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Squat et écriture Un recueil de textes par et pour les squatteureuses - et les autres !

mis en ligne le 4 avril 2025 - anonymes

Sommaire :

- L’appel à texte
- Un squat de A à Z
- Spatule la chatte du squat
- Journal d’Enzo et Fabiola Gargano
- La maison froide
- Divagation - Le micro magique
- Petits textes
- Le collectif individuel – L’individuel collectif
- Retour
- La main étrange
- Sans titre
- Sans titre
- Tout péta
- Au moment où j’écris ces lignes

Un squat de A à Z

(contact : @pomodoro@corneill.es)

- Tu peux me passer la rallonge ? J’ai pas assez de force, là…
Je fouille silencieusement dans le sac à dos à nos pieds en étouffant la lumière de ma lampe entre mes doigts et je sors délicatement le tube d’acier de 50 cm avant de le tendre à Gigi. Pendant qu’elle coince la crosse de la monseigneur dans le volet métallique et emboîte le tuyau sur le pied-de-biche, je referme le sac et me prépare à courir. Elle éteint sa frontale et prend appui sur le mur avec son pied.
OïïïïnnnnnnnnnKLANG !
Le volet est ouvert, mais on bouge pas, on attend, accroupies. Je tends l’oreille. Rien.
- Pétain ça fait flipper, je souffle. Tu veux faire la porte au pied de biche aussi ?
- Nan, regarde, le fût de la serrure dépasse d’au moins 3 mm… Passe la clé à molette, on va la casser.
D’habitude, je me planque dans le camion avec les cagettes d’affaires, ou je fais le guet dans la rue, c’est la première fois que je me porte volontaire pour l’ouverture. J’ai les mains qui tremblent en sortant la grosse clé à molette du sac. Je regarde Gigi la serrer sur le bas de la serrure.
- Faut que tu me files un coup de main, dit-elle, le tube est pas assez large pour la clé. On fait comme je t’ai montré hier.
Ouais, hier, dans un endroit safe, en plein jour… Je me cale à ses côté, elle compte jusqu’à trois et on donne un coup sec vers le haut, puis vers le bas puis CLAC ! La clé à molette manque de me glisser des doigts. On fait une pause de quelques secondes, par sécurité, mais le volet a fait bien plus de bruit. Gigi me tend morceau de gros fil de fer.
- Vas-y, elle chuchote. Tu peux virer les morceaux du fût, après y a juste à faire tourner le merdier au milieu.
- Ok…
Je souffle pour me calmer, faut pas traîner, les autres peuvent se faire choper n’importe quand là-dehors. Je galère un peu mais, enfin, le penne recule et la porte s’ouvre. Au même moment, Gigi claque sa langue et j’entends les pas précipités des copines qui arrivent en courant avec les cageots chargés. Mel et Nouk entrent en premier, posent leur fardeau et partent faire le tour de la maison pendant que les autre déchargent dans le hall d’entrée. Moi je profite que la porte ouverte ne gêne pas le passage pour remplacer la serrure.
Mel se penche dans la cage d’escalier.
- On est bon, y a personne !
- D’acc’, je ferme la porte, répond Gigi.
Elle tire le volet et l’attache au fil de fer, puis je referme la porte à clé.
- Si les bâtards débarquent maintenant, ça devrait tenir assez longtemps pour nous laisser le temps de filer par le toit, mais ça empêche pas de rajouter un ou deux verrous !
- Sinon, regarde, dis-je. Si on burine la cloison, on peut passer une barre et la coincer dans le radiateur en face, non ?
- J’sais pas, j’ai peur au bruit, là… On peut faire ça demain quand tout le reste est sécur’, non ? Pour ce soir, y a qu’à foutre un étai en travers, ça devra suffire !

* * *

Après trois heures de bricolage silencieux, à visser à la main des planches et des verrous sur tout ce qui pourrait bouger, on en arrive au point où la baraque est soit assez barricadée, soit ne le sera jamais. On s’est toustes posé·es sur les caisses dans le salon, bien claqué·es. On sirote notre eau chaude, qui avec un thé ou un café en poudre, qui avec un ramen au curry de la récup’ de la semaine dernière. C’est la descente d’adrénaline, dans pas longtemps la plupart d’entre nous va aller se pieuter, sauf les volontaires pour le guet qui enchaînent les cafés dégueus.
- C’est quand même ouf cette baraque ! Vous savez c’était quoi avant ?
- Je dirais un truc d’accueil, genre colo ou auberge jeunesse…
- J’pense c’était un genre de foyer pour ado, un truc de l’ASE, y a pas mal de chambres, mais elles ont l’air prévues pour les séjours longs… D’ailleurs, si ça vous le fait, je pense qu’on peut toustes avoir notre piaule !
- Ouaaah ça fait une éternité que j’ai pas eu une chambre pour moi…
- En même temps, vu le contexte, ça me fait un peu flipper de dormir seul !
- Ouais, moi aussi, on peut s’en prendre une à deux si tu veux ?
Je prends mon duvet et mon sac à dos et je me lève de ma caisse.
- Si ça vous le fait, je veux bien la chambre au fond du couloir du premier, je suis claquée !
- Attends, celle avec la tapisserie à fleurs mauve ou celle avec des camions tout moches ?
- Les camions m’iront très bien, surtout que je compte pas les laisser longtemps !
Je sors de la salle qu’on appelle maintenant « le salon », je jette un œil dans la cuisine en passant. _ Une belle cuisine de collectivité, toute équipée, si on arrive a remettre le jus demain ça va être génial cette maison. Je monte l’escalier et, avant de rentrer dans ma nouvelle chambre, je sors le marqueur de ma poche et écris mon nom sur la porte. Pas pour éloigner les autres ou marquer une propriété, mais pour signifier à mon cerveau qu’il peut se relâcher un peu, je suis chez moi.

