. Car avec les méthodes développées au cours des dernières décennies par le mouvement autonome, nous ne sommes pas allés plus loin que le point exact où nous nous trouvons depuis un certain temps. Pour éviter de se lancer dans de longues analyses, qui ne pourraient guère être plus pertinentes que le numéro 2 du journal Antisistema, printemps 2024, nous vous renvoyons à la lecture de ce même journal.
Une guérilla, ou du moins des activités de guérilla, présuppose entre autres qu’un groupe de personnes s’organise de manière engagée sur une longue période. C’est ici qu’apparaît le premier défaut de la non-organisation anarchiste : une courte durée de présence dans le milieu et un manque d’engagement. Le développement d’une personnalité militante prend plus de temps que la plupart des gens ne le font dans les milieux d’extrême gauche des métropoles occidentales. Si l’on ajoute à cela la mauvaise interprétation de la perspective anarchiste en matière d’organisation, on obtient le fait historique qu’à quelques exceptions près, la plupart des groupes de guérilla étaient plutôt communistes et/ou aspiraient à la libération nationale. La résistance espagnole contre Franco peut être considérée comme un exemple d’engagement dans la subversion en tant que mission de vie. De 1939 à 1965, des militants anarchistes, libertaires et communistes ont mené une lutte armée contre la dictature, au cours de laquelle la plupart d’entre eux ont été tués, au lieu de se réfugier en France dans la sécurité de l’exil. Francesc Sabaté Llopart est devenu synonyme de cette guérilla anarchiste, dont la fin tragique est marquée par l’exécution de Salvador Puig Antich en 1974.
« Très peu de choses ont été écrites sur l’ampleur de la lutte armée contre Franco après la guerre civile. Un épais voile de silence s’est abattu sur les combattants, pour diverses raisons. Selon l’ami personnel de Franco, le général de la Guardia Civil Camilo Alonso Vega – qui a été en charge de la campagne anti-guerrilla pendant douze ans – le banditisme (terme que les franquistes utilisaient toujours pour décrire l’activité de guérilla) était d’une “grande importance” en Espagne, en ce qu’il “perturbait les communications, démoralisait le peuple, dévastait notre économie, brisait notre unité et nous discréditait aux yeux du monde extérieur”.
Nous ne disposons pas d’une vue d’ensemble fiable des chiffres globaux concernant les guérillas ou les dommages corporels subis par les forces de sécurité et l’armée. Si nous voulons avoir une idée de ce que fut cette lutte inégale contre la dictature, notre seule option est de nous tourner vers les chiffres rendus publics en 1968, selon lesquels la Guardia Civil a causé 628 blessés et 258 décès entre 1943 et 1952 » [3].
Pour définir ce que signifie réellement la guérilla, les réalités auxquelles les humains ont été confrontés dans des guerres apparemment sans espoir se prêtent bien.
Andrew Mack a constaté : « L’acteur le plus fort perd les guerres asymétriques parce que son intérêt, et donc sa volonté de gagner la guerre, est moins prononcé que celui de l’acteur le plus faible en raison d’un déficit de menace », ce qui s’applique à la guerre du FLN algérien contre la France.
Et Ivan Arreguín-Toft : « L’acteur le plus fort perd les guerres asymétriques parce qu’il n’utilise pas la bonne stratégie face à l’acteur le plus faible. La concentration des forces armées étatiques sur la guerre étatique symétrique a pour conséquence que l’acteur fort réagit aux stratégies asymétriques de l’acteur faible avec la mauvaise stratégie ». Les groupes de guérilla anticoloniale ont gagné parce qu’ils n’ont pas perdu. Ils ont empêché l’acteur le plus fort de gagner les Hearts and Minds [4].
Appliqué à la situation actuelle, cela signifie que les militants des milieux anarchistes en Europe et aux Etats-Unis ne sont peut-être pas en mesure de développer un sentiment de menace suffisant (contrairement aux compagnons/nes de l’Espagne de Franco) en raison de leur origine de classe – en majorité la classe moyenne blanche – et que ce déficit de menace ne peut pas non plus être compensé par de l’empathie avec les personnes touchées par l’agression européenne. Ceci dans un contexte où l’Europe n’a cessé de faire la guerre au reste de la population mondiale depuis le débarquement de Christophe Colomb en « Amérique » en 1492.
En retournant dans les anciens numéros d’Interim et de Radikal ou dans les archives de Linksunten-Indymedia, on remarque que les textes insurrectionnels des vingt dernières années n’ont pas pris position sur la manière de parvenir à une organisation avec les personnes impliquées dans les cycles d’insurrection ondulatoires. Le concept de groupes d’affinité était aussi éphémère que les nombreuses révoltes elles-mêmes. Le niveau de sabotage qu’il permet ne permet pas actuellement d’atteindre une participation asymétrique à la guerre. Cela ne signifie pas nécessairement l’utilisation d’armes, mais la création de conditions qui permettent l’utilisation des moyens considérés comme nécessaires. Actuellement, la contre-violence anarchiste se trouve dans une relation réactive avec la violence étatique. Nous utilisons les moyens dont nous pensons qu’ils n’amèneront pas l’Etat et la société à nous éliminer pour autant. Actuellement, l’État déplace le discours sur la violence contre les nazis. Il passe de « Interdit – mais ça arrive » à « Interdit – et tu seras traqué pour cela ». La prochaine étape devrait être un changement de paradigme – forcer la violence étatique à réagir à notre contre-violence. Ou accepter à son tour de perdre son autonomie en matière de discours et d’espaces physiques.
Après l’insurrection de décembre 2008 en Grèce, certains des participant-e-s y ont appelé à adopter la guérilla urbaine comme orientation stratégique déterminante. Cette évolution a fait l’objet d’un débat intense, mené de manière anonyme. Certaines personnes pensaient que l’extension des attaques de guérilla allait trop loin, trop vite, que la plupart des gens n’étaient pas capables de faire ce saut tactique ou ne pouvaient pas du tout le comprendre. Ils ont également estimé que les anarchistes seraient isolés et vulnérables à une répression féroce. Une autre critique était que la société grecque avait quelques références historiques à des groupes de guérilla de gauche spécialisés, mais qu’il n’y avait guère de tradition du modèle anarchiste de groupes dispersés et non avant-gardistes. En l’absence d’un tel cadre de références historiques, l’un des arguments avancés était que la nouvelle stratégie d’unités informelles et agiles ne parviendrait pas à gagner une plus grande partie de la population à la participation à des actions de guérilla. Des années auparavant, une critique de l’organisation 17 Novembre à l’encontre d’un groupe antiautoritaire était que le choix de cibles plus quotidiennes, qui correspondaient à l’analyse des anarchistes, engendrait davantage de peur que de reconnaissance dans la société, car les gens ne pouvaient pas comprendre pourquoi cette cible particulière était attaquée. C’était perçu comme problématique que la stratégie repose sur le fait que de plus en plus de personnes lancent des attaques similaires tandis que la critique nécessaire du capitalisme n’est pas répandue. Il a également été argumenté qu’une stratégie de guérilla clandestine conduirait à la spécialisation et serait spectaculaire. Elle exige un tel niveau de spécialisation et de connaissances que la grande majorité de la société ne peut pas y participer – contrairement à une insurrection à laquelle chacun peut participer à sa manière. Les actions de guérilla sont par nature spectaculaires en raison du petit nombre de personnes impliquées, ce qui fait que les attentats sont rares et que le niveau de préparation et d’effet est élevé. Leur objectif principal serait la réalité virtuelle. La manière dont une révolte urbaine se communique est essentiellement immédiate. Cependant, les attaques clandestines sont principalement vécues à travers l’œil des médias. C’est pourquoi les gens deviendraient plutôt des spectateurs de la lutte que des protagonistes, comme dans le cas des émeutes. En éloignant toujours plus le fer de lance de la lutte des réalités de la vie des gens, ceux-ci se transformeraient à la longue encore plus en spectateurs ; en même temps, l’Etat et les médias transformeraient à leur tour les attentats en spectacle et en feraient le symbole de toute la lutte. Enfin, l’Etat pourrait tout simplement éteindre la lutte en ordonnant aux médias de cesser de couvrir les attentats. Ainsi décapités, les restes de la lutte pourraient être tentés de collaborer avec la gauche institutionnelle. Les défenseurs de cette critique ont souligné que c’est exactement ce qui s’est passé en Allemagne et en Italie dans les années 1970 et 1980. Le groupe Ta Paidia Tis Galarias, converti au communisme malgré ses racines anarchistes, a enfoncé le clou en affirmant que « sur cette base, la lutte armée se retrouve en alliance avec l’État : tous deux sont mis au défi par l’activité subversive prolétarienne, dont la poursuite menace la survie des deux ». Les partisans de la stratégie de guérilla rétorquaient que, pour se transformer en révolution, une insurrection devait l’emporter dans la lutte armée avec l’État – et qu’elle ne pouvait pas le faire sans armes.
