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À barreaux rompus
Pourquoi on souhaite un monde sans prisons
mis en ligne le 26 avril 2021 - anonymes
Sommaire
- Introduction
- De la réalité de l’enfermement à l’aspiration de la liberté !
- Je ne me sens pas "en sécurité" dans un monde de barreaux
- Fais pas d’bêtises... ou tu finiras en taule !
- Face au viol : lutter contre le sexisme, lutter contre l’Etat
- Pour ne plus devoir choisir entre porter plainte ou se taire
- L’État, la prison et le racisme
- Le mirage des peines dites « alternatives »
- Détruire les prisons. Et toutes les formes de punition !
- « Ça y est, vous y êtes »
Introduction
L’idée de cette brochure a émergé en 2018 de quelques participant-e-s à une assemblée anticarcérale de la région parisienne.
Nous sommes régulièrement confronté-e-s à des arguments pour justifier de l’impossibilité de se passer des prisons. Nous souhaitions tenter d’y répondre à travers cette brochure, et exposer ce qui fait qu’au contraire pour nous l’enfermement est inacceptable et qu’il ne peut pas coexister avec le monde de liberté auquel nous aspirons.
Au-delà de l’enfermement c’est l’idée même de Justice que nous remettons en question. D’abord en tant qu’outil aux mains du pouvoir qui fait appliquer des règles que l’on n’a pas choisies au profit des dominant-e-s. Ensuite parce qu’il s’agit d’une entité extérieure aux conflits qui a toute autorité pour décider de comment les régler, au nom d’une morale imposée. Enfin parce qu’on s’oppose à la notion de punition qui n’a jamais réglé aucun problème...
Souvent, quand on aborde la question d’un monde sans prison, une des réactions consiste à craindre le fait que rien ne nous retiendrait de tou-te-s s’entretuer et qu’on vivrait en plein chaos.
Peut-être cette crainte relève d’un manque de confiance en ses propres capacités à gérer la conflictualité de manière plus autonome, dans ce monde où on est déresponsabilisé-e et infantilisé-e par l’Etat ? Ou bien d’une méfiance envers les autres, perçu-e-s forcément comme des ennemi-e-s malveillant-e-s et sanguinaires en l’absence d’institutions pour les contrôler ?
Il serait pourtant surprenant que ce soit la menace de la prison qui nous empêche de tuer nos voisin-e-s de bon matin, ou toute personne qui nous chercherait des noises. Dans tous les cas, on se doute bien que sans prison, il continuerait de se passer des trucs dégueux et des problèmes plus ou moins conséquents entre individus ou groupes d’individus.
Mais il ne s’agit pas ici de proposer des alternatives à la justice et à la prison, juste la perspective d’un monde plus libre et sans lieux d’enfermement, où il n’y aurait pas de manière figée de réagir à un problème ou un conflit donné. Pour nous, imaginer la destruction des prisons va de pair avec aspirer à la fin d’un monde basé sur des hiérarchies sociales, qui génèrent une grande partie de ce qui est appelé délinquance ou criminalité.
Chaque texte été écrit par une seule personne avant d’être relu collectivement. La brochure ne représente donc pas un point de vue collectif, consensuel, ou exhaustif, mais un florilège de ce qui nous anime individuellement dans notre lutte contre le monde carcéral. Il s’agit de réflexions de personnes confrontées à la taule d’une manière ou d’une autre - que ce soit pour nous être retrouvé-e-s entre quatre murs, par le biais de proches incarcéré-e-s, ou par la menace qu’elle fait peser sur nos vies - et qui partagent l’envie d’en finir avec l’enfermement.
Février 2021.
De la réalité de l’enfermement à l’aspiration de la liberté !
Pourquoi tout le monde s’en fout ? Et acceptent que des individus soient mis quotidiennement en cage ? Que des individus soient quotidiennement humiliés, maltraités dans ces mêmes cages, par des matons ou des flics ? Que la bouffe qui y est servie quotidiennement personne n’en voudrait sur sa table ? Qu’ils soient à peine payés quand ils travaillent ?
Il est plus facile de ne pas le voir, ni de le savoir, et de s’indigner avec tout le monde sur la montée de l’insécurité.
« Ils l’ont bien mérité... et elles ? ah oui bah c’est encore pire.
Ils ont sûrement fait une bêtise, on n’y va pas pour rien en prison.
Moi je me suis déjà fait cambrioler et la justice fait son travail….
Bien sûr, la prison pour quelques grammes de shit, un petit vol ou l’alcool au volant c’est inutile, mais il y a les meurtriers, les violeurs et les terroristes et qu’est-ce qu’on fait d’eux ? »
« La peine de mort comme alternative » disent même certain-e-s.
Voilà quelques affirmations que l’on peut entendre lorsque l’on parle d’un monde sans prison. S’il est possible d’argumenter face à certaines, ce n’est pas pour trouver des solutions. C’est plutôt pour imaginer un monde sans prison ou toutes les oppressions ont été remises en cause et les institutions détruites, où l’on a des prises sur ce qui nous environne. Dans l’immédiat, on remet en cause un système punitif basé sur la domination et les normes de cette société.
La justice, jour après jour, réaffirme le rôle auquel chacun-e est assigné-e. Celles et ceux qui galèrent déjà n’auront pas plus de chances face aux tribunaux et à la prison. La justice est le reflet de cette société, reproduisant les dominations de genre, racistes, économiques et des « normes psychologiques » et elle condamne d’autant sur ces bases. Celles et ceux qui refusent de se prêter à ce théâtre macabre s’y verront aussi condamné-e-s.
Il y a plusieurs sortes de cages, pour les récalcitrant-e-s, les indésirables, celles et ceux dont les normes de la sociabilisation ne sont pas tolérés : prisons, centres de rétention, hôpitaux psychiatrique, centres pour mineur-e-s...
