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Qu’est-ce qu’on fout ? (2e partie)
mis en ligne le 16 mars 2025 - anonymes
Le texte
L’un-e d’entre nous est tombé-e par hasard sur ce texte dans la revue en ligne Période. Son auteure, c’est Chi-Chi Shi, qui est diplômée en théorie politique de l’université d’Oxford.
Le texte original est un article universitaire paru en 2018 dans le n°26 de la revue Historical Materialism sous le titre « Defining my Own Oppression : Neoliberalism and the demands of Victimhood ». Il est disponible en texte sur historicalmaterialism.org et en audio sur Youtube.
Cette brochure est la 2e partie du projet. C’est mieux d’avoir lu la 1ère pour comprendre celle-là. C’est aussi là qu’on a expliqué notre démarche. Si tu n’as pas le premier numéro, tu peux écrire à souffrance-politique@@@riseup.net ou regarder sur infokiosques.net.
Tous les mots suivi d’une * sont définis dans le lexique publié dans la brochure n°1, sauf deux qui se trouvent en fin de brochure.
Sommaire :
4) La politique qui part du ressentiment et du trauma
On parle de l’importance du ressentiment causé par l’oppression. Il donne l’impression de pouvoir agir politiquement mais qu’en fait il empêche de penser la fin du système. On voit aussi que l’intérêt accru pour le trauma est en même temps une conséquence et une réponse au néolibéralisme.
5) Soigner les symptômes, négliger les causes
Comment on se concentre sur les effets et symptômes du système plutôt que sur son fonctionnement. On verra que ça construit le capitalisme et le néolibéralisme comme des faits nécessaires et incontestables.
6) Souffrir = savoir ?
Est-ce que la connaissance, la légitimité et la vérité c’est la même chose que l’expérience de la souffrance ?
7) Reconnaître les obstacles à la résistance collective
Comment tout ça empêche de créer du collectif autour d’objectifs communs ?
8) Conclusion
Annexes
Ici, y a des tableaux récapitulatifs, des outils de luttes et des liens pour mettre tout le savoir dans cette brochure en pratique !
4) La politique qui part du ressentiment* et du trauma
Nous avons vu qu’une certaine vision de l’intersectionnalité encourage une "politique de la demande" (les opprimé-e-s demandent l’inclusion aux institutions) plutôt qu’une vision du progrès social comme résultat de rapports de force politiques. Cette politique de la demande prend place dans un contexte d’ “attachement blessé*” des opprimées. L’attachement blessé* est un concept de Wendy Brown, professeure de sciences politiques de l’université de Californie. Wendy Brown cherche à théoriser le pouvoir moderne et l’influence qu’a le néolibéralisme sur ce pouvoir. Elle critique la politique de la souffrance car, selon elle, les opprimé-es se sont attaché-es à la faiblesse et à la douleur qu’ielles subissent parce qu’ ielles les voient comme des parties de leur identité. Cela peut paraître dur à lire, mais Wendy Brown pense que les opprimé-es ne souhaitent plus vraiment leur liberté. Mettre fin à leur souffrance signifiant perdre une partie de leur identité, ielles restent attaché-es à leur oppression. Aujourd’hui, c’est le ressentiment* qui les oriente dans leurs actes ou leurs paroles concernant l’injustice. Ce ressentiment*, c’est “le triomphe du faible en tant que faible” : c’est-à-dire que pour se venger du fait de vivre des oppressions, les sans-pouvoir revendiquent une morale qui voit la souffrance comme une vertu sociale, une qualité, et le pouvoir comme quelque chose de mauvais en soi. Ce ressentiment a trois fonctions :
- il produit un état d’esprit de rage et de droiture qui dépasse la douleur insupportable ressentie à l’origine : celle d’être sans-pouvoir. Cette attitude nous permet de nous dire : « je préfère être opprimé-e, au moins, je n’exerce de pouvoir sur personne / je ne fais souffrir personne ! » ;
- il produit un coupable, une personne ou un groupe responsable de cette douleur parce que la vengeance contre des personnes / des groupes est plus à notre portée que la vengeance contre un système. Par exemple : « ce sont les hommes qui sont responsables du patriarcat ! » ou « le capitalisme, c’est Elon Musk ! » ;
- Le système à abattre étant transformé en adversaire, le ressentiment rend possible la revanche sur des coupables précis. Ceci permet de blesser comme on a été blessé : le ressentiment déplace la blessure (à l’échelle d’une ville, dans une communauté identitaire ou militante, dans une famille…). Par exemple, on utilise l’ostracisation systématique d’une personne commettant des actes oppressifs de sa communauté comme un moyen de lutte contre les oppressions systémiques.
À l’opposé du statut de victime, la force et le privilège sont vus comme immoraux*. Avoir de la force ou du privilège, c’est mal, ça entache la pureté, la qualité d’une personne. Ainsi, on condamne les personnes (y compris autour de nous) qui ont un certain type de pouvoir ou de privilège comme de mauvaises personnes. Cela explique par exemple qu’on se permette de traiter les personnes de nos communautés que l’on perçoit comme privilégiées comme des moins que rien. Mais condamner les gens qui ont du pouvoir pour répondre aux rapports d’oppression, c’est inverser la logique de la domination en gardant quand même sa structure.
Comme nous sommes le produit de notre époque, nous sommes en partie produit-es par le pouvoir sans même le savoir. Nous ne le voyons pas parce que le discours libéral prône une vision du « je » comme n’étant pas conditionné par la société. Nous nous voyons comme des individus libres de nous auto-façonner. Ainsi, il suffirait de décider de changer les rôles que l’on a et qui ne nous plaisent pas ! C’est oublier un GROS truc qui est que nous vivons dans un monde où les structures sociales comme le système de genre, de classe, de race etc. pèsent très lourdement sur nos destins individuels. Ainsi, la tête plongée dans le bain du libéralisme, nous ne voyons pas que nos façons de faire de la politique sont elles-mêmes prises dans et limitées par notre culture néolibérale. Et c’est pour ça que nos façons de politiser nos identités nous enferment plus qu’elles ne nous libèrent. En continuant à nous concevoir comme des sujets libéraux*, nous sommes voué-es à l’échec dans nos tentatives d’arrêter de souffrir. Tant que nous nous voyons comme des individus indépendants les unes des autres et entièrement responsables de nos destinées personnelles, nous souffrirons. Parce que tant que l’on ne comprend pas et qu’on n’abat pas collectivement les systèmes qui nous étouffent, on ne peut que trouver des faux coupables à qui imputer nos souffrances (tel grand capitaliste, tel violeur renommé, telle entreprise ayant des pratiques abusives envers ses employé-e-s...). C’est pourquoi beaucoup d’auteures se méfient de la problématique de l’identité, qu’on peut ici réduire à : quelles personnes précises ont du pouvoir ? Lesquelles ont quels privilèges ? Lesquelles ont quelles oppressions ? :
Wendy Brown pense que prioriser les politiques des identités vient du fait que le capitalisme est vu comme naturel. Il est vu comme naturel* parce que ses critiques ont disparu. C’est comme si on ne pouvait pas penser autre chose comme système. Les pensées et les idées sur d’autres systèmes socio-économiques peuvent être éclipsées, car le capitalisme est considéré comme une sorte de "norme" incontournable. Dans un tel contexte, les débats et les efforts de transformation sociale peuvent mettre l’accent sur la lutte contre les discriminations basées sur la race, le genre, la sexualité, etc., sans remettre en question le système capitaliste qui sous-tend ces inégalités. On revendique alors le droit d’exister en tant qu’individus sous les régimes néolibéraux qui nous oppressent, notamment en demandant des droits individuels. Par exemple, les gays revendiquent le droit « à la différence » tout en souhaitant être des citoyen-nes comme les autres dans leurs États libéraux.
Prioriser la demande et la défense des droits individuels, c’est-à-dire l’égalité de chacun-e dans l’État, peut pourtant être contre-productif. En effet, se focaliser sur les individus peut affaiblir les liens communautaires car ce sont les revendications individuelles qui priment sur les collectives. De plus, c’est encore une façon de dépolitiser les problèmes sociaux. En se focalisant sur les droits individuels on risque de prioriser l’intérêt de groupes précis et d’oublier les problèmes systémiques* qui créent toutes les injustices sociales.
Wendy Brown craint que sous le néolibéralisme, on considère les droits humains comme des produits négociables sur un marché, un peu comme s’ils étaient des produits à la mode et pas des nécessités fondamentales pour l’ensemble de la société. Ainsi on peut se questionner sur des pratiques de lobbying qui abordent les droits comme des objectifs spécifiques à obtenir, de préférence pour ses membres, plutôt que comme des principes inaliénables pour tou-stes.
Un procédé concret participant à transformer les droits en marchandises est le pinkwashing. Le pinkwashing, c’est quand une entreprise ou un État utilise une communication bienveillante tournée vers la communauté LGBTQIA+ afin de modifier son image sur le marché ou la scène politique. Par exemple, plusieurs mairies de villes françaises ont repeint des passages piétons aux couleurs du drapeau lgbtqia+. C’est une stratégie de communication marketing qui s’intègre dans un contexte de mise en concurrence des territoires, qui doivent se montrer « attractifs ». Avec ces passages piétons, les villes jouent sur leur image. Elles se présentent comme plus tolérantes que les villes qui n’auraient pas de passages piétons multicolores, afin de jouer dans la balance de LGBTQIA+ ou personnes progressistes qui se demanderaient où déménager. Mais par ailleurs, ces villes ne mettent rien en place contre les agressions homophobes et transphobes ou plus largement pour améliorer les conditions de vie des personnes queers. Ici, le pinkwashing est une stratégie à faible coût mais à impact publicitaire fort, alors qu’il faudrait engager beaucoup plus de dépenses (en prévention, éducation à l’égalité…) pour créer un réel changement social.
On peut aussi citer Israël qui a accueilli la WorldPride de 2005. De nombreux-ses militant-e-s ont dénoncé l’image que cet événement donne à cet État, comme pays engagé dans des idéaux démocratiques, alors qu’il exerce quotidiennement une oppression sur les palestinien-nes. Une telle propagande sur son action en faveur des personnes LGBTQIA+ permet à Israël d’éluder et de faire diversion face aux condamnations internationales de ses violations des droits des palestinien-nes. Israël utilise des droits humains en faveur de certains groupes contre la reconnaissance de droits pour d’autres groupes. Dans ce cas, on peut interpréter les droits comme des marchandises car ils sont mis en concurrence entre eux au profit de certaines organisations.