Quoi qu’il en soit, le débat public sur la guérilla s’est éteint avec l’endormissement de l’antagonisme de classe en Grèce. Une leçon pour l’avenir pourrait être de mieux se préparer à l’ouverture d’une fenêtre historique. Car il arrive que cette heure zéro se produise, par exemple le 25 avril 1974 au Portugal, lorsque la dictature a été balayée en quelques heures par le Movimento das Forças Armadas. Ce renversement a surpris la société portugaise qui, après les premiers balbutiements d’une collectivisation des terres agricoles et de quelques entreprises, a rapidement été contrainte par la pression de l’OTAN de prendre le chemin de la social-démocratie. La résistance armée de groupes communistes comme les Brigadas Revolucionarias n’a guère pu influencer le cours des choses. Bien que les BR aient commencé dès 1971 à attaquer les installations de l’OTAN au Portugal, à échanger des coups de feu avec la police au cours desquels des fonctionnaires ont été tués et à attaquer des banques, la société n’a pas entamé la lutte contre l’OTAN. Après la fin des guerres coloniales, et donc de l’usure de son propre prolétariat dans ces guerres, la paix intérieure était stable. Même si les BR étaient encore actives jusqu’en 1980 et entretenaient des coopérations anticoloniales avec le Polisario.
La préparation de fenêtres historiques n’est pas si absurde, car quinze ans seulement après la chute du régime portugais, deux Etats européens, la RDA et la Yougoslavie, se sont totalement dissous. Mais dans ces deux territoires, cela s’est accompagné d’une montée de la violence nationaliste, dans une phase de dépression générale du militantisme d’extrême gauche due à l’effondrement du socialisme réel.
Se préparer à une situation soudaine ou prévisible, ou mieux encore, créer soi-même une situation, est une idée plus souvent formulée. Il convient ici d’aborder quelques idées soulevées par le journal Antisitema. A la question de savoir comment nous voulons agir (quantitativement ou qualitativement ?), ils écrivent « Il peut être intéressant de se pencher sur les trois domaines mentionnés ci-dessus – les réseaux d’énergie, les usines de puces électroniques, ainsi que l’exploitation minière, en particulier l’exploitation minière en eaux profondes. … Peut-être que la multiplication de différentes formes d’action – sabotages lourds de conséquences, perturbations massives, petites attaques reproductibles – nourries par une critique radicale dans la rue et une désillusion croissante vis-à-vis de la politique, peut faire en sorte que la possibilité d’agir directement contre les responsables de la destruction industrielle se répande. »
Un zine français intitulé « Blackout – Controverse sur le sens et l’efficacité du sabotage » va dans le même sens. En ce qui concerne le sabotage de masse pendant le Covid Lockdown, il est formulé ainsi : « Comment saper le contrôle technologique ? Comment provoquent un basculement de cette situation ? Quels scénarios ces sabotages ouvraient-ils ? Comment pourrions-nous envisager l’efficacité, l’organisation et l’éthique dans leur ensemble ? »
Comme on le sait, en France, de nombreux sabotages ne proviennent pas uniquement du spectre anarchiste et le zine Blackout accorde une certaine importance à l’interprétation de l’efficacité : « Simultanément, une autre proposition continue de prendre forme, une dont la stratégie est d’atteindre le champ infrastructurel, ce qui signifie les couches profondes du pouvoir. Le pouvoir du complexe guerre-recherche-industrie n’est pas indestructible, car il repose sur des infrastructures diffuses. Comprendre, identifier et détruire des infrastructures clés, c’est aussi commencer à envisager un changement radical aussi possible que possible. Bien que moins spectaculaire, cette manière d’agir présente un triple avantage : elle est moins sensible aux forces répressives ; elle peut concrètement arrêter, même temporairement, la machine techno-industrielle ; et elle empêche l’encrochement de toute direction centrale, car elle résulte du travail d’une multitude de petits groupes dispersés et autonomes. Quelles sont les stratégies qui émergent lorsque nous séparons ou combinons les perspectives anarchistes, écologistes et techno-critiques ? Comment ces stratégies intègrent-elles un élément maintenant décisif : la guerre en Europe, qui guidera et durcira l’emprise des États sur leurs populations ».
Tout d’abord, pour pouvoir parler de stratégie, il faudrait que la lutte s’inscrive dans la durée, ce qui n’est généralement pas le cas. Celui qui réagit tous les quelques mois à un nouveau thème urgent n’est alors qu’un facteur dans la stratégie de l’ennemi qui agit lui-même. Les changements deviennent possibles lorsqu’un groupe de personnes se réunit pour agir de manière contraignante sur un thème donné pendant une période prolongée. La guérilla anarchiste ne se définit pas par l’utilisation d’armes et de bombes mais par la décision de s’engager réellement et sérieusement dans un aspect des nombreuses guerres. La pratique actuelle consistant à abattre un nazi aujourd’hui, à défoncer un nouveau bâtiment demain et à incendier une voiture d’entreprise la semaine prochaine relève de la politique autonome des pompiers. C’est mieux que rien, mais pas suffisant pour répondre à l’une des questions évoquées plus haut. L’année dernière, la multiplication des attaques à l’échelle mondiale en soutien à la grève de la faim d’Alfredo Cospito a révélé l’essence du militantisme anarchiste. Elle est comprise comme un moyen tactique – ici comme une manifestation de solidarité – mais s’évapore avant de laisser des traces matérielles dans le camp de l’ennemi.
La détermination est l’arme la plus puissante de nos ennemis, pas leurs pistolets ou leurs chars. La détermination des flics, des militaires et des agents de sécurité à jeter à tout moment leur propre vie et celle des autres se dresse sur notre chemin. La guérilla anarchiste n’y répondra pas avec la même obéissance de cadavre, mais plutôt avec la détermination de suivre le chemin épuisant de la résistance : Conspirer avec des compagnons/nes malgré les embrouilles interpersonnelles, poursuivre des plans à long terme, faire des recherches perpétuelles sans obtenir de résultats rapides, se déplacer par des nuits froides dans des villes infestées de caméras, etc.
« Sur les possibilités : que ce soit à Paris pendant le lockdown ou à Grenoble quelques jours plus tard, le pas a été franchi, passant de cibles à faible valeur stratégique (car facilement remplaçables) à des cibles multiples qui, une fois coordonnées, augmentent considérablement l’efficacité d’une action offensive. Qu’il s’agisse des 100 000 personnes privées de services Internet et de téléphonie à Paris, ou à Grenoble où nous avons appris qu’une antenne supplémentaire aurait coupé l’ensemble du réseau métropolitain. Non pas que la recette soit nouvelle, mais je trouve passionnant que nous nous permettions de le penser, de le faire, de nous coordonner, de frapper en même temps et de disparaître. C’est un pas en avant, de ce que l’on peut considérer comme un conflit de faible intensité à ce qui pourrait devenir un conflit ouvert. Vu la manière dont les choses se déroulent, avec d’un côté un système omni-technologique sur-contrôlé et de l’autre, la destruction de plus en plus intense de ce que nous osions encore appeler la nature il n’y a pas si longtemps, je crois sincèrement que nous n’avons plus le temps. Pas le temps d’espérer qu’un autre mouvement social devienne incontrôlable si nous braquons assez de fenêtres ; une masse de gens de plus en plus servile deviendra une foule en colère. Pour moi, ne plus avoir de temps ne signifie pas se précipiter derrière chaque urgence (climatique ou sociale), ni suivre le flux de plus en plus rapide de la toile, être “présent” pour diffuser des “contre-informations”. Non, il s’agit de planifier des opérations pertinentes, de réfléchir en termes de stratégie. Avec notre propre temporalité et non celle du pouvoir » [5].
Tant que cette forme de guérilla n’aura pas lieu, l’apoïsme kurde continuera d’attirer les anarchistes et d’autres se perdront dans le délire d’une participation anarchiste à la guerre au service des forces armées ukrainiennes. Avant de décider de l’utilisation des armes, la guérilla anarchiste devra se pencher sur les révoltes réussies du passé. Par exemple, le soulèvement arabe contre la Turquie en 1916-1918.