En façade, il est écrit réinsertion et éloignement pour « le bien », alors qu’il est question de mise au ban et de régulation de la société. Exiler, isoler, enfermer, mettre à l’écart, montrer en exemple et faire peur avec, en utilisant plus ou moins de violence selon les États, les systèmes. Enfermer jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de places et toujours en construire plus. Et comme construire ne suffit pas, il faut aussi enfermer dehors, avec une laisse électronique ou le travail gratuit pour réparer « sa faute ».
Suite à des faits divers isolés ou des faits qui touchent une partie plus large de la société, les processus de contrôle déjà présent s’accélèrent et de nouvelles mesures de sécurité se mettent en place à la fois dans notre environnement et dans le contrôle de nos corps. Ces mesures, qui sont « en réaction à », pour rassurer, d’exceptionnelles à un moment donné, se normalisent ensuite ; destinées à une catégorie de personnes elles s’étendent à tou-te-s et à tout le temps. Des militaires dans les rues aux caméras en cellules, des fichiers ADN aux applications de traçage. Tous ces petits changements grappillent chaque jour notre liberté.
Le rôle coercitif de l’État n’est pas récent et semble faire le lit de son existence même. Doit-on pour autant se résoudre à accepter de vivre avec cette menace qui veut nous résigner à occuper la place à laquelle on se trouve.
Je ne me sens pas "en sécurité" dans un monde de barreaux
Un des trucs couramment admis avec la taule c’est qu’elle serait là pour nous protéger.
Pourtant une bonne partie des atrocités commises dans ce monde le sont en toute légalité.
On tue en masse au nom de la guerre. On tue les gens à la tâche (avant l’âge de la retraite de préférence) au nom du travail. On tue de froid les clochard-e-s au nom de la propriété privée. On tue les migrant-e-s en mer au nom de la nation. On tue à coup de cachetons au nom de la raison. On tue la planète au nom du progrès.
Et puis on tue dans les taules, les comicos et partout où y’a des flics, au nom de la sécurité.
Pour n’évoquer que la notion de meurtre, vu qu’elle est considérée comme le crime le plus abject quand il n’est pas commis dans le cadre de la loi.
Mais en réalité c’est tout un système d’oppressions quotidiennes, souvent plus insidieuses, qui est entretenu par le même pouvoir qui prétend nous protéger. La domination représente une menace plus réelle, plus directe, qu’un hypothétique tueur en série au coin de la rue, mais la peur qu’elle engendre est facilement détournée par les histoires de monstres vendues par les médias et la culture. L’Etat peut alors se poser comme protecteur indispensable, vu qu’on est dépossédé-e-s des moyens de se protéger, isolé-e-s les un-e-s des autres, interdit-e-s de l’effort de penser par nous-même ce qui est acceptable ou pas et d’agir en conséquence.
L’enfermement, comme punition suprême d’Etat, devient par magie un mal nécessaire, alors qu’il ne protège finalement rien d’autre qu’un ordre des choses dégueulasse. Chacun-e à sa place, se méfiant toujours de plus bas que soi sur l’échelle sociale, s’abstenant de faire un pas de côté. Vulnérable, peureux-se, docile, facilement gouvernable pour que le pouvoir puisse se perpétuer. Ou alors c’est sous surveillance, entre quatre murs ou un bracelet au pied, scruté-e par les caméras, harcelé-e par les flics.
La prison n’existe pas pour nous protéger, mais pour protéger une société basée sur le privilège et l’exploitation. Elle n’est pas la solution, elle est le problème.
Fais pas d’bêtises... ou tu finiras en taule !
La taule, en tant que lieux d’enfermement et de punition plus ou moins abstrait ou présent dans nos vies, fait peur. Son existence a notamment pour but de nous empêcher d’agir, elle constitue une menace destinée à nous soumettre et à nous rendre impuissant-e-s. C’est peut-être ce sentiment d’impuissance qui pousse ces derniers temps [1] des gens à gueuler en manif « Macron démission, Castaner en prison ». Sentiment d’impuissance dans le sens où pour changer ou détruire ce monde on peut rapidement se sentir démuni-e-s et que la seule chose envisageable pour avoir une emprise peut être d’enfermer les gens au pouvoir en prison. Alors que la justice et la taule ne sont clairement pas faites pour enfermer les dominant-e-s mais sont utilisées par ces dernier-e-s pour contrôler et punir plein de personnes indésirables, dont des manifestant-e-s. Et même si Castaner finissait en prison, n’y en aurait-il pas un-e autre pour le remplacer ? Le problème ne se restreint pas à quelques politicien-ne-s mais à tout un système d’oppression politique et économique bien ficelé. Ou peut-être que cette envie d’emprisonner Castaner consiste à vouloir se venger en punissant et en menaçant à son tour celleux qui le font quotidiennement (politicien-ne-s, flics, juges et compagnie). Ou bien à défendre une illusoire "égalité face aux lois". Les slogans qui prônent l’enfermement contribuent à reproduire les schémas de domination et de contrôle de l’État qui sont plutôt à détruire. Et peut-être qu’on préférerait penser et construire d’autres rapports de conflictualité avec nos ennemi-e-s, plus en accord avec des idées anti-autoritaires et révolutionnaires et avec des envies de liberté.