Aussi, traiter les droits comme des choses marchandisables amène à ce que des entreprises comme Nike prétendent soutenir la cause LGBTQIA+, ou en tout cas, utilisent des codes de cette lutte à des fins de profit mais ne contribuent en rien à l’avancée des droits. De manière plus évidente, le mois des fiertés est l’occasion pour de nombreuses entreprises de faire du profit.
Voici d’autres critiques des politiques des identités et de l’intersectionnalité d’aujourd’hui :
Eve Mitchell (une féministe marxiste qui critique l’intersectionnalité), explique que faire de la politique autour de l’identité peut nous enlever du pouvoir sur nous-mêmes et de la compréhension de nous-mêmes. En effet, l’identité n’exprime qu’une petite partie de ce que nous sommes. Elle efface notre complexité. Pour Eve Mitchell, l’identité est un concept propre à l’ère capitaliste, et comme tous les concepts et théories, l’identité n’est pas quelque chose qui existe en soi. On a souvent la représentation idéaliste (on en parle dans le lexique à *matérialisme*) que les idées flottent et ne sont pas produites par un contexte particulier. Elles seraient comme des nuages flottants au-dessus de la structure des classes sociales. Pour Eve Mitchell, les idées comme l’identité sont une réponse au type d’organisation de la production dans la société. Ainsi, pour comprendre nos théories politiques, il faut comprendre l’activité de la classe travailleuse, ou encore le « mouvement des capitaux », c’est-à-dire les relations sociales de production dans le monde. Par exemple, si on veut comprendre le féminisme des années 60-70, il faut comprendre comment les relations entre les genres, dans la classe, ont évolué pour s’adapter aux besoins du capital dans les années 70.
Voyons ce qu’Eve Mitchell nous dit du contexte des politiques de l’identité et de l’intersectionnalité :
1) La Révolution Industrielle du 18ème siècle au 19ème marque la généralisation progressive du salariat. C’est la nouvelle forme de coercition après le servage et l’esclavage, inventée pour contraindre des gens à travailler* pour d’autres. Les travailleurs-ses sont payées pour leur force de travail, leur capacité à travailler. C’est-à-dire qu’ielles ne sont pas payées pour leur travail effectif, qu’on peut définir comme le processus physique et mental de transformer des matières premières en produits finis ou de fournir des services. La mise en place du salaire permet donc la division du travail et de la capacité à travailler. Cette division fait que le patron va payer des gens pour des tâches spécialisées, pas pour leur travail. Par exemple, dans une usine, certain-es travailleurs-ses peuvent se concentrer uniquement sur l’assemblage, d’autres sur la maintenance des machines, et d’autres encore sur le contrôle de qualité. Pour Karl Marx, cette division est nocive pour les êtres humains car elle les aliène, les rend étrangers aux processus du travail et à ses fruits. En effet, ils ne travaillent pas pour répondre directement à leurs besoins mais parce qu’ils ont besoin d’un salaire pour le faire, sous forme de tâches précises et divisées qui ne donnent pas accès au sens et au processus de création des choses.
◦ _ Donc le salaire que touchent les travailleurs-ses ne rémunère pas la valeur de ce qu’ielles produisent mais seulement leur force de travail. C’est-à-dire que le salaire ne leur permet que de (sur)vivre. La journée de travail est divisée en deux parties : le temps de travail nécessaire et le temps de travail de surplus.
◦ - le temps de travail nécessaire, c’est le temps que le travailleur doit travailler pour produire assez de valeur pour qu’il puisse reproduire sa force de travail, c’est-à-dire acheter à manger, ses frais de téléphone, ses vêtements, son logement…
◦ - le temps de surplus est le temps de travail qui dépasse le temps de travail nécessaire. La valeur de ce surtravail va directement dans la poche du capitaliste.
◦ - un exemple concret est donné ici sur libcom.org dans un article en anglais d’Eve Mitchell : I am a woman and a human : a Marxist feminist critique of intersectionality theory : si je touche 10 euros de salaire par jour pour produire 10 Furbies par jour, que chaque Furbie vaut 10 euros et que je produis 10 Furbies par jour, ça veut dire que la valeur de mon travail journalier est de 100 euros. Mais je ne suis payé que pour renouveler ma capacité de travail. Ça veut dire qu’on me donne juste assez d’argent pour que je puisse répondre à mes besoins du quotidien comme m’alimenter pour que je puisse retourner à l’usine le lendemain. Des 90 euros restants/les 9 heures supplémentaires de travail, une petite partie sert à payer des charges comme celles du lieu de travail. Mais une grosse partie va à la personne qui m’exploite. Le salaire obscurcit ça. Il nous donne l’impression qu’on est payés à valeur équivalente à ce que nous produisons. C’est faux.
2) La Révolution industrielle a aussi causé la séparation de la production et de la reproduction (faire des bébés, mais aussi tout ce qui répond aux besoins que nous avons sous le capitalisme : cuisine, ménage, prendre soin de son partenaire et l’écouter se plaindre sur sa journée de boulot nulle, s’occuper des enfants et d’autres personnes qui ont en besoin…). Pourquoi ? :
– Avec le développement du capitalisme, le travail productif (produisant de la valeur) a été associé au salaire et le travail reproductif n’était pas payé ou très peu, car en apparence il ne produit aucune valeur. En effet, une des complexités du travail reproductif encore discutée aujourd’hui est qu’il est assez invisible, notamment parce qu’il est quotidiennement fait et défait (comme le ménage). Cette séparation du travail productif et du reproductif a une conséquence qui se traduit dans le genre en excluant le travail reproductif des femmes, et donc les femmes, du salariat. Comme en même temps il devenait de plus en plus nécessaire d’avoir de l’argent pour accéder à des ressources basiques, cela a donné un énorme pouvoir des hommes, qui avaient l’argent grâce au salaire, sur les femmes. C’est le patriarcat salarial.
– Le développement de la famille nucléaire a été renforcé par l’interdépendance homme/femme, créée par le patriarcat salarial. En effet, les femmes et les enfants, exclues de la sphère productive sont donc dépendantes des hommes, et inversement. La division genrée du travail est donc fortement capitaliste.
– mais il y a une sorte de contradiction dans cette nouvelle famille nucléaire : alors que le Capital crée l’hétérosexualité comme religion, comme discipline économique et sociale, il sépare toute la journée les hommes (au travail) des femmes (à la maison). Ainsi, le capitalisme crée et sabote en même temps la famille nucléaire.
– Cette famille hétérosexuelle nucléaire rendait impossible l’existence des homosexuel-le-s dans la société. Bien sûr, il y avait des pratiques homosexuelles, mais la structuration sociale et économique de la vie était si contraignante pour la survie qu’aucune identité gay ne pouvait prendre forme.
Mais à partir de la deuxième moitié du 19ème siècle, la situation a changé. En effet, avec la victoire du marché du travail « libre », chaque individu a pu avoir un salaire, et donc survivre sans l’unité de la famille. À ce moment, l’identité homosexuelle, définie comme l’attirance pour des personnes de même sexe et la capacité à rester en dehors de la famille nucléaire hétérosexuelle, devient possible.
On passe donc des comportements homosexuels, divers, ayant toujours existé et traduisant un certain rapport au monde, à l’identité homosexuelle, qui est une catégorie fixe qui ne rend pas compte de la diversité et de la complexité de nos vies.
L’identité homosexuelle appauvrit la vie en ne lui donnant qu’une seule dimension, un peu comme le salariat appauvrit le travail en le limitant à sa fonction de survie.
Dans les sociétés précapitalistes, il existait des comportements homosexuels et des comportements variés de genre. Toutes ces différences donnaient un rapport au monde (un travail* au sens de Marx) différent. Chacun-e transformait le monde à sa manière, avec tout ce qu’il était dans toutes les activités de la vie : construire, cuisiner, cultiver, réparer, coudre…
Mais l’"identité" est une catégorie individualiste propre au capitalisme. Il faut donc lutter pour une société qui ne nous limite pas en tant que "femmes" ou "queers", mais qui permet à chacun-e d’utiliser librement son activité vitale multidimensionnelle, c’est-à-dire sa capacité à travailler dans le sens de transformer le monde et soi.
Quel est le contexte de l’intersectionnalité ?
Malgré le fait que le terme n’apparaisse que dans les années 80, c’est dans des luttes de classe des années 60-70 en Europe et aux États-Unis d’Amérique que l’intersectionnalité trouve ses racines. Les Noir-e-s étaient à l’avant-garde des mouvements révolutionnaires, par exemple le Black Panther Party. Ielles ont inspiré d’autres groupes pour s’organiser autour des axes du genre, de la race et de la sexualité, qui étaient déterminants pour l’assignation des places de chacun-e dans la production capitaliste. Le Black Power était une lutte contre l’aliénation* et contre l’unidimensionnalité du fait d’être Noir-e sous le capitalisme : être un objet servant de source de profit aux Blanc-hes et voué à se perpétuer tel quel. Il luttait donc notamment en promouvant la richesse du fait d’être noir-e, la présence des Noir-es dans toutes les sphères de la société en dépit des stéréotypes raciaux (qui les destinent à certains travaux) et la diversité culturelle.
Un même processus s’est effectué pour les femmes qui revendiquaient que leur corps ne soit plus un moyen de reproduction.
C’est de là que sont nées les théories de l’intersectionnalité, en réaction aux féministes blanches qui prétendaient pouvoir parler au nom de toutes les femmes.
Les théories de l’intersectionnalité sont :
1) Des politiques de la différence : les identités influencent l’expérience du monde de chacun-e. Ainsi, des gens partageant des identités communes partagent des défis communs. C’est le croisement de toutes ces lignes d’identités qui explique la diversité des perspectives et stratégies politiques des groupes sociaux.
2) Des critiques des mouvements féministes et antiracistes (on a déjà vu ça dans la première partie). La politique des identités (conceptualisées par le CRC, on en parle dans la brochure n°1 !) et la théorie de l’intersectionnalité (qui est formulée par Kimberlé Crenshaw) sont donc nées des oppositions auxquelles étaient confrontées les femmes queer de couleur dans les organisations féministes et antiracistes aux États-Unis dans les années 60 et 70.
3) Une volonté de faire des plus opprimé-e-s des leaders. La position des femmes noires dans la société est vue comme une position sociale de défi à l’ordre établi des exploitations car elles n’ont pas de groupe social à exploiter. Cette marginalité leur donnerait un rôle de choix dans la lutte contre le système oppressif et pour imaginer une autre société.
4) La nécessité d’une politique qui prend en compte toutes les formes d’oppression. Il est donc impossible d’étudier une identité sans les étudier toutes, car toutes les oppressions sont imbriquées.
Mitchell pense que la théorie de l’intersectionnalité n’est pas libératrice car elle appuie la lutte collective sur l’identité, ce qui rejoue donc toutes les critiques qu’on a déjà trouvé à l’identité. La politique identitaire dit : « Je suis un homme noir » ou « Je suis une femme ».
Si la reconnaissance des identités (nos formes de travail imposées par le capitalisme) doit être un passage pour lutter contre les relations sociales oppressives (racisme, sexisme…), Mitchell pense que s’arrêter à la reconnaissance reproduit l’existence unilatérale de chacun (une femme, un Noir…) sous le capitalisme. Frantz Fanon, qui est un psychiatre, un écrivain français fondateur du courant de pensée tiers-mondiste et une figure majeure de l’anticolonialisme, pense comme Mitchell que les luttes qui plaident pour une organisation autour de l’identité renforcent en fait la différence entre ce que nous sommes sous le capitalisme (notre apparence), et ce que nous sommes entre être humains multifacettes (notre essence).
Pour une lutte véritablement révolutionnaire, il ne suffit pas de se définir par des identités spécifiques, mais il faut aussi aller vers la reconnaissance de notre humanité universelle et dépasser les limitations imposées par les relations sociales capitalistes. La critique marxiste de la politique identitaire souligne que celle-ci reproduit l’individualisme aliéné* créé par le capitalisme, en se concentrant sur la distribution égale ou l’individualisme au lieu de chercher à abolir les relations sociales aliénées. Un monde qui s’arrête à la reconnaissance de la différence restera organisé en individus ou groupes sociaux avec des caractéristiques vues comme naturelles. La seule possibilité de lutte offerte par les politiques de l’identité est de demander une distribution égale des ressources entre individus, ce qui reste une vision de la vie limitée par l’individualisme capitaliste. On reste donc dans une idéologie bourgeoise qui renforce les visions de l’individu aliéné*.
Fonder une politique entière sur une expérience particulière (comme l’ont fait les féministes blanches), ou un ensemble de différences particulières, est problématique. Cependant, la théorie de l’intersectionnalité réplique ce problème en ajoutant simplement des points particuliers. Ajouter toujours plus de complexité aux analyses intersectionnelles en incluant de plus en plus de croisement d’oppressions n’est pas une piste de destruction du capitalisme car cela multiplie le problème : l’identité. De plus, une méthode qui croise des identités employées comme si elles étaient naturelles (hommes, femmes, Noirs, homosexuels…) et comme si elles avaient un sens en soi, quel que soit le contexte matériel et historique, n’a pas de sens.
Être une femme sous le capitalisme ne veut pas dire la même chose qu’au Moyen Âge. Il faut s’intéresser aux formes de travail pour comprendre la condition des femmes.
Mais alors comment dépasser les limites des politiques identitaires ?
Il faut allier le particulier et l’universel. On l’a vu, des groupes ou des individus « sociologiques » abstraits luttent pour une voix égale, une « représentation » égale ou des ressources égales. Beaucoup d’entre nous ont vécu cela dans des espaces d’organisation où quelqu’un-e affirme qu’il n’y a pas assez de femmes de couleur, d’individus handicapés, de personnes trans*, etc., présent-es pour qu’une lutte puisse avancer. Or, réduire la lutte à une simple question de quantité, d’égalité de distribution ou de « représentation » renforce l’identité en tant que catégorie statique et naturalisée.
D’autre part, la politique identitaire peut prendre la forme de luttes individualisées contre l’hétéropatriarcat, le racisme... au sein d’une même classe. Par exemple, le Combahee River Collective passait beaucoup de temps à apprendre aux femmes blanches à cesser d’être racistes. Aujourd’hui, nous voyons des groupes dont la seule forme de lutte est de lutter contre le sexisme ou l’antisémitisme au sein de la gauche. Un autre exemple frappant est l’injonction à « checker ses privilèges ». Mais nous ne nous libérerons jamais du machisme ou du racisme au sein du mouvement sans abolir le genre et la race elleux-mêmes, et donc le travail aliéné* lui-même.
Voici quelques exemples de luttes féministes non-identitaires :
- groupes de quartier engagés dans les luttes de locataires avec la capacité de traiter directement la violence contre les femmes dans la communauté.
- alliances parents-enseignant-es-élèves qui luttent contre les fermetures/privatisations d’écoles et pour la transformation des écoles afin de mieux refléter les besoins des enfants et des parents. Par exemple, en luttant pour des services de garde sur place, des salles de classe et des districts démocratiques directs, des tailles de classes réduites, etc.
- collectifs de travailleuses du sexe qui protègent les femmes des clients abusifs et d’autres membres de la communauté, et qui construisent des bordels dirigés démocratiquement par des femmes et des personnes queer, avec des conditions de travail sûres...
Revenons sur Karl Marx (philosophe, historien matérialiste*, sociologue, économiste socialiste, communiste prussien et connu pour le concept de lutte des classes) et sa critique de l’identité, qu’il lie à l’organisation du travail. Le fait que le régime du salariat divise la production d’un même bien/service entre plusieurs salarié-es et leur attribue à chacun-e des tâches limitées et répétitives fait que chacune de nous est limité-e à une sphère d’activité en particulier. Cette sphère d’activité nous est imposée et on ne peut pas y échapper, ce que l’on “fait dans la vie” nous définit. Ceci a pour conséquence qu’on reste prisonnières de notre utilité sociale/productive.
Si on fait le parallèle avec les politiques de l’identité*, on peut se demander si c’est pertinent de se libérer sur la base d’une identité qu’on nous a imposée.
Pour illustrer cela, dans les milieux militants et/ou communautaires, on a pu revendiquer voire retourner une identité qu’on nous a collée (pédé, queer, gouine, punk, trans...). Pourtant, à la base, ces catégories existaient indépendamment de nous. Le capitalisme tend à fragmenter la société en différentes catégories et identités, augmente les divisions et empêche une conscience de la classe unifiée. En effet, un bon nombres de punks, queers, trans font face à des discriminations spécifiques sur le marché du travail, ce qui influence leur position de classe. Le capitalisme peut exploiter ces vulnérabilités en créant des niches économiques précaires où ces identités sont surreprésentées (comme les emplois précaires ou informels).
On peut voir des identités comme punk ou pédé comme des réponses culturelles et sociales à l’aliénation du capitalisme. Cependant, ces identités peuvent être rapidement récupérées et marchandisées. Par exemple, la culture punk, initialement une forme de rébellion contre les normes établies, a été commercialisée par l’industrie de la mode et de la musique. Les identités, qui naissent et se développent dans des contextes précis, peuvent être donc vues comme dynamiques. Mais sous le capitalisme, elles sont sujettes à être transformées en catégories intemporelles et figées, notamment parce que cela facilite leur conversion en produits de consommation destinés à des marchés précis.
La demande de reconnaissance n’est pas révolutionnaire
Chi-Chi Shi pense donc que lutter contre l’oppression* à partir des catégories imposées met l’identité sur un piédestal. Valoriser ces identités revient à valoriser et à revendiquer le rôle social qu’on nous a donné dans le capitalisme* ! Par exemple, concernant les personnes queers : travailler dans la mode/le maquillage, amuser la galerie, faire du cul, déconstruire les hétéro sur la sexualité, faire du care (émission TV Queer Eye), etc. Mais cela nous aide à questionner des mécanismes plus larges. En effet, on peut se questionner sur la pertinence de la glorification de la figure du travailleur (défini par son rôle dans le capitalisme), à droite comme à gauche.
L’auteure voit donc le fait de s’approprier les rôles qu’on nous a imposés comme une logique de l’impuissance.
Selon Wendy Brown, les politiques de l’identité* viennent en partie du ressentiment de classe :
- il consiste à rêver de grimper l’échelle sociale et être frustré-e de ne pas avoir réussi à accéder aux mêmes opportunités que les classes supérieures ;
- c’est un sentiment d’injustice qui se focalise sur la différence et l’inégalité dans une société vue comme un continuum ou une pyramide de « niveaux » de vie ;
- il vient de la souffrance causée par le capitalisme*. Cette souffrance, c’est celle d’être exploitée et rendue étrangère à son travail par des boulots répétitifs et abrutissants. C’est celle d’être évalué-e et de pouvoir survivre en fonction de sa valeur sur le marché ;
- il dépolitise la souffrance économique et politique en présentant le problème comme une simple différence sociale et culturelle entre les opprimées et les détenteurs des moyens de production, pas comme l’existence de deux classes opposées et en conflit (car elles ont des intérêts opposés) ;
- dans les politiques de l’identité, le ressentiment de classe a contribué au passage des revendications économiques à des revendications culturelles.
De plus, présenter le fait de souffrir du capitalisme comme une caractéristique culturelle pose un autre problème : en associant culture et souffrance, cela veut dire que souffrir est une condition pour endosser une identité.
On peut en tirer la conclusion que :
- politiser l’identité comme on le fait aujourd’hui est une erreur parce qu’elle devrait être le point de départ de l’organisation collective et pas son objectif (ex : non-mixité féministe comme outil d’émancipation versus non-mixité comme objectif comme dans le séparatisme*).
- nous devrions donc nous libérer du réflexe de faire de la politique par l’identité, car c’est une réaction (on revendique une identité après avoir pris conscience d’une position sociale commune dans le capitalisme) ET un effet de la domination (le capitalisme crée des identités divisées avec des rôles dans la production différenciés et hiérarchisés*).
Selon Wendy Brown, le langage de la reconnaissance (demander plus de représentation dans les films, revendiquer la création de nouvelles cases de genre sur les papiers administratifs, aspirer à ce que de nouveaux pronoms et identités soient mainstreamisées...) dans ce contexte néolibéral renforce le balisage des identités par les institutions. Ça veut notamment dire qu’on nourrit l’attente que les institutions répondent de manière systématique et uniforme à des identités réglementées, ce qui produit du contrôle par la normalisation (la création de nouvelles normes), de l’isolement des opprimées, de la surveillance et des solutions superficielles.
Quelques exemples :
- demander la reconnaissance par les institutions des personnes trans va souvent de pair avec un arsenal médico-légal qui décide ce que c’est d’être trans, qui peut l’être et comment.
- la reconnaissance des persécutions des personnes queers par certains États va avec la soumission des demandeurs-ses d’asile LGBT à des violences supplémentaires lors d’interrogatoires intrusifs sur leur identité sexuelle ou leur orientation. De plus, les autorités peuvent imposer des critères rigides ou normatifs sur ce qui est considéré comme une preuve suffisante de leur identité LGBT. Cela peut conduire à une forme de contrôle où des individus doivent se conformer à des attentes spécifiques pour obtenir la reconnaissance ou la protection, ce qui peut être invasif et réducteur.
- les politiques de diversité à l’école peuvent donner des bourses pour étudiantes de minorités. Mais si ces politiques ne sont pas accompagnées de réformes systémiques, elles risquent d’isoler les individus bénéficiaires comme des exceptions plutôt que de traiter les inégalités structurelles qui affectent l’ensemble des groupes minoritaires. Cela peut faire en sorte que les problèmes systémiques soient attribués à des individus plutôt qu’au système éducatif ou au capitalisme.
Dans l’autre sens, on soumet nos existences au bon vouloir des institutions du pouvoir. Même si à la base la création de concepts vise à créer de la visibilité et de l’acceptation, il y a toujours une tension entre les mots (qui renvoient à un idéal, un concept abstrait, par exemple le mot racisé) versus l’aspect matériel de la réalité. Le même mot recoupe des réalités différentes (tout le monde n’est pas racisé de la même manière, ne vit pas les mêmes sortes de racisme, a une expérience différente selon le contexte…).
C’est pour tout cela que Wendy Brown dit que « le langage de la reconnaissance devient un langage de la non-liberté (…) ».
À propos de la diffusion du concept de trauma dans les communautés opprimées
Sans nier la blessure et la souffrance allant souvent avec le vécu d’oppression*, l’auteure pense que le tournant actuel qui nous pousse à nous intéresser au trauma* et à la souffrance est à la fois un effet et une réaction au néolibéralisme* parce que :
- le néolibéralisme fait tout pour détruire les possibilités concrètes de l’existence collective et individualiser la souffrance (psychologue plutôt que syndicat, introspection plutôt que changement collectif, responsabilisation de notre état de santé plutôt que colère sociale…) ;
- en définissant l’identité à travers la souffrance psychique, le manque d’existence collective peut être commercialisé par le développement personnel, la recherche de la résilience et de la reconstruction.
- nos vies deviennent des marchandises. Même si politiser l’identité d’une façon qui lie trauma* et identité vient de la volonté de fonder une nouvelle base pour une collectivité, ça n’échappe pas à la logique néolibérale.
Les exemples du “classisme”* et du concept de privilège* montrent comment le néolibéralisme encourage une vision individualiste et psychologisante de la politique :
- analyse du système* seulement avec les états d’esprits, les émotions et sentiments personnels comme la culpabilité d’avoir certains privilèges ou le sentiment d’exclusion ;
- grande réflexion personnelle sur la place de chacun-e au sein des systèmes d’oppression* et appel à l’introspection, notamment pris en charge dans les ateliers de sensibilisation au racisme. Cela peut être utile, mais peut aussi détourner l’attention des changements structurels nécessaires et des actions collectives pour y parvenir.
- focalisation sur l’expérience vécue individuelle. Par exemple, les récits personnels de discrimination peuvent être mis en avant dans les médias ou dans les débats publics, tandis que les discussions qui dénoncent l’exploitation, ses coûts, ainsi que les luttes radicales qui s’y opposent sont négligées ;
Cette néolibéralisation des souffrances met le trauma sur le devant de la scène, ce qui modifie à son tour notre rapport à la politique et à nos stratégies de réponse à la souffrance :
- on sacralise le trauma* et la condition de victime,
- on priorise la résilience, la résistance aux symptômes de la domination* (trauma, micro-agressions..) et pas l’analyse et l’attaque du système* qui les permet,
- on pacifie les émotions d’anxiété et d’inquiétude au niveau individuel plutôt que de défier les inégalités sociales, politiques et économiques qui causent la détresse.
On doit donc dépasser cette centralité du trauma individuel pour former du collectif en ressuscitant la pertinence du collectif comme une construction volontaire. Cela permettra de faire de la solidarité collective activement et consciemment, plutôt que de se retrouver passivement dans des groupes imposés de l’extérieur parce qu’on est victime de certaines structures de domination.
Il faut passer des coalitions de la souffrance à des projets collectifs de société.
5) Soigner les symptômes, négliger les causes
Le capitalisme* doit concilier deux choses pour perdurer : continuer l’accumulation (et donc la concentration) des richesses et rester légitime auprès des gens. Pour cela, il intègre des éléments des critiques qu’on lui adresse et change de forme quand l’ancienne ne fonctionne plus.
Par exemple, il absorbe la critique écologique en créant de nouveaux marchés : magasins bio, énergies “vertes”... De même, le potentiel radical des politiques de l’identité a été annulé et transformé dans sa version néo-libérale, en valorisation des différences individuelles. Ça veut dire qu’on passe de la vision qui critique les rapports sociaux de pouvoir et d’exploitation qui créent l’injustice à une vision qui valorise tout le monde.
Si on n’a pas de recul théorique sur l’identité (comment elle est apparue, pourquoi, son sens…), alors on imagine qu’elle est déjà toute faite. Et c’est ce que fait le capitalisme aux identités : il les présente comme des styles de vies transformables en objets de consommation (vêtements, musique, livres…) qui n’ont pas de contexte. Le capitalisme fait de même avec les luttes, qu’il transforme en identités puis en marchandises (on peut penser au mouvement hippie qui se caractérise maintenant par une panoplie de tenues, musiques, aliments… disponibles sur le marché). Cela amène notamment à confondre identité et lutte. C’est comme si, rien qu’en s’identifiant comme trans, on portait avec nous l’histoire de résistance de Marsha P. Johnson (femme trans, travailleuse du sexe et militante du mouvement LGBT aux Etats-Unis). Dans la même logique, peut-être que vous avez constaté autour de vous la confusion qu’il règne entre être queer et lutter contre le système de genre.
En gros, les politiques de l’identité permettent au capitalisme de se diversifier, de créer des nouveaux marchés pour de nouveaux consommateurs (queers, musulmans…) ou de décliner davantage des gammes de produits (vêtements genderless, hijab de course…).
Si on ne s’intéresse pas à l’histoire des identités, les politiques de l’identité deviennent juste des complices du capitalisme.
Le cas du « classisme »
Un exemple de politique de l’identité qui ignore l’histoire matérielle* d’une oppression* est l’injonction à en finir avec le “classisme”*, compris comme la discrimination contre les membres de la classe ouvrière.
Cette approche de la classe ne permet pas de saisir comment les rapports de domination* fonctionnent parce qu’elle se focalise sur les effets culturels de l’identité (dévalorisation de certains accents régionaux, de façons de s’habiller…). Elle mène à une analyse abstraite des rapports de classe qui propose comme solution de valoriser les identités dénigrées (classes populaires), alors que cette valorisation culturelle des classes exploitées (représentation dans les séries…) ne permet pas de mettre fin aux effets matériels très concrets du système de classes : souffrance, épuisement, difficultés ou impossibilité de répondre à ses besoins... C’est-à-dire que ceux qui détiennent les moyens de production (les capitalistes) restent les mêmes et continuent à s’accaparer injustement le fruit du travail des salariées qui sont maintenu-es dans la précarité et dans le manque d’autonomie quant à leur vie.
La façon culturelle de voir le système de classe est totalement compatible avec la logique du néolibéralisme qui présente le capitalisme comme inévitable et incontestable. En gros, on n’est pas censé-es pouvoir détruire le capitalisme ou même imaginer autre chose, alors on se “console” en se disant qu’au moins nos cultures de marginalisées seront mises en valeur.
La tendance majoritaire à expliquer l’oppression* en termes de préjugés, dont le classisme* est un exemple, s’inscrit dans cette naturalisation* des états d’exploitation* et de domination*. Selon le classisme*, les inégalités de richesse et de revenus sont dues aux préjugés qu’un employeur aurait contre quelqu’un-e issu-e ou ayant l’air issu-e des basses classes. Les pauvres et les ouvrier-es souffriraient parce que les membres des classes moyennes et supérieures sont méchant-es envers elleux, méprisent leurs cultures, etc.
Pour mettre fin au classisme selon une approche culturelle, il faut faire comme l’organisation Class Action et lutter contre les préjugés sur les pauvres et les ouvrier-es qui se jouent dans les relations interpersonnelles. Dans cette logique, on pourrait essayer de convaincre les dominant-e-s que les gens de classe populaire sont aussi capables et intelligent-es qu’elleux, juste différemment ! Ou alors, on pourrait coacher les gens de classe populaire pour qu’ils ne “se sentent” plus inférieur-es aux gens des classes supérieures.
Cette analyse ne va pas à la racine des choses car selon une lecture systémique des classes, ces problèmes ne sont que des symptômes d’un système injuste. La cause de la souffrance est cet état d’exploitation qui nous maintient dans la précarité et la subordination et a pour effet collatéral la dévalorisation culturelle.
Dans le néolibéralisme, les luttes d’émancipation ressemblent à des demandes de déstigmatisation et de visibilisation d’identités opprimées.
Pour détruire les inégalités, on se limite ainsi à la reconnaissance de la souffrance causée par le système de classe et vécue dans les relations interpersonnelles (préjugés, discriminations) au lieu de détruire le système qui cause tout ça. On oublie donc la fonction de la race, de la classe et du genre dans le maintien du système, et on les fige comme des identités qui ne feraient que décrire ce que sont les gens, un peu comme si on parlait de couleurs de cheveux. Cette approche est d’autant plus problématique qu’elle amène à assigner aux membres d’un même groupe opprimé les mêmes caractéristiques ou capacités. On se retrouve avec des généralités comme : « les pauvres ne peuvent pas faire ça » ou « les queers sont comme ça ».
Il y a donc une grosse différence entre :
- une lutte féministe matérialiste qui vise à détruire le système de genre car il crée et exacerbe les différences entre les hommes et les femmes pour légitimer l’exploitation de ces dernières,
- des initiatives promouvant l’égalité homme/femme visant à lutter contre les discriminations (individuelles) faites aux femmes et contre les préjugés dont elles sont victimes par les arriérés sexistes qui subsistent encore.
Cela ne remet pas en question le fait que la souffrance marquant la vie des gens opprimés doit jouer un rôle dans la résistance à l’oppression. Mais la tendance à voir les catégories opprimées comme des identités culturelles mène à concevoir une résistance exclusivement tournée vers l’intérieur (de l’individu ou de la communauté) : le psychologique, le développement personnel, l’auto-support… Encore une fois, on se focalise sur les symptômes de l’oppression et pas sur leurs causes systémiques.
La théorie des privilèges
Ce repli sur soi s’incarne dans la popularité de la théorie du privilège. C’est un bon exemple de la manière dont les inégalités sociales sont comprises et traitées depuis des positions sociales individuelles. C’est le cas de la conception du privilège blanc que propose Peggy McIntosh (universitaire et activiste féministe et anti-raciste états-unienne). Elle compile une liste de 50 bénéfices quotidiens du privilège blanc. Elle dit : « J’en suis venue à voir le privilège blanc comme un ensemble invisible d’atouts immérités que je peux encaisser chaque jour, mais desquels je demeure inconsciente ». Ici, tu retrouveras une vidéo qui parle de privilège blanc : Le privilège blanc existe-t-il vraiment ? (France Culture, sur Youtube). Le concept de privilège personnel comme « avantage immérité (…) à cause de la discrimination » est devenu omniprésent dans le discours des politiques de l’identité. L’expression « Check your privilege » est devenue un cri de ralliement politique, laissant entendre que la résistance doit débuter par la reconnaissance de la position personnelle de chacun-e au sein du système. Si tu veux lire une critique spécifique sur le privilège blanc, tu peux consulter l’article qu’A2C a traduit sur son site : La théorie du privilège peut-elle nous aider à comprendre le racisme ?
Là encore, les effets systémiques de l’oppression sont considérés comme localisés chez l’individu. Non seulement ça ramène la politique à un niveau individuel et pas collectif, mais ça la fait reposer sur “des manières nouvelles et en apparence progressistes d’axer la politique autour de l’identité blanche”.
Au lieu de stimuler la créativité et la mise en action pour construire la solidarité avec les opprimé-e-s, on s’enferme dans une politique de la culpabilité basée sur le moralisme et l’auto-dénonciation. Les discours du privilège s’orientent vers les affects, les états d’esprit individuels : tous les individus sont privilégiés d’une manière ou d’une autre et doivent accepter leurs privilèges. On doit réaliser qu’on est toustes privilégiées d’une manière ou d’une autre : blanches, masculins, hétérosexuels, valides…
La popularité du discours sur le privilège est en osmose avec l’individualisme néolibéral et le rend compatible avec l’injustice systémique, parce que le seul programme d’action que propose ce discours est la transformation de soi plutôt que celle du monde. La résistance se limite à l’auto-réflexion (“se déconstruire”). Comme on l’a déjà vu plusieurs fois, se transformer soi ne suffit pas pour transformer le monde. Mais en plus, elle véhicule l’idée qu’il suffit de volonté et d’effort pour changer tout ce qui ne nous plaît pas chez nous. En plus de faire le fond de commerce de plusieurs psychothérapies, c’est faux.
Bien sûr, rendre visible ce que le système social invisibilise est important pour s’attaquer aux effets vécus de l’oppression. Mais il faut s’attaquer aux effets et aux attitudes individuels dans le processus de construction du collectif. Sinon on présente la résistance politique comme étant d’abord des actions et des croyances individuelles, et on limite la politique à des questions de bon/mauvais actes ou paroles, sans pour autant amener à de l’action collective. Ça mène à une politique dépolitisée qui cherche la justice seulement dans les relations interpersonnelles.
Par exemple, sur des plateformes comme Instagram ou Twitter, les individus partagent des posts ou des stories sur leurs actions ”vertueuses” ou leurs prises de position contre l’injustice sociale. Publier des photos ou des messages soutenant des causes telles que la justice raciale, l’égalité des genres ou les droits des LGBTQ+ est courant et peut donner l’impression de soutenir une cause tout en ne s’engageant pas réellement dans des actions collectives concrètes. L’accent mis sur le fait d’être perçu comme une personne engagée peut conduire à une politique où la résistance est réduite à des performances publiques plutôt qu’à une participation active dans des mouvements pour des changements structurels.
Le problème est toujours le même : on oublie la fonction que ces systèmes ont pour maintenir l’ordre social et économique, c’est-à-dire maintenir des groupes dans des positions d’exploitation, de précarité, pour la bonne marche du capitalisme.
6) Souffrir = savoir ?
Petite présentation de l’épistémologie de la provenance
L’exigence de reconnaissance engendre la multiplication des positions identitaires : chacun.e veut être reconnu.e pour ses particularités. Conformément à cette multiplication, l’intersectionnalité et le discours du privilège créent une théorie qui considère que chaque groupe, à travers son expérience de vie particulière, a une connaissance du monde spécifique. C’est la théorie de l’épistémologie de la provenance* : notre provenance sociale permet de construire le savoir sur le monde.
Cette théorie sous-entend que vivre personnellement l’exclusion donne une connaissance naturelle de ce qui la permet à l’échelle systémique. Pour reprendre l’exemple des personnes racisées :
- comme elles vivent personnellement le racisme, elles sauraient naturellement quelles fonctions a le racisme dans l’économie et la société.
- elles seraient, de par leur vécu, à-mêmes de raconter l’ histoire coloniale du racisme.
Les dangers de l’épistémologie de la provenance
L’épistémologie de la provenance amalgame la logique de vécu personnel et la logique de connaissance des mécanismes systémiques*, ce qui amène à présumer la vérité sur la base de la souffrance (individuelle).
C’est aussi une position individualisante. Parce qu’aucune victime d’oppression n’est seulement cela. Elle cumule différentes identités. En réponse à cela, les politiques de l’identité encouragent la création de groupes de plus en plus étroits (ex : hommes trans racisés handi et travailleurs du sexe). Si on pousse la logique, ces groupes finiraient par ne contenir plus qu’un individu puisque chacun-e est seul à vivre ce qu’ielle vit.
Cette façon de penser la politique donne le droit aux individus de s’exprimer à propos de certaines choses à condition qu’ils les vivent. Par exemple, on interdira aux Blancs de parler de racisme, y compris si c’est dans un objectif de sensibilisation envers d’autres Blancs. Certes, cette représentation du savoir a le mérite de mettre en évidence que ce qu’on peut voir est limité par le système et la position sociale qu’on y occupe.
Par contre, comme il n’y a que les opprimé-es qui peuvent formuler un discours et des stratégies pour lutter contre leur oppression, elle sous-entend aussi que c’est de leur responsabilité individuelle (et pas à d’autres) de reconnaître leurs angles morts et faiblesses politiques. Ce sont les concernées qui doivent être en mesure de tout expliquer, et en même temps de rappeler qu’elles n’ont qu’un point de vue limité. Bref, paradoxalement, ielles doivent tout gérer.
Cette opinion s’incarne dans la phrase que l’on entend souvent : « ne parle pas de ma propre expérience vécue ». Dans les cercles féministes, on affirme souvent que les hommes ne devraient pas discuter des interprétations que les femmes font de l’oppression des femmes, en se basant sur le fait que les hommes n’en ont jamais fait l’expérience. Un débat sur l’avortement à l’université d’Oxford a, par exemple, été annulé lorsqu’il est apparu que le débat se déroulerait entre deux hommes. La réponse des féministes arguait du fait qu’il était déplacé de permettre à des hommes de parler de l’avortement alors qu’aucun des deux participants n’aurait jamais à envisager d’avorter : « Comme vous pouvez l’imaginer, celles d’entre nous qui ont un utérus étaient terriblement furieuses que ces hommes puissent parler pour nous et sur nous ».
Ce recours à l’expérience empêche la nécessité de créer et de défendre des causes politiques non-situationnelles, c’est-à-dire lutter pour des causes autres que la fin des oppressions que l’on subit individuellement.
Bien que ce soit démodé de défendre une position croyant en un universel*, on peut s’inquiéter des opinions défendant que l’expérience individuelle est la seule base légitime pour s’organiser politiquement. En effet, dire cela c’est nous retirer notre capacité de jugement si l’on n’est pas concerné-e directement. Par exemple, on n’est pas autorisé-es à émettre des réserves ou des critiques quant à la stratégie politique d’un groupe qui se bat contre une oppression si on n’en souffre pas aussi.
Cette logique s’illustre par la théorie de ce que serait un “bon allié” : quelqu’un-e qui ne remet rien en cause et qui se plie à ce que les “personnes concernées” disent.
Cette exigence de l’expérience personnelle nous encourage à nous enfermer sur le seul vécu que nous pouvons saisir parfaitement : le nôtre, parce qu’elle fait renoncer à la possibilité de saisir l’expérience des autres.
En plus, l’épistémologie de la provenance amène à une confusion entre le vécu d’une oppression avec la lutte contre l’oppression. Dans le cadre de l’oppression des hommes sur les femmes, cela donne qu’on imagine que les femmes sont féministes parce qu’elles ont un vécu de femmes. Chandra Mohanty (féministe indo-américaine transnationale et postcoloniale) critique cette idée d’ “osmose féministe” parce qu’il y a de nombreuses femmes ayant un utérus qui ne soutiennent pas les droits reproductifs, parfois même quand elles ont vécu un avortement.
Donc, les politiques de l’identité nous tendent des pièges :
- penser que les identités opprimées ne changent pas. Il existerait des groupes naturellement opprimés, peu importe l’histoire, le lieu, les changements sociaux et économiques… alors que c’est faux, car les oppressions résultent de dynamiques de pouvoir. Par exemple, certaines minorités religieuses sont persécutées dans certains pays et totalement intégrées voire majoritaires dans d’autres !
- penser que si on vit la même oppression, on en tire le même point de vue.
- présumer qu’un-e opprimé-e propose des perspectives politiques lucides.
Donner l’autorité à un-e opprimé-e (juste parce qu’ielle est opprimé-e) en matière de politique est compréhensible, car c’est une réaction d’opposition à la norme stipulant que c’est l’opinion de l’homme cis blanc “lambda” qui est lucide, universelle, naturelle… Néanmoins, se contenter de renverser cette logique de domination naturelle du point de vue masculin occidental par la domination automatique d’un point de vue marginal garde intacte la logique, qui est de donner a priori l’autorité à certaines identités. C’est seulement un inversement qui garde intacte la division entre celleux qui vivent une domination/ exploitation/ oppression et celleux qui ne la vivent pas et ne pourraient donc pas agir/penser utilement contre ces injustices. Ça paraît pourtant stratégique de remettre en question les divisions entre ces “mondes”.
L’épistémologie de la provenance* crée aussi un « danger réel de romantiser et/ou de s’approprier le point de vue des moins puissantes tout en affirmant voir depuis leurs positions ». Un peu comme si on enviait les personnes qu’on imagine cumuler toutes les identités opprimées du monde et en même temps, ça reste de l’ordre du fantasme déconnecté de la réalité…
On peut par exemple penser à la figure de la femme trans noire prostituée, qui est parfois érigée comme emblème de la subversion dans les milieux queers. Le danger, dans ce cas, est que les témoignages ou manifestes de ces femmes soient appropriés par d’autres et idéalisés en terme politique, car les personnes qui sont censées l’ “emporter” (sur la pyramide des oppressions) seraient censées apporter le plus de lucidité sur le système.
On serait en plus tenté-es de lutter à partir de cette expérience alors qu’on ne la partage pas, plutôt que participer à des luttes avec ce qui nous parle politiquement, ce qui nous fait plus sens en terme d’impact dans le rapport de force avec le système et à partir de nos propres ressources.
On est toustes des sujets politiques !
Donna Haraway (professeure de sciences humaines en Californie, autrice de plusieurs livres sur la biologie et le féminisme, et l’une des pionnières du cyberféminisme à l’origine du concept de connaissance située) dit que « toutes les perspectives ne se valent pas dans la lutte contre la domination : simplement “être” d’un groupe opprimé ou marginalisé n’offre pas automatiquement le privilège d’exprimer la vérité ».
La tendance à l’épistémologie de la provenance* fait que, quand on parle de libération dans les milieux de gauche, on pense que la mesure de la vérité c’est l’expérience de l’oppression. En fait, c’est notre culture néolibérale* de l’individualité* qui a encouragé le fait qu’une parole doit raconter une oppression vécue pour être reconnue comme authentique*. Cette authenticité néolibérale indique que la seule chose qui compte et qui est inquestionnable est le noyau interne de chacun-e. Toute l’attention repose sur l’individu. On révèle ce soi-disant noyau authentique en se confessant, en se plaçant vis-à-vis de ce qui donne du pouvoir dans la société (est-ce qu’on est pauvre ? blanc ?) et en s’exposant à l’évaluation.
Les émotions et l’expérience doivent être soumises au regard public.
Chacun de nous est le sujet du trauma.
Révéler le véritable soi est un impératif dans cette culture de la confession.
Dans cette culture, reconnaître la souffrance d’autrui signifie reconnaître son identité individuelle. Par exemple, on ne peut pas parler d’une oppression sans se situer socialement.
Aujourd’hui c’est la confession du trauma, des « drames tragiques » en tant que « grandes vérités », qui est la marque du soi authentique*. Les expériences de l’oppression* sont idéalisées comme des indices d’authenticité, tout comme les questions politiques sont réduites à la moralité (réduire les oppressions à des comportements individuels qualifiés d’immoraux, de méchants, comme l’idée communément répandue qu’il faut avoir de mauvaises intentions pour être raciste).
Attention !
Concernant les questions de la place de l’expérience dans la construction de nos luttes et l’analyse du monde, on avait envie de s’appuyer sur bell hooks pour ajouer quelques précautions au propos de cette partie. Plus précisément, on s’appuie sur ce qu’elle dit dans Apprendre à transgresser à propos du rôle de l’expérience dans l’apprentissage.
Cette partie Souffrir = savoir ? ne vise pas à discréditer l’expression de l’expérience individuelle dans nos luttes. On a déjà vu que c’est par leur expérience personnelle que les femmes noires ont contribué à enrichir et décaler le féminisme dominant. Elles ne se retrouvaient pas dans la description que les femmes blanches bourgeoises faisaient de la condition des femmes en général. L’expérience, dans ce cas, a permis de complexifier les compréhensions des systèmes patriarcaux, mais aussi de classe et de race.
On encourage plutôt à se poser la question de l’idéalisation politique de l’expérience et de l’exclusion des projets politiques émancipatoires qu’elle entraîne pour certain-es. Survaloriser l’expérience d’une oppression dans la capacité à la combattre est problématique de plusieurs manières :
- elle sur-responsabilise les opprimé-es en leur donnant toute la charge de la lutte contre leur oppression car elleux seul-es seraient en mesure de la mener ;
_ - elle peut freiner notre implication dans les luttes si on adosse notre légitimité à lutter sur le degré de vécu de l’oppression que l’on a (est-ce que je souffre assez ? Est-ce que je suis assez racisé-e ? Assez pauvre ?) ;
_ - elle entraîne parfois une analyse nocive des rapports d’exploitation et d’oppression en les réduisant à des problèmes identitaires. Il y a celleux qui vivent l’oppression et ceux qui l’exercent. On se retrouve donc avec 2 camps. D’un côté, les gens qui vivent l’oppression sont mis dans le même sac alors qu’on ne subit pas les mêmes oppressions de la même manière. Ceci nous empêche de comprendre les réalités complexes engendrées par l’oppression. De l’autre, il y a les gens qui ne vivent pas l’oppression et qui ne sont donc pas « concerné-es ». Or, les rapports d’exploitation et plus largement de pouvoir nous traversent toustes et nous concernent donc toustes, y compris dans la lutte pour y mettre fin. L’oppression est quelque chose qui s’exerce, qui se vit, et qui est contextuel (pas immuable), pas une identité ;
_ - faire l’expérience d’une oppression est parfois utilisé comme argument d’autorité pour forcer les allié-es potentielles à ne pas penser par elleux-mêmes, quand iels ne sont pas déjà dans cette posture. Cela contribue à les déresponsabiliser en se transformant en simples exécutant-es des consignes données par les « concerné-es ». En leur retirant l’esprit critique, on les prive de leur droit et de leur devoir de transformer la société en tant que sujets politiques ;
_ - les non-opprimé-es (par une oppression) ont elleux aussi des positions singulières dans le monde et vivent aussi souvent d’autres oppressions. Pour viser l’émancipation de tous-tes, on ne pense pas qu’il est souhaitable de simplement renverser la domination, c’est-à-dire de taire certaines expériences du monde pour en promouvoir d’autres. Chacun-e n’est en mesure de penser que depuis sa position dans le monde. L’expérience ne doit pas servir à silencier et exclure dans la construction pour l’émancipation globale ;
_ - s’il s’agissait de n’entendre que les expériences de certain-es sur certains problèmes, cela nous priverait des ressources et ressorts d’action dont on dispose pour lutter contre les oppressions depuis nos place singulières dans les systèmes de pouvoir.
Cette partie vise plutôt à se demander quel usage on fait de l’expérience dans nos luttes. On ne pense pas que l’expérience des un-es devrait servir de muselière pour les autres dans un projet d’émancipation sociale. Par contre, si des personnes minorisées brandissent leur expérience comme argument visant à faire taire la parole qui prend place, on peut se poser des questions. Est-ce que les discours tenus dans cette lutte laissent la place au savoir expérientiel des gens ? Est-ce qu’ils les nient ? On ne veut pas que notre critique de l’utilisation de l’expérience dans nos luttes serve à museler les minorisé-es, alors que leurs expériences et compréhensions du monde sont déjà silenciées.
On peut aussi se poser des questions plus générales : qu’est-ce qui fait qu’on connaît les réalités sociales des gens ? Dans quels cas les expériences directes renforceraient-elle nos luttes ? Dans quels cas l’expérience est un frein à la compréhension et/ou à la transformation d’un problème social ? Quand commence-t-on à parler « à la place de » ? Comment comprendre quelque chose quand on ne la vit pas ? Quels sont les modes de compréhension de la réalité que nous pouvons mobiliser ? Comment nos théories et stratégies politiques transforment-elles (ou pas) notre expérience des oppressions ?
7) Reconnaître les obstacles à la résistance collective
En l’état actuel des choses, la politique des identités croisée à une analyse libérale bloque la création de collectifs d’émancipation universelle*. Les collectifs se basent sur les souffrances / traumas communs des marges sociales. Fonder une politique là-dessus a le mérite de s’opposer à la méritocratie et au récit néolibéral de responsabilité personnelle “quand on veut on peut”, en montrant ce qu’on subit et pourquoi on ne part pas toustes du même socle.
Mais le fait de se baser exclusivement sur les souffrances communes reste ancré dans le néolibéralisme parce que ça vise à limiter nos seuls points communs à nos souffrances, et que concernant le reste, chacun.e est unique, authentique. Fixer comme seul critère commun la souffrance n’est pas de l’empowerment*, parce que ça manque de perspectives d’émancipation collective, qui sont remplacées par des perspectives de développement personnel à plusieurs, de gestion des symptômes plutôt que des causes. Mais ça, c’est sûrement déjà une réponse au fait qu’on n’a plus d’objectifs / de perspectives à cause du néolibéralisme, et que du coup on se contente de créer du commun par des souffrances proches.
Chi-Chi Shi dit que ce constat d’impuissance et de manque de commun est faux. Cependant, il a une fonction : nous permettre de présenter l’institution et le pouvoir comme immoraux* et donc de les rejeter. Cette façon de créer du collectif nous place dans une meilleure posture morale, plus éloignée du pouvoir et de ce qu’il porte de malsain. Mais cela nous impose aussi de nous contenter de demander de la reconnaissance à ce même pouvoir, parce qu’on n’espère pas / plus le renverser et s’en émanciper.
Un moment qui fait ressortir ces contradictions et tensions sur le terrain actuel des politiques de l’identité est la confrontation entre des militant-es de Black Lives Matter* (BLM) et Hillary Clinton, pendant la campagne de candidature de Clinton aux primaires démocrates en 2015. Les militant-e-s ont reproché à Clinton son rôle dans les politiques d’incarcération de masse et dans la guerre contre les drogues, souhaitant la rendre responsable des dommages causés aux communautés noires.
Daunasia Yancey, l’une des deux membres de BLM, a décrit leur objectif comme la recherche d’une « réflexion personnelle sur sa responsabilité quant à son rôle dans les causes de ce problème. » Ce moment a été filmé et s’est rapidement répandu largement sur le net. Les questions posées par les militant-es de BLM, tout comme le cadre de l’incident dans son ensemble, mettent en avant les tensions des politiques de l’identité :
Question : « qu’est-ce qui, dans votre cœur, a changé, qui va changer la direction de ce pays (…) Que ressentez-vous réellement, qui soit différent par rapport à ce que vous ressentiez avant ? »
Question : « (…) vous ne dites pas aux Noirs ce que nous avons besoin d’entendre. Et nous n’allons pas vous dire tout ce que vous avez à faire. »
Hillary Clinton : « Je ne vous dis pas cela — je vous demande simplement de me dire. »
Question : « Ce que je veux dire c’est — c’est et cela a toujours été un problème blanc de violence. Ce n’est pas — il n’y a pas grand-chose que nous puissions faire pour arrêter la violence qui s’exerce contre nous. »
L’exemple de BLM est parlant : les personnes qui rencontrent Hillary Clinton n’ont aucune revendication, aucun objectif de victoire. La discussion est un appel à Clinton à reconnaître la souffrance, à réfléchir, à empathiser, à prendre le sujet en main pour que ça n’arrive plus. On constate donc qu’au lieu de parler de politique, BLM parle d’identité en terme affectif et s’adresse à Clinton sur le mode interpersonnel. Cela occulte que :
- Clinton fait partie des groupes sociaux qui profitent de l’exploitation raciale et de l’oppression qui en découle.
- elle a une place de pouvoir qui lui permet de mettre en place les outils qui maintiennent l’exploitation systémique des Noir.es.
Ici, on a affaire à un modèle de résistance qui se méfie du fait de s’organiser autour d’un objectif et qui préfère se baser sur des moments de rupture qui perturbent le régime existant (interpeller Clinton et la provoquer). Les militantes de BLM ne pensent pas que leur rôle est de suggérer des solutions institutionnelles mais cherchent à s’éloigner du « problème blanc de la violence ».
Toutefois, leur intervention laisse supposer que rendre l’oppression visible (dans les médias et auprès des politiques) la diminue. Cette logique entre dans le cadre de la culture du call-out :
- répondre aux comportements oppressifs en mettant en cause la position sociale des gens et leur manque de compréhension de l’expérience des autres.
- se concentrer sur l’analyse des dynamiques interpersonnelles et les effets dans le quotidien des systèmes d’oppression.
Mais mettre l’émotionnel au centre en demandant sa reconnaissance par un pouvoir qu’on rejette semble contradictoire.
Une cause du manque de revendications est que BLM est un regroupement de personnes uniques, authentiques, partageant uniquement des souffrances communes. Une “union d’une multiplicité d’identités partageant le trauma des vies noires”.
La phrase « le racisme est un problème de Blancs » renvoie à l’idée que le racisme est un problème d’état d’esprit bien ancré que les Blanc-hes doivent accepter de résoudre. Cette phrase implique que :
- les individus blancs (et pas un système) sont responsables et garant-es du racisme ;
- les Noir-es sont des victimes impuissantes, sans perspective de rapport de force, et dans une attente que les Blanc-hes changent. Responsabiliser seulement les Blanc-hes du racisme revient à dire que les non-Blanc-hes n’ont pas la responsabilité d’influencer, d’éduquer ou de sensibiliser. Ielles sont vu-e-s comme extérieur-e-s au système et comme des individus désavantagés. Pas comme un collectif commun ;
- l’enjeu du racisme est individuel : BLM propose aux individus blanc.hes de prendre la responsabilité de la fin du racisme en changeant leurs positions individuelles ;
- le racisme est donc une discrimination : un comportement déviant qui se règle par les individus qui le portent plutôt qu’une oppression conséquence d’un système d’exploitation.
Hors, rendre le racisme interpersonnel : c’est oublier ses fondements, ou les rendre hors de portée - c’est accepter la défaite face au capitalisme et à l’impérialisme - c’est perdre de vue un changement radical de système. Limiter l’antiracisme à une réflexion individuelle et à un dialogue entre des gens c’est renforcer le système de la suprématie blanche en arrêtant de le contester en tant que système économique, politique et social.
Les oppressions ne sont pas des problèmes psychologiques.
Il n’y a pas d’extérieur au pouvoir.
Il n’y a pas de pureté de la vision de l’opprimé-e.
Cet exemple de BLM nous permet de comprendre que deux perspectives coexistent dans les milieux de gauche et leurs politiques de l’identité.
1) D’un côté, une vision de l’identité qu’on peut leur reprocher et qu’elles-mêmes reprochent à leurs adversaires :
- essentialisme : réduire les individus à leur appartenance à un groupe spécifique (les femmes, les personnes noires, les LGBTQ+...), en ignorant la diversité et les différences individuelles au sein de ces groupes. Cela peut mener à une vision rigide et simpliste des identités, où l’on suppose que tous les membres d’un groupe partagent les mêmes expériences et perspectives.
- particularisme : se concentrer uniquement sur les intérêts spécifiques à des groupes, sans chercher à construire des solidarités plus larges ou à comprendre les luttes des autres groupes. Cela limite la capacité à mobiliser un soutien plus vaste et à créer des alliances.
- déterminisme : impliquer que les expériences et les perspectives des individus sont entièrement déterminées par leur appartenance à un groupe spécifique, ce qui peut négliger la complexité des identités multiples et des expériences variées.
Les politiques de l’identité peuvent donc reproduire les structures de domination qu’elles cherchent à combattre, en ne reconnaissant pas les différences internes au sein des groupes et en n’incluant pas véritablement les gens ayant des expériences s’éloignant de certains carcans.
2) D’un autre côté, la légitimité de l’expérience vécue. L’identité définie comme une expérience a été communément acceptée, et cette expérience est devenue un test de légitimité dans les cercles militants parce qu’elle donne une perspective unique et une autorité morale pour parler d’oppression.
Il existe donc une tension entre ces deux perspectives, ce qui crée une situation confuse où les politiques de l’identité sont à la fois critiquées pour leur manque de nuance et de diversité interne, et en même temps célébrées pour leur capacité à mettre en avant les voix et les expériences des opprimées.
8) Conclusion
Individualiser le racisme, c’est accepter son statut de victime et s’en remettre aux structures de pouvoir pour gérer ça et reconnaître les souffrances.
Afin de contrer les effets dépolitisants de l’individualisation, il est nécessaire de reconsidérer l’importance politique de la construction d’un collectif en tant que voie pour concevoir des manières de vivre alternatives.
La façon dont nous pensons actuellement l’identité collective découle d’expériences partagées de trauma, imposées de l’extérieur. Bien qu’il soit important de reconnaître les éléments psychiques du trauma et de la souffrance, il est tout aussi important d’éviter de résumer l’identité à ça.
Comment passerons-nous d’une coalition de la souffrance à une compréhension commune de nos expériences (contrairement à l’idée de l’épistémologie de la provenance*), à une nouvelle perspective pour bâtir un nouveau monde ?
Comment peut-on négocier notre désir de reconnaissance avec la nécessité de transformer ce que cela signifie que d’être reconnu-e ? (de qui attend-on la reconnaissance ? de nos pairs ? du système pénal ? et sur la base de quoi ? …)
Nous devons nous occuper des conditions pour favoriser notre agentivité*, notre prise sur ce monde. Nous devons nous demander ce que cela signifie que d’être humain-e, en acceptant le fait que toute identité est un parti pris.
Aucune identité n’est figée dans le temps, elle est le fruit de stratégies individuelles et politiques, de choix personnels, de rapports à des identités collectives... Une identité collective peut être créée à partir d’objectifs politiques collectifs plutôt que (seulement) du trauma* ou des identités « physiques » ou innées.
Cela nécessite une politique émancipatrice générale qui puisse aller au-delà des effets étouffants des politiques de l’identité :
- être réduit-e à une ou deux caractéristiques sociales décidées par le pouvoir sans pouvoir s’en libérer ;
- être en incapacité de penser des alliances politiques créatives qui dépassent le vécu d’expériences traumatiques ;
- ne pas pouvoir parler/agir dans des luttes si l’on n’en souffre pas directement….
Par conséquent, on doit créer l’universel*, qui n’existe pas par avance. On ne sait pas ce qui est émancipateur pour tous-tes intuitivement. C’est à construire dans l’action collective.
S’attaquer aux obstacles de la construction d’identités collectives signifie rouvrir le rapport entre le particulier (les communautés) et l’universel, l’individu et le collectif. Passer d’une politique du « Je suis » à une politique du « Nous voulons » nécessite de redéfinir ce que signifie être un « Nous ».
Et le « nous » se crée dans l’action.
Annexes
Récapitulatif sur l’évolution du type des luttes et leurs caractéristiques
Luttes avant les identity politics :
• faire d’une identité* matérielle imposée de l’extérieur un levier pour construire un rapport social, politique ;
• chaque groupe se présente comme la lutte prioritaire et pense parler au nom des intérêts de toute une catégorie (toutes les femmes, tous les Noir-es) ;
• universalisme* abstrait : lutte pour l’accès de tous-tes à des droits jugés comme universels, peu importe le contexte ou les identités, comme la dignité ou l’égalité ou aveuglement sur l’existence d’autres oppressions* pesant sur le groupe ;
• exemples : les Suffragettes, la lutte pour l’abolition de l’esclavage, lutte ouvrière...
Les identity politics / politiques de l’identité (à partir des années 1960) :
• conceptualisées par le Combahee River Collective ;
• buts : décentrer les luttes révolutionnaires de l’homme blanc et complexifier les enjeux d’une révolution sociale ;
• avoir une “question unique” (ou une lutte prioritaire) occulte la complexité de l’oppression* et de l’exploitation* car les oppressions coexistent et se renforcent ;
• organisation collective à partir de problématiques de vie communes : l’identité est un rapport politique : on se bat contre les oppressions qui nous concernent ;
• émancipation universelle à partir des particularismes : partir des spécificités des groupes (culture, place dans la production...) pour adapter les idéaux de justice. Se base plus sur l’équité que l’égalité ;
• épistémologie de la provenance* ;
• pose les bases pour l’intersectionnalité* ;
• exemples : Gouines Rouges, FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire), Marche des Beurs...
Intersectionnalité :
• concept créé par Kimberlé Crenshaw en 1976 ;
• but : mettre en évidence des situations invisibilisées jusque là par le cadre d’analyse de la justice, partiel et déformant (zones grises juridiques). Décrire la discrimination* spécifique à laquelle sont confrontées les femmes noires de classes populaires sur leur lieu de travail ;
• analyse les discriminations spécifiques liées à l’intersection d’oppressions ;
• enrichissement des identity politics* ;
• une identité ne peut pas être cloisonnée des autres car elle est une catégorie simpliste (femmes, ouvrier…). On ne peut pas comprendre les identités séparément les unes des autres ;
• faire une politique de la différence déterminée par l’expérience, faire des plus opprimé-es des leaders, prendre en compte toutes les formes d’oppression
• cherche la reconnaissance ou les changements à partir de nos identités
• s’organise en « communautés de souffrance »
• limites :
◦ difficultés à visibiliser les différences entre les groupes constitués par une intersection et leur dynamique de pouvoir
◦ n’explique pas les causes de l’oppression et donc fait penser qu’elles sont naturelles et immuables
◦ n’attaque pas les bases des oppressions
◦ amène surtout à dénoncer et réparer les torts faits aux individus situés à une intersection
• exemples : le féminisme chicano, les mouvements de travailleuses domestiques dans les pays du Sud global
Version moderne de l’intersectionnalité
• politique de la différence ;
• rapport aux oppressions :
◦ se concentrent sur les symptômes, ne nourrit pas l’analyse et la compréhension des systèmes oppressifs et comment ils se croisent ;
◦ oppression additionnable et interchangeable avec une autre ;
◦ mise en concurrence des individus et groupes opprimés pour l’accès aux droits (recherché pour des groupes particuliers) ;
◦ aveugles aux dominations à l’intérieur des intersections.
• individualisation de la politique
◦ se concentre sur les dynamiques individuelles ou interpersonnelles comme la reconnaissance des privilèges individuels ou la « déconstruction » (l’oppression peut être vue comme un problème psychologique) ;
◦ se focalise sur l’expérience individuelle des oppressions : les symptômes ; les émotions individuelles : culpabilité du privilégié, sentiment d’exclusion des opprimé-es...
• l’identité comme moyen et comme fin des luttes
◦ se concentre sur la mise en avant de toutes les intersections d’oppressions possibles, ce qui encourage plutôt une vision culturelle des identités en mettant en avant les différences ;
◦ orientation sur le besoin de reconnaissance des spécificités propres à chaque petit groupe ;
◦ prend de la distance vis-à-vis de la défense d’une émancipation universelle au profit de luttes identitaires ;
◦ transforme la lutte contre le patriarcat en une lutte d’une/plusieurs identités contre les « cis hétéros » ;
◦ réduit les gens à leurs identités, pousse chacun-e à « trouver » son identité et confond identité et positions politiques ;
◦ romantisation des identités cumulant les oppressions.
• rejette le pouvoir car le voit comme mauvais et l’attribue à certaines catégories identitaires (hommes cis hétéro blancs). Ça fige les identités et les oppressions en 2 camps, ce qui empêche de voir que les conditions d’oppressions changent selon l’époque et le lieu, et que le pouvoir circule aussi entre les gens et à l’intérieur des groupes d’identité.
• épistémologie de la provenance : seuls les « concerné-es » sont capables de proposer des projets de société
• exemple : Black Lives Matter, certaines branches d’anarcha-féministes, luttes séparatistes...
Le futur :
• comment ?
◦ allier universel et particulier ;
◦ prendre l’identité sociale comme un point de départ de la lutte et pas comme un objectif ;
◦ construire volontairement les collectifs autour de projets de société ;
◦ connaître les causes des oppressions ; ne pas confondre causes et symptômes : se rappeler que la cause de la souffrance est cet état d’exploitation qui nous maintient dans la précarité et la subordination et a pour effet collatéral la dévalorisation culturelle.
◦ donner aux expériences individuelles leurs justes places dans les luttes
• pourquoi ?
◦ changer les structures oppressives
◦ tout le monde est un sujet politique
• challenges :
◦ déplacer le besoin de reconnaissance ?
◦ penser des alliances politiques créatives dépassant le vécu de trauma
• exemples : Vous ?
Petite liste d’outils pour s’organiser sur des bases matérialistes pour renforcer nos luttes
• L’enquête ouvrière élaborée par Karl Marx, qu’il faut bien sûr adapter à aujourd’hui et au milieu à partir duquel tu t’organises (immeuble, entreprise, service...) ! Cette enquête a servi à récolter des données de terrain pour élaborer une théorie de la révolution, à documenter les conditions de vie des travailleurs-ses et à appuyer la critique du capitalisme. Elle se trouve facilement sur internet, par exemple sur marxists.org ;
• Il y a aussi l’enquête conscientisante de Paolo Freire, qui se base plus sur l’éducation et qui explique sa démarche dans son livre Pédagogie des opprimés. L’enquête consiste à partir d’une problématique individuelle, locale ou sectorielle pour remonter jusqu’aux causes des problèmes rencontrés et imaginer comment les transformer. On interprète ensemble les données qu’on a recueilli et on recherche ensemble des pistes d’action collective transformatrice ! (on peut en trouver des éléments sur le site de l’IRESMO : www.iresmo.jimdofree.com) ;
• L’enquête militante qui sert à faire le lien entre théorie et pratique. Un article explique davantage la démarche sur le site www.acta.zone. Le collectif Strike s’organise autour de ces enquêtes ;
• Les cartes militantes servent à représenter l’espace autrement que les cartes classiques qui servent des objectifs de domination. Elles visibilisent les luttes et les représentations de l’espace par des catégories d’opprimées pour se réapproprier la géographie ! Le collectif A la criée s’investit dans ce domaine ;
• L’outil d’éducation populaire Petites histoires / grandes histoires sert à court-circuiter les inégalités dans l’argumentation en donnant toute la place au récit individuel. Cet outil sert aussi à prendre conscience individuellement et collectivement de l’influence de nos vécus, rencontres et évènements de vie, sur qui nous sommes actuellement, de la façon dont la grande Histoire a influencé nos parcours de vie, mais aussi de choisir ce qu’un groupe veut transmettre dans son histoire. Des méthodologies de l’outil sont disponibles sur des sites internet d’éducation populaire.
Complément du lexique (très) orienté à gauche
A
• Aliénation : c’est un mot que Marx utilise pour dire qu’un individu est dessaisi de ce qui fait de lui un être humain et transformé en un autre, voire en quelque chose d’hostile à lui-même (comme quand on parle de sexisme intériorisé pour dire que les femmes ont intégré la norme de domination par les hommes, ce qui leur nuit personnellement et collectivement). L’aliénation sous le capitalisme a lieu lorsque l’humain-e ne peut se reconnaître :
◎ ni dans le produit de son travail (qui lui est devenu étranger car il ne maîtrise pas le processus de production et aura rarement la possibilité de l’utiliser),
◎ ni dans sa propre activité productive (son travail n’est qu’une ressource aux yeux de l’entreprise),
◎ ni dans les autres humain-es (ses rapports avec elleux perdant leur caractère humain car ils tendent à se limiter à l’échange des produits du travail).
T
• Travail : pour Karl Marx, le travail est une activité qui a toujours existé dans l’histoire humaine. Il est à la fois une activité productive permettant de répondre aux besoins de la vie, mais aussi ce qui fait de l’humain-e un-e humain-e. Culture de la terre, création artistique, éducation des enfants... Tout est travail et c’est grâce au travail que les humaines interagissent avec le monde, que nous le changeons et nous changeons nous-mêmes. Selon les époques et lieux, le travail ne s’organise pas de la même façon. Pour Marx, le capitalisme sépare notre travail de la volonté de travailler. Cela veut dire que la forme d’organisation du travail capitaliste, le salariat, ne nous permet pas de répondre directement à nos besoin (manger, se loger, créer...) mais qu’il nous donne les moyens d’acheter ce qui nous permet de répondre à nos besoins. Notre travail ne nous enrichit pas nous, mais notre patron. Ainsi, le travail, qui est l’essence de la vie, devient un moyen de survivre. La vie/le travail n’est donc plus que survie.
Et voilà !
C’est la fin de cette brochure.
Si elle a été utile pour vous, on vous encourage a vous en saisir collectivement en organisant des lectures de groupe, de la création d’outils de mise en pratique de la théorie, des débats…
Hâte d’avoir vos retours, de voir les effets directs ou non du texte sur nos espaces politiques.
Contact : souffrance-politique@@@riseup.net
Cette brochure, tout comme la première partie, est une reprise du texte "La souffrance individuelle (et collective) est-elle un critère politique ?", de Chi-Chi Shi, publié à l’origine en anglais sous le titre "Defining my Own Oppression : Neoliberalism and the demands of Victimhood", dans la revue Historical Materialism, n°26-2 (2018).
Marseille, France hexagonale, décembre 2024.
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