Son principal initiateur, Lawrence d’Arabie, avait alors déclaré :
« Il faut renoncer à toute forme de guerre traditionnelle et mener à la place une guerre de guérilla. Celle-ci consiste en premier lieu en une négation de la guerre régulière. La notion centrale de la guerre régulière est la “guerre de rencontre”. Deux adversaires se rencontrent à un moment donné pour décider de la victoire ou de la défaite par la rencontre ordonnée de leurs armées. La guerre de guérilla n’invente pas de décision et ne cherche pas à provoquer une rencontre avec l’ennemi. La guérilla est une “guerre d’évitement”. Le guérillero se cache de l’ennemi. Il cherche à distance de sécurité l’endroit où l’adversaire est le plus faible et l’attaque à cet endroit. Sans forcer une décision, il se retire à nouveau et répète les petites attaques à un autre endroit. Il ne fait pas la guerre au sens strict, mais dérange son adversaire par les piqûres d’aiguilles constantes de l’embuscade, du sabotage et de l’attaque, jusqu’à ce que celui-ci s’effondre, démoralisé dans tous les sens du terme. »
Selon Lawrence, le fait que l’Arabie soit un pays de religion révélée, qui possède une immense force de désir de liberté – quasiment comme un reflet de l’aridité du désert dans l’esprit – a été un facteur favorable. Lawrence a utilisé cette force prophétique pour se révolter en utilisant une stratégie d’embuscade permanente. Il s’agissait moins de conquérir des territoires que de faire naître un désir de liberté. Bien sûr, il ne faut pas oublier que Lawrence agissait au service du gouvernement britannique, mais le désir de liberté des insurgés était authentique et leur détermination plus grande que celle du pouvoir colonial turc.
En 2024, l’Allemagne et l’Europe sont parsemées d’équipements, d’installations, de véhicules et de responsables des massacres aux frontières, en Ukraine, en Palestine, au Kurdistan, des guerres coloniales sur les autres continents…
L’initiative “Switch off ! The system of destruction” a fourni un exemple positif et réalisable de coordination d’un cadre d’action. Se hisser à une qualité d’action qui va au-delà du symbolique, comme cela est formulé depuis la forêt d’Atlanta, nécessite une référence plus forte les uns aux autres. Aussi bien dans les textes publiés que dans les contacts informels entre protagonistes anonymes*. Pour ne pas tomber dans une frustration prématurée face à l’absence de changements, il faudrait s’orienter vers le cadre temporel de l’EZLN : comme on le sait, ils ont préparé le soulèvement armé pendant dix ans dans la jungle.
Réduire les frappes efficaces contre la machine de guerre à une perspective militariste empêche l’émergence d’une guérilla anarchiste. Malgré toute la sympathie pour la résistance en Turquie et malgré la reconnaissance des attaques importantes contre le régime AKP, le Halkların Birleşik Devrim Hareketi (HBDH) veut autre chose que nous si « dans la lutte des peuples en Turquie et au Kurdistan contre le fascisme AKP/MHP, il est l’avant-garde de la révolution. La HBDH remplira sa mission de précurseur. Elle éveillera correctement la conscience des travailleurs et des peuples. Elle les soutiendra et les guidera dans leur organisation ». Son utopie, « elle dirigera et stimulera les actions et mobilisera les gens à cet effet. Le HBDH est une force de combat avant tout. Contre le fascisme de l’AKP/MHP, elle représente l’avenir, l’espoir, la volonté, la liberté et la démocratie de la Turquie. Le HBDH est la force qui renversera ce fascisme » [6], comble le vide de l’absence de pratique sociale et armée anarchiste.
Ainsi, la forme de résistance à la guerre qui change la réalité n’est-elle possible qu’au prix de la dialectique du pouvoir de gauche, telle qu’elle s’exprime dans la bouche des groupes kurdes ?
« Lors de nos discussions avec des camarades des Trois Internationalistes, nous nous sommes toujours heurtés au thème des alliances tactiques, souvent inévitables en situation de guerre pour devenir une force. Bawer, qui a connu Finbar au Rojava, a établi un parallèle avec l’époque où il combattait aux côtés du mouvement kurde à Raqqa et a décrit la situation des anarchistes en Ukraine de la manière suivante : “Pour construire sa propre unité en tant qu’anarchiste, il faut serrer la main à des forces comme l’État ou à des groupes indésirables. Mais cela ne signifie pas que l’on perd ses principes. Beaucoup de gauchistes occidentaux ne peuvent pas supporter cette contradiction” [7]. »
Supporter les contradictions est en effet une condition nécessaire pour permettre à l’action autonome de petits groupes de faire un pas en avant. La tendance actuelle dans certains milieux à mettre de côté toute contradiction va cependant à l’encontre de la conquête de la liberté après la fin de la violence. S’il est évident que la guerre menée par Israël contre la population palestinienne nécessite une résistance armée, c’est la non-pratique sans conséquence de l’anarchie, avec son absence mentale sur les champs de bataille, qui ressort de la solidarité souvent non critique. Là où l’on discute de la guerre, donc de la vie et de la mort, il est nécessaire de s’assurer de son propre contenu. Lorsque, par exemple, le leader de la brigade Saraya Al-Quds – Tulkarem répond huit fois par Dieu à cinq questions lors d’une interview, cela exige de nous, dans le Nord mondial sûr, une véritable prise de position au lieu de phrases creuses (si nous sommes sérieux en ce qui concerne la solidarité pratique).
Afin d’apporter une réponse aux questions évoquées au début, le développement d’une guérilla anarchiste est suggéré. Cela ne nécessite pas de déclaration fondatrice ni d’acronymes. Elle ne se définit pas par la question de l’armement ou de l’escalade souhaitée de la violence, mais se caractérise par la détermination des acteurs impliqués à construire une structure engagée et à long terme, capable d’agir face à la guerre menée d’en haut. Seul cet enchaînement : détermination – engagement – organisation dans une structure collective amène à s’interroger davantage sur le choix des moyens ou l’orientation stratégique. Ce qu’il faut également combattre, c’est l’incroyable succès que le système capitaliste obtient chaque jour lorsqu’il présente la guerre dans la conscience des masses comme une guerre de nations et de religions – et cache ainsi sa véritable nature de guerre de classes.
Traduction de Warten auf die anarchistische Guerilla…, publié le 13 mai 2024 sur Indymedia-DE.
A propos de la capacité d’agir anarchiste. Une réponse au texte "En attendant la guérilla anarchiste..."
« Afin d’apporter une réponse aux questions évoquées au début,
le développement d’une guérilla anarchiste est suggéré. Cela ne
nécessite pas de déclaration fondatrice ni d’acronymes. Elle ne se
définit pas par la question de l’armement ou de l’escalade souhaitée de la violence, mais se caractérise par la détermination des acteurs impliqués à construire une structure engagée et à long terme, capable d’agir face à la guerre menée d’en haut. Seul cet enchaînement : détermination - engagement - organisation dans
une structure collective amène à s’interroger davantage sur le
choix des moyens ou l’orientation stratégique. Ce qu’il faut également combattre, c’est l’incroyable succès que le système capitaliste obtient chaque jour lorsqu’il présente la guerre dans la conscience des masses comme une guerre de nations et de religions – et cache ainsi sa véritable nature de guerre de classes. »
En attendant la guérilla anarchiste ?
Il y a quelques semaines, un texte intéressant a été publié sur des sites de contre-information allemands. « En attendant la guérilla anarchiste... » est une proposition de discussion qui suggère ni plus ni moins que le développement d’une guérilla anarchiste asymétrique et informelle. Hop, s’exclameront probablement plus d’un, et en effet, le texte a de quoi séduire. Je vais maintenant aborder certains points. Il est vrai que j’ai apprécié le texte – il discute de perspectives, il ne répète pas les sempiternels mantras et il a un horizon international et historique. Toutes choses qui font défaut à de nombreux textes anarchistes de nos jours. Alors, quelles questions le texte soulève-t-il ?
En référence au texte nord-américain « Developing Incisive Capacity : Making Actions Count », le texte s’intéresse d’abord à la question de savoir dans quelle mesure les anarchistes peuvent développer une capacité d’action face aux guerres qui nous entourent : « Même contre les systèmes étatiques responsables de
manière déterminante des massacres actuels – OTAN/UE/Israël/Iran/
Russie – (et leurs profiteurs), les milieux anarchistes ne développent
jusqu’à présent aucune pratique qui pourrait avoir une influence sur
le cours de l’histoire ». Le texte constate donc une insatisfaction et
un manque face à l’absence ou à l’insuffisance d’interventions percutantes contre la guerre. Ce mécontentement s’accompagne d’une prise de distance vis-à-vis du PKK (avec lequel les auteurs sympathisent tout de même) et d’autres groupes militaristes. Comme le titre le laisse supposer, le texte ne tourne pas autour du pot et part de cette problématique pour discuter de la création d’une guérilla anarchiste, qu’il propose d’ailleurs en toute logique. Mais qu’est-ce que
cela signifie, la création d’une guérilla anarchiste ? Qu’est-ce qu’une guérilla ?
Guérillas autoritaires et guérillas anarchistes
Il est tout d’abord utile d’approfondir l’analyse de ce que nous entendons par guérillas anarchistes ou du moins anti-autoritaires. Le mot guérilla, diminutif du mot espagnol guerra, est en effet un réservoir d’interprétations et de conceptions de la lutte et de la guerre qui ne pourraient pas être plus divergentes. Le point commun de toutes ces interprétations est qu’elles impliquent des tactiques de guérilla.
Les tactiques de guérilla désignent l’action de petits groupes agiles
qui connaissent le territoire, qui réalisent des embuscades ou des sabotages, qui disparaissent rapidement et qui peuvent ainsi plonger
dans le chaos une formation militaire plus grande et plus rigide. Mais là s’arrêtent rapidement les points communs, car qui utilise ces tactiques et pourquoi, peut varier fortement. Ainsi, les tactiques de guérilla peuvent également être utilisées par des armées d’État pour affaiblir l’ennemi. De même, des groupes peuvent utiliser des tactiques de guérilla et cacher ainsi qu’ils font en fait partie d’une construction
étatique (voir les YPG au Rojava). Ou des groupes peuvent prendre
les armes pour n’importe quelle raison, mais cela ne signifie pas
qu’ils utilisent des tactiques de guérilla (voir les anarchistes en uniforme en Ukraine, qui sacrifient leur vie pour la démocratie dans les tranchées). Une tactique est justement une tactique et ne dit rien sur la perspective des acteurs.
L’anarchiste John Olday développe un point de vue intéressant sur
le débat dans son article publié en 1976 « Trotz Alledem. Une polémique sur la guérilla ». Dans cette polémique, il argumente que les
tactiques de guérilla ont toujours fait partie des mouvements et des
soulèvements insurrectionnels et que la généralisation du sabotage a
toujours été une référence forte dans l’histoire de l’anarchisme. Il cite
divers exemples historiques et argumente finalement que les générations de guérilla urbaine des années 1970, avec leur réinterprétation de la lutte de guérilla, ont en fait utilisé des méthodes anarchistes, mais les ont habillées d’un discours maoïste. Son texte est un plaidoyer pour s’approprier les tactiques de guérilla et les intégrer dans
la lutte insurrectionnelle, au lieu de les laisser aux groupes autoritaires qui s’isolent de plus en plus dans leur lutte armée avec l’Etat.
En ce sens, une distinction claire entre guérillas anti-autoritaires et guérillas autoritaires est nécessaire, justement parce que ces
concepts ont toujours été historiquement confondus, ce qui est
probablement l’une des raisons pour lesquelles de nombreux anarchistes ont des scrupules à se référer à ce concept, car il leur semble sentir le militarisme dès le départ.
Selon l’interprétation idéologique, les structures de guérilla autoritaires ont pour but de conquérir le pouvoir d’État. Que l’on parle de Che Guevara, des FARC ou du PKK, dans les rangs des guérillas autoritaires, il y a des cadres, des grades et des ordres, des chefs et des futurs postes ministériels, des négociations avec l’État et des recrutements forcés, des exécutions de déserteurs (« traîtres ») et des « prisons du peuple ».
A l’opposé, il y a la guérilla anarchiste. Le texte « En attendant la
guérilla anarchiste » se réfère par exemple à la guérilla anarchiste
contre Franco ou aux groupes de guérilla urbaine anarchistes en
Grèce qui ont vu le jour après la révolte de décembre 2008. Dans
ces groupes, il n’y avait théoriquement pas de grades, d’insignes,
d’ordres et d’ambitions de conquérir l’État. Pourtant, si l’on considère les deux exemples, la tendance à la centralité, à la rigidité et aux luttes de pouvoir se reflète dans les deux exemples. Ainsi, la lutte anarchiste contre la dictature franquiste dans les années qui ont suivi la révolution espagnole de 1936 (au cours de laquelle les anarchistes ont effectivement conquis l’Etat et occupé des postes ministériels, oups, et ce en partie avec des tactiques de guérilla) a été dirigée par la CNT en exil, qui a tenté de maintenir toute la résistance sous sa coupe. Les attaques et les actions de guérilla dans la France démocratique et sûre de l’exil étaient explicitement interdites. Toute action
en Espagne devait être approuvée par les chefs de la CNT. Les actions des guérilleros anarchistes se trouvaient donc dans un rapport
de tension permanent, passant outre la volonté de « l’organisation »
(par exemple en attaquant des banques à Lyon) ou en s’organisant de
manière informelle loin de celle-ci.
Les guérilleros anarchistes comme Sabaté ou Caracremada agissaient parfois explicitement contre la volonté de l’organisation ou, comme ce dernier, explicitement dans de petits contextes autonomes
ou seuls, loin de l’organisation. L’histoire du groupe de guérilla urbaine grec CCF [8] est également une
histoire de centralisation. Alors qu’il s’agissait au début d’une coordination de différents groupes et individus jouissant d’une grande
autonomie et utilisant différents sous-noms, il y a eu après un certain
temps une centralisation et le groupe n’a plus agi après quelques années que comme un groupe fixe avec un nom fixe. Lorsqu’une partie
de ce groupe a été critiquée en prison par un compagnon qui se trouvait également dans la même prison pour avoir fait cause commune avec des mafieux et s’être en partie organisée de la même manière, le collectif n’a rien trouvé de mieux que de battre le critique à coups de 29bâton dans la cour à la manière stalinienne et de rédiger un communiqué de revendication à ce sujet. Cet acte reflète une certaine attitude militariste typique des groupes centralisés qui veulent étouffer
la critique. Soit tu es avec nous – soit tu es contre nous.
Nous ne voulons pas comparer la CNT et la CCF – d’autant plus que
dans le premier cas, il s’agissait d’une subversion de l’organisation
hiérarchique par des dynamiques informelles et dans le second d’un
regroupement informel avec un acronyme qui s’est peu à peu transformé en une des organisations rigides, c’est-à-dire exactement ce
qu’ils voulaient combattre – mais nous voyons dans les deux groupes
et leurs luttes armées respectives un conflit avec le problème de la
centralisation – une caractéristique typique du militarisme, un danger qui guette dans la proposition de la lutte de guérilla. Ainsi, les
groupes de guérilla se trouvent toujours en tension avec la militarisation et le durcissement internes – avec tout ce que cela implique : l’obligation d’être efficace, l’ostracisme à l’égard de ceux qui veulent sortir, l’émergence de chefs et de leaders, les alliances tactiques avec des groupes autoritaires, le recrutement de personnes peu expérimentées pour « la cause », les dommages collatéraux, l’entrée dans
un duel avec l’Etat, etc.
L’histoire de la guérilla urbaine allemande est particulièrement
complexe et contradictoire : si l’on considère les ambitions anti-autoritaires des protagonistes (RZ [9], Rote
Zora, Mouvement du 2 Juin) et la coopération simultanée avec des
groupes autoritaires (OLP, FPLP, groupe Carlos) et des guérillas idéologiquement marquées par le maoïsme et le léninisme (RAF), qui ont
à leur tour coopéré ponctuellement avec des États et des services
secrets du socialisme réel. Dans le cas de la RZ, nous avons affaire
à un groupe qui a surmonté ses propres structures de cadres (informelles), qui existaient encore dans les premières années, tout comme la dépendance matérielle des contacts internationaux avec des groupes autoritaires.
Alors que la plupart des membres du Mouvement du 2 Juin se considéraient comme anarchistes, ils se référaient idéologiquement en
permanence à Mao, Ché, etc. et à leurs concepts de guérilla pour
conquérir le pouvoir d’État, tandis que certains membres du 2 Juin ont même rejoint la RAF à la fin.