* * *

Gigi me réveille en me secouant l’épaule.
- C’est notre tour de garde…
- ‘Chier, j’ai la tête dans le cul.
- Ça se voit, elle répond en se marrant. Moi j’ai pas dormi, on a causé toute la nuit avec Pierre et Andrea.
- Causé de quoi ? De comment ils ont encore réussi a esquiver le barricadage et les ampoules dans les mains ?
- Ça vaaaa ! On a tagué la façade, on s’est dit que c’était plus clair pour signaler que la maison était occupée, et ils ont fait des repérages autour. Y a plusieurs autres maisons pas mal dans la rue, si on se démerde bien et si on ramène du monde, on pourrait reprendre toute la rue ! Allez, habille-toi, j’te montre !
Je suis évidemment déjà habillée, je remets juste mes chaussures de marche et j’enfile mon sweat à capuche. Je suis encore au radar. Gigi me tend un mug ébréché rempli de thé vert, c’est dégueu, mais moins que le café lyophilisé. Je me lève et je la suis dans l’escalier. Arrivées au dernier étage, on monte une espèce d’échelle de secours qui sort par une trappe et on se retrouve sur la terrasse se la baraque. Elle me laisse le temps d’appréhender le paysage que j’ai vu que de nuit pour le moment. Une petite rue en L, principalement de petites maisons collées les unes aux autres avec un jardinet devant, sauf la notre qui trône à l’angle du L. Quelques bagnoles garées, un vélo abandonné, un bus et un fourgon accidentés bloquent pratiquement le fond de la rue, à gauche. L’autre branche de la rue est assez étroite, avec d’un côté le mur du jardin de notre maison, et de l’autre un immeuble en partie effondré.
- Si on bouge deux ou trois caisses contre l’immeuble, là, on peut faire une bonne barricade.
- Ouais, faut juste qu’on fasse bien le ménage dans les autres baraques avant, pas se faire coincer comme la dernière fois.
- On pourrait vivre à plein ici, sans problèmes !
- Tu veux dire sans autres problèmes que ces espèces de bâtards de cadavres ambulants ?
- Vas-y, un peu de respect, c’est des êtres humains à la base !
- Pas quand ces ordures nous obligent à partir !
- Ouais, t’as raison, ça commence à me gonfler d’ouvrir une nouvelle baraque tous les mois…
- Ça y est regarde, ils nous ont trouvé.
Je lui montre la troupe de quatre ou cinq cadavres en train de tanguer au milieu de la rue à coté de l’immeuble en ruine.
- Putain de zombies.
On garde le silence un moment, le soleil se lève. Je sais qu’elle va craquer. Elle se retient mais je sais qu’elle va craquer.
- Et Pour quelques instants, J’existe vraiment
Et voilà, qu’est-ce que je disais. Je reprends en chœur avec elle ce qui est devenu notre hymne depuis qu’on a trouvé cette vieille cassette de Michel Berger dans le poste d’un vieux trafic pourrave qui a bien voulu démarrer et nous sauver la vie il y a quelques mois :
« Le monde est un ami, Et moi, je suis mon maître
Et quand le jour se lève, Je demande à mon rêve
Si c’est bien ici, Que je devrais être,
Squatter, tou doudoum ! Ma seule vraie maison est dans mon cœur, tou doudoum toudoudou doudoum !
 »

Spatule la chatte du squat

Récit d’une année en squat avec une chatte formidable.
[Pour des raisons de sécurité et d’anonymat, les noms des animaux et arbres fruitiers cités dans ce texte ont été modifiés]

Belle baraque, en ville, ouverte un printemps. Vide depuis 10 ans, avec un beau jardin à l’abandon et une vigne gigantesque qui recouvre toute la terrasse. On y ouvre un petit squat d’habitation chill. On défriche le jardin pour faire pousser des légumes et on fait des petites soirées barbecues sur la terrasse.

Arrive Spatule, une chatte de 10 ans, en plein été. Nouvelle co-habitante, première non-humaine du lieu. Avant elle était dans un appart’, chez la sœur d’une habitante du squat. L’appart’ était trop petit, Spatule pissait partout, le véto avait dit que c’est parce qu’elle déprimait. Son humaine bossait beaucoup et n’avait pas assez de temps pour s’occuper elle, elle ne savait plus quoi faire. Elle nous demande si on peut tenter de la prendre au squat, pour voir si son état s’améliore ici.
Des millions d’animaux de « compagnie » souffrent de vivre dans des logements trop petits. C’est facile de cracher sur l’irresponsabilité de leur humain-e d’avoir pris un animal alors qu’iels n’ont pas les moyens d’habiter dans un endroit assez spacieux et sain. Mais habiter dans un endroit spacieux et sain c’est en train de devenir un luxe, à cause des prix de l’immobilier qui flambent, alors que ça devrait être un droit de base. On pourrait plutôt se dire que si on squattait tous les bâtiments vides, en plus de permettre à chaque humain-e d’avoir un toit, ça réduirait peut-être pas mal les souffrances des animaux de « compagnie » en leur offrant plus d’espace. Ça n’empêche pas d’avoir aussi une réflexion antispéciste plus large et de critiquer ce « besoin » humain de posséder (et donc de faire reproduire) des animaux non-humains pour son propre plaisir, souvent au détriment de leur bien-être.

On n’a pas de soucis avec le fait de partager la maison avec un chat. On dit ok pour l’accueillir. On se met d’accord avec les autres humain-es : c’est le chat de personne, elle partage le lieu avec nous. Après quelques jours cachée sous la baignoire, elle commence à se balader dans la maison et dans le jardin, à s’habituer à son nouveau territoire. Très vite elle semble se sentir à l’aise. Elle passe son temps à suivre les humain-es et à chercher l’interaction avec nous. Quand on est à table ou dans le salon, elle vient se poser sur une chaise ou un fauteuil et prend part aux discussions en miaulant.

Avant, j’avais grave une vision du chat comme un animal méga-indépendant vis-à-vis des humain-es, qui fait sa vie et qui s’en fout un peu de nous, qui acceptent qu’on les caresse pour avoir de la bouffe en retour. Avec Spatule c’était vraiment pas ça. Elle adorait les humain-es. Dès que je changeait de pièce, elle me suivait. Elle me lâchait pas.
D’une nuit à l’autre elle allait dormir dans les différentes chambres, de préférences sous la couette voire sur le ventre d’un-e humain-e (mieux qu’une bouillotte en hiver <3). Dès que je partais quelques jours du squat, quand je rentrais elle avait deux réactions possibles : parfois elle me faisait la fête et ne me quittait plus d’une semelle, ou parfois elle me boudait et m’ignorait un jour ou deux (avant de me faire la fête à nouveau et de ne plus me quitter d’une semelle).
Spatule, c’était un hybride entre chat très classe et raffiné (genre qui ne boit pas dans sa gamelle pendant deux jours et qui miaule à côté de l’évier pour qu’on la fasse boire au robinet) et chat schlag de squat (genre quand elle boit dans les chiottes ou qu’elle va se rouler dans les toiles d’araignées à la cave).
Elle a participé activement à la défense du squat. Par exemple, elle a soigné nos relations avec le voisinage. On avait une voisine qui nous détestait et qui engueulait son chat Robert quand il venait dans notre jardin. Spatule a joué à plusieurs reprises avec Robert (bon des fois elle l’a un peu bolossé aussi, faut pas déconner non plus ce territoire c’est son domicile ainsi que sa résidence principale). Une fois elle s’est aussi retrouvée coincée dans la friche artistique des bobos gentrifieurs à côté du squat (friche que la mairie leur a filé après en avoir expulsé des squatteureuses). Pendant tout un week-end on la trouvait plus, on a flippé et mis des affiches dans tout le quartier… avant que quelqu’un de la friche nous appelle et nous dise qu’elle a passé le week-end là-bas, qu’iels l’ont nourri et qu’elle a chié partout (c’est bien Spatule, nique les bobos et leurs friches d’artistes conventionnées !).
Avec son gros caractère, elle n’a pas hésité à bolosser plusieurs chien-nes de passage dans le lieu (en bouffant leurs croquettes, buvant leur eau ou en leur faisant peur par exemple). Bon, une ou deux fois elle est pas passée loin de se faire croquer aussi, en même temps quand tu fais 4kg, face à un husky… heureusement pour elle, elle savait aussi courir vite et se cacher !
Je pourrais lister plein de trucs chouettes partagés avec Spatule. Genre essayer de lui apprendre avec des friandises à monter dans mon sac-à-dos pour l’emmener en ballade. Elle aimait bien les ballades en sac-à-dos (avec sa petite tête qui dépassait c’était trop mignon) dans la maison, mais elle a jamais voulu sortir dans la rue comme ça (bah ouais, mieux vaut rester dans le squat au cas où les keufs débarquent, faut bien quelqu’un pour tenir la barricade). Par contre elle a très bien assimilé « sac-à-dos = friandises », du coup régulièrement je la trouvais en train de m’attendre posée dans le sac. Il y a aussi eu ce repas de noël où elle a mangé à table avec nous. Ou cette amitié avec la chienne d’un habitant qui a rejoint le squat (elles passaient leur temps à se chamailler, mais quand on a gardé la chienne sans son humain plusieurs jours et qu’elle était trop triste parce qu’elle devait se sentir abandonnée, Spatule est venue poser sa truffe contre la sienne pour la réconforter).
L’été suivant, après un an au squat, ça s’est compliqué pour elle. Victime d’une attaque cardiaque un matin, on l’a emmené aux urgences vétérinaires où elle a failli y rester. On apprend par le véto qu’elle a une malformation du cœur de longue date, que c’est déjà énorme qu’elle soit encore en vie à 11 ans. Il lui file un traitement à vie, matin et soir chaque jour, sans garantie que ça marche. Ça nous fout un gros coup au moral. Et à elle aussi, elle a bien flippé et sûrement un peu compris ce qui lui arrivait.
On essaie le traitement et elle se remet plutôt bien. On sait que son état de santé peut rechuter à tout moment. On se dit qu’on va lui offrir la meilleure fin de vie possible. À chaque fois qu’on part faire des poubelles, on lui prend double-dose de saumon fumé et de viandes en tout genre. Ça c’est un truc pratique quand tu fais des récup’ pour ton squat de végé/végan-es mais que ça te fais mal au cœur de laisser de la viande trouvée à la poubelle : cuisine-la pour les animaux non-humains du squat ! On passe un super été tranquille et sûrement elle aussi, elle profite à fond du jardin.
On est expulsables à partir d’octobre. Un jour, fin septembre, Spatule a pris de grosses difficultés à respirer dans la journée et on l’a emmenée chez le véto. Il lui fait des soins d’urgence, elle va mieux et peut rentrer à la maison, mais il explique que c’est probable que ces difficultés reviennent vite et que ce soit extrêmement douloureux pour elle. Sur le coup on est dévasté-es, mais elle semble aller mieux pendant 3-4 jours. On ose espérer que c’est reparti pour un long moment.
En parallèle, on est plusieurs à essayer d’ouvrir un nouveau squat qui demande beaucoup d’énergie, et octobre arrive avec le risque d’expulsion… on est épuisé-es, stressé-es. Elle a sûrement du sentir tout ça. Le 30 septembre au réveil, dernier jour où on n’est pas expulsables, on se rend compte qu’elle respire à nouveau très mal et qu’elle n’arrive plus à manger ni à boire. Au téléphone, le véto nous propose une euthanasie le jour-même. On accepte, le ventre serré, parce qu’on voit qu’elle souffre. On passe la matinée à la bichonner dans le jardin. Il fait beau et elle s’étend au soleil. Elle a l’air d’avoir compris.
Chez le véto tout va très vite. On a beaucoup pleuré. Je ne me souviens plus très bien, à part le réconfort de sentir sa respiration douloureuse s’apaiser doucement sous l’effet de l’anesthésiant pendant qu’on la caresse une dernière fois pour la rassurer. Avant d’être piquée, elle dort paisiblement, ne souffre plus, ne réalise plus ce qui lui arrive. En rentrant au squat, on creuse un trou au pied de la vigne et on l’enterre là.
Le lendemain, je déménage dans le nouveau squat qu’on a ouvert, où on va galérer pendant un mois sans eau et sans élec. Pas les meilleures conditions pour se remonter le moral, mais au moins les journées sont bien chargées et ça occupe la tête. C’est ça la squat-life, galérer à retaper des baraques et déménager tout le temps ça aide à ne pas rester bloqué sur les choses tristes.

Finalement, la maison où on vivait avec Spatule a tenu bon tout le mois d’octobre et regagné la trêve hivernale sans être expulsée. C’est reparti pour – au moins – cinq mois de plus ! Avec quelques nouvelleaux habitant-es super chouettes et motivé-es pour donner une deuxième vie à ce squat. Là où on a enterré Spatule, iels ont fait un potager. Heureux que ce lieu puisse tenir jusqu’au printemps pour le voir fleurir.

Journal d’Enzo et Fabiola Gargano

Le 20 juillet 2022 la mort tragique de ma sœur transgenre Eve, dans un établissement psychiatrique à 800 kilomètres de son domicile, m’avait fait faire un grand écart entre mes études et mon dévouement envers ma mère Fabiola. Très éprouvée par ce décès soigneusement gardé secret par les autorités, ma mère avait pris dix ans d’un coup en pleine face et vivait son amour défunt jusqu’à l’angoisse. Elle ne croyait pas au suicide de son enfant et s’appliquait à le faire savoir au monde entier. Tous ses neurones impliqués dans la recherche d’une absolue vérité elle se démenait comme une folle pour enquêter, cherchant des causes aux conséquences qui pavaient peu à peu notre chemin d’embûches et rien ne l’arrêtait. Rien. Même pas le fait d’être convaincue que ses communications téléphoniques étaient espionnées et qu’on la suivait. Je reconnais que notre courrier arrivait lu et recollé grossièrement mais lorsque son portable fut mis hors service après une surchauffe inhabituelle et que tous les SMS et photos d’Eve qu’il contenait s’étaient désintégrés, ma mère abandonna le domicile. Pour contrer cette paranoïa qui lui donnait des ailes je l’accompagnais dans la vie décriée de SDF, abonnés à une vie sociale en dents de scie et aux temps fractionnés par la mal bouffe et peu de sommeil.

On dira ce qu’on veut des SDF mais pour les avoir fréquentés je confirme qu’ils ont une totale maîtrise de leur environnement. Je pourrai t’en écrire des tartines sur eux, c’est un sujet inépuisable et sans cesse renouvelé qui se module à l’infini puisque nombre de SDF peuplent les squats. Clodos ou squatteurs, c’est un système racinaire qui stigmatise une misère visible indépendante de la réalité. Que tu sois dans l’un ou l’autre de ces cas tu ne mesures pas les risques. Tu les prends, point barre ! Par contre pour nous c’était officiel, nous étions à la rue et nous nous enfoncions de plus en plus dans un quotidien suspendu aux bus de nuit longues distances pour économiser l’hôtel. Nous étions dans une merde d’anthologie avec deux valises qui pesaient le poids d’un bourricot mort, perdus dans un circuit sans queue ni tête entre Montélimar, Valence, Paris, Avignon, Marseille, Clermont-Ferrand, Brest, Lille etc, etc. Dans cet inventaire à la Prévert nous ne prenions jamais la peine de nous imprégner d’une ville ou d’un territoire, craignant à chaque instant l’imminence d’un malheur annoncé. Je me rebiffais souvent devant les réactions disproportionnées de ma mère en lui rappelant que nous étions en galère et pas en cavale mais elle continuait d’avancer envers et contre tous, avec le sentiment grisant de faire avancer les choses. Si j’ai souvent pensé qu’elle avait les fils qui se touchaient, les évènements m’ont prouvé qu’elle avait eu raison de suivre son instinct.

A la fin de l’automne notre existence prit un nouveau tournant. Il tombait une pluie drue, la gare de Grenoble n’allait pas tarder de fermer pour la nuit et les rues étaient déjà mal éclairées. L’angoisse nous gagnait car nous n’avions plus un rond. Où allions nous passer cette foutue nuit ? Notre connaissance des violences urbaines se limitait aux voitures brûlées mais l’imagination aidant nous nous vîmes rapidement enlevés et mis au service d’un proxénète d’une quelconque frontière.

De quoi avions nous l’air bon sang sous ce réverbère qui commençait à rendre l’âme. Je n’étais pas le seul à me poser la question car un mec se rapprocha de nous. Guitare en bandoulière il demanda ce que nous faisions ici à point d’heure puis nous invita à le suivre au squat des Anges de Grenoble [1] Place de la lutte des classes. J’eus de mauvaises images dans la tête avant de laisser doucement instiller l’idée que c’était quelque chose d’irrévocable. Nous ne savions pas ou nous mettions les pieds ma mère et moi mais c’était une solution au moins pour la nuit et nous étions ensemble. C’était le principal. Nous suivîmes le bon samaritain jusqu’à une ancienne usine désaffectée, encerclée par une végétation si dense qu’il était impossible de voir à travers. Les lueurs d’un grand feu s’élevaient vers le ciel, autour de lui des individus aux ombres gigantesques se chauffaient les mains en grognant. Il y avait quelque chose de préhistorique dans cette vision. Un grand chien se dressa lorsqu’il nous vit mais un homme posa sa main sur son cou pour le rassurer. Comme un son discordant et pour mettre davantage en perspective la singularité du lieu, les notes gémissantes de « l’hiver » de Vivaldi venaient mourir autour de nous. Cette mise en correspondance avec une marginalité inconfortable était étrange. Et reposante. Nous étions libérés des deux tons stridents des FDO entendus dans toutes les villes que nous avions traversées.

En nous expliquant que le squat était une ancienne usine de sous-vêtements dont le directeur était parti avec la caisse, B. le « gérant » du squat nous fit l’article des lieux en s’arrêtant devant chacun des boxes grossièrement aménagés et séparés les uns des autres par un rideau ou une couverture en piteux état. Nous avions droit au C.V du ou des locataires qui l’occupait. Révoltée par son manque de discrétion ma mère, qui avait habituellement une grande gueule, l’écoutait en serrant les dents. Elle ne tenait pas à dormir dans la rue cette nuit là mais je peux vous assurer que par la suite B et elle se sont souvent pris le bec pour un oui ou pour un non.
- Ici, c’est Ballon des sources, poursuivit B, un ancien chevrier qui a suivi une fille de la ville par amour et qui s’est bien fait avoir.
Vexé, le chevrier tira son rideau d’un coup sec.
- Là, ce sont les sœurs Vodka !
B désigna du doigt deux filles allongées sur une pile de journaux en guise de matelas. L’une d’elle avait le visage recouvert de quelque chose qui ressemblait à une tranche de jambon. Je sus plus tard qu’il s’agissait d’un masque à la rose pour adoucir la peau et que ces deux sœurs qui n’en n’étaient pas levaient le coude H24. Par la suite, chaque fois que je croisais ces bien nommées titubantes elles me rappelaient les girafes folles de Dali.
- Là, c’est le troubadour, celui qui vous a dirigé jusqu’à nous et là, c’est l’indien, le maître du chien qui monte la garde la nuit.
Il finit par nous indiquer notre coin personnel en nous encourageant à faire nos besoins à l’extérieur tout en promettant de nous présenter aux autres le lendemain. Après avoir rempli ses oreilles de coton pour empêcher les cafards d’y pénétrer, ma mère s’endormit d’une traite. Nous ne devions rester qu’une nuit. Finalement ce coin pour dormir et se laver était devenu notre périmètre de protection, même si prendre une douche trois minutes montre en main tout en se lavant les dents devenait un challenge. Nous y sommes restés plusieurs mois et fait des rencontres extraordinaires d’humanité et de solidarité, dont le Chamane, le passeur d’âmes qui nous servit d’intermédiaire pour dialoguer avec Eve.

Pour justifier la recherche de la connaissance Platon avait forcé les hommes à sortir de la caverne. Moi, il m’avait fallu les profondeurs d’un squat pour saisir l’ajustement des besoins primaires aux besoins informels ; pour accepter les longues soirées bruyantes dès la nuit tombée afin d’évacuer la désespérance ; pour découvrir des histoires familiales soigneusement effacées des arbres généalogiques lorsqu’un trop plein d’alcool déliait la langue ; pour observer à la dérobée la nonchalance des fumeurs de beuh. Finis les clichés de l’insécurité ou de l’ensauvagement de la société, rien n’était programmé, tout était à l’envers et tout le monde s’en foutait. Ici comme ailleurs, il y avait un code d’honneur et des habitudes qui devenaient des règles auxquelles nous devions nous plier. Loin de nous plomber le moral ma mère et moi réalisions que malgré tous leurs efforts pour prémunir leurs enfants des aléas du destin, les parents ne connaissaient rien à la vie. La nôtre n’avait été qu’un leurre et ce squat cosmopolite qui transformait notre galère en voyage initiatique était un hommage au refus de la résignation.

Biographie :
En mémoire d’Eve Kouache (07/07/1981 - 20/07/2022)
https://rebellyon.info/Appel-a-temoins-affaire-Eve-25006
https://rebellyon.info/Je-porte-plainte-Affaire-Eve-25076
https://bourrasque-info.org/spip.php?article2329
https://valleesenlutte.org/spip.php?article598
https://stuut.info/Appel-a-temoins-2410
https://lenumerozero.info/Appel-a-temoins-6406

La Maison Froide

L’évier fuit encore ! Ploc-ploc rassurant, exaspérant, on finit par s’inquiéter quand on ne l’entend plus. Un oiseau se pose sur le rebord de la fenêtre, pépie. C’est une mésange - il y en a beaucoup, en ce moment - et le bleu de ses plumes met du baume au coeur.
L’air froid s’engouffre dans la maisonnette de tous les côtés, portes mal taillées, fenêtres mal isolées, carreau ébreché. On calefeutre comme on peut, on a un peu froid mais on n’est pas si mal.
On peut se mettre un plaid autour des épaules et s’asseoir au coin du feu, faire un thé brûlant et le partager en silence, ravi.es par les volutes de fumée et les étincelles.
On n’a pas fini de la restaurer, cette maison, ça c’est sûr. Déjà que personne ne se décide à réparer l’évier ... Mais on y est bien. Le temps passe doucement. C’est comme un paysage nouveau et familier à la fois dans lequel on flânerait. Comme un voyage, en Finlande. En hiver.
Des fois, des invité.es viennent et nous demandent : "Vous ne vous êtes toujours pas enfui.es de là ?". C’est qu’ils ne comprennent pas la douceur des mésanges et du feu qui crépite.
Un.e ancien.ne habitant.e, on ne sait pas qui, collectionnait les cassettes audio. Il a fallu beaucoup chercher pour trouver un lecteur qui fonctionne, mais c’est chose faite. On les écoute, le soir, en se frottant les épaules les un.es les autres pour se tenir chaud. Parfois, on se met à danser, parfois, on tombe dans l’immense engourdissement de nos rêveries. C’est étrange, de se dire qu’on ne pourra pas rester là pour toujours. Les pensées virevoltent comme les étincelles de la cheminée qui, souvent, atterrissent trop près du tapis. Secrètement, alors, on rêve d’un brasier qui nous réchaufferait jusque dans les os.
 

(...)

Le collectif individuel – L’individuel collectif. L’éternel commencement

Un voyage en autobus, une simple prise de transport en commun, et toute une épopée — l’aube ou le temps –, cette ligne finie ou infinie surgissant étincelante, qui s’offre à mon horizon, mon âme, qui s’épanouie brusquement aux merveilles de mes yeux ébahis. Fut là, que je pensais, à plusieurs choses à la fois, ça peut paraitre très vifs et insurmontables comme sensation/sentiment, des pensées qui t’envahissent et toi tu sais pas quoi en faire, alors elles arrivent elles sont là, puis tu les notes pas, tu les notes, elles disparaissent, elles apparaissent, un faisceaux par là, un autre qui diverge : cet étendu de ta vision qui émerge soudainement, tu es là, demain seras-tu là, tu seras-là, l’univers- merveilleux, scintillant de mille feux. Du bus, ça part, de la fenêtre puis de la ville, puis des petites rues, puis de la campagne, puis de la campagne sauvage, puis des ressources que peut contenir notre mère la Terre, puis le ciel, puis l’espace et ailleurs, ce qui est infiniment plus grand- on ne sait pas, peut-être, peut-être pas. Le savons nous, le savez-vous, le saurons nous, saurons-nous pas, au-delà de ce grand inconnu, franchir le seuil de ce vide étrange, est-il un vide, est-il un rien, est-il un vide est-il un nouveau départ, un commencement, un renouveau, une nouvelle vie ? Sommes-nous là à balbutier, s’amouracher, se contrarier, analyser, ignorer, s’émerveiller et rabâcher et accomplir ; ou simplement se mettre à vivre et puis sourire et puis mourir ou bien revenir, tout ça dans un moment bien différent, de la réalité qui nous a été accordé, pour oublier, ne pas se rappeler, évoluer et avancer, Ne plus craindre et feindre, avancer, décontracté, fonctionner, évoluer et partager un nombre incalculable d’aventure, de changer et d’échanger et échanger et échanger de boucle, de ligne temporelle dans le calme et la sérénité inconditionnel de l’incompréhension et l’ignorance de cette faculté ou action ou création et conception particulière incommensurable éternelle- une chose innée, ignorée et incontrôlable, incontrôlée. Tu ne sais pas, tu sais, tu ignores et tu apprends, tu commences et tu finis, tu finis et tu recommences, ...

Amour et Anarchie,

Camille

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(contact : sanz_alexandre@@@yahoo.fr)
Alex Sanz vit à Marseille.

 Encore un aujourd’hui qui est le demain d’hier.
 Il rentrait dans la nuit
 d’où pointait le jour.
 C’était l’heure des fantômes,
 entre le clair et l’obscur,
 là où les renards font l’amour avec les lapins.
 Perdu mais non.
 Éméché de bières noires,
 en équilibre sur le rebord de l’alcoolisme.
 Encore et encore.
 Téléguidé par le GPS des habitudes,
 avec pour compagnon l’errance du mental
 et comme observateur,
 depuis les portes cochères grises
 des chats jouant 
 avec les souris de son ébriété.
 Il rentrait dans le jour
 en venant de la nuit.
 Il rejoignait le sol tapis de carton
 comme l’on pousse la porte de sa maison.

(...)

Tout Péta

Je porte un gros manteau de velours rose à fleurs jaunes, le genre qui ne laisse pas indifférent. Je suis incognito mais hyper visible, tel un phare dans une pupille. Franchement, on ne peut pas me rater ! D’ailleurs c’est un peu ma technique, plus ça brille, plus ça passe. Qui oserait subtiliser quoi que ce soit dans un pareil vêtement ? Alors voilà, je me promène tranquillement à base de tranquillade, je parcours la centaine de mètres qui me sépare du supermarché.
La vérité, tu connais, je flippe en fait. Ce magasin il est tranquille, ça fait quelque temps que je le pratique, que ça se passe bien. Mais comme d’habitude, plus je me rapproche, plus je doute. Non mais pourquoi j’ai mis ce manteau, on ne voit que moi. Et si ils avaient engagé un vigile ? Et si les employé.es étaient zélé.es ? Et si y’avait un keuf dans le supermarché qui me capte, entre le camembert et la mozza ?

Je me ressaisis, non mais ça va aller, avec ma tête. Et de toutes manières, ils s’en foutent et c’est calculé dans la marge des produits, on me la fait pas.

J’entre, j’ai quand même le cœur qui bat un peu. J’aimerais bien être ce genre d’acteurice qui camoufle la moindre de ses émotions à l’aide des petits muscles du visage. Parfois il faudrait un mini miroir discret pour bien vérifier la tête qu’on tire, je suis pas sûre de ma figure actuellement. J’ai en fait souvent l’impression d’être un livre ouvert étalé sur la table : j’offre au monde tout ce qu’il se passe dans mon cerveau.

Bon ok, peut-être qu’aujourd’hui, je suis plus agitée que d’ordinaire, faut dire que l’enjeu est plus gros. C’est l’anniversaire de Melba et j’ai envie de lui faire plaisir, de lui offrir un truc qui va grandement lui faciliter la vie. Les gens blindés ont quand même de la chance, ils peuvent se faciliter la vie en veux-tu en voilà. Et vazy que j’achète le mixer dernier cri pas premier prix et vazy que je paie une personne pour faire tout les tâches relous. Je ne veux pas que Melba vive la vie d’une cheri, je veux juste la soulager un peu, lui enlever un peu de poids de ses épaules.
J’erre dans les rayons, je fixe tous les objets qui s’étalent devant moi. Ok j’avoue j’ai pas encore d’idées, je pensais que le génialmarché allait me faire des suggestions censées. Mais que veux-tu que Melba fasse d’un siffon à chantilly, d’un bol licorne ou d’une bouée gonflable en forme de pizza ? Ca n’allège pas tout ça, ça alourdit ! Je marche un peu, je maugrée dans ma barbe contre la société de consommation qui fait clairement n’importe quoi. Je marche encore et je vais même jusqu’au rayon boites de conserve sans trouver l’idée pépite.

En face des raviolis en boite, je remarque, bon déjà premièrement qu’ils ont rangé les serviettes hygiéniques en face des dits raviolis et que cela me paraît être un choix hasardeux en matière d’agencement de gondole. Mais surtout, qu’il y a une personne qui me regarde assez fixement, sans trop se cacher. Elle ne regarde pas du tout les raviolis quatre fromages ou les raviolis viandes hachée, elle me regarde moi. Iel porte un grand manteau ample noir, un pantalon noir et un sac noir. Iel a un visage qu’on pourrait qualifier de « quelconque » : il ne coche pas tous les critères de beauté d’un visage humain, édictés par les réseaux sociaux. Je ne l’aurais tout simplement pas remarqué, si iel ne me fixait pas avec une telle intensité.

Je me demande un instant si ce n’est pas un vigile qui a capté mon petit jeu. Mais cette personne là a pas du tout la dégaine du vigile classique, elle a le même age que moi, elle n’est pas très grande. Ma deuxième pensée est à me demander si je ne suis pas en train de me faire draguer là, entre les tampons et les boites panzani, par le.la black bloc des rayons de supermarchés. Donc je rougis forcément, puisqu’aussi iel ne détourne toujours pas le regard. Ma troisième hypothèse est que j’ai peut-être une chose saugrenue dans les cheveux que je n’avais pas remarqué (ou que mon cohab a enfin mis sa menace à exécution de teindre mes sourcils en vert).

Je n’ai le temps de collecter aucun nouvel indice visuel, qu’iel se rapproche de moi dans un grand mouvement ample (mon cœur manque un battement). Et iel me dit :
- « T’as déjà eu envie de tout péter ? 
- Heu pardon ? » Petard, alors là je suis vraiment perdue. On dirait une vieille accroche de GJ dans un bar gauchiste.
- « Bah oui, j’ai travaillé pendant six mois dans ce supermarché, ils m’ont traité.e comme de la merde et m’ont viré parce que je ne travaillais pas assez vite selon eux. Je suis revenu.e ici pour foutre un peu le zbeul, tu vois. Parce que j’en ai besoin, je ne pouvais pas partir comme ça, sans rien faire. ».

Iel ouvre son sac et je découvre à l’intérieur, un peu effarée, trois boites de petits feux d’artifice.
- « Je me dis que faire ça avec quelqu’un.e, ça me ferait plus plaisir que de faire ça seul.e. Il y avait des caméras dans ce magasin, mais ils les ont enlevé temporairement pour les remplacer par des nouvelles, qui captent les mouvements des gens qui mettent des trucs dans leurs sacs. Des caméras intelligentes anti-vol quoi. Donc c’est maintenant ou jamais. »

Je me demande pourquoi iel a décidé de me faire confiance comme ça. Et si moi j’allais décider de lui faire confiance comme ça aussi en fait. Je lève les yeux, pour constater, qu’en effet, il n’y avait plus aucune caméra au plafond. Je me dis aussi qu’aujourd’hui est un bon jour, il n’y a pas trop de monde dans le magasin, mais quand même juste assez pour qu’on ne soient pas les uniques suspect.es. Les feux semblent être de ceux qui ne montent pas très haut, qui ne vont pas faire s’écrouler le toit. Bon.

- « C’est d’accord ! » Dis-je. « Tu pensais faire comment ? ».

Iel m’explique le plan.

On va dans l’allée du supermarché où il y a toujours le moins de monde : celui des couches et des pots pour bébé (on dirait que plus personne ne veut fabriquer d’enfants dans cette ville). Le rayon est vide, y’a pas un chat. On met des gants et iel me passe le sac : on prend chacun.e une boîte explosive, on l’allume fissa. Puis on s’éloigne chacun.e de notre côté doucement. Ça explose, ça pétarade, ça fuse derrière nous. Je prends le temps de me retourner. C’est très joli : y’a des gerbes scintillantes bleues et vertes, des mini-rosaces jaunes et dorées, des couches qui valdinguent. Un peu comme l’adrénaline qui explose dans ma tête. J’emboîte le pas des gens qui se mettent à courir, je sors du magasin, je rentre dans le métro.

Le lendemain, un article du parisien : « Tirs de mortiers dans un supermarché, le gérant porte plainte ». Je cherche désespérément des vidéos du carnage partout, mais je n’en trouve pas. C’est certainement mieux comme ça. Je n’ai jamais revu la personne au manteau noir. Pourtant je la cherche du regard quand je me promène dans le quartier. Je me demande si iel était soulagée par le bordel qu’iel a causé ? Je me demande si iel fait ça souvent, d’allumer des feux vengeurs ? Je me demande aussi comment iel s’appelle et si iel préfère les raviolis fromage ou viande hâchée.

Voilà chère Melba, l’histoire de cette boîte de feux d’artifice d’anniversaire. J’espère qu’elle te plaira. Fais-en bon usage !

[1Note de l’auteur : nom changé pour des raisons de sécurité.


Première impression : octobre 2024
Contact : squat-et-ecriture@@@systemli.org



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