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À la folie…
Follement, passionnément, avec passion, jusqu’au délire
mis en ligne le 26 juin 2019 - anonymes , Antonin Artaud , Giuseppe Bucalo , Sébastien (revue Marge)
Sommaire
- La folie se porte bien
Sébastien, revue Marge, 1975
- Autodétermination
Giuseppe Bucalo, extrait du livre Derrière chaque idiot il y a un village. Itinéraire pour se
passer de la psychiatrie (Sicilia Punto L Edizioni, 1990)
- Lettre aux médecins chefs des asiles de fous
Antonin Artaud, Revue surréaliste, 1925
- Ni avec leurs uniformes, ni avec leurs chemises blanches
Tract distribué à Trente (Italie) en 2001, et paru dans la revue Adesso
- Du bancal dans nos rapports
Revue Sans Remède n°2, mars 2011
- Vers la désinsertion sociale
Un groupe du mouvement Marge, 1975
- En défense de l’anormalité
Extrait du fanzine Enajenadxs paru en 2003 (Espagne), rediffusé en 2017 sur le
site primeravocal.org
« La destruction est bien sûr nécessaire. …il y a ceux qui sont les cerveaux, il y a ceux (très nombreux) qui sont les bras, et d’autres encore (très nombreux aussi) qui sont les pieds. Chacun occupe sa place et doit faire des efforts afin de faire fonctionner le corps dans son entier. Si on file cette image, on pourrait dire que l’Autorité, ce n’est pas uniquement la tête, mais c’est tout le corps social qui la fait vivre et sévir. […] »
Quelques notes inconfortables (extrait du journal Hors-Service)
[Intro]
Cette brochure s’est construite principalement autour de réflexions et de constats, de l’envie de faire ressortir et de traduire quelques textes jugés pertinents et chouettes, trouvés ici et là.
Afin de poser des limites, des pistes de réflexions et perspectives autour de la lutte contre la normalisation et la psychiatrisation de nos vies. Il ne s’agit pas de se poser des questions telles que « comment guérir ou comment gérer la maladie » même si la question du prendre soin importe, et reste présente au sein de la brochure sous l’angle de la relation à l’autre ; il s’agira principalement d’aborder la question d’une lutte spécifique d’une manière éthique et antipolitique… Pour abolir les rôles sociaux, attaquer le contrôle social et l’impersonnel, fracturer les rapports sociaux existants, la gestion des flux comme mode de relation pour construire d’autres rapports. Aussi pour questionner nos sensations, nos rapports aux autres... notre gestion parfois merdique des relations. Pas juste pour démontrer l’horreur des schémas de fonctionnement actuels (au risque de tomber dans des discours larmoyants et sans fin) mais aussi parce que ça touche différentes dimensions de nos luttes : enfermement, exclusion, pression sociale, normalité, domination, aliénation, conformisme, et j’en passe. En fin de compte, il s’agit de sortir du discours uniquement idéologique et politique (contre l’exclusion, contre l’isolement) car il ne permet pas de tout prendre en compte mais de questionner réellement nos rapports personnels et interpersonnels à la folie et à l’anormalité. À une époque où la recherche du nouveau sujet révolutionnaire est si présente qu’elle en devient insupportable, où l’analyse des conditions socio-économiques devient déterminante pour un « sujet » ; l’envie de dépasser certaines limites face à notre rapport à l’individu (déterminisme et fétichisation, victimisation, négation de l’individu et de son pouvoir d’action...) refait surface.
L’idée selon laquelle l’individu psychiatrisé rejoint les groupes contestant la normalité dominante et souhaite de fait, de par son statut, un changement social ; qu’il faudrait donc l’armer politiquement pour qu’il puisse jouer pleinement son rôle de révolutionnaire… suivant la logique de “Ce qui est révolutionnaire est persécuté et réprimé ; donc ce qui est persécuté et réprimé est révolutionnaire”… doit être dépassé.
Entre rejet (par peur de la contamination, du miroir social ou du rapport non questionné à l’altérité), invitation au tout sécuritaire, ou exaltation… la folie en tant que fonction sociale est loin d’être abolie. Aussi parce que dans nos « milieux » dits « déconstruits », on « tolère » un certain nombre de personnes dites « différentes », ou déviantes face à la norme sociale, autrement dit les fous et les furieux. Mais si la seule chose qu’on sache établir dans nos rapports, c’est la sacro-sainte « tolérance », on n’a pas vraiment de quoi se réjouir, parce que tolérer c’est juste enterrer vivant. Tolérer quelqu’un ça sous-entend qu’il est par essence insupportable, et qu’on doit fournir un effort pour vivre avec et s’en accommoder…
« Le premier aspect de l’antipsychiatrie, celui qu’il ne faudrait jamais oublier, c’est bien le témoignage de ceux et celles qui ont joué leur vie à l’intérieur de l’appareil psychiatrique. L’histoire de l’antipsychiatrie ne commence pas avec les mouvements de ladite ’antipsychiatrie’, mais est l’histoire des résistances, des contre-conduites et de la prise de parole des femmes et des hommes ’infâmes’ qui ont contesté le pouvoir psychiatrique depuis sa naissance [1] ».
Autour de l’antipsychiatrie…
Il est difficile de définir l’antipsychiatrie. Le terme fait aujourd’hui partie de ces concepts banalisés par un usage fréquent et facile, vidé de tout sens spécifique, […]. [2] On peut toutefois facilement tracer les grandes lignes d’une approche antipsychiatrique : décomposition du rôle de l’expert ou du professionnel et de l’étiquette générée par la catégorisation de personnes ; remise en cause de la folie entendue comme maladie mentale, de ses origines, de son sens, et de la conception validiste de la maladie (relativité du normal et du pathologique) ; destruction de l’asile et contestation du principe de coercition et de l’intervention de l’État en psychiatrie… La définition de la folie, elle, est imposée à certain.e.s étiqueté.e.s fous/folles par la norme, les psychiatres et l’institution, émanations et instruments de ce monde aliénant. Ceci dans une logique de défense d’une normalité morbide, une soumission servile à l’ordre établi et une méconnaissance profonde, souvent teintée de cruauté, de celui ou celle qui est considéré.e comme « malade ». Giuseppe Bucalo, auteur de différents ouvrages sur l’antipsychiatrie [3], définit comme antipsychiatrique toute attitude de résistance face à la psychiatrisation d’un individu et des conséquences qui en découlent. Pour lui, l’antipsychiatrie n’est ni une doctrine, ni une science, encore moins une philosophie, mais plutôt un ensemble de pratiques parfois différentes.
Par le passé, l’antipsychiatrie a très souvent été présentée comme une théorie organique au point d’être finalement exhibée et utilisée comme une façon différente ou alternative de traiter ce que l’on appelle la maladie (quitte à devenir une branche d’une psychiatrie « nouvelle », à visage humain, s’institutionnalisant par la même occasion). Le terme a par ailleurs été forgé par des membres de l’institution prétendant initialement vouloir réformer la psychiatrie pour en abolir les aspects les plus cruels. Cependant la lutte contre la psychiatrie ne peut pas être l’apanage de quelques opérateurs critiques, formalisateurs de théories et concepts autour du comportement humain. La folie ne peut pas non plus être cantonnée à de « simples » problèmes sociaux ou à une identité politique, conceptualisée sous la forme d’un certain radicalisme théorique à travers l’affirmation de positions critiques... sous le seul prisme des sciences sociales ou psychanalytiques.
Anonyme, mai 2018
La folie se porte bien
Il y a peu de temps encore, le silence s’organisait autour de la folie : elle est maintenant devenue prétexte à littérature. Je veux parler de cette attitude qui consiste à parler sur la folie, en la trouvant intéressante, excitante et belle - pour mieux oublier sa parole et ce qu’elle engage. Elle est devenue sujet de thèse, objet d’études littéraires, critère esthétique. Elle présente pour la pensée universitaire et avant-gardiste en mal de nouveauté d’évidentes qualités artistiques. Certains mêmes, qui ne craignent pas de faire l’apologie de la folie, prennent toutes leurs précautions de confort intellectuel pour ne pas y sombrer. Ce qui n’est pour eux que le spectacle de la folie illumine la pauvreté de leurs horizons. On veut bien tout admettre de la folie, sauf sa contagion, sauf qu’elle puisse transformer. Et ce bruit nouveau autour d’elle peut être aussi dangereux que cet ancien silence.
Les plus intelligents savent déjà que pour combattre un ennemi redoutable (la révolte, l’impatience, l’amour, le dégoût…), il faut en faire un objet esthétique. Les autres, pleins de bonnes intentions, restent prisonniers de cette "culture", du "regard sur", de la séparation, du spectacle, du musée généralisé, qui tue ou enferme tout ce qu’elle touche.
Ah ! Que la folie est belle ! Elle peut même devenir un rôle social enviable. Lorsque l’on n’a ni "génie", ni richesse, ni puissance, on peut toujours se valoriser en se disant fou. Ceux qui n’ont pas réussi dans la littérature ou la politique peuvent toujours se recycler dans la folie. Cet empressement esthétique autour de la démence a son corollaire immédiat dans une soumission admirative et inavouée aux psychiatres, psychanalystes et autres dangereux farceurs. Comme toute "mode", elle fait vendre ou se vend, par l’intermédiaire de l’introduction du "délire" dans la publicité ou sous forme d’art.
Mais attention, la folie dont on se réclame, ce n’est pas n’importe laquelle - la belle seulement -, celle qui est capable de magnifiques attitudes, d’angoisses bien charnues, de désespoirs bien littéraires. On va même jusqu’à privilégier telle ou telle forme de folie - scientifiquement reconnue (emboîtant ainsi le pas aux spécialistes de la question). Quant aux autres formes - celles qui ne sont capables que de manques, de maladresse, de mutisme -, on préfère les laisser croupir au fond des asiles - dans l’asile généralisé de l’espace quotidien.
Ceux qui se comparent à tel grand supplicié pour obtenir quelque admiration ou déférence ne sont que des littérateurs. Ceux qui trient dans la folie les aliments de leur théorie, ceux qui pratiquent le délire sans jamais risquer de s’y perdre, ne sont que des procureurs. Ceux qui font des livres pour disséquer la détresse des autres ne sont que des marchands.
Le jour où la folie - et ce qu’elle agite - descendra dans la rue, ils n’auront pas le temps d’en abstraire ce qui leur convient.
A ceux qui jouent le rôle de la folie, il faut leur lancer à la figure qu’à la racine de la folie il y a l’angoisse - c’est-à-dire la souffrance -, on ne peut pas vouloir l’angoisse, on ne peut que vouloir en sortir.
Je ne sais pas ce qu’est la folie, sinon justement cette angoisse, ce décrochage, sinon qu’elle n’est pas de "l’autre côté", mais bien de ce côté-ci où nous sommes - à la limite de nos attitudes, de nos désirs -, qu’il n’y a pas de rupture entre ma possible folie - ma proche angoisse et ma révolte active -, il n’y a que cet effacement des repères, ces paysages nouveaux qui montent - là où, justement, se décomposent les valeurs et les formes : où éclate le "regard sur".
Nous avons tout à faire pour que ce qui agite la folie sorte des lieux où on normalise pour se répandre dans la vie. Entre autres, se débarrasser de l’esthétisme qui, au lieu d’enfermer dans les asiles, enferme dans des musées ou dans des marchandises. Mais si la deuxième mort des fous, c’est de les enfermer dans leurs éventuelles œuvres, un jour, avec tant d’autres, "la peinture de Van Gogh armée de fièvre et de bonne santé, reviendra pour jeter en l’air la poussière d’un monde en cage que son cœur ne pouvait plus supporter".
Sébastien
Extrait de la revue Marge, n°6, Avril-Mai 1975, p. 7
Autodétermination
La psychiatrie n’appartient pas à la vie.
La vie n’appartient pas à la psychiatrie.
Les itinéraires personnels et collectifs pour se libérer de la psychiatrie traversent souvent des territoires et des labyrinthes dans lesquels notre existence entre en jeu. A l’heure actuelle, en effet, il est quasi impossible pour une personne de faire sans les “soins” psychiatriques, parce que ceux-ci peuvent être imposés contre sa volonté. Il est en outre pratiquement impossible de refuser le diagnostic de “maladie mentale”, puisque celui-ci est encore considéré comme un jugement médico-scientifique et non comme une insulte à sa propre humanité et à celle des autres.
Il ne s’agit pas ici de convaincre quiconque de se passer de la psychiatrie, mais plutôt de permettre à chacun de se mettre dans la condition de pouvoir le faire. Je crois que les gens ont le droit de décider de se faire définir (et d’être soigné) ou non en tant que “malade mental”. Ce droit ne pourra jamais être “exercé”, tant que ne sera pas abolie chaque norme qui justifie les traitements coercitifs et l’obligation de “soin” de la part de la psychiatrie.
L’expérience nous enseigne que bien peu de personnes se rendent face au Moloch psychiatrique sans le combattre. L’arrogance psychiatrique va jusqu’à affirmer que le “symptôme” caractéristique de la maladie quelle entend soigner est justement le refus de la part du patient “d’être malade” et d’avoir besoin de “soin” psychiatrique. Ce qui revient à dire qu’était “malade” qui tentait de se soustraire à la lobotomie, tout comme qui s’opposait à l’internement en asile ; de la même manière qu’est “malade” qui refuse de se faire bourrer de médicaments, se prendre une décharge électrique, se faire enfermer dans les services psychiatriques, perdre tout droit à l’intimité, à la communication, à l’autonomie.
La psychiatrie se définie alors comme une pratique d’obligation de “soin” sur des personnes quelle retient structurellement “non consentantes”. Le critère du “refus de soins”, comme justification de l’imposition coercitive de ces derniers, a été ratifié dans la loi 180 (ndt. Loi Basaglia) elle-même, qui en fait un des critères sur la base duquel imposer un traitement coercitif en service psychiatrique.
La psychiatrie est une institution totale. Il n’y a aucun moyen de la conjuguer avec la vie et l’existence des personnes. Celle-ci ne va pas (et ne peux pas être) être réformée : elle doit être supprimée.
Le problème n’est pas dans ses pratiques, mais dans sa logique. La psychiatrie se base en effet sur la destruction de la subjectivité, de l’identité des personnes. Peu importe la pratique psychiatrique (alternative ou non) cela ne change pas la substance de la violence d’être accusé (et soigné) d’une “maladie” qu’on ne pense pas avoir, tout comme d’être privé de la possibilité de définir et affronter par soi-même sa propre existence.
Se passer de la psychiatrie est un projet personnel et collectif qui passe par l’organisation d’un réseau permanent de défense, de critique, de dénonciation de l’inconsistance scientifique et de l’arbitraire de la psychiatrie. Un réseau informel, d’alliances et de ressemblances, qui met en lien les personnes et leur permet d’exprimer leur refus de devenir “usagers” et de subir les (mauvais) traitements psychiatriques. Un réseau étendu dans la communauté qui brise l’acceptation que nous avons donné à la psychiatrie en en révélant, la violence, l’absurdité, l’immoralité…
Le but des réseaux est donc celui de remettre en jeu les personnes ; faire tomber tous les alibis qui consentent de ne pas voir, ne pas entendre, ne pas comprendre. Il s’agit de reprendre en main le sens de ce qui nous arrive sans se substituer au psychiatre dans le rôle de qui (à priori) sait, comprend, définit, soigne, aide… Il s’agit de libérer la créativité, la volonté, l’émotivité, la compétence des personnes autour de leur propre vécu et de leurs propres relations. Permettre cette autogestion des affects et des identités est l’unique voie pour vaincre le non-sens, le « faux semblant », et l’irréalité psychiatrique.
C’est précisément la psychiatrie, avec son idée de la “maladie mentale”, qui piège les individus. La “maladie mentale” empêche à la personne (et à qui la croise) d’accéder directement à la compréhension de ce qu’elle ressent, entend, de ce qui lui arrive. Le fait d’être traité comme “malade mental” ne nous aide pas à gérer, comprendre, vivre notre expérience, et ne nous aide pas non plus à comprendre celle des autres : la “maladie mentale” ne fait qu’augmenter notre peur, l’angoisse, le sentiment de diversité, l’incompréhension…
La psychiatrie ne produit pas d’expérience, de conscience, mais seulement la peur. Peur de ce que je ressens, peur de le dire, peur de l’écouter. Mes propres “voix” (ou celles des autres) vont être réduites au silence, niées, soignées. Ma propre (ou celle des autres) rage est “maladie”. Ce qui m’arrive n’est pas normal. Je suis différent. Les autres ont peur de moi…j’ai peur de la peur que je fais aux autres…
La psychiatrie ne doit pas être remplacée : elle doit être supprimée. Et avec elle la ligne imaginaire (et réelle) que nous avons mise en place entre les individus et leur expérience. Si nous voulons que les vécus et les raisonnements des personnes restent ce qu’ils sont, sans devenir “symptômes” de maladie, troubles, besoins, il faut refuser toute idée (et pratique) qui cherche à définir des “catégories” de personnes à aider et “catégories” de personnes qui aident. Je ne crois pas qu’il faille créer un “lieu” spécifique, parallèle, à part, où rencontrer qui a ou qui risque d’avoir à faire à la psychiatrie. Je ne crois pas qu’un centre d’animation social ou de rencontre pour les usagers des services psychiatriques, serve à dépasser l’arbitraire psychiatrique. Je ne crois pas qu’une coopérative de travail intégrée serve à dépasser le non-sens psychiatrique.
Chacun de ces “lieux”, même si gérés par des personnes qui n’ont rien à voir avec les services psychiatriques, font partie du problème que nous voulons résoudre. Il trace de nouveau des lignes, jugements, murs : il enferme de nouveau les personnes dans une catégorie à laquelle ils n’ont jamais choisi d’appartenir, dans un monde dans lequel ils n’ont pas choisi de vivre.
Notre lutte pour supprimer la psychiatrie ne doit pas répondre à la question : “Avec quoi pouvons-nous la substituer”. Elle doit en poser une autre “Par quoi remplacerez-vous les lagers et les tortures ?”.
Se passer de la psychiatrie signifie l’empêcher de prendre possession de nos vies et de notre histoire. Les organisations, les associations, les réseaux, et liens que nous réussirons à exprimer à l’intérieur des communautés et des villages où nous sommes impliqués, ne peuvent (et ne doivent) définir les mal-êtres ou proposer de répondre à des questions jamais posées. Si nous ne voulons pas reparcourir le labyrinthe psychiatrique nous devons nous limiter à délégitimer la psychiatrie et à libérer les personnes de son joug, en les laissant eux-mêmes, à leur façon, chacun avec sa propre subjectivité et son histoire, revenir à la vie qu’ils souhaitent.
Les réseaux ont justement la fonction de permettre aux personnes de dire, de se rencontrer, de se confronter, éliminant toute idée de “pathologie” ; défendant les personnes des “soins” ; en s’opposant à toute tentative de les faire taire, “de les raisonner”, de les interner contre leur volonté. Des personnes avec leurs expériences qui se confrontent. Des personnes qui se choisissent, qui parlent avec qui, comment et quand ils le veulent. Des personnes qui n’ont plus peur de dire et d’écouter.
Nos réseaux auraient la fonction fondamentale d’amplifier et de soutenir les actes d’insubordination à la logique psychiatrique, en créant de nouvelles alliances avec qui risque d’être exposé à des traitements psychiatrique coercitifs.
Et là où notre action d’”emotivizzazione” (Ndt. Aucune trad. littérale existante : mettre de l’émotion) réussira à supprimer le préjudice de l’existence de la “maladie mentale”, nous verrons réapparaitre toute la vitalité, la complexité, la passionalité de l’histoire de l’interaction humaine. Des choses bonnes des choses mauvaises : mais de “vrais” bras, de “vrais” larmes, du “vrai” sang…
Il faut laisser les gens à eux-mêmes, les laisser trouver et pratiquer leur propre choix de vie, leur propre projet. Et cette liberté ne doit pas être soumise à condition, accords, compromis, imposés par nos limites, nos peurs, notre paternalisme. Nous ne pouvons pas nous transformer en ceux à qui ils doivent rendre compte, les tuteurs responsables, les bons “thérapeutes”. Nous ne pouvons pas de nouveau lier l’existence des personnes à un jugement (le nôtre) qui ne peut-être qu’arbitraire et violent.
Nous ne pouvons remplacer la psychiatrie, nous ne pouvons pas persécuter ses “victimes” pour démontrer nos théories. Nous ne pouvons-nous substituer en aucun cas aux référents naturels des personnes, à leurs amis, à leurs proches.
Je ne pense pas être capable de tolérer ou d’accepter tous les comportements ou attitudes qu’un être humain peut porter en lui. Je ne crois pas être plus capable que les autres de comprendre et aider un de mes semblables, seulement par le fait que je ne crois pas en la psychiatrie. Je ne crois pas que ce soit humain de m’intéresser à des personnes avec qui je n’ai rien à faire (ou avec qui je ne trouve pas de points communs) uniquement parce qu’elles ont été détruites par la psychiatrie. Je crois que chacun de nous a le droit de construire son futur, sa vie et sa mort, avec les personnes qui font partie de son histoire. Je n’accepterai pas que d’autres remplacent les personnes que j’aime et que je désire avoir à mes côtés dans ma vie.
Nous ne devons pas accepter la délégation pour comprendre et faire aujourd’hui de la psychiatrie. Nos réseaux ne doivent pas s’intéresser au jugement sur ce que les personnes ressentent ou veulent, mais plutôt garantir à chacun de pouvoir porter un discours jusqu’au bout sans être balayé, réduit au silence, coincé dans un diagnostic de “maladie mentale”.
Nous ne nous organisons pas pour répondre à une personne sans visage, sans chair et sans sang. Nous nous organisons de façon à ce que chacun, au-delà de ce que nous comprenons et tolérons, puisse exprimer son point de vue, puisse réaliser son projet, puisse en assumer les responsabilités, les joies et les douleurs.
Nous nous organisons pour garantir cette liberté d’autodéterminer sa propre existence, pas pour juger ou diriger cette liberté.
Pour faire cela nous pouvons utiliser un seul “medium” : nous-mêmes. Nous devons parler, donner la parole, commencer à se passer de la psychiatrie dans notre vie quotidienne, nous devons témoigner de cet engagement, organiser des campagnes de dénonciation des hospitalisations forcées [4], de l’utilisation forcée de médicaments psychotropes ; nous devons être dans nos quartiers, pays, villages à se confronter, à écouter, recréer du lien.
Si la psychiatrie se base sur un silence imposé aux victimes, bourreaux et complices : c’est la parole, la voix, les cris qui peuvent désagréger le château de carte de son évidence. Le “dire” (ndlr. Le fait de dire les choses), la prise de parti et de positions, l’être, est de loin l’arme la plus puissante pour mettre à la porte la psychiatrie depuis Furci.
C’est pour cela que je parle de réseau, parce que le mouvement doit traverser la quotidienneté, nous devons nous voir comme des “relais”, comme des “amplificateurs” de “voix”, comme des fils, références, liens, d’un village qui se souvient et rêve.
L’itinéraire que je propose ne passe pas à travers des “lieux” alternatifs, n’impose pas d’investissement économique, de professionnalisme, convention, autorisation… Le défi est de savoir marcher, vivre et témoigner dans les lieux ouverts du social ; être accueillis plus qu’accueillir ; s’exposer, dire, s’allier…
La fin de la psychiatrie est dans notre « fare a meno » (litt. faire sans, ndt)
Extrait du livre de Giuseppe Bucalo
Derrière chaque idiot il y a un village. Itinéraire pour se passer de la psychiatrie
(Sicilia Punto L Edizioni, 1990, pp. 109-115)
Lettre aux médecins chefs des asiles de fous
Messieurs,
Les lois, la coutume vous concèdent le droit de mesurer l’esprit. Cette juridiction souveraine, redoutable, c’est avec votre entendement que vous l’exercez. Laissez-nous rire. La crédulité des peuples civilisés, des savants, des gouvernements pare la psychiatrie d’on ne sait quelles lumières surnaturelles. Le procès de votre profession est jugé d’avance. Nous n’entendons pas discuter ici la valeur de votre science, ni l’existence douteuse des maladies mentales. Mais, pour cent pathogénies prétentieuses où se déchaîne la confusion de la matière et de l’esprit, pour cent classifications dont les plus vagues sont encore les plus utilisables, combien de tentatives nobles pour approcher le monde cérébral où vivent tant de vos prisonniers ? Combien êtes-vous par exemple, pour qui le rêve du dément précoce, les images dont il est la proie sont autre chose qu’une salade de mots ?
Nous ne nous étonnons pas de vous trouver inférieurs à une tâche pour laquelle il n’y a que peu de prédestinés. Mais nous nous élevons contre le droit attribué à des hommes, bornés ou non, de sanctionner par l’incarcération perpétuelle leurs investigations dans le domaine de l’esprit.
Et quelle incarcération ! On sait – on ne sait pas assez- que les asiles, loin d’être des asiles, sont d’effroyables geôles, où les détenus fournissent une main-d’œuvre gratuite et commode, où les sévices sont la règle, et cela est toléré par vous. L’asile d’aliénés, sous le couvert de la justice, est comparable à la caserne, à la prison, au bagne.
Nous ne soulèverons pas ici la question des internements arbitraires, pour vous éviter la peine de dénégations faciles. Nous affirmons qu’un grand nombre de vos pensionnaires, parfaitement fous selon la définition officielle, sont eux aussi, arbitrairement internés. Nous n’admettons pas qu’on entrave le libre développement d’un délire, aussi légitime, aussi logique que toute autre succession d’idées ou d’actes humains. La répression des réactions antisociales est aussi chimérique qu’inacceptable en son principe. Tous les actes individuels sont antisociaux. Les fous sont les victimes individuelles par excellence de la dictature sociale ; au nom de cette individualité qui est le propre de l’homme, nous réclamons qu’on libère ces forçats de la sensibilité puisque aussi bien il n’est pas au pouvoir des lois d’enfermer tous les hommes qui pensent et agissent.
Sans insister sur le caractère parfaitement génial des manifestations de certains fous, dans la mesure où nous sommes aptes à les apprécier, nous affirmons la légitimité absolue de leur conception de la réalité, et de tous les actes qui en découlent.
Puissiez-vous vous en souvenir demain matin à l’heure de la visite, quand vous tenterez sans lexique de converser avec ces hommes sur lesquels, reconnaissez-le, vous n’avez d’avantage que celui de la force.
Antonin Artaud
Paru dans la Revue surréaliste n° 3, 15 avril 1925.
Ni avec leurs uniformes, ni avec leurs chemises blanches
« L’homme meurt en ceux qui se taisent devant la tyrannie...Chez tous les peuples qui se soumettent volontairement à cette humiliation quotidienne de la peur, l’homme meurt. »
Wole Soyinka
On ne sait pas très bien qui est l’ennemi, mais nous sommes en guerre. Encore une fois la peur est en train de nous soumettre à son royaume. Cette même peur que, précaires dans nos conditions de vie et peu sûrs vis-à-vis de l’avenir, il nous faut chercher un bouc émissaire confortable (le Différent, l’Étranger) et accepter encore plus de contrôles, encore plus de police, encore plus de répression. Cette même peur qui menace notre normalité et nous pousse à appeler "fous" ou "malades" toutes ceux qui s’expriment, vivent, souffrent de manière non conforme aux Normes. C’est de la peur dont se nourrissent les État et les guerres ; la peur sur laquelle se construisent les asiles.
Leurs guerres ressemblent beaucoup à leur paix faites d’oppression, d’exploitation, de bombardements médiatiques. Leurs asiles ressemblent beaucoup à leurs fausses communautés (famille, école, usine, nation...) - ils en représentent le revers menaçant.
Avec la manipulation de la peur et des consciences, bombarder une population déjà épuisée (la population Afghane par exemple) serait une "Justice infinie" (comme celle de Dieu...) ; pendant que les terroristes seraient les autres (mais quels autres ?) seulement parce qu’ils ont appliqué en petit la même logique dégoûtante : rapprocher dans la terreur un gouvernement et sa population, les exploiteurs et les exploités, les généraux et les femmes au foyer.
Qui tue de manière incompréhensible sa propre bien-aimée [5] est un fou à enfermer Qui massacre une population entière est un héros de guerre, un porteur de civilisation même. En somme, le nombre légalise.
Attaquer la peur est possible : leur force, c’est nous. Arrêtons de collaborer avec leurs institutions assassines, avec leur production nuisible et aliénante, avec leurs médias flatteurs et menteurs. Entravons la machine du pouvoir.
La situation dans laquelle nous nous trouvons est dramatique, mais simple : tant que nous ferons la paix avec leur paix, nous serons contraints à faire la guerre à leurs guerres.
Quelques déserteurs de toutes les patries
Tract distribué à Trente en 2001 et publié dans la revue Adesso
Du bancal dans nos rapports
J’ai rencontré il y a plus d’un an V., psychiatrisée [6] en HDT [7]. Je travaillais comme intervenante artistique à l’hôpital, cette femme participait aux ateliers que j’animais. J’avais pas mal de présupposés bienveillants et pourris, des questions aussi. Quelque chose comme : les pauvres, ils n’ont pas de bol (comme si tous les participants de l’atelier allaient être hyper sympas et un peu neuneus), et puis aussi, est-ce qu’on va réussir à se comprendre ? (tiens, je ne me pose même pas la question avec d’autres gens). Les médocs, ça fait dormir, ils vont être mous sûrement. Et s’il y a une crise ?
J’arrive avec un projet de poésie. Elle prend la parole pour dire que mon truc est à côté de la plaque parce qu’elle n’arrive plus à lire avec les médocs. C’est une jeune nana, plusieurs fois elle est absente aux séances parce qu’elle est « en gayole [8] », ou privée d’activités. Elle pourrait être ma petite sœur. Je crois que le premier truc que j’aime chez elle, c’est son côté direct sans politesse, sa mauvaise humeur, et son rire qui cascade ; rare, et fort. Ce lieu et tous ses agents me débectent. On a beau m’expliquer, je ne me rends pas à l’évidence des blouses, des mesures d’enfermement, d’hygiène et de distance. Dans cet endroit sensé être conçu pour des gens qui ne se sentent pas bien, je n’arrive pas à tenir plus d’une demi-journée sans avoir envie de faire un truc violent ou spectaculairement débile pour habiter le vide tonitruant des pièces-couloirs à la mode morgue. J’ai la rage de voir ce qu’on fait vivre à ces gens. Il faut que je fasse quelque chose, je ne sais foutrement pas quoi. J’ai un peu de temps libre, je décide d’aller rendre visite à V. au pavillon « mimosas » (évidemment, il n’y a à peu près aucun mimosa, mais beaucoup de gens traités comme des plantes vertes). Le parloir ressemble à une salle d’attente, magazines de droite en moins, interphone et surveillance en plus. Elle me raconte son histoire. Peut-être comme elle le ferait à une blouse blanche. Noire de noire depuis la naissance. Je n’arrive pas à penser, j’entends les horreurs de son passé, puis de son « ordinaire ». Je suis touchée par cette avalanche, encore plus par la lutte que ça suppose de vivre avec. On a une violence en commun. Désir très fort de la sauver de cet endroit mortel. Je cherche un moyen d’ouvrir une brèche dans sa fatalité, convaincue qu’elle est que s’il y a une suite à sa vie elle sera de la même couleur merdique. Bleu flic, blanc hosto, rouge pompier et gris partout même dans l’alcool. Qu’est-ce que je peux lui dire ? Je lui tchatche dans le temps trop court qu’on a une suite en vrac de conneries pleines d’espoir, que la vie n’est pas si moche, que les gens ne sont pas tous atroces. Je mélange tout, je lui parle à elle et à moi, puisque c’est à moi que c’est insupportable qu’elle ait envie de mourir. Et puis ça me concerne aussi de chercher des raisons de continuer. De colère en tristesse, mon impuissance se retourne souvent contre moi. Qu’est-ce que c’est que cette histoire que je me raconte que je pourrais la sauver des merdes dans lesquelles je vis aussi, ou la sauver d’elle-même ? L’empathie, j’en ai, et j’ai une idée de mes désespoirs mais je n’ai pas vécu d’être psychiatrisée. Pour sûr je ne peux pas me mettre à sa place, mais la mienne, c’est quoi en fait ?
On vit ensemble d’autres moments à l’atelier, et je repars chez moi, à des kilomètres, amère. Trop tard, je la connais, et sans lui faire de promesses je lui en fais plein. Elle me demande de croire en cette autre partie d’elle, « capable de se tirer et de vivre ».
Des semaines plus tard, je l’appelle, j’ai promis. Elle n’essaye plus de mourir tout le temps, et j’entends des sourires, des bouts d’envies fragiles dans sa voix. Elle a fracassé la gueule d’un gars qui l’a insultée, sa main est en vrac. J’ai envie de la féliciter, et aussi de lui dire de faire gaffe… Finalement, je ne dis pas grand-chose, pour n’être ni sa mère, ni celle qui l’encourage à tout faire pour se faire virer, vu qu’à part la rue y’a pas d’endroit où elle peut aller. Et personne d’autre à appeler. On se téléphone.
La plupart du temps, comme on ne se connaît pas bien, on n’a pas grand-chose à se dire. Moi, je lui raconte ce que je fais… Souvent je ne suis pas là quand elle appelle, parce que j’ai le droit de me balader.
Elle, enfermée, se fait chier terriblement. On l’a mis dans un « foyer vers l’autonomie ». Je pense que c’est une blague, mais je suis contente pour elle, c’est plus petit, j’ai l’impression, moins pire. Une promesse d’institution vers un appart, une vie un peu plus à elle, elle veut ça et elle veut y croire. Sauf que… Quand je réussis à lui obtenir une perm de trois jours pour son anniversaire, je vois la gueule de la promesse. Ce foyer est pire que l’HP. Au moins, dans le nombre à l’HP, il arrive que t’échappes au flicage cinq minutes ; là, impossible : ils sont juste une dizaine d’adultes pour quatre surveillants. Rien n’est fait pour leur « autonomie » : les relations sexuelles sont interdites, on ne peut inviter personne dans sa chambre, il y a un système de punition, et un travail obligatoire payé à la pièce, les activités sont dans le style « hygiène de vie », sans parler des caméras et autres matons-éducs.
On passe trois jours ensemble. On se marre. Je redécouvre par sa présence ce que c’est de prendre le métro, aller à des concerts, manger des fallafels, aller boire des verres, passer chez des potes… Et elle, à 22 ans, elle n’a jamais fait ça de sa vie. Je jongle entre ne pas me censurer, ni en faire trop, ni devenir une éduc. Elle me raconte un projet dont je ne sais pas si c’est le sien, de travailler avec des enfants ou des animaux. J’ai envie de lui dire que le travail, c’est de la merde. N’importe quoi, je me prends pour la grande initiatrice depuis qu’elle a appris à prendre le métro avec moi.
Et puis je la ramène. J’ai l’estomac troué de la remettre là-dedans. D’un coup de fil quelque temps plus tard, j’apprends qu’elle a foutu le feu, ce qui la rend tricard de tous les foyers de la région. Pour avoir allumé une boule de PQ dans les chiottes du foyer. Elle est à la rue. A mille bornes, je fais quoi ? Elle me demande de venir la chercher, avec une urgence énorme. Je lui dis que je ne peux rien faire, j’ai pas de thunes, je n’arrête pas ma vie pour aller chercher quelqu’un, et surtout, je flippe. Moi, seule, vivre avec elle ? Pas moyen. La laisser dehors ? Pas moyen non plus. Je fais le lien avec la seule personne de sa famille. Je me retrouve à faire le taf d’une pétasse d’assistante sociale (celle qui a décidé de ne plus la supporter et de la « punir » en lui empêchant un placement) : je joins tout le monde, je récupère l’ordonnance… Ça marche un temps, mais V. se sent trop fragile, et ne veut pas rester chez sa tante, elle décide de retourner à l’HP. Un des seuls « choix » qui lui appartienne. Aujourd’hui, elle est encore à l’HP, vu qu’elle a passé sa vie en foyer, et qu’elle n’est pas assez « autonome », le seul projet qui lui reste est de trouver une place en famille d’accueil. En attendant, depuis six mois, elle demande à aller souvent en isolement, tellement elle pète les plombs de subir le collectif obligatoire (interdiction d’aller dans sa chambre la journée en HP), et du coup, bizarrement, son traitement a réaugmenté. Mais attention, ce n’est pas l’absence d’avenir ou la surenchère de « soins » qui y est pour quoi que ce soit, non, tout ça c’est sa « maladie ». Comme dirait l’infirmière.
Je ramène V. après une perm, l’infirmière se tourne vers moi : « ça s’est bien passé ? », sans regarder V. une seconde.
J’ai comme l’envie de lui démolir sa gueule et celle de ses collègues, mais je ne le fais pas.
Pour V., je suis la personne « alternative » à l’institution, car je ne suis ni de sa famille, ni du métier, et j’ai la possibilité sur simple courrier de lui obtenir des permissions de sortie. Du coup, c’est compliqué, parce que je suis un bricolage de tout ça et c’est surtout pas ce que je souhaite, parce que je me sens égoïste quand je ne peux ou ne veux pas. Pourtant le pire serait que je me sacrifie, que je lui offre un mensonge en amitié.
En tous cas, c’est là, toujours : elle est enfermée. De mon côté, je lutte contre ma volonté de me changer pour elle (autocensure et surveillance de mes paroles surtout) de la porter, de la considérer avant tout comme fragile, d’anticiper ses comportements, d’avoir peur d’une crise, de la sortir des médicaments, de lui imposer mon rapport au monde…
De son côté, elle a tendance à se fliquer quand elle est avec moi, parce qu’on lui a appris que si elle veut obtenir quelque chose, elle doit « bien se comporter », c’est-à-dire se soumettre aux propositions d’activités, ne pas se mettre en colère, ne pas causer de problèmes…
Bref, on joue nos putains de rôles.
Pourtant, aucune identité ne peut tout-à-fait nous contenir : elle n’est ni résumable à une psychiatrisée ou une véner, ou une « jeune fille dé- favorisée » … Ni moi résumable à un soutien, ou une calme, ou une éducation bourgeoise… Il n’y a aucune case sociotruc qui raconte ces mélanges qui nous constituent, parfois dictés par l’extérieur, parfois choisis. Je préfèrerais multiplier mes appartenances par affinités, et me choisir des mots à moi. Elle est considérée comme malade, enfermée, c’est son quotidien et elle se vit souvent comme ça (être malade, c’est une affaire de survie de le reconnaître au moins un peu à l’HP), moi je suis considérée comme normale et dehors, et je ne me vis pas vraiment comme ça.
On essaye de construire du commun, et y’en a, dans le refus de la tenue comportementale exigée par exemple. Mais l’asymétrie de nos vies fait du bancal dans nos rapports. Je suis là, parfois, pas toujours. Les potes me prêtent leurs voitures, leurs apparts et leurs oreilles… Sans quoi, se voir serait impossible.
On bricole.
Je ne te sauverai de rien, c’est mon cadeau à nous deux.
Mais si tu veux te battre, on se bat ensemble.
O.
Revue Sans Remède, n°2, Mars 2011
Vers la désinsertion sociale
A l’approche rude et autoritaire des psychiatres d’hier se substitue l’intervention, bien plus diffuse, capillaire et indolore, des « nouveaux psychiatres » et des psychothérapeutes, psychanalystes les plus modernes et thérapeutes de la famille, sans compter la foule des psychologues, des assistantes sociales et des étudiants, tous désireux de collaborer au bien social.
Réinsérer l’individu dans une machine qui l’a détruit, revient à faire de lui une loque acceptant sans révolte toutes les mutilations. Vous ne contiendrez pas longtemps ceux que vous enfermez. Il ne faudra pas vous étonner si un jour les « malades » retrouvent leur grande santé pour vous éliminer. Vient le temps ou les déserteurs sociaux se soigneront en détruisant tout ce que vous défendez, en déferlant sur vos asiles pour anéantir votre outil de travail et tout ce qui vous fait si mal vivre.
Un groupe du mouvement marge
1975
En défense de l’anormalité
Introduction de Primera vocal :
Nous vous présentons un fanzine qui a été publié il y a plus de 14 ans, pure archéologie de la lutte politique dans le domaine de la santé mentale. Le passage du temps est une chose à laquelle on ne peut échapper. Avant la généralisation des pages Web ou des réseaux sociaux, les fanzines étaient le moyen d’expression que beaucoup d’entre nous utilisaient. Ce texte a fait partie du numéro 7 d’Enajenadxs, une publication apériodique qui s’est éteinte au moment où elle devait le faire. En défense de l’anormalité a été publié à environ 2 000 exemplaires, et a donné lieu à de nombreuses photocopies. Il a été traduit en italien, en portugais et en anglais (peut-être aussi en grec, mais sur ce point, la mémoire nous fait défaut), et a également été publié dans certains pays d’Amérique latine. En d’autres termes, il a été beaucoup plus lu que la plupart des publications numériques actuelles, malgré les centaines de retweets qu’elles peuvent avoir.
Nous recommandons à nos lecteurs de tenir compte des années qui se sont écoulées et de le faire avec une certaine mise en perspective. Le contexte dans lequel ce texte a été écrit et le contexte actuel comprennent des similitudes structurelles et des distances politiques évidentes. Au-delà du style de dur à cuir qu’exigeait le moment et d’un certain verbiage situationniste qui a vieilli régulièrement depuis, ce qui demeure clair c’est que derrière ces mots les cœurs battent avec force. Essayez de sentir le pompage du sang au-delà de la luminosité de vos écrans.
« À mes chers anarchistes,
sous le drapeau
sous le linceul,
sous le vin
et les versets interminables. »
Alfredo Zitarrosa
À mes amours de Bocanegra [9].
Belle vertu à ne pas juger.
« Je veux ressentir quelque chose qui pour moi sente la vie ».
Triana
« C’est probablement un imbécile depuis sa naissance. Un idiot complet ... Prions Dieu puisqu’il en est ainsi. »
Commentaire du Docteur de The Elephant Man, film de David Lynch.
[Le présent manifeste ne cherche pas à provoquer des jugements esthétiques, des élucubrations interprétatives ni aucune jouissance de la part du lecteur.
La contemplation suppose un échec dans la tentative d’aborder le changement : subvertir la réalité n’a rien à voir avec le fait de jouer maladroitement à l’interpréter.
On ne cherche ni plus ni moins qu’une secousse, une flamme.
Ces pages sont heureusement condamnées à brûler. Il reste à écrire ce que le feu va emporter avec lui.]
[0] Nous avons clairement indiqué la nécessité de déblayer le terrain comme première étape au début d’un troisième assaut contre la société de classes. Le travail théorique que nous assumons est de déterminer notre place dans cette attaque, d’étudier les pouvoirs, les mouvements et les tactiques nécessaires. En même temps, nous sommes conscients que chacun doit accomplir cette tâche d’identification par ses propres moyens : personne ne va venir le faire pour nous.
En tant que psychiatrisés en lutte, nous comprenons que toute la société a comme axe la Norme. La relation entre les sujets et elle commence dès les premières années de la vie, et pas seulement à travers les institutions de la famille ou de l’école, la médication avec des traitements psychoactifs étant toujours plus précoce : il n’est pas du tout étrange de voir les médecins prescrire des tranquillisants, comme si c’était des bonbons aux enfants les plus « rebelles ». Cependant, nous comprenons qu’il y a un moment clé (qui se produit souvent autour de l’adolescence, mais il n’en est pas toujours ainsi) où une grande partie des gens reconnait qu’il y a quelque chose dans la Réalité qui ne peut pas convaincre ; nous en arrivons souvent cette situation à partir du regard de nos propres parents... cela montre généralement que ce monde n’est pas si génial, que la vie n’est pas nécessairement le si beau cadeau qu’ils nous ont tant de fois répété. Lorsque le doute prend forme sur la base de claques, de souffrances diverses, déceptions, raclées et désespoir, deux chemins sont généralement ouverts : d’une part, l’autodestruction avec toutes ses variantes (drogues, suicide, ostracisme volontaire, etc.) et d’autre part, l’immersion - d’une manière ou d’une autre - dans les réseaux du système de santé mentale.
Ainsi, tu te retrouves classiquement, sans savoir comment, dans une consultation de santé publique, dans le cabinet d’un thérapeute de tout poil offertes par le marché ou directement attaché sur un brancard dans la section psychiatrique d’un hôpital. Ici, deux choses se produisent généralement : soit une personne est réduite par les médicaments et rejoint le fonctionnement social comme si presque rien ne s’était passé (ce qui est d’autant plus difficile, que le choc avec la Norme est intense), soit elle est prise dans une spirale chronique (comme les médecins nous le rappelle habituellement : « Compte tenu de ses caractéristiques, nous ne devrions pas être obsédés par la guérison, mais plutôt essayer d’atteindre un niveau de vie aussi agréable que possible ») de chutes et de rechutes, de médicaments et d’enfermement involontaire. Quand un sujet qui a atteint ce point se pose la nécessité de faire la guerre à la société et à sa tyrannie de la normalité, quand un psychiatrisé se déclare lui-même - sans l’approbation d’un curé révolutionnaire - psychiatrisé en lutte, affrontant les médocs, les ordonnances judiciaires ou la sale autorité scientifique, il s’affirme comme « sujet révolutionnaire » [10] dans ce désert d’homogénéité et de désenchantement.
La situation dans laquelle se trouve le psychiatrisé en lutte est celle d’être une contradiction ambulante dans ce bordel. Ce qu’il dit : les maîtres ont parfois tout faux, leurs prévisions et leurs théories scientifiques ne valent rien : je suis ici, je ne suis ni mort ni drogué, j’ai vécu et je vis l’enfer de la Machine et je veux régler mes comptes. Ici, le système a perdu son innocence apparente, et il est impossible qu’il puisse un jour la récupérer. Il n’a plus rien pour séduire. La démocratie se présente comme la vieille trainée [11] édentée et fardée qu’elle est. La santé dérobée, on ne veut plus de marchandises-babioles, mais tout simplement et clairement se venger. Il y a là la possibilité de porter de nouveau le conflit hors de toute ardeur réformiste, des discours citoyennistes et socio-démocrates triomphants de nos jours. On inaugure un champ de bataille vieux comme l’histoire du monde. La Norme contre le fou qui n’a aucune envie de crever. Cette société si parfaite, si inébranlable et séduisante, a donc un ennemi qui l’a vue de l’intérieur et de l’extérieur, qui ne reproduit pas ses comportements assignés, un fantôme qui attend sur le bord de la route, les dents serrées.
Nous savons comment les rouages de notre ruine fonctionnent, il faut maintenant que chacun de nous devienne stratège. Bien sûr, nous sommes dans une position privilégiée : ils ne nous achèteront pas en augmentant les salaires, ils ne nous calmeront pas en nous donnant des espaces ou des infrastructures, ils ne peuvent pas négocier avec nous pour la simple raison qu’ils ne peuvent même pas nous voir. La haine est trop enracinée et ne sera pas facile à extirper.
Nous ne voulons pas promettre un monde meilleur. Nous voulons autre chose, et cela signifie brûler le présent. Jusque-là, nous ne voyons pas de sens à spéculer davantage. Nous n’avons rien à vendre, nous ne prétendons convaincre personne.
Nous ne sommes pas arrivés seuls à la douleur, nous sommes tombés parce qu’ils nous ont poussés. Le monde nous a entraînés vers le trou, et le monde le payera.
[1] Pour comprendre quelque chose de nos jours, il est absolument nécessaire d’utiliser ce qui nous est caché.
[2] La nécessité de stratégie est aujourd’hui plus évidente que jamais... L’éclair ne se déplace pas en ligne droite.
[3] Nous avons cru toute la merde qu’ils nous ont fait avaler dès le plus jeune âge, nous avons reproduit le mécanisme subtil du pouvoir par lequel nous faisons d’une contrainte une valeur. Mais puisque que nous avons pris conscience du fonctionnement de ce mécanisme, nous pouvons avertir du fait qu’inventer un nom ne résout pas un problème. Nous en sommes un bon exemple. Imbéciles, aliénés, idiots, fous, débiles mentaux... Guerre au monde qui nous a déclaré la guerre il y a si longtemps !
[4] Vous souvenez-vous de quand nous étions des bambins ? Quand, à l’école, chaque jour, un enfant vomissait, et le gardien avait toujours un seau de sciure de bois. Combien d’entre vous vomissent maintenant au turbin, dans la salle de classe, dans le cabinet du médecin ? Vous ne comprenez pas ? Nous nous sommes habitués au dégoût.
[5] Ingénierie de la douleur. Ils ont construit une réalité aux écrous flottants.
[6] Mieux vaut gagner un monde différent de celui que nous avons perdu, que de vivre dans cette décharge de rêves.
Mieux vaut être en guerre, qu’atrophié, vivant des heures mortes.
Mieux vaut être dans le délire que dans le cauchemar journalier.
Mieux vaut ouvrir les brèches, que de dormir dans des niches.
Mieux vaut fou que zombie.
[7] L’ordre devient nécessaire. Pas en tant qu’imposition, mais en tant que détermination. Construction stratégique. Cesser de nager au milieu de l’océan. Il s’agit d’attaquer. Vivre.
[8] Tout le sens de la subversion se réduit à la confrontation avec le normal. De là surgissent douleurs et plaisirs et ils ne le font presque jamais à parts égales. Savoir où on est, cartographier la toile dans laquelle l’on est immergé, est une condition nécessaire pour ne pas tomber encore et encore. Déployer les cartes qui nous permettent de reconnaître nos ennemis nous permet de rester en vie, de ne pas faire définitivement partie du domaine des objets.
[9] L’appel, des maîtres du monde et de leur porte-parole à respecter les règles du jeu, n’a pas pour nous la moindre consistance. A ce stade du cauchemar, nous nous sommes déjà rendu compte que nous n’avions jamais eu la possibilité d’entrer ou de quitter le « jeu ». Il embrasse la totalité de l’existant. En fait, il œuvre à donner forme à tout ce qui pourrait potentiellement exister. Telles sont les capacités démesurées du pouvoir à notre époque. A l’ère d’Orwell, on peut dire que nos rêves sont surveillés. Nous les cachons, nous les aiguisons. C’est pourquoi nous ne pouvons pas approcher la Norme, c’est pourquoi nous ne pouvons pas renoncer à eux (nos rêves, ndt). Nous ne pouvons pas nous trahir... ou la domination absolue serait consommée.
[10] Notre astuce : la folie est difficilement récupérable ; pourrais-tu récupérer quelque chose que tu ne peux pas comprendre ? Toutes ces sciences de l’homme moderne qui jouent à la disséquer sont-elles autre chose qu’un écran de fumée pour cacher ce qui leur échappe dans les égouts de leur savoir ?
La folie dirige ton regard sur le point précis que tu n’as jamais voulu regarder.
C’est pourquoi du fou émanent l’art et l’hostilité, c’est pourquoi il n’arrête pas de l’être, et c’est pourquoi il est seul.
Risque.
[11] On fait toujours la guerre pour la gagner. Une autre pensée dans la tête du combattant n’aurait aucun sens.
[12] Dans l’insurrection contre la domination de l’homo normalis, il faut faire face à l’étude des différents actes de pouvoir qui façonnent nos vies. Il ne s’agit pas de construire de grandes théories ou de systématiser des totalités (ou globalités), mais d’analyser la spécificité des mécanismes de domination.
Tirer les brins du fil pour dénuder la trame du bordel. Chercher des instruments, fuir les systèmes. Gueuler à la face de nos ennemis à propos de leur vérité et autres mensonges.
[13] Lorsque nous examinons de près la psychiatrisation de la vie quotidienne, nous révélons le pouvoir invisible. De cette façon, nous concluons que lorsqu’un jugement ne peut être exprimé en termes de bien et de mal, il s’exprime en termes de normal et anormal ; et cette différenciation au sein de la société est justifiée en ayant recours à ce qui est positif ou nocif pour l’individu.
La perpétuation et la reproduction de l’homo normalis et de ses dominations se consomment à travers la modélisation du quotidien par le pouvoir. Le quotidien va du corps des sujets à leurs gestes, attitudes et discours. Et il est façonné par l’exercice des différentes technologies opérant dans la société de la normalisation. Parmi celles-ci la technologie médicale et pénale nous intéressent particulièrement. Dans l’office obscur des psychiatres, les deux se rejoignent, démontrant à quel point la pratique médicale interagit avec l’ordonnancement juridique de la vie quotidienne.
La conséquence du déploiement du discours psychiatrique est la médicalisation du comportement. Nous pouvons le constater avec l’introduction de la psychiatrie en tant que technologie auxiliaire dans une cour de justice ou par le simple fait que le Valium est une partie fondamentale de l’imaginaire collectif de l’Occident.
[14] Le diagnostic médical n’est autre qu’un mensonge qualifié. Rouage qui garantit les bonnes performances du spectacle.
Les médecins sont des flics. Bras armés d’un style de vie. Ils vont même jusqu’à porter l’uniforme. Les pilules, les scalpels, les sangles et les électrodes devraient autant si ce n’est pas plus nous faire peur que des armes à feu. Et bien sûr, ils devraient nous donner le même mépris et dégoût. Leur impunité, le prestige social dont ils jouissent, nourrit une rage sans fin.
A tous ces sbires, quelle que soit la porte des cieux qu’ils gardent, nous souhaitons le même sort. La douleur n’est jamais gratuite, c’est une leçon que nous avons apprise.
Alors non, la paix ne peut pas nous intéresser. Tendre l’autre joue, nous laissons ça aux esprits médiocres qui sont encore incapables de rien comprendre. D’ailleurs, si nous ne voulions pas répondre, nous n’aurions pas d’autre choix que de nous laisser battre. Il n’y a pas d’échappatoire. Nous avons été mis en morceaux depuis longtemps. Nous sommes si intolérants : nous n’acceptons pas leurs médicaments, leurs enfermements, leurs thérapies faites d’électrochocs ni leurs belles et scientifiques paroles. Nous avons survécu une fois et nous sommes de retour pour poignarder nos ennemis.
Quelqu’un trouve-t-il cela mal ? Nous l’invitons à aller chez le psychiatre.
Devrions-nous comprendre, nous mettre à la place de nos ennemis de classe ? Bien sûr que non. S’ils l’avaient fait, ils ne pourraient pas non plus dormir la nuit.
[15] La douleur s’est matérialisée depuis longtemps. Nous avons tous des yeux pour le voir, les tortionnaires ne peuvent s’exclure de cette observation. Chacun doit repenser sa place dans la machine.
N’ayez pas peur de perdre votre statut, messieurs les psychologues et les psychiatres. Si vous continuez à nous anéantir, en niant les personnes que nous sommes, vous risquez de perdre plus qu’une position sécurisée dans cette réalité.
[16] Nous allons entrer dans l’histoire et n’admettrons aucune une loi d’exception.
[17] Nos valeurs, en aucun cas, ne sont ni ne seront celles du marché. Il n’y a pas de marche arrière possible. Nous rejetons une fois pour toutes un monde parfaitement organisé pour le désenchantement.
Le marché, allant main dans la main avec la technique (dans notre cas, fondamentalement la médecine) couvre en capital humain les exigences que la configuration (mercantile) de la société implique. Notre souffrance en tant que « malades mentaux » reste un élément nécessaire dans les flux du capital qui parcourent les démocraties occidentales. Le spectacle de notre douleur se traduit par des bénéfices économiques gigantesques, par une cruelle paix sociale : qui souhaite vraiment que cela s’arrête ? Les compagnies pharmaceutiques ? Les thérapeutes-entrepreneurs ? