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Sensations volées Témoignage d’une victime de violences sexuelles avant l’âge adulte

mis en ligne le 14 janvier 2019 - Anonyme

« La jeune fille savait qu’elle devait le faire. Elle s’allongeait sur le dos, et espérait que ce mauvais moment passe vite. »

Avant de commencer

Si tu t’intéresses à la question des violences sexuelles sur les
enfants pour réfléchir à comment les protéger, ou pour soutenir tes
proches, c’est très bien. Je ne peux pas pour autant te souhaiter bonne
lecture, parce que c’est pas super joyeux. J’ai essayé de relater les faits, et
il n’y a rien de glamour dans ce que j’ai vécu. Merci de te sentir
concernéE par ce sujet si tabou.

Si tu as toi aussi été victime, désolée de te rappeler des mauvais
souvenirs, dans lesquels tu peux peut-être te reconnaître. De toutes
façons, tu t’attends pas à un bouquin rigolo.

Si tu es enfant ou ado, et que ce texte est tombé entre tes mains
malgré mes précautions, lis autre chose. Si ce sujet t’intéresse, ou te
concerne, il y a d’autres écrits plus adaptés, crois-moi. Parles-en à
quelqu’un de confiance. Ou contacte les associations citées en dernière
page.

Si tu penses que les victimes nous embêtent, qu’elles devraient
oublier le passé, je pense que tu comprendras que c’est pas si simple.

Si tu penses que c’est pas si grave, lis, on en parlera après.

Mon récit ne se veut pas esthétique. Il n’y a rien de sexy ou de joli
dans ce que j’ai vécu. Je n’aime pas quand le viol est érotisé ou esthétisé
dans les films. Ça masque l’horreur.

Sensations volées

Parfois on ne réagit pas alors qu’on devrait. Par la suite, on se
sent bête, en repensant à tout ce qu’on aurait pu faire, ce qu’on aurait dû
dire.

En juin 2008, je retrouve une « copine » à Toulouse,
accompagnée de sa fille de huit ans. La copine me raconte qu’elle a
participé à un atelier de fabrication de godes. Et, tout à coup, prenant sa
fille à témoin :
– « C’était bien, hein, et toi aussi tu as fabriqué le tien ! »
Ai-je bien entendu ? Pourquoi elle dit ça à sa fille ? Qu’est-ce
qu’une gamine de huit ans peut foutre dans un atelier de fabrication de
gode, amenée par une adulte, sa mère qui plus est, et que peut-elle bien
faire avec un gode ? Je dois avoir loupé quelque chose.
– La fille : « oui », avec le sourire. Ce sourire que je connais trop, du « oui, je suis bien la petite fille dont tu rêves ».
– La mère : « Et tu t’en sers ? »
– Moi : « ... »
Que dire ? Je suis complètement abasourdie, c’est tellement
énorme ! Quelque chose ne va pas mais je ne dis rien. Je suis sans voix.
Littéralement sans voix. Et quand je repense à la scène, plus tard, je me
vois en train de répondre, mais c’est trop tard :
– « Ça te regarde pas ce que ta fille elle fait de sa chatte ! Tu veux
vraiment faire la cool devant tes copines, et tu vois pas que c’est au
détriment de ta fille ! Arrête ! »
Et sa fille, habituée à faire plaisir aux adultes qui l’entourent et
surtout à sa mère, comme tous les enfants :
– « Oui »
Ben oui, maman, je suis la petite fille libérée que tu me demandes
d’être, et je vais quand même pas te décevoir en te répondant que non, ça m’intéresse pas, les godes.
– La mère : « C’est bien ! »
Et moi, maintenant, avec mon envie de revenir en arrière et de lui crier :
– « T’es tarée ou quoi, tu te demandes même pas si tu es intrusive en
l’obligeant à parler de sa sexualité avec toi, devant moi ? Tu te fais
plaisir ! Jamais elle te montrera qu’elle est gênée de tes indiscrétions, ce
serait te décevoir et elle le sait. Elle sait comment te faire plaisir, elle
connaît tes discours sur la non éducation et ta critique de l’oppression
des adultes sur les enfants, elle peut pas te dire que ce que tu fais c’est de
l’oppression et que toutes tes théories sont de la merde. Parce qu’elle
aime sa maman et lui fait confiance. Qu’on le veuille ou non les enfants
sont sous l’emprise de leurs parents. Et la non-oppression passe peut-être
d’abord par cette prise de conscience. De toutes façons, elle n’a pas les
mots pour exprimer en quoi c’est un abus de ta part, ni même le bagage
pour comprendre en quoi c’en est un. »

Mais je ne réagis pas. Ce qu’elle fait me choque, sans que je
puisse mettre des mots dessus, moi non-plus. On se quitte. Je suis mal à
l’aise. Je ne sais pas comment raconter cet épisode, et, par conséquent, je
ne sais pas quoi en penser. Impression de ne pas avoir été à la hauteur,
de ne pas avoir su réagir à ce que je n’arrive pas encore à nommer un
abus. D’avoir assisté à quelque chose d’intrusif, malsain. Pas de la
pédophilie, non, mais l’instrumentalisation d’une personne pour montrer
qu’on est super cool et libérée, qu’on parle de sexe sans tabou. Sans tenir
compte de ce que peut ressentir la personne, ni même de sa spécificité
(ben oui, c’est une enfant).

* * *

De nombreux textes circulent aujourd’hui sur la drague lourde, le
viol, les insultes subies par les femmes... Dans les infokiosks, dans les
débats, la question du consentement se diffuse et tant mieux. Les
institutions elles-mêmes s’emparent de ce sujet.

Mais concernant ce que peuvent subir les enfants au niveau
sexuel, je trouve rien. On a bien parfois des brochures sur l’oppression des adultes sur les enfants. Mais souvent (pas toujours, heureusement), ce thème est porté par des abrutiEs qui confondent non-oppression et négation des besoins particuliers des enfants, et pensent que ne rien interdire suffit à assurer l’égalité. L’oppression est plus sournoise que ça. On peut manipuler sans donner d’ordres ni d’interdits.

L’oppression, c’est pas forcément les méchants parents qui
laissent pas leur gamin taper sur les autres ou insulter les gens. Ça passe
aussi par le non-respect du corps et de la spécificité du désir (spécificité
liée au fait que oui, il y a des différences entre les adultes et les enfants,
n’en déplaise aux témoins de jétomate).

Lorsqu’il y a « affaire de pédophilie », tout le monde est
scandalisé. On agit, on s’occupe des victimes, on punit l’agresseureuse.
Très bien. Mais après ? Qu’est-ce qu’on fait pour créer les conditions
favorables pour que ça ne se reproduise plus ? Plus jamais ? Pour que
les enfants n’aient plus à subir des intrusions sexuelles (physiques,
verbales, visuelles...) ?

D’un côté, des autocollants d’extrême droite pullulent dans la rue,
amalgamant avec une mauvaise foi volontaire pédophilie et
homosexualité, en profitant pour affirmer la supériorité de la sacro-
sainte famille basée sur un papa-qui-lit-le-journal, une maman-qui-fait-
la-vaisselle et de nombreux enfants-qui-font-du-coloriage. Ce discours
n’est absolument pas destiné à protéger les enfants mais à attiser la
haine. Car ce modèle, prescrit par les intégristes, génère des pédophiles,
comme tous les autres milieux d’ailleurs.

De l’autre côté, on fait des blagues sur les curés pédophiles, c’est
de bonne guerre. Mais ça ne fait rien avancer.

Dans tous les milieux des enfants sont victimes. (Les chiffres que
j’ai pu trouver sont effarants : selon l’OMS, environ 20 % des femmes,
et entre 5 et 10 % des hommes, disent avoir subi des violences sexuelles
dans leur enfance [1]). Alors, au lieu de dire vaguement que la pédophilie
c’est pas bien, et que les pédophiles sont des méchants, est-ce qu’on ne
pourrait pas, nous, les féministes, anarcho-punks, militantEs, avoir le même genre de réflexion qu’on a eue sur le viol et le consentement, et
essayer de comprendre réellement pourquoi « c’est pas bien », pour être
par la suite capable de réagir quand on est témoin d’un abus ?

Est-ce qu’on ne peut pas parler maintenant de l’oppression
sexuelle sur les enfants ? Et du fait que oui, on se masturbait quand on
était enfant, qu’on était curieuxsE sur les questions du sexe, que les petits
imitent parfois des attitudes d’adultes pour provoquer nos réactions...
Mais que ÇA N’EST ABSOLUMENT PAS UNE RAISON POUR LES
CONSIDÉRER COMME DES PARTENAIRES SEXUELS NI DES POTES
AVEC QUI PARLER DE CUL ! C’est peut-être au contraire l’occasion de
leur poser les limites et de leur apprendre à poser les leurs. Leur
apprendre qu’on a le droit de dire non.

Tenir un discours sur ce sujet, comme on l’a fait pour le
féminisme, diffuser une parole, rendre ce sujet présent. Pour que des
personnes potentiellement pédophiles ne passent pas à l’acte en se
disant : « C’est pas si grave, et puis c’est l’enfant qui a cherché ». Un
enfant en avance au niveau de ses désirs ça n’existe pas. Et avoir une
sexualité d’adulte quand on est enfant c’est pas rigolo du tout.

Pour que les adultes présents sachent réagir quand quelque chose
ne va pas.

Face à une oppression, ma conscience anarchiste se révolte :
quand j’assiste à une agression sexiste, mon bagage féministe me permet
de trouver les mots et l’attitude adéquates, je veux qu’il en soit de même
lorsque j’assiste à un abus sur les enfants.

* * *

Pour le gode, j’ai pas pu réagir. Je me demandais si c’était moi
qui avais un problème. C’est vrai que c’est pas bien d’avoir des tabous.
Qu’est-ce qu’on s’autorise à dire ou pas devant les enfants ? Faut-il
s’interdire de prononcer le mot « plaisir » devant eux ? Où sont les
limites ? Est-ce moi qui suis en tort ? Après tout, ma mère aussi parlait
de sexe facilement. C’est peut-être moi qui suis coincée ?

Non. Le malaise persiste.

Ma mère. Que j’aimais tant et qui m’a tant aimée. Qui m’a laissé
tant de libertés, en qui tant de gens avaient confiance ! Qui a tout fait
pour m’accompagner le plus longtemps possible mais n’a pas pu, malgré
ses efforts, survivre à son cancer au delà de mes quinze ans et une
semaine. Ma mère dont j’ai mis plus de quinze ans à faire le deuil, et qu’il
m’arrive de pleurer encore.

Ma mère qui m’a élevée dans l’absence de tabous, et qui tenait des
discours sur la liberté qu’on doit laisser aux enfants. Pour avoir leur
confiance, illes doivent savoir que, quoi qu’illes fassent, illes peuvent en
parler, car les parents sont là pour les aider et non pour les juger parce
qu’illes ont fait une bêtise. Éducation libérale. Une bonne mère.

Mais parfois, des souvenirs de choses étranges. D’intrusions. De
libertés qui n’en étaient peut-être pas toujours.

* * *

1987. Mes parents se sont trouvé des nouveaux amis,
complètement cons, on est d’accord mon frère et moi. Mais si lui, à dix-
neuf ans, peut rester à la maison, moi, j’ai dix ans et je vais avec mes
parents manger chez eux. Illes ont une fille de mon âge. À table, les
grands évoquent la puberté. Illes discutent de ce qu’illes veulent, je m’en
fous, mais là où ça devient gênant, c’est quand illes se mettent à parler de
nos cas.

– « La mienne, elle en est pas encore à la puberté. »
– Ma mère : « Mylène, elle commence à avoir des pertes blanches. »

Comme ça, au milieu du repas, devant tout le monde. Honte.
Humiliation. Je voudrais me cacher sous la table. Disparaître. Je suis un
objet dont on parle à table, et on parle de ce qu’il y a au fond de ma
culotte. À des gens que je n’aime pas, pour ne rien arranger.

J’essaie de me raisonner pour cesser de rougir : peut-être je me trouble
sans raison, après tout ma mère en parle parce que ça n’a rien de tabou.
Mais je suis très mal.

A la fin du repas, je vais sur le canapé pour tricoter. Un des invités
vient s’asseoir à côté de moi. Déjà, quand j’étais entrée dans la maison,
tout à l’heure, il m’avait demandé ce que je faisais dans la vie :

– « De la danse classique, peut-être ? »
– « Non. »
– « Ah bon, pourtant tu es vraiment gracieuse. »

Et là il revient encore vers moi, et me demande ce que j’aime, ce qui
m’intéresse. Il est vraiment singulier. Aucun adulte ne s’est jamais
comporté comme ça avec moi. Je ne saurais pas dire ce qu’il a d’étrange,
mais il est étrange. Ça se confirme quand il pose sa tête sur mon épaule.
Je suis très étonnée. Et un peu intimidée aussi. Je ne sais pas vraiment si
j’aime ou pas. C’est déstabilisant, mais en même temps, je suis intriguée.
Que me veut-il ? J’entrevois vaguement que je lui plais. Si c’est de ça qu’il
s’agit, je dois vraiment être une enfant charmante pour qu’il tombe
amoureux de moi. Je suis exceptionnelle.

Mes parents insistent pour que j’aille me promener avec la fille de
mon âge que je n’apprécie pas. Bon, tant pis, j’aurais voulu voir ce qui
allait se passer. Plus tard, bien sûr, je comprendrai qu’illes me
protégeaient en m’envoyant faire un tour.

Le soir, ma mère raconte à mon frère :
– « Mylène, elle a eu du succès ! »
– Mon frère : « Ah oui, c’était un pédophile ! »
– Ma mère : « Non ! Il est tombé amoureux. »

Pourquoi dédramatiser ? Refuser cette réaction saine de
NOMMER LES CHOSES ? Sans avoir jamais entendu ce mot (et sans
même savoir que ça existait), quand mon frère dit « pédophile », je
comprends. Ça m’éclaire sur ce qui s’est passé. Mais quand ma mère
répond que non, ça crée le flou dans mon esprit. Je suis peut-être
quelqu’un de vraiment extraordinaire pour que quelqu’un tombe
amoureux de moi comme ça. Peut-être qu’il pense encore à moi. Peut-être
même qu’il se dit qu’il est passé à côté de l’amour de sa vie.

Moi je crois ma maman. Et ma mère, en refusant le terme de
pédophile, ne me classe pas dans la catégorie des enfants (donc à protéger
des pédophiles), mais dans celle des belles dont on tombe amoureux.
Et être charmante c’est fondamental quand on est une petite fille et une
future femme. On nous éduque à être de jolies petites filles et à en être fières. Combien de fois, quand quelqu’un qu’on ne connaît pas commente
notre physique dans la rue, on ne sait pas l’envoyer chier si il s’agit de
compliments ? D’autant qu’on a appris à être gentilles :

– « Vous êtes belle ! »
– « Merci ! »

Alors que la personne n’a pas à faire de critiques esthétiques, aussi
positives soient-elles.

Il faut du temps pour comprendre que les remarques sur notre
beauté, c’est jamais sympa, et pour refuser d’être de la déco. Autant ça
me fait plaisir quand mes potes me disent que j’ai bonne mine ou que j’ai
la classe, autant j’ai pas envie d’être un objet dans la rue. Parce que mes
potes, quand illes me disent que je suis belle, illes savent que je suis aussi
une personne, que des fois je suis laide, et illes m’aiment quand même.

Moi, à 10 ans, je suis irrésistible, un adulte est amoureux de moi.

Dédramatiser... dans les années 1990, je vois un film qui raconte une
relation impossible entre une jeune fille et un homme. Alors, on se dit :
« L’opinion publique les empêche de vivre leur amour, c’est dégueulasse...
blablabla... »

* * *

Ma mère aime qu’on me trouve jolie, attirante. On parle toutes les
deux dans le salon, et tout à coup, alors que j’ai l’impression de m’affaler
dans le canapé, je prends inconsciemment une pose que ma mère trouve
classe :

– « Ah, voilà, tu commences à avoir des attitudes de femme. C’est
mieux. Blababla... »

Depuis toute petite elle m’explique comment être élégante,
marcher comme si un fil soutenait le sommet de mon crâne, et poussée
dans le dos par une force invisible. Quand je serai grande, et que, par
malheur, je tomberai sur des vidéos de moi, je me trouverai chaque fois
trop efféminée à mon goût, et ça me désolera.

* * *

On est invitées à un mariage. Dans le jardin de la banlieue
parisienne, ma mère parle avec un jeune de l’âge de mon frère. Je dois
avoir 12 ans, lui 21 environ.

– « Elle est belle ma fille, hein ? »

Comprenant bien qu’elle ne parle pas seulement de moi en tant
que petite fille mignonne, mais potentiellement attirante, il répond :
– « Ben, elle est quand même un peu jeune ! »
– Ma mère : « Tu diras pas ça dans quelques années ! »

Il ne sait pas quoi lui rétorquer, doit la trouver tordue. Moi aussi.
J’espère qu’il ne pense pas que moi aussi je voulais le draguer. J’ai un
peu honte. Et je suis gênée pour elle. Pourquoi veut-elle absolument
l’opinion favorable de ce jeune homme sur mon physique ? Ça restera
très longtemps un mystère pour moi.