Dynamiques et mouvements insurrectionnels
Si l’étude des tactiques de guérilla ne se limite pas aux groupes plus ou moins formels connus sous des noms tristement célèbres, notre
regard doit se porter sur les tactiques de guérilla en tant que partie intégrante des mouvements insurrectionnels et des révoltes. Les
tactiques de guérilla font et ont toujours fait partie des mouvements
insurrectionnels, des révolutions, des luttes anti-coloniales, des révoltes d’esclaves, de paysans et de cosaques. Dans ces dynamiques
de lutte et de révolte, les méthodes d’attaque se généralisent et la
révolte s’arme. Si l’on considère les cycles révolutionnaires de 1905
et 1917 dans l’Empire russe ou les soulèvements insurrectionnels en
Espagne avant 1936, on voit comment, au sein de ces processus et
moments insurrectionnels, l’utilisation de tactiques de guérilla s’est
répandue et intensifiée en masse au sein du conflit social.
Ce n’est que dans le contexte de la révolte sociale de 1967/68 que
l’on peut comprendre la naissance de la guérilla urbaine allemande – tout comme l’expérience de la révolte de décembre 2008 a été essentielle pour décider pourquoi différents individus et contextes anarchistes ont pris les armes pour poursuivre l’attaque armée contre l’État. Mais peut-être était-ce justement une erreur de la génération
post-68 des guérillas urbaines – de vouloir former l’avant-garde armée de la révolte de 68, au lieu d’introduire et de diffuser les tactiques
de guérilla au sein du mouvement insurrectionnel. Car si la question
n’est pas de savoir comment construire et recruter l’avant-garde de
la révolution – mais comment arriver au point où les méthodes insurrectionnelles se répandent au sein des luttes et des révoltes et ne disparaissent pas comme des éphémères, nous devons d’abord nous demander comment s’organiser.
Une différence notable entre les RZ, les Rote Zora et le Mouvement
du 2 juin d’un côté et la RAF de l’autre était, par exemple, que ceux
et celles-ci vivaient dans la légalité et étaient actifs dans des groupes
non-clandestins aussi longtemps que possible, et qu’ils visaient à diffuser la lutte : le RZ diffusait ses manuels et les rendait accessibles à
tous, tandis que le 2 Juin se qualifiait explicitement comme « mouvement » et tentait de rester partie intégrante de la classe exploitée et
de ses luttes. Ainsi, nous avons déjà abordé trois points qui semblent
élémentaires pour éviter une militarisation et un durcissement internes : pas de spécialisation, pas d’idéalisation de la clandestinité et
l’intervention et la participation active au sein des luttes.
Il est tout aussi intéressant de noter que le texte cité plus haut indique que la guérilla anarchiste n’a pas besoin d’acronymes ou de déclarations de fondation. Il ne fait aucun doute que le caractère formel que revêt tout nom de groupe (ou de campagne) est un obstacle à la généralisation des luttes. Si l’on se présente comme un groupe
fixe, l’accent est mis sur l’identité et non sur la méthode – la généralisation et l’imitation sont entravées – et les acteurs entrent dans le cirque de la politique et des querelles pour le prestige, le statut, la suprématie, la suprématie d’interprétation, les suiveurs et les fans.
L’effet spectateur/trice évoqué dans le texte « En attendant la guérilla anarchiste... » souligne que le spectacle produit rend plus passif
qu’il ne constitue une invitation. Si l’on veut au contraire alimenter
une dynamique dans laquelle les conflits sont plutôt sauvages, diffus
et chaotiques, on ferait bien d’agir dans l’ombre de l’informalité et de
l’absence de nom, plutôt que de faire de la publicité pour soi-même et son groupe.
Ainsi, ce n’est pas seulement la récupération rouge qui pèse historiquement et idéologiquement sur les épaules du concept de guérilla, mais aussi la dimension politique de la conception de la société inhérente à ce terme. Les groupes de guérilla ont tendance à lire le conflit social comme un conflit politique – c’est-àdire comme un conflit avec
des appartenances politiques claires et fixes, qui ne peut analyser
la société que selon les catégories gauche et droite, révolutionnaire
et contre-révolutionnaire. De cette lecture, la gauche, aussi bien le
mouvement que le prolétariat, doit être organisée pour construire
un contre-pouvoir, poser la question du pouvoir et finalement le
conquérir. En ce sens, une conception de la guérilla de gauche est
simplement une conception putschiste de la révolution, dans laquelle la guérilla constitue l’avant-garde du peuple (imaginaire) ou du prolétariat et conquiert le pouvoir. Dans leur texte de dissolution, les Rote Zora ont remis en question la méthode de guérilla en général comme méthode de prise de pouvoir. « Le concept de guérilla
n’est pas une orientation pour nous aujourd’hui dans la mesure où
il vise à conquérir le pouvoir avec des formations militaires. Nous
ne voulons pas conquérir le pouvoir patriarcal, mais le détruire. La
prise de pouvoir, imposée et garantie par des formations militaires
indépendantes, n’est connue dans l’histoire que sous la forme d’un
changement de pouvoir patriarcal. De même, la protection du pouvoir était et est toujours liée à des organes qui imposent (ou peuvent imposer) la domination aux opprimés par la force et les armes ». Et si les tactiques de guérilla sont justement liées à cette conception
de la révolution, les Zoras ont certainement raison. Si nous voulons
donc discuter des guérillas anarchistes, nous devons également rompre avec la conception classique de la révolution des guérillas marxistes-léninistes.
Si nous nous détachons de la lecture purement politique gauche-droite des conflits sociaux, nous voyons que ça bouillonne et que ça
pète partout, que ça étincelle et que ça fume dans tous les coins de
la société et que les gens sont en colère, se révoltent, s’échappent, se
déchaînent, s’organisent de manière criminelle, passent à l’attaque
et volent, affirmant, au moins pour un moment, leur autodétermination et leur dignité. Mais ces conflits et leurs protagonistes ne sont
pas corrects dans nos catégories politiques, moralement bons et porteurs de la bonne idéologie. La théorie anarchiste a toujours vu un
potentiel révolutionnaire dans la diffusion des méthodes d’attaque
dans les luttes et les révoltes des exclus, des plus bas parmi les plus
bas, des loqueteux et des voleurs. Ce n’est que par la lutte, la libération, que la conscience change. Dans les soulèvements sociaux et
les révoltes, il n’y a pas d’identités politiques claires – elles sont réunies par un refus. Si nous conservons cette lecture anti-politique
du conflit social, notre attention doit se porter sur l’introduction, la
discussion, l’intensification et la diffusion des méthodes d’attaque et
d’auto-organisation au sein des conflits sociaux chaotiques. C’est ce
que John Olday veut dire quand il dit que « le rôle des anarchistes isolés a toujours été de fonctionner comme de la levure ».
Cette intervention vise à généraliser le conflit en l’éloignant de tous les groupes politiques – nous essayons explicitement de soustraire les conflits au pouvoir et à l’interprétation des groupes politiques et à leur gestion. Si la dynamique destructrice des luttes et des révoltes développe effectivement un potentiel insurrectionnel, il s’agit d’armer la révolte et non pas d’espérer qu’un seul groupe bien organisé le fasse et prenne en charge la direction de la révolte.
Projectualité au sein de la guerre sociale
Lorsque le texte cité en début d’article indique clairement ce dont
il s’agit concrètement avec la création d’une guérilla anarchiste, les
choses deviennent passionnantes : d’une part, l’idée « qu’un groupe
de personnes s’organise de manière engagée sur une longue période ». D’autre part, la création de perspectives à plus long terme et l’abandon de la « politique du pompier » et d’un « rapport réactif à la violence étatique ».
Concernant le premier point, le texte évoque une certaine insatisfaction par rapport aux expériences d’organisation menées jusqu’à
présent : « non-organisation, courte durée de présence dans le milieu
et manque d’engagement ». Cette insatisfaction aborde de manière
compréhensible un élément manquant dans la pratique actuelle de
l’organisation informelle : notre discussion souvent abstraite n’a
souvent aucune implication dans notre vie. « Le concept des groupes
d’affinité était aussi éphémère que les nombreuses révoltes elles-mêmes ». Ce n’est que sur la base des expériences réellement vécues
que nous apprenons vraiment et ce n’est que sur la base de celles-ci
que nous pouvons discuter de manière pratique. Notre organisation
informelle doit nous permettre d’élargir notre rayon de confiance,
de nous concerter et de discuter concrètement de perspectives et de
projets concrets que nous partageons avec plus que nos plus proches
compagnons de route. Une organisation engagée peut signifier que la
lutte s’inscrit dans la durée et que l’organisation nécessaire dispose
des moyens nécessaires. En même temps, l’intensification des relations de confiance et d’affinité peut ouvrir une fenêtre : non seulement dans une perspective spatiale, une perspective internationale, mais aussi dans une perspective temporelle. « Une leçon pour l’avenir pourrait être de mieux se préparer à l’éventualité d’une fenêtre historique ». Ce que le texte décrit comme se préparer à des fenêtres
historiques est souvent décrié dans les milieux anarchistes comme
du « preppertum » [10]. Néanmoins, nous pensons qu’il est intéressant, sur un
plan théorique et pratique, de discuter de certaines possibilités historiques qui pourraient s’ouvrir à l’avenir. Ces dernières années, de nombreux compagnons et compagnes ont été dépassés par la force et
l’intensité des révoltes sociales qui les ont soudainement entourés et
ont manqué de préparation pour mettre en oeuvre une capacité d’action anarchiste dans ces courts laps de temps. D’un autre côté, il est
certainement judicieux de discuter non seulement de la possibilité
de révoltes sociales, mais aussi des « pires scénarios » qui pourraient
s’ouvrir et de la manière dont nous pensons y faire face et de ce qu’il
faut pour cela... qu’il s’agisse de putschs fascistes, de la mobilisation
militaire des pays dans lesquels nous vivons ou de catastrophes naturelles fatales qui peuvent également interrompre le statu quo et
qui sont de plus en plus fréquentes.