La menace de la prison qui pèse et la répression effective qui envoie de nombreuses personnes en prison ont un pouvoir dissuasif afin de nous obliger à tout accepter et à se résigner, parce que « tout sauf la taule ». Ça pousse à mesurer les risques et poser des limites : « gueuler en manif je peux, cramer une bagnole de flics je peux pas, me servir dans les réserves au taff je peux, braquer une banque je peux pas, coller des autocollants sur les parcmètres je peux, les défoncer je peux pas, etc. ». De cette manière cette menace exerce un contrôle, pas parce qu’on adhère aux règles imposées, en étant par exemple contre le vol quel que soit le contexte, mais parce qu’on veut pas finir en taule, point. C’est là pour nous faire peur, et nous déposséder de ce qu’on veut faire pour se débrouiller dans ce monde de merde mais aussi contre lui. Cette menace de la taule bloque aussi l’imaginaire et les possibles, elle empêche de concevoir certaines actions contre les détenteur-trice-s et les infrastructures du pouvoir étatique et économique. Parfois, en apprenant ce qu’ont fait des gens, du style foutre le feu à un poste de police, on s’dit « j’aurais même pas osé penser à faire ça ».
L’existence de la taule représente une menace réelle et effective : existence concrète autour de nous de la répression contre les révolté-e-s et les pauvres et du racisme quotidien (contrôle au faciès, rafles etc.), ainsi qu’une menace fantasmée, basée sur tout un imaginaire que véhicule la société. Elle nous est fréquemment rappelée par un mélange nauséabond : condamnations acclamées par les médias à travers les actualités et faits divers, personnages de taulard-e-s très méchant-e-s ou exagérément paumé-e-s dans les fictions en tous genres.
Quand on ne l’a pas vécue, la représentation fantasmée de la prison est souvent terrifiante et floue. On sait plus ou moins qu’on a peur de tout un tas d’éléments : l’enfermement entre quatre murs avec un quotidien contrôlé de manière systématique, la violence des maton-ne-s et celle entre détenu-e-s, ne plus aller où on veut avec qui on veut, etc. Puis on apprend que si on finit en taule, même une fois sorti-e on va en baver à long terme car on n’aura plus jamais une vie « normale », condition pour être intégré-e dans cette société, et y vivre avec un minimum de tranquillité. Notre vie serait « foutue », on serait indésirable dans ce monde (si on ne l’était pas avant, ce qui est souvent le cas). En effet, la figure de l’ex-détenu-e est construite comme repoussoir parce qu’associée au fait d’être exclu-e de ce qui est souhaitable : un « bon » travail, une famille, de la thune pour consommer et se payer des vacances. Personne n’a envie de finir « seul-e et à la rue, sans le sou ». L’imaginaire joue beaucoup dans l’appréhension de la taule, même si celle-ci peut réellement bousiller la vie des gens.
Dehors, on se résigne à taffer pour avoir un toit, à obéir aux ordres pour ne pas perdre son job, à fermer sa gueule pour pas froisser les machos, à aller voter parce que ça paraît impossible de construire quelque chose en dehors de l’ordre démocratique, à payer nos transports pour ne pas avoir d’amendes, à montrer nos papiers (pour celleux qui en ont) pour passer les frontières... On prend l’habitude d’être notre propre maton-ne en intégrant et en subissant les contraintes quotidiennes de cette société. Car si on ne le fait pas, cela implique tout un tas de conséquences et de galères, dont se retrouver en prison où les phénomènes de coercition sont exacerbés et bien plus lourds.
Malgré tout, cette menace ne paralyse pas forcément puisque beaucoup de gens s’emparent de failles du système étatique et capitaliste. Des moyens de débrouille se développent et se diffusent en permanence (techniques pour chourrer et frauder, passages illégaux de frontières, squats...). Elle ne rend pas non plus forcément impuissant-e-s et dépossédé-e-s de moyens d’agir et d’avoir un impact : la rage contre ce monde s’exprime fréquemment avec des attaques (contre les dominant-e-s et leurs projets dégueulasses) et des révoltes (dans la rue comme dans les prisons).
Face au viol : lutter contre le sexisme, lutter contre l’Etat
« Si tu te faisais violer tu serais bien contente de pouvoir porter plainte, non ? » Voilà le genre de phrase que j’ai pu entendre à plusieurs reprises dans des discussions où j’expliquais à des gens que je rêve d’un monde sans flics. Même registre quand parfois j’ai exprimé mon dégoût profond de la prison : « Et qu’est-ce que tu ferais des violeurs alors ? »
Il semblerait que quand il s’agit de justifier ce monde sécuritaire certains commencent subitement à s’intéresser aux oppressions sexistes. S’ils s’étaient vraiment penchés sur la question, peut-être auraient-ils remarqué que les flics n’en ont pas grand-chose à faire des plaintes pour viol. Que les juges se comportent différemment en fonction du statut social de l’agresseur. Que les flics et la justice, apparemment si nécessaires pour nous protéger, sont les mêmes qui enferment celles qui ont rendu les coups face à un mari violent.
Si vraiment les violences faites aux femmes étaient un sujet d’inquiétude pour eux, sûrement auraient-ils remarqué que ce système qui génère des flics et des taules pour « nous protéger des violeurs » est lui-même structurellement sexiste.
Les représentations véhiculées par la pub, les médias, la médecine, l’école, la culture, nous répartissent dans deux identités de genre que nous n’avons pas choisies et auxquelles nous sommes assigné-e-s, dont l’une domine l’autre. Au moment où, nourrissons, on nous a mis un bracelet rose autour du poignet, notre place dans la société a été déterminée comme femmes, séductrices hétérosexuelles et mères attentionnées au service des hommes. Désormais on peut aussi travailler si on veut, pour un salaire presque comparable à celui d’un homme, mais notre rôle principal dans la société reste d’enfanter la relève. Il suffit de s’intéresser aux conditions d’accès à l’avortement ou à la stérilisation pour s’en faire une idée. Ou encore à la stigmatisation de ceux et celles qui ne rentrent pas dans les cases. L’Etat, qui voudrait soi-disant assurer notre sécurité, participe au maintien d’un système hétéro-patriarcal, en gros un monde où les relations entre sexes reposent sur l’hétérosexualité et l’autorité masculine.
En posant la femme comme objet sexuel de l’homme, cette domination générale représente un terreau propice au viol, le rendant même acceptable dans la plupart de ses formes. La majorité des viols et des agressions sexistes est d’ailleurs commise au sein des schémas encouragés par l’Etat : le couple et la famille.
Alors il y a en a vraiment marre en tant que femme d’être instrumentalisée pour justifier des discours et des politiques répressives et sécuritaires. Après avoir été mis en place initialement pour lutter contre les crimes sexuels, le fichage ADN est désormais couramment utilisé dans des procédures judiciaires variées. La RATP fait la pub de ses caméras et agents de sécurité dans une campagne récente contre le harcèlement dans les transports. En Allemagne, des agressions sexuelles commises à Cologne par des migrants sans papiers le soir du nouvel an sont venues alimenter le racisme et justifier les politiques (anti-)migratoires. Là-bas comme ici, le pouvoir ne cherche pas à défendre les femmes des agressions sexistes mais à défendre sa propre souveraineté sur les femmes. Dans notre « civilisation occidentale » comme dans bien d’autres, la femme a toujours été un territoire, un butin de guerre à coloniser par le viol et l’esclavage domestique tout autant qu’à protéger des ennemis.
Alors, non merci, je ne recherche pas la protection de ceux-là même qui font tout pour me maintenir en position de dépendance. Ni celle des machos, ni celle de l’Etat. Et si jamais un jour, forcée par ce monde à choisir entre ma sécurité et mes convictions, je me retrouve à appeler les flics, je sais que je risque de subir en prime leur sexisme et leur répression. Alors je recherche plutôt des moyens de sortir de la dépendance, de reprendre ma vie en main. Je cherche de nouvelles manières de me construire comme individu, de me relationner avec celles et ceux qui m’entourent. Je cherche des allié-e-s, des outils, des connaissances, des savoir-faire pour sortir de l’isolement et être capable de m’auto-défendre, mettre des mots sur ce qui m’oppresse et organiser la riposte. Et quoi qu’il arrive, je ne perdrai pas de vue que combattre le sexisme n’est pas dissociable d’un combat contre toutes les autres dominations portées par l’Etat et le capitalisme. Qu’on ne pourra expérimenter la liberté qu’une fois qu’on se sera débarrassé-e-s de toutes les prisons, celles en dur et celles dans nos têtes.
[Le texte « Face au viol : lutter contre le sexisme, lutter contre l’Etat » est librement adapté d’un texte publié en 2016 dans le journal Paris sous tension.]
Pour ne plus devoir choisir entre porter plainte ou se taire
On entend souvent dire que la prison est indispensable pour enfermer les violeurs et les hommes qui battent "leurs" femmes. La taule serait là pour empêcher les agressions sexistes, c’est-à-dire commises notamment contre les femmes, personnes homosexuelles, transgenres, transsexuelles… En tant que femme, je devrais alors être bien contente de son existence, la taule étant en partie là pour moi, pour préserver ma sécurité. En jouant un effet dissuasif ou en punissant et en écartant les « coupables », la prison permettrait d’éviter que les individus de « sexe faible » se fassent violenter.
Alors réjouissons-nous !
Grâce à l’existence de la justice, les personnes agressées auraient « juste » à aller porter plainte pour trouver de l’aide et une oreille attentive. Enfin, en théorie du moins. Dans les faits, parmi les personnes se rendant au commissariat pour dénoncer les violences qu’elles subissent, beaucoup ne sont pas crues ou leurs récits sont minimisés. Pas si attentives que ça, les oreilles de flics finalement.
Depuis quelques temps, de plus en plus de personnes manifestent pour réclamer une meilleure prise en charge judiciaire de la parole des femmes victimes de violences conjugales. Cette meilleure prise en charge passerait par une formation des flics pour leur apprendre à écouter et accueillir correctement les personnes venues déposer plainte. Mais est-ce vraiment les oreilles des flics qu’il faut changer ?
Une « bonne » prise en charge judiciaire aux yeux de ceux qui la défende, ça signifie que les personnes venues déposer plainte voient celle-ci enregistrée et qu’une réponse pénale soit apportée (selon les situations, il s’agira d’une obligation d’éloignement, d’une injonction de soin, d’une peine de prison…). Mais est-ce que cette « bonne prise en charge judiciaire », permettra vraiment aux violences de disparaître et aux personnes qui les subissent d’arrêter de les subir ? On vit dans un monde où ces violences sont principalement commises au sein de l’entourage, de la famille, du couple… Est-ce que pouvoir porter plainte avec l’éventualité derrière d’envoyer en taule son proche violent paraît vraiment être quelque chose sur lequel les personnes agressées peuvent s’appuyer ?
C’est déjà souvent difficile d’admettre qu’on subit des violences de la part d’un.e proche. Il faut aussi dépasser la honte pour accepter d’en parler. Et si en plus, la personne agressée a le sentiment que l’unique chose qu’on va lui conseiller est de porter plainte, elle risque de s’enfermer dans le silence. Elle peut avoir peur qu’on la pousse à aller au commissariat ou qu’on lui dise que la situation ne doit pas être si grave que ça si elle refuse. Beaucoup de personnes se retrouvent alors seules sans pouvoir parler de leurs problèmes à qui que ce soit et sans que leur situation ne change. Aux violences subies, s’ajoutent la honte et la culpabilité de laisser une situation de merde en place alors qu’il est apparemment facile de trouver de l’aide extérieure au commissariat du coin.
Une des conséquences est aussi de donner à la personne violentée le sentiment de devoir protéger son agresseur ou son agresseuse en tentant de dissimuler la situation, en évitant des scènes publiques. C’est alors elle qui fait attention à cacher ce qu’il se passe et à ménager la susceptibilité de l’autre pour que personne ne s’en rende compte. Après tout, c’est quand même quelqu’un.e de gentil.le généralement, enfin de temps en temps, quand son humeur est bonne, qu’il fait beau, qu’on est dimanche et que les planètes sont alignées dans le bon sens.
Une fois que la personne violentée sera sortie de cette situation, ça restera compliqué de parler de ce qu’elle a subi de peur qu’on la culpabilise. Après tout, elle n’a pas porté plainte alors si la personne agresseuse recommence sur elle ou sur une autre, aux yeux de beaucoup, ce sera un peu de sa faute à elle aussi.
Mettre en avant la prise en charge judiciaire comme solution pour régler les cas de violences sexistes contribue à donner l’impression que ces violences sont commises de façon très marginale par des individus dangereux qu’il faudrait mettre hors d’état de nuire. En donnant l’impression qu’il s’agit d’actes monstrueux, la prison empêche de remettre en question ses propres comportements car personne ne se sent concerné. « Les agresseurs sont des monstres. Ce n’est pas mon cas. D’ailleurs je n’ai jamais agressé personne, la preuve, il n’y a jamais eu de plainte. » Et finalement, l’absence de plainte ou de condamnation judiciaire sert à minimiser l’impact que peut avoir sur d’autres ses propres comportements.
Une multitude de petits faits, d’habitudes, de représentations qui conduisent à ces situations de violence sont ainsi invisibilisés. Tout un tas de préjugés ou de comportements sexistes au quotidien participent pourtant à différents degrés à faire passer les violences pour acceptables. Par exemple, quand on répète qu’un homme a des besoins sexuels naturels et que "sa" femme est là pour les combler, on n’aide pas cette dernière à être en position de pouvoir refuser des avances face aux reproches de son mari.
On justifie souvent l’existence de la prison par un soi-disant besoin de protéger. Pourtant, le recours à la justice et la taule en étant avancé comme LA solution, empêche de chercher d’autres manières de résoudre les situations, d’autres manières de percevoir les personnes qui ont agressé. Et donc nous empêche d’attaquer le sexisme à la source.
L’État, la prison et le racisme
Les prisons en France sont remplies de nombreux prisonnier.es non-blanc.hes : elles reflètent une société raciste, et sont l’un des outils du racisme d’État. En rappelant certains mécanismes de cette domination, ce texte défend l’idée que lutter contre les prisons c’est aussi lutter contre le racisme, et inversement : ces deux luttes ne peuvent pas s’ignorer.
Dans ce texte le mot "race" est utilisé, mais pas au sens de "race biologique" car les "races biologiques" n’existent pas. Ce texte parle de la "race" comme d’une construction sociale, qui repose entre autres sur la couleur de peau, la religion, la culture ou les origines géographiques, qui est la base d’un rapport de domination qui a des conséquences sur la vie des gens.
Un outil pour maintenir l’ordre social
La prison est une menace constante qui force tous.tes ceux et celles qui se font exploiter et dominer à ne pas se révolter (travailleur.ses, chômeur.ses, marginaux.ales entre autre) et à rester à leur place.
L’institution carcérale s’est développée en même temps que l’industrie capitaliste au 19e siècle : l’objectif était de maintenir la classe ouvrière au travail, notamment avec le développement d’outils répressifs, comme les maisons d’arrêt qui sont créées en 1791, ou le développement des bagnes dans les colonies qui servent à éloigner et isoler les condamné.es. Cette institution a évolué au cours du temps, selon la répression mise en place par l’État.
Dans les années 1970, la classe ouvrière a changé en France, avec d’une part l’arrivée de nombreux immigré.es venu.es d’anciennes colonies depuis les années 50, et d’autre part l’augmentation du chômage, et la fin du soi-disant « plein emploi ».
La présence en France de populations qui étaient auparavant colonisées pose problème à l’État français, et ces populations subissent d’office une répression liée à leur race et à leur classe. Les politiques d’urbanisme créent à la périphérie des grandes villes des « villes nouvelles », les quartiers populaires que l’on connaît aujourd’hui, qui sont des espaces de marginalisation et d’exclusion. L’accès à la richesse y est plus difficile, un phénomène qui s’accentue avec l’augmentation du chômage touchant particulièrement ces quartiers. Pour maintenir cet ordre social et racial, et alors que des révoltes violentes ont lieu dès 1979, la répression politique s’installe, notamment à travers la police, mais aussi à travers d’autres institutions d’État : la loi, la justice et la prison.
La loi
Le premier outil de l’État pour mettre en place toute répression, et la répression raciste, est la loi. La manière dont la loi est écrite est rarement ouvertement raciste, mais ça n’empêche que sa raison d’être et ses effets peuvent être racistes. De nombreuses lois islamophobes s’attaquent aux immigré.es et à leurs enfants, avec par exemple la loi de 2004 contre le port du voile à l’école, ou bien les états d’urgences successifs de 2015 et 2017 qui ont permis d’intensifier le contrôle des musulman.es et d’intégrer de nombreuses mesures d’« urgence » à la loi. En 2020, la loi « contre les séparatismes » a permis à l’État d’interdire très facilement certaines associations et certains lieux de cultes, dont des associations qui dénonçaient l’islamophobie comme le Collectif Contre l’Islamophobie en France.
La loi développe aussi des outils de répression raciste avec le contrôle des frontières, à travers le « code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ». Cet ensemble de lois institué en 2004 permet à l’État d’attribuer ou non les bons papiers, et d’organiser l’exploitation, l’enfermement et la déportation des étranger.es. L’enfermement des étranger.es pour des raisons administratives se fait dans des prisons spéciales, les centres de rétention administrative, qui ont été créés en 1981.
La loi sert le racisme d’État plus généralement en prévoyant de lourdes peines de prisons pour ceux et celles qui essayent de gagner de l’argent autrement que par le travail légal, ce qui revient souvent dans les faits à de la répression envers des populations non-blanches, issues d’une classe sociale précaire.
La police
La police est l’un des bras armés de l’État pour maintenir l’ordre social et racial. Les brigades comme la BAC [2] ont été créées dans les dernières décennies, officiellement pour s’attaquer au trafic dans les banlieues, alors qu’elles sont en réalité un moyen de contrôle des quartiers populaires.
Le travail de la police est intrinsèquement violent, il consiste à maintenir la hiérarchie sociale, à travers différents moyens, comme par exemple le contrôle au faciès, une technique de harcèlement qui cible explicitement les non-blanc.hes. Cette humiliation et cette violence vont parfois jusqu’à la mort. Le nombre élevé de personnes tuées par la police, majoritairement des hommes noirs et arabes, est révélateur du rôle qu’elle joue, celui d’ôter la vie avant que la prison ne s’en charge.
La justice
Plus de contrôle par la police augmente inévitablement le risque de se retrouver devant les tribunaux. La justice condamne plus facilement et lourdement les personnes qui ont déjà un casier, celles qui parlent moins bien français, celles qui n’ont pas de travail ou n’en veulent pas.
Elle développe des outils discriminants (auxquels peuvent se rajouter les préjugés racistes du juge). Par exemple, afin de déterminer la punition, les juges se basent dorénavant sur le principe de « personnalisation des peines », notamment à travers un examen de garanties de bonne intégration de l’inculpé.e. Un autre exemple est la comparution immédiate, un outil mis en place dans les années 2000 pour des délits mineurs, qui permet de juger de manière expéditive et ne laisse pas le temps de préparer sa défense, ce qui conduit à augmenter le nombre de condamnations à de la prison ferme.
Les motifs pour lesquels la justice envoie des gens en prison sont en majorité l’atteinte aux biens - comme le vol, (31 % des condamnations à de la prison ferme) - et les stupéfiants (18%). Ce sont des motifs qui permettent à l’État de cibler particulièrement une population précaire, dont une grande partie n’est pas blanche. Ces populations se retrouvent souvent avec peu de moyens et de ressource pour se défendre face à la justice, ce qui augmente les risques de condamnation.
La prison
Il y a donc une structure, un enchaînement d’outils mis en place par l’État et la classe dominante pour assurer leur domination : à travers la loi, la police, et la justice. Et le point qui vient verrouiller cette mécanique c’est la prison.
L’Etat français emprisonne de plus en plus de monde, en 1957 il y avait 20 000 détenu.es, en 2020 il y en avait plus de 72 000. L’enfermement semble être la solution choisie par celui-ci pour s’assurer que malgré l’augmentation des inégalités l’ordre social soit maintenu. Le rôle colonial et raciste de la prison pendant la guerre d’Algérie est clair : durant cette période 25 % des prisonnier.es en France sont algérien.nes. Dans les années qui suivent cette logique se poursuit, et se trouve renforcée par le durcissement de la politique carcérale. L’État se met à construire de plus en plus de prisons, en 1987 il met en place le premier plan de construction de places de prisons de grande ampleur, avec plus de 12 000 places prévues. La construction des prisons et les projets d’urbanisme qui créent les futurs ghettos pour les populations immigrées se font en parallèle, comme par exemple la prison de Fleury-Mérogis et la cité de la Grande Borne qui sont construites à proximité l’une de l’autre, à la même période à la fin des années 1960.
L’État durcit aussi sa politique sécuritaire à l’intérieur des prisons. En 2003, les ERIS [3] sont créées pour mater encore plus durement qu’avant les révoltes dans les prisons. Ces politiques se lient aussi à l’islamophobie d’État, comme le montre le plan « radicalisation » de 2018, qui a créé les QER et QPR [4], qui permettent d’isoler les détenus identifiés comme « radicalisés » (comprendre radicalisé.es musulman.es). Ce plan a des conséquences lourdes quand on sait qu’il y a au moins 27% de prisonnier.es musulman.es en France, soit autant de suspect.es pour l’État raciste.
L’enfermement des étranger.es s’est aussi durci : depuis le 1er janvier 2019, il peut durer jusqu’à 90 jours, et pour 2020 plus de 400 places supplémentaires sont prévues dans les CRA. De plus, les actes de résistance dans les CRA (comme tenter d’éviter l’expulsion) conduisent souvent à de la condamnation à de la prison ferme, ce qui rend les allers-retours entre la prison et les prisons pour étranger.es récurrents.
La prison sert à enfermer les révolté.es, les pauvres, les non-blanc.hes, et elle est un élément clé de l’État pour les maintenir en bas de l’échelle sociale. Elle assure les rapports de domination, notamment ceux de classe et de race, elle protège les privilèges.
Luttons contre la prison pour lutter contre l’État et son racisme !
Le mirage des peines dites « alternatives »
La prison continue de remplir sa fonction de contrôle des pauvres.
Les peines dîtes alternatives n’en sont que la continuité.
L’État s’est toujours servi du prétexte d’un soi-disant besoin de réinsérer les personnes pour justifier l’existence d’un système punitif. Comme cette justification est facilement démontable dans le cas de la prison, les gouvernements se sont acharnés à créer de nouvelles peines, dites « alternatives » pour s’y substituer. L’histoire est connue et, sans cesse, se répète ; tous les quinze ou vingt ans, on vient nous proposer la création de nouvelles peines ou de nouveaux aménagements. Après le sursis avec mise à l’épreuve (SME) de 1958, les travaux d’intérêt général (TIG) de 1983, le bracelet électronique de 1997, la contrainte pénale en 2014, une nouvelle couche a été appliquée en 2019 avec l’« aménagement à la barre » et l’ouverture des TIG aux entreprises « de l’économie sociale et solidaire ».
Si une peine qui isole moins de son environnement social peut sembler moins violente, l’enfermement et le contrôle restent (quand même) intolérables. Qu’ils aient lieu entre les murs de son appartement ou ceux d’une cellule. On peut d’ailleurs noter que les peines hors les murs s’installent plus facilement dans la durée vue qu’elles coûtent moins cher à l’Etat, et qu’elles viennent s’immiscer plus insidieusement dans le quotidien des gens qui doivent devenir leurs propres maton.ne.s. C’est une violence différente qu’il ne faut pas sous-estimer, comme le principe même de réinsertion sociale qui consiste en général à mettre les gens au travail pour des miettes sous peine d’aller ou de retourner en prison.
Vendues comme autant de palliatifs au « désastre pénitentiaire » si souvent dénoncé (surpopulation, vétusté, manque de budget...), chacune de ces peines dites alternatives s’est illustrée par son incapacité à honorer les illusoires missions qui lui étaient confiées. Pire, chacune d’entre elles a sans aucun doute contribué à nier la logique structurelle de la justice et de la prison qui existent pour punir et donc briser les individu.e.s.
Ainsi, aucune de ces peines n’a permis d’endiguer la surpopulation dans les prisons. Aucune de ces peines n’a permis de reléguer l’enfermement au rang de vieux réflexe archaïque. En 1980, la France comptait 37 000 personnes détenues, en 1990, 45 000 et en 2000, 51 000. Au 1er avril 2019, elle en comptait 71 828... En réalité, chaque « innovation » a contribué à étendre le filet pénal et à placer sans cesse plus de monde sous main de justice. Ainsi, aujourd’hui, plus de 250 000 personnes sont sous surveillance et tenues de rendre régulièrement compte de leurs situations personnelles et/ou professionnelles à la justice. L’équivalent de la ville de Bordeaux.
Ces peines sont-elles alors des « alternatives » ? Non. Il y a fort à parier que la grande majorité des personnes qui subissent ces peines ne se seraient, sans elles, de toute façon pas retrouvé.e.s en prison. Il faut effectivement savoir qu’un travail, une formation, un logement et une famille se présentent comme autant de gages d’insertion exigés par le système judiciaire qui peuvent permettre d’échapper à l’incarcération. Mais, parallèlement, ils conditionnent l’accession aux peines dites alternatives. Ainsi tout en renforçant en vérité son emprise sur toujours plus de gens, la justice organise l’illusion d’un traitement de faveur. Ce vernis social lui permet de faire accepter l’intensification de la répression et détourner les regards de la construction de nouvelles prisons.
Les peines dites alternatives ne sont donc en rien un moyen d’échapper à la prison. Au contraire, elles permettent de contrôler plus intensément les pauvres en développant un continuum de surveillance : du contrôle extérieur à la prison.
[Le texte « Le mirage des peines dites "alternatives" » est librement adapté d’un texte publié en 2016 par le collectif Prison par Terre.]
Détruire les prisons. Et toutes les formes de punition !
Parmi les rares critiques de la prison nombreuses sont celles qui font la promotion d’autres peines, d’autres manières de punir, qui seraient « plus adaptées ». Plus adaptées pourquoi ? Pour qui ? La punition, qu’elle se traduise par une incarcération, une amende ou des heures de TIG, sera toujours un instrument au service de l’autorité qui nous écrase. On nous juge au nom d’un ensemble de valeurs morales qui nous est imposé, « la loi ». On nous punit afin de nous placer dans une situation d’inférieur.e.s vis-à-vis de ceux qui veulent nous tenir en leur pouvoir, vis-à-vis de l’État qui cherche à garder le contrôle de « sa population ».
La punition finit toujours par conforter une position de supériorité, quelle que soit l’autorité qu’elle sert. D’ailleurs des profs souhaitant corriger leurs élèves, ou n’importe quel chef ou chefferie qui veut maintenir son pouvoir, punissent pour montrer qu’ils sont les plus forts, tout comme les juges des tribunaux. Et même si, dans certains cas, punir part d’une bonne intention, comme des parents qui puniraient leurs enfants « pour leur bien », cela contribue tout autant à perpétuer le sale goût de la soumission. A chaque fois, punir signifie asseoir une autorité sur d’autres, et bien souvent le châtiment est légitimé comme un mal nécessaire au nom de valeurs soutenues par une majorité.
La punition donne l’illusion qu’on règle les problèmes. En réalité elle restreint ces derniers à la sphère individuelle en occultant les rapports sociaux qui imprègnent les actes des individus. Par exemple, punir « le violeur » n’a jamais contribué à détruire la culture du viol, soit tout un tas de discours, d’attitudes et d’images, entre autres, qui répandent l’idée qu’on pourrait satisfaire ses désirs avec quelqu’un.e sans son consentement. De la même manière, punir n’a jamais permis d’anéantir les rapports de domination des hommes sur les femmes.
La punition vise à contrebalancer une souffrance par une autre et ainsi rétablir un équilibre. Lorsque les juges punissent ils désignent un.e coupable et lui infligent une peine qu’ils estiment proportionnelle à la faute commise. Par l’intermédiaire de la Justice la logique punitive s’impose donc comme l’unique moyen pour apaiser voire compenser des douleurs. Or, au fond, qu’est-ce qui fait aller mieux ? Est-ce la souffrance de l’autre ou plutôt sa reconnaissance d’avoir commis un acte problématique ? Est-ce la souffrance de l’autre ou un sentiment de sécurité pouvant être acquis par divers autres moyens ? De surcroît, passer par la justice ajoute souvent de la douleur à la douleur, particulièrement lorsque les juges et les avocats décortiquent votre vie en public...
La punition sert toujours une autorité, c’est en cela qu’elle diffère d’une vengeance qui cherche à mettre fin à un rapport de domination plutôt qu’à le renforcer. Se venger face à un acte d’oppression, qu’il soit sexiste, raciste, homophobe ou autre, peut permettre à la personne qui l’entreprend elle-même, accompagnée ou non, de reprendre le dessus, de ne plus se sentir victime, de clore une histoire comme elle le désire et/ou de se sentir forte.
La punition se base sur le principe de l’exemple : on en puni un.e pour dissuader les autres. De cette manière elle nous pousse à bannir certains de nos comportements par peur de ce qu’on pourrait nous faire endurer, et non par prise de conscience de leurs conséquences sur les autres. C’est pourtant bien cette prise de conscience qui parait importante pour que des changements s’ensuivent. Mais celle-ci est rendue difficile lorsque la punition est perçue comme la seule réponse envisageable à une attitude problématique. Car, punir, et donc faire autorité, n’est pas compatible avec la possibilité d’un échange sincère, nécessaire pour confronter quelqu’un.e aux conséquences de ses actes.
Il semble donc important d’imaginer d’autres formes de réponses qui par ailleurs ne soient pas systématisées mais réfléchies, à chaque fois, en fonction de la particularité de la situation et des individualités concernées. Cela signifie aussi reprendre possession de nos capacités à affronter des problèmes nous-mêmes, en dehors de tout système de régulation de nos rapports, que ce soit la justice de l’État ou n’importe quel groupe d’individus qui s’imposeraient comme spécialistes de la conciliation en toute situation.
« Ça y est, vous y êtes »
C’est l’histoire d’une vie passée à la gagner,
perdue entre quatre murs, enfermé.e,
tuée à petit feu…
L’histoire de toutes ces vies,
qui ne signifient rien pour la machine à broyer la marge,
celles et ceux qui font tâche dans un paysage de carte postale.
C’est aussi l’histoire de luttes pour en sortir,
la détruire et marcher sur ses ruines.
Les ruines d’un monde qui enferme, isole et tue.
La prison, c’est ce moment où les portes de la forteresse se referment sur toi,
et la vie ne devient qu’attentes, coups et humiliations.
Ce moment où on te demande de te foutre à poil,
– t’as pas le choix – chaque recoin de ton corps va être vu et analysé,
par un.e inconnu.e qui a le pouvoir de te soumettre quoi que tu dises ou fasses.
La prison, c’est aussi ce moment où la matonne veut que tu fasses tes lacets pour sortir de cette cellule.
Ces 4 murs, ces barreaux, ces chiottes et cette porte blindée.
Tu comprends, faut être présentable face aux geôlièr.es, présentable face à la conseillère, présentable face à l’autorité.
Celle qui t’enferme, te prive de liberté, d’intimité, d’amour et d’amitié, de lutte et de tout horizon – sauf celui du mur d’enceinte.
“Faites vos lacets ! Levez la tête, regardez-moi ! Ne froncez pas les sourcils !
Coiffez-vous monsieur ! Ah non pardon, madââââââme.
Vous avez l’air d’un homme, faudrait voir à se raser, vous êtes sale, vous êtes lesbienne ?”
(ouais, et alors ?!)
C’est ce moment où t’as envie de lui péter la gueule contre l’interrupteur,
celui qu’elle actionne toutes les 2 heures, toutes les nuits,
pour vérifier que tu t’es pas suicidée… Elles se réservent ce plaisir-là.
Ouais, en prison, on te suicide bien plus que tu ne le crois.
On te fait taire à coups de cachetons, ou à coups de poings, de préférence à 5 contre 1.
Si tu lèves la tête, si tu parles trop fort, si t’es pas comme il faut, si tu sors du rang,
si tu gueules pour avoir de l’intimité avec une personne avec qui tu relationnes.
La prison, c’est cette violence-là, celle que tu vis tous les jours de ta vie, de façon plus ou moins diffuse,
mais cette fois, tu n’y échappes pas, tu ne vas nulle part, tu restes-là,
tu peux pas éviter, courir, esquiver, gueuler et t’en sortir plus ou moins indemne.
Et si un jour, t’en peux plus, tout c’que tu veux c’est en finir avec cette vie,
c’est pas toi qui décides de mourir plus vite, on t’enlève aussi la liberté de te tuer…
La prison, comme punition face à la transgression, outil suprême de la coercition.
Transgresser les lois, les règles, les normes… ta punition ultime sera l’enfermement.
Parce qu’en plus de te punir, de te faire souffrir, que tu payes ton accès de liberté, va falloir que tu disparaisses.
Elle est faite pour celle qui bute son mari,
parce qu’il la violait toutes les nuits,
depuis qu’elle refusait de faire du sexe avec lui.
Celle qui pète la gueule de celui qui l’agresse dans la rue,
parce qu’elle a du poil sur le menton, une pomme d’Adam bien trop visible, et qu’elle tapine.
L’autre qui dévalise le supermarché, toutes les semaines ou juste cette fois.
Cellui qui n’avait pas de papiers ce soir-là,
_mais c’était écrit sur sa gueule qu’iel dealait. Ou alors juste qu’iel consommait.
Peu importe, le “profil parfait” de la personne racisée, addicte, désargentée… vient remplir le box des accusé.es.
C’est aussi celle qui sort du bidonville pour transporter et qui s’fait prendre une fois arrivée.
Cellui qui braque, vole ou fuit les contrôleurs, les flics et les huissiers.
Cellui qui sabote sa machine parce que le patron a pas voulu l’augmenter.
Cellui que l’on doit rendre invisible et docile…
L’incontrôlable, l’indésirable.
[1] Texte écrit au moment des manifs Gilets jaunes en 2018-2019.
[2] La BAC, brigade anti-criminalité, a pour ancêtre la brigade des agressions et des violences, qui servait à réprimer le bidonville de Nanterre et la lutte des indépendantistes algériens en France.
[3] Équipes régionales d’intervention et de sécurité, des brigades de matons armées et ultra-violentes.
[4] « Quartiers d’évaluation de la radicalisation » et « Quartiers de prévention de la radicalisation ».
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