* * *

J’habite à la campagne et je passe mes grandes vacances avec mes
copines à faire du vélo, à me promener. On campe souvent chez moi ou
chez elles, et on part des journées entières à l’aventure, parfois avec le
pique-nique, on découvre des nouveaux coins, des rivières où se baigner,
on s’invente des histoires... C’est super. Mes parents me laissent une
grande liberté. Je garderai un très bon souvenir de cette époque de
l’enfance.

Un soir du mois d’août 1990, je rentre après une journée de jeux
dans la campagne. Il y a du monde chez moi, comme souvent. La maison
de mes parents est toujours ouverte. Illes accueillent leurs amiEs, les
amiEs de mon frère, parfois il y a plusieurs toiles de tente dans le jardin,
des nouvelles personnes, et j’aime cette vie.

Là, il y a une amie de mon frère, son frère qui a le même âge
qu’elle, et un pote à eux. Je ne les avais jamais vuEs, et je ne me sens pas
vraiment concernée par les invités de mes parents, que je vois comme des
adultes (illes rentrent en terminale). Mais je suis contente qu’il y ait de la
visite. C’est un peu la fête permanente. Je m’installe à table, et je finis par
m’endormir sur les genoux de ma mère. À 13 ans, je suis encore la petite fille qui s’endort sur les genoux de sa manman. J’ai une relation très fusionnelle avec elle.

Mais depuis quelques temps elle est malade, et au mois de
septembre elle doit se faire opérer d’un cancer. Rien de grave, bien sûr,
ma mère est invincible. Comme elle ne pourra plus m’emmener au
collège à Bourges en même temps qu’elle va au travail, (elle est en arrêt
maladie), elle m’inscrit au car scolaire. Et comme je suis une petite fille,
elle demande au grand de l’autre fois qu’il m’accompagne, me montre où
monter et descendre. Très mère poule, on pourrait dire.

Je passe donc les voyages avec ce grand. Il discute avec moi, ne
me prend pas pour une petite, et je raconte nos discussions à ma mère (je
raconte encore tout à ma manman). Je ne sais pas si c’est moi qui suis
tombée amoureuse, et que ma mère s’en est rendu compte, ou si c’est elle
qui m’a mis dans la tête que j’étais amoureuse. Toujours est-il que je
tombe amoureuse de ce grand. D’autant qu’à cette époque je n’ai pas
d’amiEs à l’école.

À treize ans et demi, je fantasme beaucoup, je suis très
romanesque, comme l’héroïne du film Du poil sous les roses. Ma représentation de la sexualité est encore assez floue, mais m’imaginer sortir avec un grand de terminale est très excitant. Est-ce possible qu’il
s’intéresse à moi ? Est-ce que je serais un peu une grande si je sortais avec
un grand ? Et comment ça se passerait ? Il viendrait me chercher et me
dirait qu’il m’aime ?... fantasmes, fantasmes de petite fille qui s’apprête à
entrer dans l’adolescence.

Le soir du passage de 1990 à 1991, mes parents ont organisé un
réveillon. Ce grand est invité, et, miracle inattendu, il m’embrasse. Ça y
est, on sort ensemble.

En vrai, ce moment était sympa, même si j’ai du mal à l’admettre
aujourd’hui à cause de tout le mal qui m’a été fait par la suite. Je ne sais
pas combien de temps ça aurait duré. Sûrement pas longtemps. Une
amourette, un caprice de petite fille.

Ça aurait pu rester un bon souvenir de bisous bisous. Sauf qu’à partir
de là, et je le réaliserai beaucoup trop tard, ma mère me pousse jour après
jour vers une sexualité que je ne comprends pas.

Le week-end qui suit le premier de l’an, des amis dorment à la
maison, dont ce grand. Pour moi, c’est la fête. J’adorerai toujours, même
adulte, quand on s’invite à dormir entre potes.

On installe des lits avec ma mère. Puis elle dit, à moi et au garçon
avec qui je viens de sortir :

– « Bon, il y a des lits pour tout le monde. Vous de toutes façons vous
dormez dans ton lit, là-haut ! »

Ah bon ? J’en suis donc là ? À partager officiellement mon lit avec
mon petit ami ? Je ne m’attendais pas à ça. Que me dire, à part que ma
mère est vraiment chouette avec ses principes à ne rien m’interdire ?

Sauf que là, il ne s’agissait pas de ne pas m’interdire. Est-ce que
de moi-même j’aurais dormi avec lui, sans l’autorisation/injonction de
ma mère ? Peut-être. Je ne sais pas, mais ça n’était pas à ma mère de le
proposer.

Quand on est adulte et que des personnes dépassent nos limites,
c’est souvent difficile de réagir. Parfois on ne réalise même pas qu’il
s’agit d’un abus, ou alors on ne peut expliquer en quoi c’en est un. On
trouve des excuses à l’autre, on se dit qu’on est peut-être trop sensible,
trop exigeante, trop ceci ou cela. Du coup on laisse passer. De moins en
moins, parce qu’on ne s’y laisse plus prendre. Ça, c’est quand on est
adulte. Quand on est enfant, c’est pire. Entre autre à cause de la toute
confiance qu’on a dans nos parents, qui savent ce qu’illes font.

D’un coup, je suis considérée comme étant en couple, et quand on est
en couple, on dort ensemble. Je suis catapultée dans le monde des adultes,
un peu fière d’être vue comme une grande. C’est une mère cool.

Ce soir-là, je ne me rends pas compte que mettre dans le lit de sa fille
de 13 ans, qui quelques mois avant jouait à la poupée et dormait sur les
genoux de sa manman, un garçon qui a environ l’âge moyen du premier rapport sexuel, sans mises en garde, sans éducation au consentement,
c’est livrer sa fille au loup
 [2].

On se couche, peut-être avec des tripotages dès la première nuit, je ne
sais plus exactement. En tous cas, désormais, il dort tous les soirs à la
maison.

Pour la suite de mon récit, je l’appellerai comme je l’appelle
toujours quand il m’arrive de parler de lui : « mon mari ». J’ai trouvé
cette astuce, pour ne pas avoir à prononcer ou entendre un prénom qui
m’arrache les entrailles. Si une personne porte le même, ça me fait trop
de mal et je suis obligée de l’éviter, même si elle n’y est pour rien.

« Mon mari » exprime bien la situation dans laquelle j’étais, même
sans être mariée. Longtemps imposé par les parents, le mari était celui
avec qui on était obligée de coucher sous pression familiale. Comme moi.
Et puis, dans mon imaginaire érotique, le mot « mari » correspond à tout
sauf à quelque chose de glamour : celui qui t’est collé par la loi, avec qui
on est alléEs raconter sa vie sexuelle au maire, est tout sauf sexy (ni mon
mari ni celui des autres d’ailleurs : je ne suis pas là pour distraire
Monsieur de Bobonne). Et, mariée, on est engagée, comme je l’ai été.

Rapidement, on fait des trucs à caractère sexuel. Je n’aime pas
trop. C’est un peu une lutte pour l’intégrité de mon corps, centimètre par
centimètre, une lutte invisible, que je ne nomme pas. Les premières
semaines, on se bizouille. Rouler des pelles est chiant à mourir. Je ne
comprends pas du tout la sensualité de ce geste. Je suis un peu déçue.

Ma mère le présente à tout le monde comme mon petit ami. Ça devient
officiel, et je suis très vite coincée dans une situation qui me dépasse.
Durant le mois de janvier, il glisse sa main vers mon sexe. Ça me fait
peur. Vite, il faut que j’arrête ça ! Les seuls mots qui me viennent pour lui dire d’arrêter sont :
– « Stop ! Péage ! »
Au lieu de dire barrage, mais peu importe, je veux pas, et c’est ce que
j’ai voulu exprimer. Il rigole.
– « Ah bon, faut payer ? »
Il se moque de moi, je suis encore plus gênée, je bafouille, mes idées
vont à cent à l’heure, je suis perdue.
– « Non, c’est barrage. Stop, barrage ! »
Je n’ai aucune stratégie de défense, aucun outil, je ne lirai les
brochures sur le consentement que vingt ans plus tard. Moi, j’ai été
éduquée dans l’idée qu’il faut être libérée sexuellement. Et il insiste,
insiste. Il répète :
– « C’est juste un câlin, c’est juste un câlin. »

Je vois bien que c’est pas vrai. Mais je ne suis pas dans la situation
de faire un esclandre. Est-ce que je serais écoutée ? Après tout c’est moi
qui dort librement avec lui. Et puis cette histoire de péage, la honte...

Les bras autour de moi, « c’est juste un câlin ». La main sur ma
joue, pareil. La main sur mes seins, c’est quoi ? La main sous le nombril,
il dit encore que c’est pas grave. Quand est-ce que je dois dire d’arrêter ?

Ça se fait peut-être pas de dire non à un câlin ? Mais dire non au sexe, ça
y’a le droit, quand même ?

Tous les soirs il me touche le sexe, en répétant sa phrase comme
un mantra. Son souffle s’accélère. Alors à partir de quand c’est plus un
câlin ?

Avant d’apprendre aux enfants que le sexe c’est super, (ce qu’illes
sont capables de découvrir par elleux-mêmes si on leur fout la paix), on
ferait mieux de leur apprendre à faire respecter leurs limites. Ça, c’est
plus difficile à découvrir seule. Ça nécessite une éducation, un
apprentissage. Aujourd’hui encore, c’est toujours compliqué pour moi de
les faire respecter. Dans beaucoup de domaines.

Vous connaissez peut-être l’histoire de la grenouille qu’on plonge
dans l’eau froide, puis on chauffe petit à petit le bain, et la grenouille
reste dans l’eau jusqu’à mourir ébouillantée. Alors que si on l’avait jetée
directement dans l’eau bouillante, elle se serait débattue et évadée.
Cette histoire sert de métaphore pour les situations où les humains
acceptent l’inacceptable. On a l’habitude d’expliquer que si la
grenouille ne réagit pas, c’est parce que ça lui arrive si progressivement
qu’elle ne s’en aperçoit pas.

Moi, j’ai une autre théorie sur ce qui se passe dans la tête de la
grenouille. Contrairement à l’idée répandue, elle se rend parfaitement
compte que ça devient trop chaud. Mais comme elle n’a rien dit à la
seconde précédente, pourquoi réagir tout à coup maintenant, alors qu’il
n’y a qu’une différence d’un centième de degré ? Elle aurait peur de
passer pour une hystérique :

– « Ah, voilà, un petit dixième de degré en plus et tu te mets dans tous
tes états ! »

Mais elle s’inquiète : degré après degré, ça va quand même finir
par brûler.

Pendant que la température monte, elle se demande à quel
moment exact elle devra commencer à se défendre. Et au lieu d’être
occupé à sa survie, son esprit tergiverse, calcule à quel moment précis
ça deviendra inacceptable, et à quel moment elle s’autorisera à réagir.
Est-ce qu’elle n’exagère pas ? Après tout, cet individu en blouse blanche
ne lui veut peut-être pas de mal, ne fait pas exprès. Ne risque-t-elle pas
de le blesser en sortant violemment de l’eau ? N’a-t-il pas toujours été
bon avec elle ? Il l’a choyée, nourrie... Et puis tout le monde s’accorde à
dire que c’est un gars bien.

Si l’individu en blouse blanche arrête l’expérience avant l’issue
fatale, la grenouille aura souffert de la chaleur, mais s’en remettra. Ce
type n’est pas si mauvais. Et les prochaines fois, elle se promet de poser
ses limites plus tôt. Mais souffrira toujours. Tant qu’elle s’occupera de ne
vexer personne et de ne pas passer pour une conne. Tant qu’elle ne
comprendra pas que ce qui compte, c’est ses limites à elle.

Il s’est presque installé à la maison. Mes parents sont des gens
ouverts, accueillants, sympas. Très vite mon père le deviendra beaucoup
moins avec lui, mais mon mari se sent bien. Ma mère le prend sous son
aile.

À cette époque, élevée en plein dans le mythe de l’homme de sa
vie à ne pas manquer, je croyais vraiment que, plus tard, je serais en
couple avec des enfants. C’est le modèle dans lequel j’ai grandi, avec des
variantes toutefois : mes parents se sont connuEs en 68, et revendiquent
le couple libre (couple quand même). Illes affichent leur complicité
concernant leurs amants/amantes respectifves. Pour ma mère, mon
prince charmant, c’est lui.

Rapidement, elle se met à lui parler de quand on « fera l’amour »
pour la première fois. Je ne m’attendais pas à ce discours. « Ah bon, on en
est déjà là ? ». Je ne sais pas ce que j’imaginais en sortant avec lui. Mais à
13 ans, je n’avais pas encore planifié ma défloration, qui me semblait
encore très loin. Et j’aurais préféré l’imaginer toute seule. Mais puisqu’elle
le dit, c’est sûrement que je vais bientôt avoir du désir. Elle connaît ça
mieux que moi.

Plusieurs fois elle répète son scénario imaginaire :

– « Peut-être qu’elle te dira qu’elle est prête, mais qu’au dernier moment
elle changera d’avis. Faudra pas t’en offusquer. Ne t’inquiète pas, ça
viendra un jour ! »

Chose promise, chose due ! Enfin, là, c’est ma mère qui promet,
pas moi. Est-ce qu’elle se demande si moi j’ai prévu de coucher avec lui ?
Certainement que sans son intervention, je me serais lassée avant même
qu’il y mette le petit doigt.

– « Et puis, tu peux la préparer, ça évite d’avoir mal la première fois...
Mmm, comment dire... les doigts, ça sert ». Avec cette fausse pudeur
insupportable, genre : je sais que ça se dit pas, mais tant pis, je prends
sur moi, je suis obligée de passer outre les conventions pour le bien de ma fille.

Alors que c’est atrocement intrusif. Et c’est à lui qu’elle s’adresse
en disant ça. Pas à moi. C’est lui qui va se charger de faire Ça à mon
corps. Pas moi. Moi je suis la petite, on gère pour moi. Et on fournit le
mode d’emploi.

Je finis par m’habituer à ces discussions gênantes. À me dire que
c’est sûrement « normal ». Qu’elle sait ce qu’elle fait. Et que j’ai de la
chance d’avoir une mère cool et attentionnée. Tous les parents ne parlent
pas au futur déflorateur de leur fille chérie pour lui expliquer comment s’y
prendre. C’est pour mon bien, après tout. Elle ne veut pas que sa fille ait
mal la première fois.

Le soir, il met en application ce que lui raconte ma mère dans la
journée. Quand il met les doigts, ça me fait mal, parce qu’il a des ongles
qui me blessent. Alors il dit que si je ne supporte même pas ses doigts, je
ne pourrai jamais supporter un sexe, c’est encore plus gros. J’ai beau
répondre que c’est à cause des ongles, il comprend pas. À force qu’il me
rabâche qu’il y a un problème, je m’inquiète. Peut-être que je suis pas faite
normalement. J’essaie de le laisser faire, il faut bien avancer.

Il me montre aussi comment lui faire du bien : je dois caresser son
sexe. Je n’y connais rien et n’ai jamais entendu parler d’orgasme (ou, si
j’en ai entendu parler, ça m’est passé au dessus de la tête). Tandis que je le
masturbe, il sort :
– « Attends, je risque d’éjaculer. ».
– « Ça veut dire quoi ? »
– « C’est quand c’est tellement bon que le sperme sort. »

Houa ! Ça doit pas arriver souvent ce genre de choses ! Je dois être
très douée et belle pour arriver à le faire presque éjaculer. Mais il faut
faire attention, car d’après ce qu’il dit c’est à éviter. À cette époque,
j’oscille encore entre dégoût et curiosité. Je suis un peu fière quand même
d’être aussi irrésistible. Les autres fois, il a prévu un mouchoir et je me
rends vite compte qu’éjaculer c’est pas si exceptionnel que ça.

Un soir il décide de me l....er. Vous comprendrez ce que j’ai voulu
écrire. Aujourd’hui encore, certains mots, certaines images, sensations,
me sont insupportables. Je ne veux pas me les infliger inutilement. Il décide donc de mettre en pratique cette chose qui me semble saugrenue.
J’en ai jamais entendu parler, mais bon, puisqu’il dit que ça se fait... Déjà
que je ne veux pas des doigts, je ne peux pas tout refuser. Je me place
donc dans la position adéquate pour qu’il me fasse ce qu’il a à me faire.

Je suis sur le dos, jambes écartées, comme pour un examen, et je
comprends pas. Sa lan..e à cet endroit c’est répugnant. Je n’ai jamais eu le
temps de l’imaginer, de fantasmer, d’en avoir envie. Ça m’arrive comme
ça. Avec quelqu’un qui commence à me déplaire. C’est encore plus
intrusif que les doigts, qui ont le mérite de juste faire un peu mal.
Sensation insupportable. Une sorte d’excitation au niveau du sexe, mais
pénible, dégoûtante, qui pénètre au fond de mon corps et de mon être.
Sensation dont je ne veux pas, que je refuse. Qu’est-ce qu’il fait à mon
corps ? Pourquoi cette intrusion baveuse dans mon intimité ? Les
claquements de sa lan..e et son souffle bruyant, comme quand mon chien
se lave, me hanteront toujours, et me feront serrer les cuisses d’angoisse
quand je serai grande.

Et la gueule qu’il fait ! Ça lui fait d’horribles moustaches.
Moustaches d’adulte, moi qui suis encore dans le monde de l’enfance. Peu
de temps après il me demande, comme ça, de but en blanc :

– « Qu’est-ce que tu attends d’un homme ? Quelle femme tu penses
être ? »

C’est donc ça ! Je suis une femme, il est un homme. Je n’y avais
jamais pensé avec ces mots, qui me choquent, me mettent mal à l’aise.
Ces mots, collés sur moi et sur celui qui me force à faire des choses que
je n’aime pas, me catapultent dans un monde de sexe auquel je dois
m’adapter.

C’est un peu comme si chaque sensation (couleur,
odeur, toucher...) était une bande magnétique sur laquelle
sont imprimés des souvenirs indélébiles. Je ne peux ni
effacer, ni ré-enregistrer sur mes bandes.

C’est comme si j’étais née avec plein de cassettes
vierges, et que mon mari les avait pillées et avait enregistré
ses merdes dessus. Je n’en ai pas de rechange, et mes
amants me les repassent parfois sans faire exprès, à
l’improviste. Une caresse, un baiser, des cheveux qui frôlent
la peau, c’est agréable pour beaucoup de gens. Pour moi,
ça peut devenir l’effroi d’une intrusion, de quelque chose
dont je ne veux pas. Certains mots peuvent aussi me mettre
mal à l’aise. Alors que mes ébats actuels n’ont rien à voir
avec ces souvenirs. Toutes ces sensations m’ont été volées.

Heureusement, j’arrive à m’accrocher à une odeur
particulière de mon amant, une façon inédite de me
toucher, et surtout, ce qui marche, c’est le regard, propre à
chacun. La voix aussi m’aide beaucoup.

Mais malgré les précautions, la sale gueule de mon
mari apparaît encore subitement à l’improviste et je
sursaute. Il me faut de la concentration pour me sentir bien.

Ma mère ne me laisse aucun espace pour exprimer mon mal-être.
Elle est enchantée pour moi, contente de mon « bonheur ». Comment la
décevoir ? Le soir où je lui ai dit que je sortais avec lui, ça l’a mise en
joie :

– « Ah, mais ça y est, t’es une grande ! »

Voilà, c’est réglé, j’ai un petit ami, et, comme la grenouille, je
n’arrive pas à définir à partir de quand ça commence à craindre. Alors je
joue l’enamourée. Pour pas perdre la face. Mais je vais très mal. Chaque
jour, de nouvelles sensations s’incrustent dans mes souvenirs comme dans
du marbre, transformant les bandes magnétiques de ma sensualité en
traumatismes ineffaçables. Mon mari pille mes cassettes sensorielles une
à une. Quelques personnes, comprenant peut-être que je ne fais que jouer
un rôle, tentent de réagir à une situation qui leur semble ne pas convenir à
une gamine de mon âge.

Mon père surtout, fait tout, malgré sa situation, pour me sortir de là.

Papa,

J’aurais voulu pouvoir te dire que rien de ce que tu as tenté n’a
été inutile. Ça me réconforte aujourd’hui de me dire que je n’étais pas
seule. Je regrette seulement de ne pas l’avoir compris sur le moment. Je
ne te voyais pas comme un allié. Quand tu me disais de penser d’abord à
mes études, je me disais : « Quel vieux con ». Plus tard, quand Manman
n’était plus là, et que tu disais que tu ne pouvais pas nourrir mon mari et
qu’il ne pouvait pas manger tout le temps à la maison, je ne comprenais
pas que c’était un prétexte pour qu’il parte. Je pensais juste que tu étais
un emmerdeur.

On était en conflit, comme beaucoup d’enfants avec leurs parents.
T’étais pas un père parfait, ça n’existe pas les parents parfaits. Mais tu
as pris soin de moi. Et je n’ai pas su le voir. J’étais trop petite et trop
dans les jupes de ma mère. Tu aurais aimé être une aide pour moi. Tu
voyais bien que j’étais trop jeune. Tu n’as jamais aimé cette situation. Tu
as dû en souffrir, de ton impuissance à pouvoir m’aider. J’espère que tu
as compris que mon adolescence était chaotique, et que c’est pour ça que
je n’avais pas confiance en toi, que je n’étais pas en état de comprendre
que tu m’aimais, pas en état de comprendre que, sans être parfait, tu
étais là pour moi. Après, Manman me manquait et continuait à avoir de
l’influence sur moi malgré son absence.

J’aurais préféré te dire tout ça de vive voix, mais tu n’as pas
attendu que j’en prenne conscience pour partir. Tu ne pourras pas lire ce
que je t’écris mais tant pis, je te l’écris quand même.
Heureusement, quand je suis devenue adulte on s’est retrouvés.

Un jour je t’ai entendu discuter avec des gens et parler des subterfuges que trouvaient autrefois les femmes quand elles ne voulaient
pas, avec leurs maris trop insistants. Tu disais qu’elles mettaient du
camphre, ou alors qu’elles se couchaient plus tard en attendant que le
mari s’endorme. Est-ce que tu as fait exprès pour que j’entende ? Pour me
donner des pistes au cas où j’en aie besoin ? Je me suis demandé ça
l’autre jour.

La mère de mon père, sans s’investir complètement, tente aussi
quelque chose. Elle me dit au téléphone que peut-être c’est pas l’homme
de ma vie, que j’en rencontrerai d’autres, que je suis encore jeune... mais
je ne peux l’écouter. Je ne veux pas qu’on me parle du fait que je suis une
petite fille.

La mère de mon mari est carrément choquée de ce qui se passe. Ça
fait quelques semaines qu’on sort ensemble, et un soir je vais dormir chez
lui. Elle n’est pas d’accord, mais ma mère a un énorme pouvoir de
persuasion. Née en 1947, elle a eu son bac, bien avant la politique du bac
pour tous. Fille d’artisans, n’ayant jamais eu de soucis matériels, (ses
parents s’en occupent), c’est une personne cultivée, qui s’exprime bien,
sait argumenter.

Le lendemain matin, la mère de mon mari prévient la mienne,
pensant que celle-ci va réagir :
– « Je les ai retrouvés tous les deux sous la douche ! »

Et ma mère, toujours aussi cool :
– « Ah, c’est pas grave, c’est quoi qui te choque ? »

Forcément, cette femme est une arriérée ! Nous, on arrive de la
région parisienne. Dans les campagnes, « ils sont toujours un peu
coincés »... C’est jamais dit texto mais l’idée m’imprègne quand même, et
ça ne vient pas de nulle part.

Supériorité de classe. J’ai toujours détesté les gens soit-disant cultivés qui écrasent les autres sans se rendre compte que tout le monde a quelque chose d’important à dire. Mon père, qui a bossé à l’usine à 14 ans, m’a transmis sa conscience de classe, et ses valeurs sont largement aussi précieuses et profondes que la pseudo-culture bourgeoise qu’il a acquise avec ma mère.

La mère de mon mari n’est peut-être pas allée beaucoup à l’école, mais elle sait reconnaître quand une petite fille a pas encore ses règles. D’ailleurs, elle ne se gêne pas pour le faire remarquer en plein milieu du bar (elle tient un café sur la place du village).

– « Tu la respectes, la petite ! Elle est pas encore formée ! »

Elle m’appelle toujours « la petite », je déteste ça, je veux qu’on me prenne pour une grande. Et puis c’est pas très fin de parler de mes règles qui sont pas encore là devant tout le monde. La honte que je me paie ! Je la déteste.

Quand j’y repense maintenant, je réalise que cette tentative, maladroite et grossière, était simplement celle d’une femme démunie de voir son fils abuser d’une petite avec la bénédiction de la mère. C’est tout ce qu’elle a trouvé pour qu’il arrête : lui foutre la honte dans le bar. Ça n’a pas marché, mais c’était pas vain : quand je me remémore les gens qui me voyaient comme une petite fille, ça me rappelle que j’étais une enfant et que je n’étais pas responsable de ce qui m’arrivait. Ça m’aide à déculpabiliser.

Oui, il y en a des gens qui réagissent. Comme ce fouteur-de-pieds-dans-le-plat dont je me souviendrai toujours. Mes parents ont invité des amis à dîner, et bien sûr, mon mari est là aussi. Pendant le repas, cet homme, que je n’ai jamais vu auparavant, demande à ma mère, devant moi :

– Ça ne te gêne pas, de laisser ta fille entre les mains d’un gars, de le laisser dormir avec elle ? »

Il sort ça comme ça. Bref, un « vieux réac ». Mais ma mère ne se laisse pas démonter :
– « Y’a pas d’âge pour profiter des bonnes choses ! »
– « Pour certaines choses, si. »
– « Non, le plaisir est bon à tout âge ! »

Ben si, y’a un âge. Et ta fille elle profite de rien du tout, elle est perdue, elle souffre, elle peut pas dire que c’est horrible les doigts et la langue à cet endroit, dégueulasse le liquide qui sort du zizi, et que le soir elle préférerait pouvoir dormir. Elle est complètement paumée, elle sait pas à qui en parler, à qui demander si c’est normal de détester autant ça alors que tout le monde dit que le sexe c’est super. Dans quelques temps, elle répétera sans arrêt : « vivement que je crève », parce qu’elle pense qu’elle est unie avec ce type pour la vie et qu’il n’y a rien à y faire, que c’est avec lui qu’elle aura des gosses (parce qu’elle aura des gosses), que sa vie est de la merde ! Et plus tard, elle continuera à souffrir quand on lui repassera ses cassettes sensorielles pillées et souillées avec ta bénédiction.

Ce que dit cet homme ne change pas ma situation. Un inconnu ne peut pas en cinq minutes remettre en question toute la confiance qu’une enfant a en sa manman. Mais c’est loin d’être inutile. Le jour où on découvre le monde et qu’on s’aperçoit qu’il y a des gens bien autres que Manman, qu’on s’éloigne mentalement du nid, ce genre de phrase permet de se dire que ce qu’on a vécu est peut-être pas tout à fait acceptable.

Si seulement cet homme pouvait m’entendre, si je pouvais le remercier de son manque total de tact, de s’être mêlé de ce qui le regardait pas, alors qu’il aurait pu fermer sa gueule et passer une bonne soirée sans passer pour un rabat-joie !

Dans tous les cas, c’est important de NE JAMAIS fermer sa gueule. Même si on se sent impuissantE, qu’on pense pisser dans un « Violons », ce qu’on fait c’est JAMAIS inutile. Ça aide les victimes, tôt ou tard. Même si la victime a l’air de nous prendre pour un con sur le moment.

* * *

J’ai 14 ans, et, désespoir, toujours pas mes règles. J’ai hâte qu’elles arrivent, pour être une grande. Depuis que j’ai vu les premières petites pointes de ma poitrine, je suis super fière. Je guette chaque petite poussée et recommence à mettre des hauts moulants (alors que juste avant, je ne supportais pas qu’on voie mon torse de petite fille et n’enfilais que des trucs amples). J’aime le corps des femmes, je veux ressembler à celles que je vois, avec des seins, c’est super beau. Quand les femmes disent : « En ce moment j’ai mes règles », je trouve ça trop classe, ça les rend importantes.

J’ai hâte d’avoir moi aussi un corps super sexy, mais sans savoir vraiment ce qui peut l’être. Les culottes en dentelles, c’est des trucs de vieilles, non ? Les trucs transparents, c’est sexy ? Ce qui est sûre c’est que les caracos lacés sur le devant c’est super sexy. Quand je serai grande, j’en achèterai un. Avoir ses règles, c’est la classe, mais c’est sexy ou pas ? Ça veut dire qu’on est une femme, alors ça doit l’être, mais vu qu’« on fait pas l’amour quand on a ses règles », c’est peut-être pas sexy. Je sais pas. En tous cas, je trépigne d’impatience en guettant ma culotte.

Bien sûr, je sais aussi que l’arrivée de mes règles déterminera la « première fois ». C’est ainsi que ça a été planifié. Mon mari attend cet événement, qui permettra de « faire l’amour ». Tout ce qu’il me fait, les trucs sexuels que je subis, ce n’est pas « faire l’amour ». Tant qu’on n’y met pas le zizi c’est pas grave, on peut tout pratiquer sur une pré-pubère.

Ma mère s’est organisée pour que nous ayons des capotes, et j’ai quand même l’espoir de vivre quelque chose de sympa. Peut-être qu’enfin je ne détesterai plus le sexe. C’est très intellectuel, comme idée. C’est pas un désir charnel, non. C’est : « Bon, tout le monde dit que c’est bien alors ça doit être vrai ».

Depuis pas mal de temps déjà je suis déconnectée de mes propres désirs, dans tous les domaines. Je n’ai aucune forme de fantaisie, je ne sais pas ce qu’il faut faire pour être grande. J’essaie de m’inventer une personnalité, en regardant faire les autres, mais je suis vide à l’intérieur.

Depuis mon entrée dans un nouveau collège, je suis la coincée. J’ai des absences quand on me parle. Je reste le regard dans le vide pendant qu’on se fout de ma gueule : je les entends au loin mais je ne peux pas répondre. C’est vrai que pas mal de collégienNEs sont des abrutiEs mais je suis extrêmement bizarre et ça n’arrange rien. Un jour malgré tout, en cinquième, j’avais été invitée à une fête de classe. J’avais hésité à y aller, et ma mère m’avait conseillé :

– « T’es pas bien vue, je voudrais pas que tu sois la bête noire de la fête. »

Elle a peut-être eu raison. Mais j’aurais dû y aller, affronter, être moi. Cette image de « bête noire » me hante, me colle à la peau. Je suis une vilaine araignée que personne ne peut aimer. Et aux yeux des autres je reste celle qui vient pas à la fête. Quand elles m’ont dit que David, dont j’étais amoureuse en secret, voulait sortir avec moi, forcément c’était pour se foutre de ma gueule. Impossible que quelqu’un s’intéresse à moi. J’avais répondu :

– « Ouais, c’est ça. »

C’est con mais aujourd’hui encore je regrette. J’étais pas appréciée, mais les enfants changent vite d’avis sur les autres, surtout si ces dernièrEs commencent à devenir vivantEs. J’ai peut-être raté une amourette sympa, (je m’entendais bien avec ce garçon), mais surtout, sortir avec des jeunes de mon âge m’aurait sans doute évité mon histoire sordide. Bon, on ne peut pas refaire le passé, et si ça se trouve, sans ma mésaventure avec mon mari, je n’aurais pas été dégoûtée du couple et je serais mariée avec des gosses, et ça me plairait pas...

Quand les autres voient que je sors avec un grand, elles sont impressionnées. Elles qui se foutaient de ma gueule en pensant que j’étais « jamais sortie avec un garçon » ! Je prends de l’importance. Je suis pas aussi coincée qu’elles l’imaginaient. Ça ne devient pas pour autant mes copines, d’autant qu’elles ne peuvent pas comprendre ce que je vis et que je n’ai pas envie d’en parler.

* * *

Enfin, mes règles arrivent. J’aime leur couleur, leur odeur, c’est magnifique, je suis grande ! Mais voilà, ça signifie aussi la levée d’un obstacle à ce qui commence à être très attendu : ma défloration.

La première fois que je me fais troncher, c’est un dimanche après-midi, dans ma chambre, chez mes parents. Je ne connais du désir qu’une vague définition. N’en ayant jamais éprouvé par moi-même, je cherche à quelles sensations chez moi ce mot peut faire référence. Les « caresses » et roulages de pelle sont super chiants, et je me dis :

– « Bon, je dois avoir envie de faire l’amour ».

Il met la capote, je me mets sur le dos, il rentre. Je vais enfin savoir de quoi il s’agit. Quand il commence à se masturber en moi, un affreux rictus, inédit, apparaît sur sa face et me fait peur. Pourquoi son visage se déforme ? Je me concentre alors sur ce que je ressens au niveau du vagin : pas de douleur, seulement un vague frottement. C’est ça le plaisir ? Je suis sidérée. Je trouve ça très déplaisant. Pas douloureux, juste désagréable. Surtout la gueule qu’il fait. C’est une grimace hideuse, mais il a l’air content quand même.

Je l’observe. Il va bien me lancer un regard ? Voir que ça va pas ? Non. Il semble absorbé par son plaisir et s’applique à essayer d’éjaculer, sans se rendre compte de rien. Je suis horrifiée par sa laideur, le sentiment d’être atrocement seule.

Par chance, il n’enregistre rien sur ma cassette intitulée : « sensations vaginales », car je ne ressentirai jamais grand-chose à ce niveau avec lui. Ça sauvera une partie de mes ébats futurs, où ce plaisir ne sera pas associé à ce type. Mais il enregistre, sur la sensation « cheveux qui frôlent la joue », un souvenir qui s’apparentera toute ma vie à un viol.

L’affreux rictus, j’ai compris des années plus tard, en découvrant que les gens ont tous des expressions particulières dans ces moments là, que c’était juste sa tête à lui quand il baise. Je n’imaginais pas qu’un jour, je serais grande, et que les effets de la jouissance sur le visage d’une personne qui me plaît me procureraient un immense plaisir et une excitation intense !

Mais lui, c’est un affreux rictus qui me dégoûte, et m’apparaît encore aujourd’hui quand je vais mal.

La situation n’a absolument rien d’excitant. D’ailleurs je ne sais même pas ce que c’est d’être excitée. Et pendant qu’il fait son affaire, je me dis :

– « Il faut que j’en parle à Manman. Que je lui demande pourquoi c’est si horrible. »

Eh oui, je fais toujours confiance à ma mère ! C’est à elle que je pense à parler, parce qu’après tout, c’est elle qui gère cette histoire depuis le début.

Je crois qu’à ce moment, les jambes écartées à attendre, à plat dos, qu’il finisse, j’avais entrevu une issue : Demain on discuterait de ce qui m’était arrivé, elle me dirait que c’est peut-être pas l’homme de ma vie, rien de grave à ça, on en parlerait et ce serait terminé. 

Sauf que quand il sort, la capote a pété. Eh merde ! Je ne suis pas très inquiète, mais c’est vraiment pas le moment. J’ai d’autres choses à régler, et je pressens que cette histoire va prendre le dessus sur mon véritable problème. Je descends voir ma mère, en bas. Je suis super mal, parce que je viens de vivre un truc dégueulasse.

– « Le préservatif il a craqué. »

Ma mère rit, ravie que sa fille ait une sexualité. Elle croit que mon air embêté c’est à cause de la capote, et me rassure à ce sujet, sans s’imaginer un seul instant que je vais pas bien du tout. Elle m’énerve...

– « Ah, mais c’est pas grave, on va trouver une solution ! »

J’avais pas besoin de ça, parler de ce stupide accident alors que c’est pas ça le souci. On court à la pharmacie de garde. Mon mari s’implique, c’est vraiment un type bien, responsable et tout. Une fois la pilule du lendemain avalée, il s’agit de prendre rendez-vous chez la gynéco pour qu’elle me prescrive un contraceptif. Pas de place pour dire que je veux plus.

Je le déteste de plus en plus, sans autre espace pour l’exprimer que mon dialogue intérieur. Je dois bien jouer le jeu, parce que personne ne semble remarquer ma rancune. Même pas lui, malgré le ton sur lequel je commence à lui parler. Mais lui c’est un abruti, ça compte pas.

Cette situation, qui se renouvellera si souvent pendant des années, me hantera adulte : je suis sur le dos, jambes écartées, il me lime sans me regarder, en disant : « Ah, c’est bon ! ». Ses coups de reins poussent mon corps inerte vers le haut du lit, jusqu’à ce que ma tête cogne le mur. Puis, je n’ai plus de place pour ma tête et ce sont mes épaules qui touchent le mur. Ma tête forme alors un angle très désagréable, entre le mur et mon épaule. Pour éviter d’arriver trop tôt dans cette position saugrenue et inconfortable qui me fait mal au cou, je me retiens aux bords du matelas. J’attends que ça se passe, sans bouger, et je fais tous les efforts possibles pour montrer que je me fais chier. J’éprouve un plaisir malsain à mépriser celui qui est incapable de s’en apercevoir.

Il m’a dit :

– « Quand on fait l’amour, on est comme des animaux. C’est pareil. »

Sur le moment, je trouve ça choquant, je suis outrée, il est dégoûtant de dire ça. C’est pas comme ça que j’avais imaginé les choses pour moi. Mais finalement, quand je le regarde faire, c’est vrai qu’il baise comme un chien, concentré sur sa bite et son propre plaisir, avec cet affreux rictus qui lui donne l’air abruti des bêtes qu’en peuvent plus. Et quand il me l..h., ça fait le même bruit que quand mon chien se lave, il est répugnant. J’aimerais me consoler en le rabaissant mentalement. Mais la haine que je cultive ne fait qu’ajouter à mon mal-être.

Je me demande si c’est vrai qu’il y a des femmes qui simulent, alors que moi, je fais tout, en vain, pour qu’on remarque que je m’emmerde. Et dans cette position, habituelle, récurrente, j’imagine. J’imagine ce que je pourrai dire ou écrire quand je serai sortie de ce merdier, si j’en sors un jour.

– « La jeune fille savait qu’elle devait le faire. Elle s’allongeait sur le dos, et espérait que ce mauvais moment passe vite. »

Voilà la phrase qui commencerait mon récit, quand je serais grande.

* * *

Le problème, c’est que pour qu’il puisse jouir de mon vagin, il faut que celui-ci soit lubrifié. Or il ne l’est pas. Moi, je n’ai jamais entendu parler du fait que je suis censée mouiller.

Alors, comme ma mère est super cool, il demande à cette personne de confiance et de bon conseil :

– « Pourquoi c’est tout sec ? »

Service après-vente...

– « Ah, oui, c’est bizarre, je vais me renseigner. Peut-être téléphoner à sa tante. Elle aussi a commencé jeune, je crois. Je vais lui demander si à cet âge elle mouillait  [3] »

Ça ne vient à l’esprit de personne que, sans désir, c’est plus difficile de mouiller.

Illes parlent de mon corps comme d’une chose, j’essaie de ne pas m’en offusquer. Mais un jour où j’en peux plus de leurs longues discussions à propos de ma chatte qui lubrifie pas, je le vois qui s’apprête à demander quelque chose à ma mère. Je me doute que c’est encore à propos de mes organes qui dysfonctionnent. Alors, pour qu’il se taise, je l’embrasse sur la bouche. Il prend mon bisou, puis va pour poser enfin sa question. Je recommence. Plusieurs fois de suite. Mais ce crétin ne comprend rien. (Ou s’en fout ?)

– « Arrête, je peux pas poser ma question ! »

Il doit penser que si je l’embrasse, c’est que je le trouve irrésistible ! Et là, coup de génie de ma mère :

– « Peut-être qu’elle n’a pas envie que tu me poses cette question, si elle concerne votre intimité. »

Ah ! L’intimité ! Maintenant encore, il n’y a rien que je déteste plus que ce qu’on appelle « intimité » avec un amoureux. Pour moi, l’intimité, c’est quand je suis toute seule.

Ma mère appelle la sœur de mon père, lui parle de mes problèmes de mouille. Et, toujours avec son faux air pudique, conseille à mon mari de lubrifier avec la la...e. Ben voyons ! Je suis un outil qu’il faut préparer avant de l’utiliser. Alors je dois m’allonger sur le dos et attendre patiemment que ce soit prêt pour qu’il puisse faire ce qu’il a à faire. C’est répugnant.

* * *

J’ai réussi à dire que j’aimais pas le sexe. Mais la discussion (entre ma mère, mon mari et moi, bien sûr) part sur le fait qu’il éjacule très vite. Ah bon ? si ça dure plus longtemps ça sera super ?

Ma mère demande à mon père. Il dit que ça n’existe pas d’être éjaculateur précoce, à part les premières fois, et qu’il suffit de faire attention à l’autre, sinon c’est qu’on n’a pas envie de donner du plaisir.

Je viens de me rappeler de cette réaction de mon père. Je crois qu’il ne voulait pas le défendre, pas le rassurer, et qu’il pensait avant tout à prendre soin de sa fille.

Par la suite, mon mari met plus de temps à éjaculer et c’est encore pire.

A cette époque, je suis épuisée physiquement. Mes journées sont trop longues pour moi. Je vais au collège à Bourges, c’est à 30 kilomètres.

Avant, ma mère m’emmenait en voiture en même temps qu’elle allait au
travail, mais là, je dois me lever à 6 heures pour prendre le car scolaire.

Puis, après la journée d’école, je reste en étude jusqu’à l’heure du
bus, à 18 heures 15. J’arrive chez moi à 19 heures, je dois manger vite
fait, préparer mon cartable pour le lendemain, me laver, finir les devoirs
si il en reste, me poser quelques minutes avant d’aller au lit vers 22
heures. Plus que huit heures avant la sonnerie du réveil. C’est pas
beaucoup pour une adolescente.

Mais là, la journée n’est pas finie. Je sais que tant qu’il n’aura pas
eu ce qu’il veut, je ne pourrai pas dormir. Des fois, je descends faire pipi
et, malgré mon envie de dormir, je traîne en bas avant de remonter, en
espérant qu’il sera endormi (technique dont j’ai entendu parler par mon
père). Mais il m’attend toujours. Alors j’écarte les cuisses, autant faire ça
le plus tôt possible, parce qu’ensuite, la nuit sera courte. Surtout qu’après
je dois descendre me laver : ça y est je prends la pilule et du coup il
n’éjacule plus dans le préservatif mais dans mon vagin. J’ai l’impression
qu’il en produit des litres et c’est dégueulasse.

Je pense que ma fatigue de cette époque ne m’a pas aidée à avoir
l’esprit clair pour me défendre.

Comme il n’a fait qu’entendre parler de la mouille, sans jamais en
avoir vu, quand je monte juste après m’être lavée, j’ai beau essuyer, frotter
le plus possible, c’est comme les cheveux, il reste toujours un peu
d’humidité sur les poils. Si je dis que je veux pas, il examine par lui-
même et déclare :

– « Ben, si, t’as envie, tu mouilles. »
– « Non, je mouille pas ! »

C’est tout à fait normal qu’il se permette de mettre sa main dans
ma culotte pour vérifier si j’ai envie ou non. De toutes façons, envie ou
pas, ça change rien. Le soir à 22 h, après une longue journée, discuter de
savoir si je mouille ou pas, j’ai autre chose à faire. Souvent je suis
tellement crevée que je pense que je m’endormirais comme une masse.

– « Laisse-toi aller ! »
– « Oui, c’est ce que je fais, et je m’endors. »

Pour, lui, se laisser aller, c’est faire ce qu’il veut que je fasse.

– « Laisse-toi aller ! »

Ça fait partie de ses phrases préférées, qui me hanteront encore
longtemps, et me feront sursauter quand je les entendrai.

En général, il obtient ce qu’il veut. Pour faire vite, j’ai compris
qu’il vaut mieux s’y coller directement. Mais parfois, c’est vraiment pas
possible. Comme cette nuit où il pue tellement de la gueule que ça me
donne envie de vomir. Je sais pas ce qu’il a encore trouvé à bouffer [4], mais
je suis obligée de lui signaler que ça m’incommode vraiment trop. Et là,
sur moi, en me soufflant encore dans le nez :

– « N’y pense pas, ne pense qu’au plaisir. »

De quel plaisir il parle ? Je ne sais pas. Du sien certainement. Il
répète ça plusieurs fois en tentant de me sauter. Je le hais. Je lutte, ça
prend du temps, mais, même si il est tard, c’est moi qui finis par gagner.
Petite victoire.

La fois où il a entendu parler de ce qu’il appelle « fellation », je ne
cède pas non plus. J’ai dû oublier la pilule, et il n’y a pas de capote. Alors
il me parle de cette pratique, qui pourrait être une alternative. Je lui
demande de quoi il s’agit.

– « Il s’agit de pénétrer par l’anus et pas par le devant. »
– « Ah bon ? Mais c’est agréable ? »
– « Au niveau des sensations, je suis pas sûr que je sentirais la différence. »

Évidemment, il me répond pour lui. Moi, je ne suis qu’un pantin aux
multiples orifices interchangeables.

Il insiste une partie de la nuit mais ça ne me dit rien du tout, et je
réussis à échapper à sa fameuse « fellation [5] » !

Un autre soir, il a laissé tomber la « fellation » et veut que je le suce. Je tombe de sommeil, mais il met son sexe dans ma bouche :

– « Suce ton pouce. C’est le bébé qui suce son pouce ! »
– « Je m’endors ! »
– « Oui, c’est le bébé qui s’endort en suçant son pouce ! »

Je comprends qu’il me laissera pas tranquille, mais je m’assoupis
en le suçant, et lui il me réveille sans arrêt en disant :

– « C’est bien, suce ton pouce pour t’endormir. »

Je me demande si il est pas un peu barré. Je me concentre pour le
finir, parce qu’après il faut vraiment que je me repose.

Parfois, il cherche de la fantaisie. Alors que je suis cramponnée au
matelas pour pas que ma tête cogne contre le mur, il me sort, comme ça :

– « Tu peux jouir, si tu veux. »
– « Ah bon ? »

Je pense : « Il est complètement con ! Il croit que si je jouis pas
c’est parce que j’ose pas ? Et qu’il suffit qu’il m’y autorise ? Je le
questionne :

– « Qu’est-ce que tu entends par là ? »
– « Ben, faire du bruit, crier. »

Là, je me dis qu’il est carrément idiot. Et ça me met en colère,
qu’en plus d’écarter les cuisses, il me demande d’en rajouter, pour que ce
soit plus excitant pour lui, je suppose.

Ça lui arrive de m’interroger :

– « Ça te fait plaisir ? »

On peut pas lui reprocher ça. Mais ces mots m’exaspèrent. Ils ne
correspondent à rien de ce que je ressens. Et puis je trouve la phrase
ridicule. « Ça te fait plaisir ? », genre : « Tu es contente d’être sur le dos
comme ça ? ». Pour moi, ce qui me fait plaisir, c’est de voir quelqu’un
que j’ai pas vu depuis longtemps, d’aller quelque part, une surprise... Mais
là, c’est pas adapté, c’est pas ça que ça veut dire, ça sonne décalé. De
toutes façons je le déteste.

J’ai associé très tôt le sexe à la haine.

Jusque là, j’ai réussi à obtenir de ne pas avoir à subir ça quand j’ai
mes règles. Alors il se masturbe à côté de moi. Son manque total de
pudeur le regarde, au moins je peux dormir. Mais très vite il réalise que je
peux le branler à sa place. La responsabilité de la satisfaction de ses
« besoins » me revient.

Quand j’entends que les hommes ont des besoins, et que ça justifie
l’obligation pour les femmes de les satisfaire, que ce soit par la
prostitution ou par le mariage, je trouve ça hyper dégradant, pour les
individus mâles. Moi j’utilise le mot « besoins » quand je veux ramener
quelqu’un à sa bestialité, le rabaisser, l’humilier. Comme « faire ses
besoins », comme les chiens.

– « C’est pas normal, on sort ensemble quand même, ça me gène de
faire ça. »

Il a peut-être raison, peut-être que ça se fait pas. Je n’ai aucune
idée de ce qui se fait ou pas. Lassée par ses réclamations incessantes, je
m’attelle à la besogne. Sans plaisir, sans amour, sans sensualité. Je fais ça
comme une une tâche mécanique, comme on vidange la machine à laver,
en espérant que ça ne l’excite pas.

Par la suite, j’en ai masturbés des amants, et avec passion !
Aucun n’aurait supporté des gestes aussi brutaux, violents et dénués
de sensualité. Ça restera toujours un mystère pour moi : comment j’ai échoué à lui faire mal, alors que c’était le but ?

Mais il dit : « Plus fort », ou : « Ah, c’est bon ». Je l’astique avec
toute ma haine et il ne s’en aperçoit pas. Si seulement il me lançait un
regard, il verrait le mépris dans mes yeux, mais ce connard est content et
immanquablement, il éjacule en disant « Ah, c’est bon ». Dégoût pour ce
type qui est une merde. Plaisir malsain à le haïr de la sorte. Quand on est
au plus bas et qu’il n’y a pas d’issue, il y a une certaine jouissance à
dégrader, même mentalement, une personne qu’on déteste. De le voir
comme un moins-que-rien. Et tandis que j’accomplis ma corvée, je lui dis
dans ma tête :

– « Tu n’as aucune dignité. Tu baises comme un chien et n’as aucun
respect de toi-même. Tu peux jouir sans même te rendre compte de
l’image que tu renvoies de ta personne. Même quand on te dit que tu pues
de la gueule ça t’enlève pas tes pulsions. »

La haine et le mépris que j’ai pour lui, je l’ai pour moi aussi. J’ai
appris à me détester suffisamment pour me laisser troncher sans rien dire.
On peut parler de mes pertes blanches, de ma chatte qui mouille pas et de
mon corps comme d’une chose, je m’en fous, j’ai perdu tout respect de
moi-même. Je le hais, je me hais, je hais le monde entier et la vie. J’ai
perdu toute estime pour le sac à foutre que je suis devenue.

La plupart du temps, quand j’ai mes règles, je le branle. Le jour où
je lui dis que c’est vraiment trop fatigant (j’ai mal au bras), il est ennuyé.
Comment il va faire ? Il veut utiliser mon sexe à la place, tant pis pour les
règles.

– « Ça va salir les draps. »
– « OK, c’est pas grave, je les laverai. »
– « T’es sûr ? Tu promets de les faire tremper tout de suite ? »
– « Oui. »

Bon, pas le choix. Je m’allonge, il fait ce qu’il a à faire, et, comme
prévu, le drap est plein de sang. Mais il ne s’en occupe pas. Je suis très en colère. C’est dingue, ça, d’être en colère parce qu’il me laisse un drap tout
tâché et non pour ce qu’il vient de me faire. Mais dans ma tête c’est lié. Je
fourre le machin dans un sac poubelle dans mon armoire en attendant
qu’il daigne s’en inquiéter.

Quand ma grand-mère maternelle décide de faire le ménage dans
ma chambre (ma grand-mère est aussi intrusive à sa manière), je ne peux
pas l’empêcher. Je panique. Que faire de ce drap, dont je ne suis pas
responsable mais qui me fout la honte ? Je me débrouille pour amener
discrètement le sac poubelle avec les autres dehors. Mais elle a dû me
capter, parce que quand je ressors, elle est en train de le lessiver au jet
d’eau, en râlant :

– « Quand-même, jeter du linge tout neuf ! »

Je suis morte de honte. D’autant que c’est pas moi qui l’ai sali. Je
trouve insupportable qu’on puisse penser qu’ON a sali les draps à deux, et
qu’ON a pris notre pied.

* * *

Ce que je subissais dans mon lit était affreux. Pendant des années,
j’ai ressassé toutes les saloperies qu’il m’avait faites. Dans mon histoire,
c’est lui qui m’avait fait souffrir.

Mais en 2010, je suis chez moi, seule, et je repense à la scène du
gode fabriqué par la gamine. Je cherche ce qui n’allait pas dans le
comportement de cette mère. Et tout à coup je réalise. Je me mets à
écrire, toute la soirée, sur la mienne. Comment elle m’a forcé la main
quand elle m’a dit : « Vous, vous dormez là-haut, dans ton lit ». Quand
les parents eux-même sont complices, à qui s’adresser pour être
protégée ? Alors que j’ai tout juste fini de faire le deuil de ma mère, je me
mets à écrire, frénétiquement et en larmes, tout le mal qu’elle m’a fait.
Comment la détester, alors que je la pleure encore et qu’elle me
manque ?

Pourquoi faisait-elle ça ? Souvent, j’ai expliqué ses
comportements bizarres par le fait qu’elle était malade et voulait me voir
adulte avant de mourir. Ne pouvant retarder sa mort, elle voulait
accélérer ma croissance. Peut-être que les médicaments qu’elle prenait
36contre la douleur ne lui permettaient pas d’avoir toute sa tête. Mais ça
n’explique pas tout. Et ça n’excuse pas tout. Les parents n’ont pas à
s’immiscer dans la sexualité de leurs enfants. C’est la leur, papa et
maman n’ont pas à s’en mêler.

Et puis, pourquoi a-t-elle voulu absolument, ce jour de 1991,
regarder des photos de bites avec moi ?

1991. Mes parents traversent une phase mystique (pendule,
voyance, communication avec les esprits, prémonitions...). Un matin, ma
mère se lève. Elle a fait un rêve qui l’inquiète : mon mari ne décalotterait
pas. Elle m’interroge. N’ayant jamais vu d’autres bites, je n’en sais rien, et
ses questions me gonflent. Mais on ne se permet pas de dire à ma mère
que ses questions nous gonflent. Elle est cool, mais on doit la respecter.

Son obsession semble être de s’assurer que le phallus de son
gendre est normal.

– « Bon, il faut que je t’explique, le sexe de l’homme, il a une petite
peau... blablabla... »

Voilà, petit cours d’anatomie, mais elle m’énerve, à faire comme si
c’était cool alors que ce que je vis au lit est vraiment pas sympa. Et puis
ces manières détournées de demander des trucs sur la bite de mon mari !
Je réponds que, selon ses indications, je pense que tout va bien. Mais là,
elle prend son air embêté de celle qui va être obligée de faire un truc pas
conventionnel, mais pour le bien de tous :

– « Il faut vraiment en avoir le cœur net. Je vais te montrer des photos, il
faut absolument vérifier. »

Et là, elle m’emmène la-haut, sort des bouquins de cul et m’oblige
à regarder des sexes d’hommes en érection. Je dois dire si oui ou non le
sexe de mon mari est bien comme ça quand il bande.

Obliger, c’est pas forcément attacher quelqu’un et lui faire faire
des choses par la force physique. C’est mettre l’autre dans une situation
telle qu’ille ne peut plus réagir. C’est d’autant plus facile qu’on a une
autorité de base sur la personne (quand on est parent par exemple). Je suis terriblement gênée, mais ne peux pas le dire. Je regarde le plus vite
possible, en signifiant quand même que j’ai vu. Sinon elle me lâchera pas.

– « Oui, c’est bon, il est comme ça. »
– « Il décalotte bien, t’es sûre ? »
– « Oui ».

Ouf, elle me lâche, je redescends, mal à l’aise.

J’ai mis vingt ans à comprendre que j’avais subi un abus violent
ce jour-là. Elle avait le chic pour me mettre mal à l’aise, en me laissant
penser que peut-être j’étais gênée pour rien, vu qu’elle ne l’était pas.
Dans le film My little princess, Isabelle Huppert incarne bien la mère
abusive quand elle dit à sa gamine qui rechigne à se faire photographier
le sexe :
– « Je savais pas que t’étais inhibée comme ça ! »

Elle recommence le même genre d’aberration, ce dimanche après-
midi où quelqu’un propose de regarder un film en famille. On a un
magnétoscope, et plein de cassettes vidéos. À cette époque, je suis encore
la petite fille lente à se préparer, qui comprend pas que c’est agaçant pour
les autres de m’attendre. Je pars donc faire pipi, me laver les dents,
changer de chaussettes... pendant que les autres (Qui ? Dans le salon il y a
mes parents et mon mari) choisissent le film.

Avec ce que je sais maintenant, le plus probable est que ma mère
a influencé le choix, que mon mari était content, et mon père a rien dit.

La première scène s’ouvre sur un couple hétéro qui dort, et
rapidement, la femme se réveille, monte sur l’homme à califourchon et le
baise en disant :

– « Continue ! Ah ! Continue ! »

Puis il se réveille lui aussi.... Plus de doute, il s’agit d’un film porno.
C’est ça, on regarde un film porno en famille ! Je suis sidérée. Peut-être
qu’il y a certaines règles de vie qu’on doit apprendre, mais même dans les
familles les plus cinglées, il reste une part de lucidité chez les enfants sur
ce qui est acceptable ou non. Là, je me dis qu’il y a un problème, à 14 ans,
de mater un film de cul avec mes parents et mon petit ami. Pourquoi pas
se branler devant tant qu’on y est ? Et j’ai pas du tout envie de voir ça. Je
dis :

– « Mais... C’est un film porno ! »
– Ma mère : « Tu es gênée ? »

Avec cet air que je ne supporte pas. Peut-être une sorte
d’excitation malsaine et mal dissimulée dans la voix, la conscience
d’abuser. Je ne sais pas. Quelque chose qui fait que je la déteste à ce
moment-là. C’est moi qui suis mise en cause, moi qui suis « gênée »,
sous-entendu moi la coincée ? Évidemment que je suis gênée, ça va pas
ou quoi, et c’est elle qui devrait l’être !

Ah, tous ces discours sur les coincées [6], celles qui veulent pas
baiser, le trop entendu : « T’es libérée ou t’es pas libérée ? ». C’était ça
cette fameuse libération sexuelle ? L’injonction à être libérée ? Dans ma
famille, y’a pas de coincéEs néEs pendant ou après le baby-boom. Mais
ce jour-là une part de moi résiste, c’est une question de survie. Je sais que
c’est elle qui a un problème. C’est pas ça la liberté. Je ne sais plus ce que
je réponds, mais on arrête le film.

* * *

Après m’en être sortie, j’en ai vite voulu à mon mari : le recul me
faisait prendre conscience de l’énormité de ce qu’il m’avait fait subir, et je
le détestais encore plus que pendant. Mais réaliser qu’il n’était pas le
seul agresseur nécessitait d’avoir fait le deuil de ma mère. Elle a mis ce type dans mon lit, a assuré le service après-vente, m’a obligée à regarder
des images pornos...

OK, ça c’était quand j’avais treize ans. Alors pourquoi à douze
ans, j’étais déjà si mal ? Je n’avais encore rien subi. À part qu’on raconte
à table que j’avais des pertes blanches.

Un souvenir confus me dérange. J’ai du mal à le classer. Est-ce
qu’il y a eu abus physique de la part de ma mère ?

Il m’arrive de faire la toilette à des gens (vieux ou adultes
handicapés mentaux). Toujours je fais attention au respect de l’intimité et
privilégie l’autonomie. Jusqu’à quel âge on lave les enfants ? Il me
semble, même sans avoir été mère ni baby-sitter, qu’ils peuvent être
rapidement autonomes. Alors pourquoi ce souvenir du bain avec ma
mère, j’ai plus de neuf ans, où elle me lave le sexe et me fait un peu mal ?
« C’est ma mère, elle sait ce qu’elle fait. » Je me demande maintenant
pourquoi elle effectuait encore ma toilette intime à cet âge.

J’ai donc demandé aux amiEs qui ont eu des enfants. Pour être
sûre de ne pas délirer. L’âge qu’illes me donnent est bien inférieur à neuf
ans pour arrêter de les laver.

Ce souvenir, j’ai réussi à le formuler il y a un an environ. Et cette
question : ma mère était abusive, certes, mais qu’est-ce-qu’elle me
voulait ?

* * *

À cette époque de ma vie, il y a un énorme décalage entre ce que
je ressens (haine de mon mari, dégoût...) et ce que je laisse paraître.
Incapable d’échapper à mon sort, je dois garder la face. Comment dire
qu’on déteste le sexe alors que tout le monde sait qu’on le pratique depuis
des mois ? Alors, quand une copine, de l’âge de mon mari, dit :

– « Ah, le sexe, c’est bien, c’est bon quand même. Hein, Mylène ? », elle
pense sincèrement que j’aime, parce que je ne montre rien. C’est très
sympa de sa part, cette tentative de complicité. Je ne peux pas casser
l’ambiance en rétorquant :

– « Non, c’est dégueulasse, ça pue, on a l’impression d’être une merde,
obligée de se laver après. En plus, je le déteste. »

Non, c’est impossible. La rembarrer comme ça, devant tout le
monde, devant mon mari, devant les seules personnes avec qui j’ai des
contacts, ça voudrait dire prendre des mesures et j’ai peur. Je réponds
vaguement oui. Douloureux déchirement, celui de mentir.

Alors, ça veut dire que j’aime le sexe. Comment revenir là-dessus
après ? Passer pour une menteuse, une instable qui sait pas ce qu’elle
aime ou pas ?

À l’école, une copine voit ma plaquette de pilules dans mon sac :
– « Ah ! Alors, c’est que tu l’as fait ? C’est comment, ça fait mal ? »

J’hésite. Non, ça fait pas mal, physiquement du moins. Mais c’est
pire que la douleur physique dont on parle tant. Comment lui répondre ?
Lui raconter que ce qui te déchire, c’est les ongles, les sensations dont on
ne veut pas, les conseils de ma mère, l’impuissance à sortir de là ?

Je réponds vaguement non. Beaucoup de gens apprécient ce
gendre idéal, gentil, poli, un peu concon quand même, mais qui fait pas
de vagues. On me dit que j’ai de la chance. Moi je ne comprends pas
vraiment pourquoi je continue.

* * *

Vers 26 ans, j’ai bénéficié de cours de psychologie sociale et
étudié les théories sur la manipulation. Les écrits de Beauvois et Joule
sur l’engagement m’ont beaucoup éclairée : même si à aucun moment il
n’est question de violences sexuelles, j’y ai reconnu mon expérience
malheureuse et trouvé des éléments d’explication.

L’engagement dont parlent Beauvois et Joule, c’est pas celui où
on défend nos valeurs, nos idées, par notre mode de vie, le militantisme...

Non. Ce dont il est question dans leurs textes, c’est des situations où on
est « engagéE à », manipuléE : la forme passive sous-entend la pression
qui nous a amenéE à agir ainsi, qu’on en soit conscientE ou non.

Si on se conforme à des directives claires venues d’en haut, on
peut justifier nos actes par le fait qu’on n’avait pas le choix, que nos
parents nous ont interdit de sortir, ou que notre chef est un connard...
Mais certaines influences sont plus sournoises. C’est très difficile alors
de se rendre compte qu’on n’est pas libre. C’est ce qui m’est arrivé.

La « libre décision » n’ayant parfois de liberté que le nom,
Beauvois et Joule conseillent de bien analyser les pressions qu’on a pu
subir (normes de comportement, injonctions implicites...). Chercher à ne
pas décevoir quelqu’un qu’on aime fait partie des pressions implicites,
comme quand on dit à sa maman anti-autoritaire qu’on se sert de son
gode, ou quand on ne sait pas comment lui exprimer que notre
« bonheur » au lit n’est pas si parfait que ça.

Quand on se sent libre, qu’on n’a reçu ni sanction ni récompense,
on ne peut pas rationaliser en disant : « mes parents m’ont obligéE à
ranger ma chambre ». Moi, j’ai eu l’impression d’être libre : c’est moi
après tout qui suis sortie librement avec lui, et ma mère ne m’a pas dit :

– « Tu dors avec lui, c’est comme ça et pas autrement ; »
– ni : « Tu le laisses y mettre les doigts sinon t’iras pas à la boum ; »
– ni : « Tu regardes les photos de bites ou tu seras privée de dessert. »

Je n’avais pas conscience que ce qui me gênait, c’était cette
autorité qui n’en portait pas le nom.

L’essentiel de la théorie de Beauvois et Joule repose sur le
sentiment de liberté, qui peut être trompeur. Dans une société (ou une
famille) où on crie haut et fort qu’on est libre, les personnes sont encore
plus fragiles face à ce genre de manipulations : admettre avoir été
influencéE, c’est trop la honte. Alors on justifie nos actes par des pseudo-
choix, et on continue dans la même voie. On se dit qu’on l’a fait parce
que ça correspondait à nos valeurs, qu’on en avait envie, qu’on y trouvait
un intérêt. Et on confond le sentiment de liberté avec la liberté réelle. Il a
fallu qu’on me dise que je n’avais pas le choix pour que je me révolte.

Si on veut obtenir un certain comportement chez quelqu’un, il suffit de l’amener à croire qu’il est le seul à avoir pris, librement, la décision, puis
le conduire à émettre un premier acte qui l’engagera définitivement.
Exemple : votre ado ne fait jamais de sport. Vous lui demandez si il
voudrait bien, puisque vous êtes en train de discuter avec vos invités,
aller chercher le pain avec son vélo. Vous lui précisez bien qu’il n’est
absolument pas obligé. L’ado, qui sait que la boulangerie n’est qu’à 200
mètres, accepte. Au moment où il enfourche son vélo, vous lancez :
– « Ah, au fait, j’avais oublié, la boulangerie habituelle est fermée, il
faut aller à Trifouillis ! » (Trifouillis est à 5 kilomètres).

L’ado, ayant déjà accepté, peut difficilement revenir en arrière. Il
fait les 10 bornes. Sans avoir conscience d’avoir été manipulé (vous avez
bien précisé que c’était pas obligé). Pour ne pas avoir l’impression d’être
une personne qui fait sans raison des trucs qui lui plaisent pas, il pourra
justifier son acte :
– « J’aime rendre service. »
– ou : « J’aime faire des balades en vélo. »

La rationalisation de cet acte rendra plus difficiles des refus
ultérieurs. Ce qui pourra l’amener à aller régulièrement, à votre
demande, faire des courses à 5 kilomètres.

Selon Beauvois et Joule, ce qui nous engage ainsi, ce ne sont pas
nos valeurs, nos sentiments, idées, croyances, mais nos actes : on
continue à agir ainsi parce qu’on a commencé à agir ainsi, et non parce
qu’on pense que c’est bien. Simplement pour ne pas avoir l’impression
d’être une girouette. Comme la grenouille qui, à chaque fois, se laisse
plonger dans la casserole d’eau froide, pas parce qu’un bon bain c’est
sympa, mais parce que, les fois précédentes, elle s’était laissé faire.
Quand on est victime de ce genre de piège, on ne s’en rend pas compte ou
on ne veut pas le voir, car personne ne reconnaît spontanément et avec
plaisir être inconsistant ou incohérent ; du coup, par la suite d’un
comportement, même extorqué, pour ne pas perdre la face, la tendance
commune est : « je persiste et je signe. » Et on continue à se laisser
baiser alors qu’on n’aime pas ça. FigéE dans un rôle d’exécutantE, on ne
comprend même pas soi-même pourquoi on continue.

Personne ne veut agir inconsidérément. Nos actes ont une valeur
pour nous. Si par malheur ils nous posent problème, et qu’en vrai, au fond de nous, on n’en est pas super contentE, on est bien embêtéE. On
met alors en place des raisonnements pour rationaliser. Si notre acte est
en contradiction avec nos valeurs, la tension est tellement inconfortable
dans notre caboche que, pour retrouver un état d’équilibre, on peut aller
jusqu’à changer notre façon de penser. Ainsi, je continuais à sortir avec
ce type en me convainquant que, la stabilité, y’a que ça de vrai. Et j’ai
fini par devenir une personne coincée et chiante.

L’« escalade d’engagement », c’est la tendance à s’accrocher à
une décision initiale. C’est continuer à réparer une voiture sur laquelle
on fait de plus en plus de frais, au lieu de la mettre à la casse, parce que
ce serait dommage après avoir fait tout ça. C’est toujours attendre avant
de sortir de l’eau quand ça devient trop chaud. C’est toujours jouer la
fille bien dans sa peau, continuer à partir avec lui, et, comme on reste,
c’est qu’on est amoureuse, alors on continue à jouer le jeu. C’est un
cercle vicieux.

J’ai compris qu’il vaut mieux admettre avoir été manipulée que de
continuer à l’être, et que je n’étais pas une merde qui faisait ce qu’elle
aimait pas, comme une conne, sans raison, mais une personne soumise à
des manipulations sournoises, qui voulait pas décevoir sa maman, et qui
s’est retrouvée dans une escalade d’engagements, même si la
manipulation n’était pas forcément consciente de la part de ma mère. Je
me méfie de celleux qui ont le pouvoir et qui, pour nous empêcher de
nous révolter, nous font croire qu’on a le choix.

* * *

Il ne suffit pas de faire du mal à ses gosses pour qu’illes nous
détestent. Ça serait trop facile. Les pires parents peuvent être aiméEs de
leurs enfants. Aussi peu rationnel que ça puisse être. On n’est pas toujours
guidéE par la raison. Et c’est dur de se protéger quand les parents nous
font du mal, à cause de l’emprise qu’illes ont sur nous. Quand je pense à
ma mère, bien sûr que je suis en colère, mais je la pleure encore. Parce
qu’elle n’a pas été qu’une mère abusive.

J’ai 15 ans le jeudi 27 février 1992. Le samedi qui suit, les amis et
la famille viennent fêter mon anniversaire.

Maintenant, je me dis que peut-être ma mère avait réuni tout le
monde pour leur dire au revoir. Quand je regarde les photos, elle est
extrêmement maigre, jaune, avec un énorme ventre. Pas besoin d’avoir
fait des études de médecine pour poser un diagnostic : elle n’a plus que
quelques jours à vivre. Et les invitéEs essaient d’être joyeuxEs.

Moi, à 15 ans, je ne vois rien, ou refuse de voir. Ma mère va
guérir, c’est ce qu’elle continue à soutenir au téléphone quand ses amiEs
l’appellent. Elle est plus forte que tout. Pendant l’apéro, je vais chercher
quelque chose dans le salon. Je me retrouve seule. Une amie proche de la
famille vient me rejoindre, et me dit en pleurant qu’elle sera là, que je
peux compter sur elle. Sur le moment, je suis touchée, mais pourquoi elle
s’inquiète ? Déni total de la petite fille qui veut pas perdre sa maman.

Le mardi soir suivant, je vais me coucher. Mon mari n’est pas là, il
a pris une chambre à côté de son IUT. Je m’endors, mais peu de temps
après, l’agitation dans la maison me réveille. Je descends. Ma mère est sur
son lit et tient une bassine pleine de sang, dans laquelle elle continue à
vomir des caillots. Je comprends les larmes de l’amie dans le salon.
J’ouvre les yeux.

Les pompiers arrivent et l’emmènent. Elle ne reviendra plus
jamais à la maison.

À bientôt 40 ans, il m’arrive encore de rêver qu’elle revient en
ambulance, qu’ils ont pu la sauver, et je lui demande où elle était depuis
tout ce temps. Je suis heureuse de la revoir, elle m’a manqué.

Le lendemain, mercredi, je vais la voir à l’hôpital. J’ai conscience
que c’est la dernière fois. On parle. Elle me demande de téléphoner à
l’ambulancier (qui fait aussi pompes funèbres) pour le prévenir que c’est
le moment de tout préparer comme elle le lui a dit. Je compose le numéro,
mais la personne qui décroche n’entend rien au bout du fil : pas un seul
son ne peut sortir de ma gorge. Manman prend le combiné et lui dit de
tout mettre en place comme prévu.

Je reste encore, je ne sais comment profiter de ces moments que je
sais être les derniers avec elle. Quand je pars, elle me dit :

– « Il faut que tu sois forte ! »

C’est sa dernière phrase pour moi. Et malgré ma colère légitime, je
pleure encore en l’écrivant. J’essaie d’être forte.

Le vendredi, quand je reviens (avec mon mari, cette fois), elle est
anesthésiée pour ne plus souffrir. Elle dort, toute jaune. Je sais qu’elle
n’ouvrira plus les yeux. C’est une question d’heures. Ma mère est la
personne que j’aime le plus au monde. Même si elle m’insupporte parfois,
c’est ma manman. Qu’est-ce-que je vais devenir sans elle ? Je suis
désorientée et malheureuse. Je n’ai jamais perdu personne, et je suis très
jeune. Je ne sais pas ce qui va m’arriver. Ni si je vais survivre. Bien sûr je
survivrai, on survit aux deuils, même si c’est long. Mais là, le monde
s’écroule autour de moi. Je ne comprends pas.

En sortant de l’hôpital avec mon père, mon frère, et mon mari, je
pars chez ce dernier. Pourquoi ? Je ne sais pas communiquer avec mon
père et mon frère, peut-être je veux m’échapper. J’ai l’impression d’avoir
lâché les autres. Mais je ne peux revenir là-dessus.

Je sais que je ne verrai plus jamais Manman.

Quand on se retrouve tous les deux, il me dit :

– « C’est dur de la voir comme ça, c’était comme un animal ».

Il m’exaspère, avec ses mots déplacés, les mêmes qu’il utilise pour
le sexe, et ma mère n’est pas un animal.

Je suis désespérée, mais le soir, ça ne l’empêche pas de bander. Il
veut encore me sauter. C’est vrai que j’aurais pu me laisser faire encore
une fois. C’est désagréable tout le temps, pourquoi là ce serait encore
pire ? Mais je ne saisis pas. Comment des gens peuvent avoir envie de
baiser dans une situation pareille, quand ma manman est en train de
mourir à l’hôpital ?

Il insiste, mais pour moi c’en est trop. Je me lève, il m’attrape le bras, pour me retenir. Je suis extrêmement en colère. Sans force, anéantie, mais en colère.

Comment il peut bander quelques heures après avoir vu
ma mère comme ça ?

Darling. Film avec Marina Foïs. Son mari est routier et la baise
dans un camion rempli de veaux en partance pour l’abattoir. Pendant
qu’elle regarde tristement ces êtres qui vont bientôt être tués, il jouit en
elle.

Mon mari, ça ne l’aurait pas gêné de niquer une presque morte,
déboussolée, orpheline demain, triste au bord du néant. Un trou ça reste
un trou.

Quand je repense à ce moment où il a rattrapé mon bras,
j’imagine les gestes que j’aurais, maintenant, une clef, un técho, et
ensuite, je me vois lui exploser la gueule violemment.

* * *

Adulte, en découvrant le féminisme, je me suis dit, comme
beaucoup de femmes :

– « Ah, c’est bien, pour les femmes qui ont vécu des trucs pas cools. Moi
j’ai eu de la chance. Je n’ai jamais été violée, par exemple »

Ce type me dégoûtait, mais je ne faisais pas le lien entre ce que
j’avais subi toute mon adolescence et ce mot. Un viol, c’est quand on se
promène dans la rue, qu’un inconnu nous agresse, nous frappe et qu’on a
très peur. Alors on crie et on se débat. Un violeur, c’est un type
patibulaire, pas quelqu’un qui a des amis et est bien vu.

Les violences conjugales, c’est quand on se fait taper dessus et
qu’on a des bleus. Mais moi j’en ai jamais subi. J’ai mis plus de dix ans à
comprendre.

C’est parce que des personnes se sont intéressées à la question du
viol, pas juste en disant : « c’est pas bien », mais en se posant la question
du consentement, qu’on parle aujourd’hui de viol conjugal, et que les
personnes violées mettent un mot sur ce qui leur est arrivé. C’est grâce
aux efforts des féministes qu’on peut plus facilement nommer les
agressions quand on est témoins ou victimes d’abus, et ainsi réagir.

Un matin, ado je m’étais réveillée mal à l’aise, après un cauchemar.
Mon mari et son pote regardaient les photos d’une soirée sympa qu’ils
avaient passée, avec une fille. Les photos étaient dans l’ordre
chronologique. Au début, ça allait, mais après elle avait un bleu, puis
deux... À la fin elle était défigurée, puis morte. Ils l’avaient détruite. Et
c’était moi.

Si je vois une scène de viol dans un film, je risque de faire des
cauchemars. Pourtant, j’adore frissonner devant un film d’horreur, dans
lequel la peur, basée sur des choses qui n’existent pas, est jouissive.
Après un moment agréable, je reviens dans la réalité. Mais quand on
viole quelqu’un dans un film, c’est moi qu’on viole. J’ai compris qu’il
fallait que je fasse attention à ce que je regarde quand, pendant des
semaines après avoir vu Le Vieux Fusil, à l’instant où j’étais censée
passer de la veille au sommeil, l’image de Romy Schneider violée par les
soldats allemands devant sa propre fille me faisait sursauter. Alors il
fallait effacer cette scène de ma tête pour recommencer le processus
d’endormissement.

Par la suite, ce genre de mésaventure m’est arrivé plusieurs fois,
et j’ai décidé de ne plus choisir de programmes interdits aux moins de 16
ans.

Parce que le viol, c’est pas seulement qu’on te fait un truc que
t’aime pas. Quand on me pique pour une prise de sang, j’aime pas ça, je
suis terrorisée, mais personne ne jouit de mon corps. Quand on m’a
enlevé un stérilet, c’était douloureux, mais la gynéco me considérait
comme une personne. Même si on a pu rentrer dans mon sexe sans que
j’aie mal physiquement, c’est insupportable de ne pas être vue comme un
être humain.

– « Je suis un point lumineux au fond d’un corps que l’on viole. »

Cette phrase, je l’ai écrite ado. Quand je voulais raconter. Le
point lumineux, c’est tout ce qui restait de moi pendant que je subissais.
Au fond du corps, il y a quelqu’un, une liberté, un « point lumineux », qui
se réfugie tout au fond du corps abandonné à son sort, loin, très loin.
Barricadé, il observe, commente, et cultive une haine qui un jour
fleurira.

C’est très étrange la prise de conscience, et parfois paradoxal. Si j’ai
écrit ça ado, c’est que le viol faisait partie du vocabulaire qui me
permettait de décrire ce que je vivais. Et pourtant, je disais que ça ne
m’était jamais arrivé, à moi. Ce mot n’était pas reconnu, pas « officiel ».

C’est important de nommer les choses. Quand on est victime, on a
besoin que des humains nous écoutent et nous disent que ce qu’on a vécu,
on n’avait pas à le vivre. À ce moment seulement on peut commencer à
comprendre pourquoi on va si mal, et entamer une guérison. Merci à
toutes les personnes qui m’ont légitimée !

« Je suis un point lumineux au fond d’un corps que l’on viole ».
Pour ceux qui violent, peu importe que la personne soit regardée par sa
fille, ou que sa mère soit en train de mourir à l’hôpital, peu importe les
cochons qui partent pour l’abattoir : la détresse de la personne violée
n’empêche pas de bander. Un trou c’est un trou et peu importe qui est au
fond de ce trou.

* * *

Mes seins ont bien poussé, je suis contente. Mais voilà un
changement que je n’avais pas commandé : mes fesses. Ma mère était une
femme très mince, sans hanches. Vu que je suis sa copie presque
conforme, je m’attends à ce que mon corps d’adulte lui ressemble aussi.
Quelles sont alors ces excroissances sur mon derrière ? Je ne réalise pas
que ces nouvelles formes, c’est inclus dans le pack « corps de femme », et
que c’est très joli.

Il faut atteindre un certain âge pour comprendre le second degré,
les mots en l’air. Moi, j’ai quinze ans, et je prends tout au pied de la lettre.
Quand la mère de mon mari me dit, sûrement sans même y penser, « ton
gros cul », j’ausculte mes fesses, qui ont changé, et ça m’inquiète. Le soir,
je demande à mon mari :

– « C’est vrai que j’ai un gros cul ? »

N’importe qui verrait une photo de moi à l’époque me dirait
que non. En vrai, on s’en fout, mais je suis une personne mince et c’est important pour mon histoire, parce que pendant toute la deuxième partie
de mon adolescence, je suis persuadée d’être grosse. Et aussi d’être laide.
Car il me répond :
– « C’est vrai que tu es un peu plus grosse que la moyenne. »

Mon corps me complexe énormément. Mon mari me répète que je
ne lui plais plus physiquement, sûrement à cause du fait que j’ai grossi,
mais que c’est avec moi qu’il veut faire sa vie et des gosses.

Grosse, moche, mais toujours baisable puisqu’il me regarde pas
quand il fait ça. Il m’assaille autant qu’avant, et comme je rechigne
toujours, il propose son idée de génie : vu que moi j’aime pas « faire
l’amour », il pourrait, plus tard, coucher de temps en temps avec des
femmes qui veulent bien. Et, pour me rassurer :
– « Mais ce serait pas comme avec toi ! Elles, je les respecterai pas. »

Je bondis. Quoi ? Pas les respecter ? Pour qui il se prend, de
vouloir coucher avec des femmes sans les respecter ? Il croit qu’elles vont
se jeter à ses pieds, lui le super bon coup ? Et ce sera pratique d’avoir
bobonne pour les fois où il a trouvé personne pour se vider les couilles.
Est-ce qu’il me respecte, moi ? Il me trouve moche, mais il a des besoins.
Je commence à comprendre que c’est lui qui me fait détester ça.

Je hais le temps qui passe, mais plus vite il passe plus vite ce sera
fini. Quand je me projette dans mon avenir, je m’imagine allongée sur le
dos en attendant qu’on finisse de me besogner. Ma mère me manque, je
m’engueule tout le temps avec mon père, je hais mon mari. Je suis
complètement aigrie, haineuse, méchante. Je déteste tout le monde, moi
compris. Je me fais chier pendant les vacances. Je me fais chier tout le
temps. L’été, je pars avec mon mari et deux de ses copains qu’il a
rencontrés à l’IUT. Quand, m’étant assise dans la neige, je me relève et
que mon pantalon est trempé, ils rigolent grassement à la blague de mon
mari :

– « Faut arrêter de mouiller ! »
– « Ah ! Ah ! Ah ! »

Il se garde bien de leur dire que j’ai jamais mouillé de ma vie.
Humiliation d’être La Fille, celle dont on peut rire du corps, en plus de
l’utiliser.

Le reste de l’année, leur plaisir, aux trois, c’est d’aller tous les
après-midi au supermarché lire les revues automobiles. Leurs vacances,
c’est marcher dans la montagne en parlant de bagnoles. Pourquoi pas.
Comme je n’ai aucune condition physique, quand je suis trop loin
derrière, ils s’arrêtent. Dès que je suis à un mètre d’eux, ils repartent, sans
arrêter leur discussion. Ce qui fait que je ne les rattrape jamais. J’ai
l’impression de leur courir après toute la journée. Même si j’ai du mal à
m’intéresser plus de deux heures à ce qu’ils racontent, j’ai pas envie d’être
toute seule et je m’emmerde terriblement. Je suis de mauvaise humeur et
certainement chiante. Un des potes dit qu’il est content de pas avoir de
copine.

Qu’est-ce que je fous là ? En fait je suis utile à mon mari, qui peut
se décharger le soir. Pour les autres, je suis juste la chieuse. Un soir, ils
décident que la rando du lendemain nécessite de se réveiller aux horreurs.
« On se lève à cinq heures et on part direct. »

Je réponds que je peux pas partir sans avoir pris une douche. Ah,
les filles ! « Quand même, pour une fois ! Ça va pas te tuer ! »

Comment expliquer, surtout à des machos beaufissimes, que le
matin, je dois nettoyer mon sexe qui a été utilisé la nuit ? Et l’autre
connard, il s’en fout que je sois mal toute la journée à cause de son
sperme à lui. Il abonde dans leur sens. Je suis humiliée.

Certaines femmes détestent avoir leurs règles, décrites comme
une corvée inhérente à leur corps. Quand ma meilleure copine les a eues
avant moi, les femmes de son entourage la plaignaient : « Voilà, ça y est,
tu fais partie de celles qui ont ces tracas ». Moi je comprenais pas. J’avais
l’impression qu’elles mentaient, qu’elles en parlaient comme d’un
problème pour se donner une importance d’adulte. J’étais jalouse : je pressentais que ce serait merveilleux et j’avais hâte. Par la suite je verrai
toujours mes règles comme une fête qui m’appartient, la célébration de
mon corps qui vit. Un des rares plaisirs qu’on ne m’a pas volé. Tous les
mois, j’aime la sensation de ce liquide chaud qui coule. Mes règles
sentent bon, ont une magnifique couleur et sont chaudes et rassurantes.
Même les fois où, à cause de dérèglements, j’ai mal au ventre, c’est
chiant, mais ça ne remet pas en cause la joie de ces retrouvailles
mensuelles avec mon corps.

Quand un amant me dit un jour que c’est un défaut de la nature,
qui m’empêche de baiser quand je veux, ça me met très en colère.
J’entends : « Ça M’empêche de Te baiser quand Je veux ». Comment il
peut se permettre de critiquer mon corps ? Le sien n’est pas mieux !
Après ses propos, j’ai vraiment plus envie avec lui. Je baise quand je
veux, mais jamais quand j’ai mes règles, je n’aime pas ça. Pas parce que
c’est sale, mais parce que je veux les garder pour moi toute seule. C’est
Ma fête intime. Même si aujourd’hui j’aime mes amants et n’ai plus
besoin de prétextes quand j’ai pas envie, dans ma tête, c’est toujours ma
récré, le moment où personne me touche. J’en ai besoin pour me sentir
bien.

Contrairement aux règles, le sperme, même si on se lave après,
descend petit à petit pendant des heures et finit dans la culotte, laissant
une désagréable sensation de souillure : on a le slip mouillé, c’est froid, ça
poisse et ça pue.

À quinze ans et demi, je me demande si, en général, le fait de
devoir se coucher sur le dos, en supportant le corps d’un homme, ne fait
pas partie des désagréments d’être femme. J’y reconnais la description
qu’elles font de leurs règles : un liquide dégoûtant sort du vagin, c’est
sale, ça sent mauvais et il faut se nettoyer. Alors, moi aussi j’ai des
« soucis de femme ». Je me demande pourquoi elles ne parlent pas de ce
tracas là. C’est ça devenir adulte ? Je ne veux pas qu’on me considère
comme une enfant, mais la vie qui m’attend me fait gerber.

Mon corps est une chose disgracieuse, qui ne m’apporte que du
désagrément. Je répète sans arrêt :
– « Vivement que je crève. »

Le suicide est un concept totalement étranger au fonctionnement de
mon cerveau. Ça doit faire mal, et malgré la merde, j’ai toujours eu très
peur de la mort. Je suis donc condamnée à passer des décennies avec ce
sale type. De toutes façons j’ai personne d’autre. Qui voudrait de
quelqu’un comme moi ?

Pour lui, c’est normal que dans un couple, ça évolue : au début on
est attirés, et après on reste ensemble même si on ne se plaît plus. Quand
on est des gens sérieux, on s’embarrasse pas du fait que le corps de l’autre
ne soit plus aussi beau. Il faut savoir avancer.

Puisqu’on est un vieux couple, je prends plaisir à lui parler mal. Je
m’efforce de prendre la pire voix qui existe, celle que j’imagine être une
voix de mégère, puisque c’est comme ça qu’on me voit à seize ans :
grosse, moche et vieille. Mais soumise au « devoir conjugal ». Quand je
l’appelle, je lui gueule dessus.

* * *

Certains jeunes de mon âge font des trucs interdits, débiles, drôles.
Je les envie. Toute ma vie je regretterai de ne pas avoir eu le temps de
faire une seule connerie d’ado. Mais pour ça, il faut avoir des parents qui
nous en empêchent, ou alors qui veillent sur nous et peuvent être là si
vraiment ça tourne mal. Moi, je ne reconnais aucune autorité, je n’ai à me
rebeller contre personne, je gère ma vie et le fait comprendre à mon père.
Ma mère n’est plus là, je pense être livrée à moi-même. Il faut que je me
sorte de là, et je pressens que le bac est peut-être une issue. J’ai peur de ce
qui m’attend, alors j’assure. Je suis tout sauf insouciante. Mon père me
confiera plus tard que les profs s’attendaient à ce que je redouble ma
troisième après avoir perdu ma mère, mais qu’illes ont été étonnéEs de
voir que mes notes n’avaient absolument pas baissé. Je ne peux compter
que sur moi et j’ai un instinct de survie surdéveloppé.

Alors pas de chouilles, pas d’aventures, pas de tout ce que mes
potes me raconteront de leur adolescence. Et les conneries, c’est pas pour
moi. La place est déjà prise, par mon frère et mes cousins qui eux font
la fête, fument des joints, ont l’air de s’amuser. Il ne me reste plus que la place de la sérieuse, sinon j’aurais l’impression d’imiter. Je me considère
comme une adulte puisque j’ai un petit ami sérieux. Ça ne m’aidera pas
plus tard à me considérer comme victime.

Je ne sais pas qui je suis ni comment être moi. Alors j’essaie de
m’inventer une image, une façon à moi d’être originale, comme si j’avais
des goûts propres, des envies. Mais je suis nulle pour ça. Je suis vide et
sans fantaisie. Je fais des « trucs sympas », comme si j’étais une vraie
personne, sans y prendre plaisir, mais en cherchant à me montrer comme
une jeune femme épanouie. Je fais en sorte qu’on se dise :
– « C’est bien, Mylène elle est contente avec son copain, elle sait où elle
va. »

À cette époque, j’ai les germes de ce que je deviendrai plus tard,
mais sans possibilité de les développer.

* * *

Je suis sur la plage avec mon mari. En maillot de bain, je ne suis
pas très à l’aise de montrer mon corps difforme, incapable de voir que je
suis jolie. Par curiosité, je lui demande de me montrer une fille qui lui
plaît.

– « Ben, elle, là-bas, je trouve qu’elle est bien foutue. »
– « Celle-là, au bord de l’eau ? »
– « Oui, elle a un joli corps. »
– « Mais... C’est une petite fille ! »

Je suis estomaquée. Il soutient que non, mais commence à douter.

Même loin je sais quand-même reconnaître un corps d’enfant.
Maigrelette comme moi quelques années avant, attitudes puériles...
J’insiste pour qu’on s’approche. Il doit vérifier par lui-même, je ne peux
pas laisser passer ça. Quand on arrive suffisamment près, il a honte. Elle a
maxi 10 ans. C’est sûr qu’elle est plus mince que moi, comme quand
j’avais son âge. Elle n’a pas encore de formes de femme, pas encore les
fesses qui me complexent, et que mes amants trouveront belles plus tard.

Il a honte et je l’enfonce, pour le plaisir de me venger. Je comprends
pourquoi maintenant il me trouve grosse.

Était-il pédophile ? En le voyant avec moi, ses camarades de
lycée se moquaient de lui. Moi-même, en terminale, je voyais les petits de
4ème comme des enfants, avec qui il ne me serait pas venu à l’idée de
sortir. Mais quand aujourd’hui je vois des bacheliers, ils sont pour moi si
jeunes que ça me ferait bizarre de les appeler « pédophiles ».

« Selon le critère de l’OMS, les adolescents de 16 ou 17 ans sont
aussi classés comme « pédophiles » s’ils ont une préférence sexuelle
persistante ou prédominante vers les enfants prépubères au moins cinq
ans plus jeunes qu’eux. [7] ».

Lui, il n’a pas cinq ans de plus que moi. Certains ados sortent
ensemble sans avoir le même âge, et sans être obligatoirement
pédophiles. Je veux bien croire que, si c’est pas forcé et que la différence
est pas trop importante, il peut même s’agir de véritables histoires sympa.
Pour lui j’ai un doute, à cause de la petite fille au bord de l’eau, et du fait
qu’il m’a trouvée grosse dès que j’ai eu des formes... Mais, si il était attiré
par les corps prépubères, il a sans doute évolué. Son humiliation sur la
plage a dû le calmer. J’espère.

Violeur et irrespectueux, oui, connard, certes, mais pédophile,
c’est pas sûr. Ce qui compte, pour moi, c’est qu’il en était à une sexualité
que je n’imaginais pas encore. Que ma mère l’a incité, et qu’il ne s’est pas
gêné.

* * *

En juin 1995, j’obtiens mon bac. Ça peut paraître dingue, mais je suis
inquiète. Qu’est-ce qui m’attend ? Je ne compte sur personne pour m’aider
si j’ai un problème. En attendant la rentrée (la fac ne commence qu’en
octobre), je pars en septembre avec mon mari camper, en altitude. Pour passer le temps, pour avoir l’impression d’avoir des envies propres et de
faire des trucs sympas ? Je ne sais pas.

Dans la tente il fait extrêmement froid. Je regrette d’être là. Je
grelotte, pelotonnée dans mon duvet, mais mon mari ouvre sans arrêt la
fermeture de ce seul refuge pour essayer de me sauter. Je lui dis que je
suis gelée, mais il ne veut rien entendre. Il me répond que je dois me
laisser aller, que ça va me réchauffer. Je referme mon duvet, il l’ouvre, me
touche le sexe, tente de me déshabiller.

Peu importe que la personne violée soit triste, peu importe aussi
qu’elle ait mal, le corps crispé par le froid.

– « Laisse-toi aller, ne pense qu’au plaisir... »

Quel plaisir ? Je claque des dents. Comment me sortir de cette
situation physiquement insécurisante ? En me défendant contre ses assauts
de plus en plus insistants, j’essaie de réfléchir de manière rationnelle :
« Peut-être je devrais me laisser faire, sinon il ne va pas lâcher l’affaire et
je risque de passer la nuit à me débattre. Ce ne sera qu’un très mauvais
moment à passer, pire que d’habitude, mais au moins après je pourrai
enfin me réchauffer. Non, c’est pas possible : même en me raisonnant, je
ne peux pas lutter contre les réflexes de survie de mon corps qui refuse
d’être soumis à une température si basse. Et en plus, ça n’arrangerait rien :
si il réussit, et qu’il éjacule, j’aurai encore plus froid après parce que je
serai mouillée/souillée. »

Je voudrais juste m’envelopper pour arrêter d’avoir froid. Je me
demande comment il fait pour ne pas être frigorifié. Je prends mon
courage à deux mains, et quitte mon duvet, qui de toutes façons ne m’est
d’aucune aide puisque je ne peux pas le garder fermé. Je sors dans la nuit
glaciale pour regagner la voiture. Il me rejoint, je lui dis que je veux
partir. Il démonte la tente, range les affaires et démarre. En pleine nuit.
Dans la voiture, je suis épuisée, mais j’ai enfin chaud.

Il m’emmène quelques jours plus tard à Tours, pour que je cherche
un logement. J’emménage dans une chambre meublée. On est plusieurs
étudiantes dans cette maison, et on s’organise toutes les cinq pour gérer
les parties collectives, on se fait des bouffes ensemble... Je me sens bien.
Les gens que je fréquente, je les ai rencontrés moi-même. Je ne suis plus dans l’univers de mon enfance, de ma famille. Je commence à devenir une
vraie personne.

Mon mari continue pendant quelques mois à venir chez moi tous
les week-ends. Comme ma chambre est petite, quand je veux faire ma
toilette, j’ouvre la porte de mon armoire pour me cacher. Il ironise sur ce
besoin d’intimité, et passe la tête exprès pour voir mon corps
« disgracieux » devant le lavabo. Je me sens humiliée. J’ai l’impression
d’être le monstre qu’on s’amuse à mater, la bête noire au zoo.

Une des dernières fois qu’il me saute, ou la dernière, ça se passe
comme d’habitude, sauf qu’à un moment, pendant qu’il prend son pied, il
sort, de but en blanc :
– « Ah, c’est bon ! Finalement c’est pas si mal que tu sois grosse, c’est
plus moelleux. »

Il est tellement con, et tellement centré sur son propre plaisir, que
je ne pense pas qu’il fasse exprès d’être désagréable. Je suis une poupée
gonflable, un trou c’est un trou, et si c’est moelleux autour, c’est plus
confortable. Je me sens vraiment comme un réceptacle à foutre.

Aujourd’hui encore, quand je suis angoissée, j’ai la haine de mon
corps. Et plutôt que de me défendre, je m’agresse moi-même. Je continue
à frapper mon visage que je hais, qui n’a jamais réussi, alors que je
faisais la gueule, à faire comprendre que je me faisais chier quand on me
baisait. Visage soumis et triste quand j’allais pas trop mal, visage gentil
quand je voulais montrer ma haine et mon mépris, visage qu’un connard
a frappé plus tard, quand je choisissais mal mes amants.

Mon corps exige de moi que je le nourrisse, alors je le maltraite
en m’acquittant de cette corvée, comme on me maltraitait pour la corvée
sexuelle. Je le nourris de force, puisqu’il est habitué à être forcé. Je
bouffe sans plaisir, dans la vie y’a pas de plaisir, et je gave ce corps,
machine que je déteste et qui ne mérite pas le respect, on me l’a bien fait
comprendre. On m’a bourré la chatte, je bourre mon estomac comme un
devoir à accomplir pour survivre. Et je frappe ce corps, je frappe ce
visage, je le griffe, je m’arrache des poignées de cheveux. Je voudrais me
faire mal.

Dès que j’ai l’impression qu’on me prend pour une conne, ou tout
simplement qu’on a envie de moi alors que moi non, cette forme
d’angoisse monte. Je dois prendre sur moi pour ne pas craquer mais
réagir plus efficacement, en énonçant ce que je veux ou pas, en essayant
de me rappeler que la personne en face est prête à m’entendre et ne va
pas me violer.

Même avec mes nouvelles potes, à 18 ans, je suis super mal
barrée. Je suis « mariée », aigrie, pas sûre de moi et vide. Quand des gens
disent que je suis belle, je suis vraiment très étonnée. Quand on
s’intéresse à ce que je dis, je n’en crois pas mes oreilles. Je commence à
me plaire dans mon nouvel environnement, je rencontre des personnes, je
commence à avoir ma vie. Mon mari fait son stage de dernière année à
l’IUFM. L’an prochain il sera instituteur. Quand je lui dit que je ne
reviendrai jamais habiter dans le Cher, il me répond :
– « Ben, tu vas pas avoir le choix de toutes façons, moi j’ai fait ma
demande pour être instituteur ici. »

Il ne dit pas ça comme un truc autoritaire, mais comme une
évidence, tout simplement parce qu’il fait ses études dans le coin et que
son poste sera là. Donc, CQFD, j’habiterai là aussi. Parce qu’on fera notre
vie ensemble, c’est établi. J’ai 18 ans, un avenir de merde tout tracé. Mais
sa phrase me fait réagir : je comprends enfin que si, je fais ce que je veux.
Cette affirmation de non-choix me libère. Je le plaque et culpabilise,
parce que je ne sais pas expliquer ce que je lui reproche, lui que tout le
monde trouve si gentil. Mais je suis enfin libérée.

Et, comme une andouille, je sors avec un petit con de fils-à-papa
qui me rabaisse. Un soir où je le contredis, il me menace d’aller se jeter
dans la Loire. Pour l’en empêcher, je ne dors pas de la nuit. Le lendemain,
je le raconte en consultation à ma médecine-traitante.

– « Ça s’appelle du chantage au suicide. C’est le premier degré de la
violence faite aux femmes. La prochaine fois, laissez-le y aller, il ne le
fera pas. Et même si il le faisait, ce n’est pas de votre responsabilité. »

Elle me conseille de le quitter et d’aller habiter loin. C’est la première fois qu’on me parle de la violence comme ça, qu’on me dit que c’est pas
seulement quand on a des bleus. Son discours me déculpabilise et
m’autorise à le plaquer, lui aussi. Elle fait partie de ces personnes qui, en
quelques phrases, nous aident et nous font avancer. Merci.

En 1999, je pars à Toulouse, décide de ne plus jamais me mettre en couple et d’avoir plein de copines et d’amants.

* * *

Quand je raconte que je suis restée 5 ans avec un « copain », les
gens pensent que c’était une histoire d’amour. Dans ma famille, on
continue à parler de lui comme de quelqu’un qu’on a connu, sans penser à
mal. Mais dès que son prénom est prononcé, je me sens extrêmement
mal. Je commence à révéler à mes amiEs que j’ai détesté celui que
j’appelle désormais « mon mari ». Je mettrai des années pour en parler
aussi à ma famille.

Non, c’était pas une histoire d’amour. Mais pourquoi ne pas avoir
quitté plus tôt cette ordure ? Je suis incapable de répondre à cette
question. Alors je trouve des explications « rationnelles » pour pas passer
pour une conne.

– « Il m’était utile, je pouvais pas rester chez moi, je m’entendais pas
avec mon père. »

Peut-être pas un père parfait, mais il était bienveillant,
contrairement à mon mari.

Un des éléments qui a rendu ma prise de conscience difficile, c’est
le fait que dans nos sociétés, on ne dit pas seulement :
– « Qu’est-ce-qu’il a celui-là, à être violent et à taper sur sa copine ? Il est
pas bien ! »

Mais aussi :
– « Qu’est-ce-qu’elle a celle-là à rester avec lui ? Elle aime ça ! »

Comme si la faute revenait à la victime. Quand un mec avec qui je sortais m’a frappée, j’ai pas osé le dire. L’agresseur est un méchant, un
connard, mais l’abrutie qui se laisse faire est vraiment la pire des
connasses. Pour être quelqu’un de parfait, il faut fuir dès la première
humiliation. Dès que l’expérimentateur approche la main de la boîte
d’allumettes, pour mettre l’eau à chauffer, la grenouille doit se sauver.
Alors là, et seulement là, elle passe pour quelqu’un de droit, intègre.
Sinon, on la soupçonne d’être complice de son propre sort. Mais tout le
monde n’est pas aussi héroïque. On se dit, après le premier bain bouillant,
que ça va passer, puis : « Comment m’en sortir ? ».

Les mineurEs victimes d’abus sexuels, n’ayant jamais été adultes,
ne comprennent pas en quoi illes sont différents d’eux, et ne peuvent pas
dire :
– « Cette personne est la seule responsable, parce que moi je suis unE
enfant ; elle seule sait ce qui se fait ou pas. »

Il faut s’éloigner de cette période de la vie puis se retourner sur
son passé, regarder les jeunes qui ont l’âge qu’on avait à l’époque, pour
réaliser :
– « Ah ouais, j’étais comme ça ! Je n’étais qu’une enfant ! Tu m’étonnes
que je savais pas me défendre ! »

Dans mon cas, c’est encore plus compliqué, parce que, même si
j’étais gamine quand tout a commencé, je suis restée jusqu’à 18 ans, un
âge où on peut se dire qu’on n’est plus une enfant. Mais c’est quand, le
jour J où j’aurais dû stopper net ?

À 13 ans on n’est pas adulte (même quand on le croit), à 30 on
l’est. Que s’est-il passé entre les deux ? C’est jour après jour qu’on passe
de 13 ans à 18 ans puis à 30, 40 ans... et l’entrée dans l’âge adulte, on ne
l’a jamais vécu auparavant, on ne sait pas à quoi ça ressemble.

L’équilibre de ma vie était très précaire, je fermais les yeux, mais
au fond je savais que ma mère allait mourir. Une fois partie, elle
continuait à avoir de l’influence sur moi, elle avait tracé ma vie avec ce
type. Et puis j’étais paumée, sans alternatives, puis aigrie. Quand mon
mari a fouillé dans ma chambre et trouvé le journal intime dans lequel
j’avais vomi tout le dégoût qu’il m’inspirait, (journal qui, si il n’avait pas été trouvé, m’aurait peut-être permis de prendre une décision plus tôt), je
me suis sentie coupable d’avoir écrit ces horreurs. Je détestais ma
situation mais n’en connaissais pas d’autre, et il m’a « pardonné » ce que
j’avais écrit.

Une fois grande, j’ai mis des années à comprendre pourquoi je
m’étais « laissé faire » jusqu’à 18 ans.

* * *

La rencontre avec les milieux féministes, la lecture de textes sur le
consentement, m’ont permis de mettre des mots sur ce que j’avais vécu.
D’autres que moi ont subi des viols, c’est comme ça que ça s’appelle, et
ces personnes ne sont pas des merdes, donc moi non plus. Je retrouve un
peu de dignité.

* * *

Je détricote mon passé pour essayer de comprendre. J’ai défait
beaucoup de nœuds, mais il me reste encore des questions. Ai-je une
légitimité à me revendiquer victime d’abus sexuels ? Après ce que j’ai
écrit, oui. De pédophilie ? Est-ce que je n’étais pas trop vieille pour avoir
« droit » à ce statut ? J’étais en tous cas trop jeune pour vivre ce que j’ai
vécu, et pour pouvoir me défendre.

Le mot « victime » semble poser problème à beaucoup de gens.
Être victime, c’est toujours la honte, alors que la honte devrait revenir aux
puissants ! Or, c’est dans l’intérêt des dominantEs de nous retirer les mots
qui peuvent exprimer l’injustice. Sans nommer, on ne peut pas se révolter.
Sans victime, pas d’agresseur, sans exploités, pas d’exploiteur, sans
femme battue, pas d’homme violent... Alors tout va bien. Facile.

Quand une copine me raconte :
– « Avec le père de mon fils, c’était violent, on se tapait dessus. »

Je lui demande :
– « Vous vous tapiez dessus ou Il te tapait dessus ? »

J’avais vu juste. Pas besoin d’avoir des dons pour ça.

Nommer les choses et les protagonistes de l’histoire, ça permet de
se situer dans ce qui nous est arrivé, de ne pas porter une responsabilité
qui incombe seulement à l’agresseureuse. Les mots, c’est déjà les autres
humains qui viennent à notre secours pour nous dire qu’on n’a pas à vivre
ça. Comme quand ma toubib m’a dit que ce qu’avait fait mon copain, ça
s’appelait : « chantage au suicide », et « violence ». Sans ces mots,
comment aurais-je pu partir ? Les mots nous éclairent sur ce que nous
vivons ou voyons. Comment j’aurais pu avancer, suite aux abus que j’ai
subis, sans me dire que j’avais été victime, que j’étais une enfant ?

J’ai une amie qui a été enfermée au « Bon Pasteur » quand elle
était adolescente. C’était une sorte de prison pour jeunes filles, tenue par
des « bonnes » sœurs. Dans les faits, c’était la maltraitance et les
humiliations au quotidien. Le Bon Pasteur a continué à sévir jusque dans
les années 70, et des groupes se forment aujourd’hui pour dénoncer.
L’autre jour, mon amie me raconte que lors d’une conférence sur cette
institution, alors qu’elle venait d’apporter son témoignage, un homme
dans la salle a réagi en disant qu’il fallait « arrêter de se victimiser ». Ce
genre d’intervention est d’une violence inouïe. Comment dire à quelqu’un
qui a vécu les sévices de bonnes sœurs cinglées qu’elle se victimise ?
Pour ça, il faut clairement se placer du côté de l’agresseureuse. Et le point
de vue des dominantEs est tellement intégré qu’elle se défend :

– « Non, moi je suis pas une victime ! »
– « Alors tu es quoi, dans cette histoire ? »

Bien sûr, c’est à chacunE de se définir, et je n’insiste pas auprès de
mon amie.

Dans certains textes, on trouve le mot « survivantE ». Je me suis
dit : « pourquoi pas, c’est plus positif. » Mais qu’est-ce que ça sous-
entend ? Sans victime, pas d’agresseureuse, pas de responsabilité, ou une
responsabilité partagée. Ce terme oublie aussi les victimes qui n’ont pas
survécu, justement. On n’est pas toujours des winners. Et puis, c’est pas
grave, tu as « survécu » !

Seul le couple de mots victime/agresseureuse peut exprimer que,
quand il y a agression, il n’y a pas de réciprocité.

Je recopie ici les mots de Irène Zeilinger, parce que je partage sa
définition :

– « Si je parle (...) de « victimes », il ne s’agit en aucune manière de
personnes passives qui seraient irrémédiablement livrées à leur destin.
Devenir victime, ce n’est pas la même chose que devenir aveugle, par
exemple. Ce n’est pas un état irréversible, et avoir été victime dans une
situation ou un certain moment de ma vie ne veut pas dire que je dois le
rester pour le restant de mes jours. J’utilise le terme victime au sens où
ces personnes ne sont pas responsables de la violence qui leur est ou leur
a été faite, au sens où elles n’ont pas choisi d’être victimes et où elles
n’étaient pas non plus nées pour l’être. Les victimes, comme je l’entends,
sont des personnes qui se trouvent confrontées à une réalité souvent
brutale et qui font de leur mieux pour s’en sortir et survivre. [8] »

* * *

Tout mon récit, c’est du passé, on pourrait dire. Mais non. J’ai
parfois du mal à reconnaître mes désirs. J’oscille entre mes envies et la
peur d’être manipulée à nouveau. Je peux être angoissée à l’idée de me
retrouver à deux et d’avoir potentiellement besoin de dire non. Si j’ai pas
envie, le regard d’un amant peut me mettre très mal, même si je sais qu’il
ne va pas me forcer. Je déteste être vue comme un objet de désir
permanent : j’ai toujours peur de ne pas savoir ou pouvoir dire non, et
qu’on ne remarque pas que je ne veux pas. J’ai de très mauvaises
stratégies : au lieu d’exprimer clairement un refus, je suis catapultée dans
mon passé, et je rentre dans un état de haine, j’ai envie de me frapper ou,
pire, de me laisser faire.

Je pique (de plus en plus rarement) des crises de nerfs où je
m’en prends à mon corps. Des flash-backs m’assaillent dans la vie et
même au milieu de mes ébats. Mes sensations sont des cassettes
sur lesquelles sont enregistrés des souvenirs dégueulasses. Un amant m’embrasse tendrement dans le cou, me caresse le bras ou a toute autre
attention super sympa, et c’est comme si, tout à coup, il me passait une
bande magnétique sur laquelle est enregistré un viol. Je n’ai pas fait la
liste de toutes ces sensations qui m’ont été volées, mais même en
faisant marcher l’assurance, je ne suis pas sûre de pouvoir en acheter
des neuves. Alors je vis dans l’angoisse qu’on me passe une de ces
cassettes sans faire exprès.

Toutes ces séquelles me font souffrir, et je me bats pour m’en
défaire. Mais je ne veux pas qu’on assimile tout mon être à des malheurs
que j’ai vécus.

Premièrement, parce que je ne supporte pas les gens qui se
dédouanent de leurs comportements. Genre t’as un mec relou, et quand tu
lui fais remarquer, il te dit que c’est pas sa faute, qu’il a vécu des trucs pas
cools. Il s’imagine que la personne en face a eu une enfance dorée. Il ne
se pose même pas la question, d’ailleurs. Souvent, quand je m’agace après
une copine qui passe son temps à excuser les connards, je me rends
compte qu’elle non plus n’a pas eu la vie facile, alors je lui dis que c’est
pas la peine que l’autre il fasse son intéressant.

Deuxièmement, parce que si je dis merde à quelqu’un, c’est parce
que je le pense, pas parce que je suis mal dans ma peau. C’est facile pour
quelqu’un qui me connaît de tout ramener à mon passé pour ne jamais se
sentir en faute. Et c’est tentant aussi pour moi de me dire que ce n’est pas
la situation qui ne me plaît pas, mais ce qu’elle me renvoie. Je dois faire la
part des choses pour poser mes limites, ici et maintenant.

Troisièmement, parce que je déteste les psychologues de comptoir,
qui aiment trouver des explications de bazar aux choix qui ne rentrent pas
dans leur norme. Je trouve ça insupportable.

– « Tu veux pas d’enfants, tu as cherché dans ton vécu ce qui t’a amené
là ? Tu avais un bon rapport avec ta mère ? »

Comme si c’était une tare d’être nullipare. Est-ce que je leur
demande, moi, quel vide dans leur existence illes ont eu à combler pour
vouloir faire des gosses ? Non, je respecte leur choix.

Je rejette le modèle qui m’a été imposé petite. Je ne veux pas être
en couple, c’est anti-érotique à mon goût, et je suis heureuse de ne pas avoir eu d’enfants. Ça fait partie de moi. Bien sûr que sans ce qui m’est
arrivé, je serais peut-être différente. Mais je ne veux pas qu’on considère
ma personnalité entière comme une séquelle. Quand, petite, j’ai vu un
film sur la seconde guerre mondiale, j’ai été traumatisée par l’image
d’enfants de mon âge séparéEs à jamais de leurs parents pour monter dans
les trains. Depuis, je déteste le nazisme, mais on ne peut quand même pas
considérer que ça pose un problème d’être anti-nazie, simplement parce
que c’est arrivé après un choc !

Je suis faite de mon passé et de ce que ma liberté (réelle, celle-là)
a construit à partir de ce que j’ai vécu. Comme le fait que je sois
extrêmement sensible à toute forme de domination et que j’aie une assez
bonne acuité pour repérer l’oppression, que je m’efforce de combattre.

* * *

Quand j’entends des abrutiEs, et il y en a encore, dire qu’il n’y a
pas de différences entre les adultes et les enfants, je bondis et je mords.
Certes, les enfants ont droit au même respect que tout être humain, mais
merde, c’est pas pareil ! Adulte, j’ai mes propres valeurs, j’ai la possibilité
d’être autonome émotionnellement, je ne suis plus le poussin qui suit sa
mère n’importe où. Je connais de l’intérieur la différence entre les enfants
et les adultes, parce que j’ai été les deux. Et puis, qu’est-ce que ça veut
dire, qu’il n’y a pas de différences ? Qu’on peut baiser avec eux ou
s’échanger nos godes ? Sans différences, plus de pédophilie.

J’ai toujours détesté être considérée comme une enfant. De la
même manière que je déteste, aujourd’hui encore, qu’on me prenne pour
une fille. Je suis et ai toujours été un être humain, et je ne veux pas qu’on
m’assimile à une catégorie à laquelle je serais censée appartenir, qu’on me
colle des goûts et des valeurs auxquelles je serais censée adhérer. Je suis
une personne unique, et je veux qu’on me considère comme telle.

Mais attention ! Si chaque personne est humaine avant tout,
qu’elle soit marron, rose, femme, homme, trans, vieille, jeune, ou tout ce
qu’on veut, ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de spécificités liées à
certaines conditions d’existence. Quand quelqu’un est en fauteuil roulant,
je fais gaffe à ne pas laisser des choses traîner dans le passage, quand je suis avec des enfants, je prends en compte que ce sont des gosses. Ça ne
veut pas dire les prendre de haut, mais simplement faire attention à
elleux, et réagir si quelqu’un part en live.

La non-oppression des adultes sur les enfants passe par la
reconnaissance de leurs spécificités.

Je n’aime pas non plus les adultes qui pensent que cette différence
leur donne des droits. Alors qu’une petite fille se moquait de l’ami de sa
mère parce qu’il était trop bourré, il lui a répondu :
– « C’est moi l’adulte ».

Ben non, être adulte ne te donne aucune légitimité d’emblée. Ta
légitimité, c’est à toi de la gagner en montrant que l’enfant peut compter
sur toi. Si c’est pas le cas, tu fermes ta gueule. Être adulte ne te donne
aucun droit sur les enfants, il faut le rappeler, parce que tous les adultes
ne sont pas bienveillantEs avec eux. Par contre, ça te donne une
obligation morale de faire gaffe à eux. C’est toi qui es censéE être
responsable.

* * *

Malheureusement, mon histoire, c’est qu’une histoire parmi tant
d’autres. Il ne s’agit pas d’un cas isolé mais d’une violence répandue,
nécessitant un combat politique. La pédophilie est souvent taboue, et
parfois valorisée. Les crétinEs, qui remettent en question la notion
d’enfance et la spécificité de leur sexualité, juste pour paraître plus
radicalE que le voisin, devraient fermer leur gueule. Ce genre de discours
dédramatise des actes dégueulasses. Et les connards, qui vont jusqu’à
affirmer que c’est pas si grave, que les enfants victimes iraient mieux si la
société arrêtait de dire que c’est pas bien, ou qu’il n’y a pas d’âge pour
profiter des plaisirs du sexe, si illes disent un mot de plus je saute à la
gorge et je mords. Ces gens-là sont mes ennemiEs car ce sont elleux qui
m’ont fait du mal et continuent à nuire aux enfants. On est plusieurs à se
lever et à se défendre contre ces agreusseureuses. On ne se taira plus.

Je veux me battre contre la pédophilie et toutes les atteintes
sexuelles sur les enfants, comme une femme ménopausée continue à se battre pour le droit à l’IVG. En tant que femme, on est toujours
concernée, même quand on sait qu’on n’aura plus besoin d’y avoir recours.
Je ne suis plus une enfant, mais je suis toujours personnellement
concernée par les abus sexuels sur les enfants.

J’apprends que d’autres prennent la parole, écrivent, s’organisent.
Récemment, j’ai rencontré une amie qui veut agir aussi. Depuis, je me
sens plus forte, et j’ai même eu le courage d’écrire enfin mon récit. Je ne
suis plus seulement une victime passive, mais une victime qui se bat
contre une oppression. Ma souffrance devient colère, ma colère devient
révolte, j’ai des camarades de lutte, et on va se battre jusqu’à ce que ça
n’existe plus. Il y a encore beaucoup d’enfants dans le monde.

[Rédigé durant l’hiver 2016-2017.]

[1Brochure de l’association « Le Monde à travers un regard », association de lutte et
prévention contre l’inceste et la pédocriminalité.

[2Je parle bien sûr ici du loup méchant des contes, pas de l’animal réel qui a tout mon respect !

[3Pour la première fois depuis le début de la rédaction de ce récit, je me marre. Fou rire. Le recul me fait prendre conscience du grotesque de leur discussion. C’est tellement glauquasse qu’on pourrait croire à de l’humour noir, débile, décalé. J’imagine ce dialogue dans un film absurde. Mais je n’invente rien !

[4Cette phrase je l’ai trouvée sur le moment, et elle m’est restée. Elle faisait partie de mon dialogue intérieur, qui le rabaissait en le considérant comme un chien.

[5La fellation est en réalité une pratique qui consiste à sucer un sexe masculin.

[6Vingt ans plus tard, après une intervention en milieu scolaire avec le planning familial, je demande aux élèves d’écrire anonymement ce qu’illes ont retenu de la séance. Une jeune fille écrit : « Ce que j’ai retenu, c’est qu’il n’y a rien que je sois obligée de faire ». En lisant ça, on se dit qu’on ne s’est pas déplacées pour rien !

[7Brochure de l’association « Le Monde à Travers un Regard », association de lutte et de prévention contre l’inceste et la pédocriminalité.


Quelques contacts :

Le monde à travers un regard :
2 bis place de Touraine, 78000 Versailles.
06 89 70 77 70.

Association Mémoire Traumatique et Victimologie : information et lutte contre
les violences :
http://www.memoiretraumatique.org

Allo Enfance Maltraitée :
Téléphone 119, appel gratuit 24h/24
http://www.allo119.gouv.fr

Mouvement Français pour le Planning Familial :
http://www.planning-familial.org
01 42 60 93 20 (Paris)

Viols-Femmes-Informations :
Téléphone 0 800 05 95 95, numéro vert géré par le CFCV (Collectif féministe contre le viol), appel gratuit
http://www.cfcv.asso.fr

CNIDFF : Centre national d’information sur les droits des femmes et des familles
http://www.infofemmes.com

Violences conjugales :
Téléphone 3919



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