L’autre point abordé dans le texte concerne le développement des
projectualités anarchistes. Si nous voulons développer des perspectives à long terme, nous devons nous projeter dans l’avenir et réfléchir aux luttes et aux conflits que nous pourrions éventuellement intensifier et comment. Cette discussion doit partir d’une analyse
des conflits sociaux qui nous entourent et des évolutions de la domination. La localisation d’un point létal dans les restructurations de la domination peut nous amener à focaliser nos énergies sur ce point. L’idée de « hit where it hurts » pourrait signifier prendre les
infrastructures critiques du pouvoir et leur restructuration comme
point de départ pour intervenir dans les luttes et développer des
perspectives à plus long terme. Nous pouvons par exemple observer
le rôle essentiel que jouent aujourd’hui les nouvelles technologies
dans le fonctionnement de la domination. Parallèlement, le réseau
mondial de capitaux et d’États entame une restructuration massive dans le contexte de l’« écologie » et du « capitalisme vert », dont la
mise en oeuvre pratique implique une intensification de la destruction de l’environnement, de l’accaparement des terres, de la crise climatique et, en fin de compte, de l’exploitation de l’homme et de la nature. Prendre cette restructuration comme base pour développer
une projectualité insurrectionnelle au sein de la guerre sociale entre
les exploités et les dominants pourrait être un défi.
En même temps, le texte mentionne l’urgence d’un antimilitarisme
pratique et actif face aux guerres qui se construisent et s’aggravent. La lutte contre le militarisme, l’industrie de l’armement et la mobilisation militaire est aussi un moment où nous voyons la possibilité et la nécessité de ruptures et de révoltes sociales – et il ne fait aucun doute que la militarisation actuelle et le développement technologique au niveau économique et idéologique sont étroitement liés à la
crise climatique et à la « transition énergétique ».
Si nous discutons de la question des perspectives à développer,
nous devons toutefois partir de la réalité qui nous entoure. Nous
voyons un mouvement anarchiste réduit confronté à la répression
et des conflits sociaux qui se développent et s’intensifient, mais qui
semblent toujours être gérés avec succès et administrés par la politique et les organisations du mouvement. Dans ce contexte, nous sommes ambivalents face à la proposition de création d’une guérilla anarchiste et ne voyons pas pourquoi la proposition présentée dans
le texte doit porter ce nom.
Développer un mouvement anonyme, invisible, informel, avec
un engagement, une détermination et des perspectives à plus long
terme, en utilisant des tactiques dites de guérilla, est d’une certaine
manière une pratique du mouvement anarchiste international à un
niveau minimal. Intensifier ces pratiques et la discussion sur les
perspectives – en tout cas ! – mais se concentrer sur la proposition de
création d’une guérilla implique d’une certaine manière une hiérarchisation des moyens dans les luttes, que nous refusons en ces temps
de répression et d’isolement du mouvement anarchiste. Chaque
moyen de révolte a sa valeur, qu’il s’agisse de journaux, de livres, de
discussions ou d’attaques. Face à la répression croissante, nous ne
devons pas nous laisser pousser vers la clandestinité et ainsi isoler nos idées et devenir des spécialistes de la lutte. Cette menace d’isolement du conflit social et la militarisation qui pourrait en résulter est un danger permanent. Néanmoins, il est important de souligner aujourd’hui que tout le monde ne doit pas (ou ne peut pas) tout faire et
qu’il est nécessaire que les combattant.es anarchistes se concentrent
sur leurs projets, étudient les vulnérabilités du système et agissent
en conséquence – et créent ainsi des perspectives à long terme dans
le cadre de la guerre sociale en combinant les différents moyens.
Cela peut aussi signifier se préparer à certaines fenêtres historiques
qui pourraient s’ouvrir. Mais cette intervention dans la guerre sociale
doit viser à intensifier le conflit, et pas seulement en termes de qualité – nous participons à rendre les luttes diffuses et confuses, et donc
insurrectionnelles. Un stigmate historique des groupes de guérilla et
de leur inspiration est la focalisation sur le fait de faire « peur » aux
dominants et de paraître le plus menaçant possible (le fétiche des
armes en fait partie). Nous pensons que notre projectualité au sein
de la guerre sociale doit viser à intensifier et à multiplier les initiatives et les tensions au sein des conflits, plutôt que de se montrer
particulièrement menaçant depuis une position isolée. Si les conflits se déroulent le long de points qui peuvent effectivement interrompre le pouvoir, c’est là le danger et le potentiel que nous devons percevoir – et non pas la création de groupes qui semblent dangereux.
Antisistema n°3, août 2024 (traduction de l’allemand).
Le secret est de continuer à commencer
J’ai remarqué dernièrement que de grandes questions circulaient
dans l’espace anarchiste, des questions sur la direction à prendre, sur
la façon dont nos diverses initiatives et actions diffuses s’intègrent
dans un tableau plus large. Ces questions semblent être fondées sur
un désir de prendre la lutte contre la domination plus au sérieux,
d’aller au-delà des actions isolées, de passer à une sorte de niveau supérieur.
Il est logique que ces questions soient soulevées aujourd’hui. Beaucoup de ceux qui sont actifs aujourd’hui sont venus à l’anarchie pendant le soulèvement anti-policier de 2020 et ont expérimenté l’action directe et l’affinité pour la première fois au milieu des feux de cette
révolte, tandis que des anarchistes plus aguerris ont mis leurs méthodes à l’épreuve dans un moment de rupture sociale étendue. Ces expériences ont été, sans surprise, souvent très désordonnées, les
idées anarchistes ayant été popularisées et édulcorées par la gauche – des projets de charité s’appelant aide mutuelle, des marches s’appelant action directe, des connexions sur les médias sociaux confondues avec des affinités. En même temps, l’ampleur de la destruction dépassait l’expérience ou la mémoire de la plupart des anarchistes
et, pour beaucoup d’entre nous, l’imaginaire de ce dont nous pourrions être capables s’est ouvert plus largement que jamais.
Lorsque la lutte pour arrêter la Cop City à Atlanta a émergé, beaucoup ont cherché des moyens de continuer à se battre, d’éviter de
revenir à la normalité d’avant 2020, de chercher ce qui allait suivre et
d’approfondir les pratiques qui ont été déclenchées pendant le soulèvement. Ce qui a distingué cette lutte des campagnes précédentes,
c’est qu’elle a commencé par plusieurs actions de sabotage enflammées, au lieu de suivre la trajectoire graduelle typique qui consiste
à commencer par une campagne d’information pour rallier le plus
grand nombre possible de personnes à la cause, puis à escalader petit
à petit en fonction du plus petit dénominateur commun de ceux qui
sont impliqués. Il serait impossible, et peu souhaitable, de résumer
cette lutte, mais ce qui est pertinent ici, c’est que la lutte contre la Cop
City a été le terrain de vastes expérimentations d’actions basées sur
l’affinité et l’organisation informelle. Après cette vague d’expérimentation, après l’expulsion de l’occupation de la forêt de Weelaunee et
face aux opérations répressives visant la lutte et ses soutiens, ces
grandes questions sur notre avenir s’ouvrent à nouveau, éclairées
par des expériences plus riches de lutte commune.
Les anarchistes américains encouragent l’action directe et les
groupes d’affinité depuis des décennies, mais ces approches n’ont été adoptées par des réseaux plus larges que dans la mesure où elles le sont aujourd’hui. Il y a eu une recrudescence des attaques de petits groupes entre 2008 et 2012, inspirée en partie par l’insurrection en Grèce et également déclenchée par les interventions du réseau Bash Back ! et, avant cela, les attaques de l’ELF/ALF [11] entre 1996 et 2008, qui se sont évanouies à la suite de la « Green Scare ». Compte tenu de l’âge malheureusement précoce de la retraite et du manque de partage intergénérationnel qui affecte l’espace anarchiste aux
États-Unis, tout cela n’est que de l’histoire ancienne pour beaucoup
de ceux qui sont actifs aujourd’hui. Les années précédant 2020 ont été marquées par des niveaux plus faibles de ce type d’activité, en grande partie en raison de l’antifascisme que de nombreux anarchistes ont priorisé pendant les années Trump. Tout au long de ces pics et de ces vallées, nous nous sommes dit, à nous-mêmes et aux autres, que « le secret est de vraiment commencer », que n’importe qui est capable d’agir s’il est déterminé à trouver quelques complices et à prendre la liberté en main. Et maintenant que davantage d’anarchistes ont franchi ce pas dans l’action – sans exagérer cela ou contribuer à un sentiment de grandeur exagéré, car nous n’avons vraiment fait que commencer – les questions sous-explorées sur la façon dont nos actions peuvent nous amener vers une transformation sociale révolutionnaire émergent sur le devant de la scène.
Formalité, Centralisation et Politiques
Presque toutes les réponses à ces questions qui ont fait surface proposent un changement vers la centralisation et la formalisation. Bien que les lignes d’action proposées – formations de guérilla identifiées, NVDA de masse, « composition » autoritaire, avant-garde intellectuelle/politique, programme révolutionnaire – puissent être très différentes les unes des autres, elles partagent toutes une logique politique qui menace de brûler tout l’oxygène dont nous disposons pour
penser la révolte comme autre chose qu’un jeu pour stratèges ou
soldats spécialisés, à jouer sur le terrain confiné du spectacle. Alors
que certaines propositions peuvent faire appel à la nécessité d’une « diversité de tactiques », la politique n’est pas diverse ; elle aplatit l’infinie diversité et le potentiel de la rébellion en une performance pour
la consommation publique, ou un mouvement dans un jeu d’échecs
entre un groupe de révolutionnaires et l’État, tous les autres étant
relégués à la position de spectateurs.
Historiquement parlant, les moments où les anarchistes se heurtent
aux limites de leur approche actuelle sont accueillis – que ce soit par
des gestionnaires cyniques ou par des personnes qui cherchent véritablement un moyen de contribuer à la lutte – par des arguments
en faveur de l’organisation formelle et de la centralisation. Ces arguments exploitent généralement la peur des circonstances auxquelles
nous sommes confrontés en ce moment, qu’il s’agisse de répression ou même de fascisme, pour insister sur la nécessité d’intégrer le chaos de l’affrontement dans leur ordre. Pour éviter de retomber
dans ce piège, nous pouvons nous concentrer sur le fait de poser nos
propres questions et d’expérimenter nos propres réponses. Cela dit,
certains pourraient trouver intéressant de s’engager dans des éléments de ces propositions, en particulier pour se relier avec des individus qui les abordent de bonne foi, tout en s’efforçant de saper toute hiérarchie latente ou active.
Étant donné que les grandes questions trouvent presque toujours
leur réponse à travers le prisme de la stratégie et de la politique, de
nombreux anarchistes ont, par opposition, développé une allergie
aiguë à l’égard de tout ce qui dépasse l’individu et ses plus proches
complices au sein des formations les plus éphémères. Il s’agit d’une
posture réactive qui restreint nos propres positions et recherches.
Répéter des mantras comme « je n’attaque que pour moi et je me
fiche de ce que pensent les masses » est un moyen facile d’éviter
d’être confronté aux limites de sa propre approche. Tout en refusant de tomber dans la politique, nous mettons souvent en sourdine
toute la passion, la curiosité et le doute que ces grandes questions
suscitent et nous nous enfonçons dans notre façon de faire actuelle.
Nous nous disons que nous devons persévérer ou bien nous risquons
de tomber dans l’inaction, comme s’il s’agissait des deux seules options possibles. Prendre le temps de réfléchir à la situation et à la manière dont nous pourrions arriver là où nous voulons aller n’est
pas la même chose qu’attendre que certaines conditions matérielles
soient remplies pour agir. Considérer comment sa propre rébellion
peut être liée à celle des autres n’exige pas d’abandonner la voie destructrice dans laquelle nous nous sommes engagés. Analyser et cibler
les voies spécifiques que prend la domination dans le moment présent n’empêche pas de rester hostile à son existence même. L’arène
politique n’est pas la seule option. En fait, lorsque nous aurons enfin
claqué cette maudite porte, le monde entier pourrait bien s’ouvrir devant nous.
Organisation informelle et affinités
Plutôt que d’abandonner les méthodes informelles et affinitaires
pour le terrain politique, nous pouvons au contraire continuer à
forger nos propres voies, en accueillant les tensions qui surgissent
au cours de la lutte comme autant d’occasions de faire évoluer nos méthodes. Par exemple, considérons la relation entre l’action individuelle et le bouleversement social plus large, deux aspects de la
lutte qui sont trop souvent dépeints comme étant opposés l’un à
l’autre par les camps populiste et nihiliste. Si l’on se débarrasse de
cette opposition coloniale entre l’individuel et le collectif, on peut au
contraire plonger dans la riche tension entre l’expansivité et la profondeur. En partant de l’individu et de ses liens affinitaires, comment
des groupes disparates peuvent-ils se connecter et se coordonner
pour intervenir dans des conflits sociaux plus larges tout en approfondissant leurs propres perspectives et contributions ? Comment construire quelque chose au-delà d’un simple groupe affinitaire sans créer des structures qui nous obligent à sacrifier notre propre autonomie au nom d’une unité plus large ?
Les toiles d’araignée ne sont pas un artifice séparé de l’araignée
et construit par elle, mais une extension de son système nerveux.
Comment pourrions-nous envisager notre propre organisation en
ces termes, construite à partir de nos luttes vivantes, de nos désirs
et de nos liens de confiance ? L’une des réponses possibles consiste
à accepter le changement. Des individus et des groupes d’affinités
peuvent se réunir autour d’un projet spécifique, reliés non pas par
des affinités entre chaque personne impliquée et chaque autre personne impliquée, mais par un objectif commun. Lorsque cet objectif
est atteint ou qu’il change, le réseau organisationnel construit à cette
fin peut également changer. Peut-être que certaines sections de ce réseau renforceront leurs liens et se tourneront vers un nouveau projet
avec d’autres groupes affinitaire ; peut-être que d’autres disparaîtront. L’informalité ne signifie pas que les choses ne peuvent pas perdurer, mais que nous refusons de les figer. Nous laisserons tomber tout ce qui a cessé de servir nos objectifs et sert plutôt une hiérarchie ; nous laisserons tomber ce qui n’est plus vivant. Par ce processus,
nous visons à approfondir et à renforcer notre affinité avec ceux avec
qui nous travaillons directement, en trouvant des façons d’agir plus incisives qui résonnent à travers le réseau pour d’autres qui font de même. L’affinité, à ne pas confondre avec la similitude, est notre meilleur remède contre la hiérarchie.
L’informalité peut nous permettre de collaborer au-delà des différences pour atteindre un objectif commun, y compris avec des personnes qui ne sont pas anarchistes, sans compromettre nos propres principes. Les méthodes anarchistes d’action directe et d’auto-organisation trouvent un écho chez de nombreuses personnes qui ne se sentent pas particulièrement concernées par l’anarchisme, mais qui partagent un objectif au sein d’une lutte et reconnaissent également que la politique est une impasse.
Projectualité
Cela nous amène à la question de ce qui est organisé. Les prétendus gestionnaires de la révolution insistent sur la pensée stratégique
ou programmatique comme la seule alternative possible aux grèves
aléatoires contre les différentes facettes de la domination. La projectualité, cependant, offre une voie différente – une façon de concentrer l’action à travers un projet de lutte, orienté par nos ambitions pour l’avenir et une analyse des possibilités qui existent dans le
contexte actuel, tout en restant agile et flexible lorsque les conditions
changent. La projectualité est un « pont entre nos idées anarchistes et la réalité actuelle de la domination », comme l’ont dit des compagnons d’ailleurs, nos ambitions les plus folles pour l’avenir concrétisées par un projet que nous réalisons ici et maintenant.
Il peut être extrêmement utile de se concentrer sur un projet de
lutte particulier et de voir quelles possibilités en découlent, plutôt
que d’intervenir sans se soucier de l’avenir, en réagissant aux événements ou en suivant le sillage des mouvements de masse. Équipés de nos propres projets, nous pouvons trouver des moyens d’intervenir de manière significative dans les moments d’agitation sociale
plus large qui font progresser et transforment nos propres objectifs,
et également maintenir cette orientation pendant les périodes de
paix sociale. Mais au lieu d’aspirer à la « victoire » par le biais d’une
stratégie, la projectualité nous oriente vers la liberté, en parlant de l’inséparabilité des moyens et des fins. Grâce à la projectualité, nous
essayons d’actualiser la liberté à travers un projet concret de destruction, mais aussi dans les façons dont nous luttons, les façons dont
nous organisons nos vies. Comment pouvons-nous actualiser cette
destruction au-delà de nos expressions quotidiennes de rébellion
personnelle, à long terme comme à l’instant présent, à moyenne ou
grande échelle, seul ou avec nos compagnons les plus proches ?
Nous ne pouvons pas prétendre avoir les réponses pour tout le
monde ou pour toutes les situations, nous pouvons seulement nous
demander, et demander à ceux qui nous entourent : comment les
projets de lutte d’aujourd’hui peuvent-ils nous faire avancer vers
une transformation sociale révolutionnaire ? Nous pouvons avancer
nos propres propositions et élaborer nos propres interventions ; si
celles-ci trouvent un écho auprès d’autres personnes, anarchistes ou
non, le projet devient partagé. Différentes interventions sont alors
intégrées dans ce projet commun, sans que les groupes d’affinité ou
les individus aient à renoncer à leur autonomie pour y contribuer. La
formation d’un réseau organisationnel peut créer plus de possibilités pour informer et coordonner ces initiatives et nous rendre plus
résistants à la répression en brisant l’isolement et en partageant les
ressources. En d’autres termes, le projet est prioritaire et l’organisation est mise en place pour le poursuivre, et non comme une fin en soi.
Une projectualité peut poursuivre une lutte contre une structure de
domination spécifique telle que la Cop City, mais n’est pas limitée à
celle-ci, comme le serait une campagne. L’objectif d’une campagne est
autonome (empêcher la construction de la Cop City) et toutes les mé-
thodes peuvent être utilisées, y compris les méthodes politiques qui,
en fin de compte, renforcent les pouvoirs de récupération et sapent
l’objectif à plus long terme d’aller vers l’insurrection. Si la Cop City
est stoppée par des procès, des pressions sur les politiques et une
stratégie médiatique, c’est une « victoire » de la domination dans le
schéma général, car elle réaffirme les voies démocratiques. Une lutte
spécifique conçue dans le cadre d’une projectualité insurrectionnelle viserait également à empêcher la construction de la structure, mais
en diffusant les méthodes d’action directe et d’auto-organisation
dans l’espace anarchiste et au-delà. Ces expériences pourront alors
servir de référence dans les moments de bouleversements sociaux, qui se heurteront inévitablement à des pouvoirs de récupération encore plus redoutables.
Une approche projectuelle n’a pas toujours besoin de se concentrer
sur une structure de domination spécifique. Comme le pouvoir passe
désormais par des réseaux largement dispersés, les relations sociales
d’aujourd’hui étant maintenues par des flux de données, d’énergie
et de marchandises, l’approche de l’attaque diffuse répond à cette
réalité en ciblant différentes facettes de ce réseau. Cette approche
peut également viser à généraliser l’action directe et l’auto-organisation au-delà de l’espace anarchiste en choisissant des cibles et des méthodes qui résonnent avec d’autres. Ce que nous croyons possible est façonné par ce que nous pouvons imaginer, et il est difficile
d’imaginer la liberté, que tous ces systèmes puissent être réellement
détruits. Voir les effets de nos actions, non pas en termes d’attention médiatique, mais plutôt en termes de résonance sociale reflétée
dans les actions des autres, nous aide à imaginer des possibilités plus
larges. Une telle approche se distingue d’une « campagne d’attaque » par sa perspective à plus long terme – elle ne perd jamais de vue l’ambition de précipiter, d’augmenter et d’intensifier les ouvertures insurrectionnelles.
Plus de discussions, plus de rock !
Une réponse évidente à toutes ces questions est que pour faire tout
cela, nous devons nous parler ! Limiter la communication entre anarchistes à des revendications (souvent grandiloquentes) sur Internet
et à un salon du livre ou une manifestation occasionnelle est la principale limite que je vois au développement de la projectualité, ou du
moins le facteur qui peut et doit être abordé pour préparer le terrain
à d’autres possibilités. C’était aussi un aspect important de la lutte contre la Cop City – le partage et les relations qui se produisaient
lorsque les gens se réunissaient dans la forêt. Grâce à des conversations intentionnelles en face à face, nous pouvons approfondir nos
idées et nos perspectives tout en évitant d’alimenter l’élitisme, de
former un cercle fermé d’intellectuels ou de créer une scène constituée de clins d’œil esthétiques à droite et à gauche. Le débat d’idées
ne doit pas se faire au détriment de l’action, ce qui implique d’abolir véritablement toute hiérarchie entre les différents terrains de lutte – aiguiser ses compétences, partager ses idées, agir, se soutenir mutuellement dans les aléas de la vie, tout est nécessaire pour continuer sur la voie destructrice à long terme. Le développement de la
projectualité permet à ces efforts de travailler en harmonie (ou en
cacophonie !) vers des objectifs communs.
Quelle est l’histoire de l’insurrection dans notre contexte, et à quoi
pourrait-elle ressembler à l’avenir ? Comment une projectualité révolutionnaire pourrait-elle se rapporter à ces moments de rupture
? Nous devons nous tourner vers des lieux qui ont connu des bouleversements sociaux et essayer de comprendre comment les gens
ont résisté à la militarisation et à la centralisation qui en sont venues à écraser les horizons libératoires. Pas seulement dans l’espace
anarchiste, mais dans toutes les luttes de libération, quel que soit le
langage qu’elles utilisent pour se décrire. Nous devons rechercher
les perspectives de personnes qui ont des expériences plus étendues
et différentes que nous, écouter ce qu’elles ont appris et essayer de
l’appliquer dans nos propres projets. Nous devons sérieusement anticiper la répression et nous y préparer, afin de ne pas être pris au
dépourvu, en mettant de côté nos projets pour réagir à tout ce que
l’État nous lance. Comme l’a dit un jour un sage anonyme sur Internet : Plus de paroles, plus de rock !
Ceux qui prônent la nécessité de la formalisation qualifient de dangereux le rejet de la politique et affirment que nous abandonnons un
terrain important à l’ennemi. L’informel n’offre aucune garantie – il suffit de le faire, et parfois cela peut très bien se passer, mais parfois aussi c’est un désastre. Les limites auxquelles nous nous heurterons inévitablement ne sont pas intégrées dans les méthodes, mais font
partie du processus d’expérimentation. Nous savons exactement où
l’organisation formelle nous mène – directement sur la route droite
pavée par Son histoire, et c’est le danger familier contre lequel chacun de nos actes se plie. Connaissant les enjeux, nous choisissons la liberté à chaque fois.
Tinderbox. An offline Journal of Combative Anarchy, numéro 4, printemps 2024
[1] Cf. plus loin le texte "Le secret est de continuer à commencer".
[2] Voir le livre Tout feu, tout flamme. Entretiens avec des anciens
des Cellules Révolutionnaires (RZ) Allemagne, 1973-1993, éditions Tumult, printemps 2023.
[3] Antonio Téllez Solà, Résistance armée à Franco, 1939-1965.
[4] Arreguin-Toft, I. (2003). L’(f)utilité de la barbarie : évaluer l’impact des dommages systémiques causés aux non-combattants en temps de guerre. Mack, A. (1975). Pourquoi les grandes nations perdent les petites guerres : la politique des conflits asymétriques.
[5] Blackout – Controverse sur le sens et l’efficacité du sabotage, page 12.
[6] Voir Kalkan : Die HBDH als Avantgarde der Revolution, 25 mai 2021.
[7] Voir Zum internationalen Gedenktag an anarchistische Gefallene im russisch-ukrainischen Krieg, 20 avril 2024.
[8] Conspiration des Cellules de Feu.
[9] Cellules Révolutionnaires.
[10] Des « preppers », des gens qui se préparent à la
catastrophe, à la guerre, etc., dans une optique plus ou moins « survivaliste ».
[11] Earth Liberation Front et Animal Liberation Front.
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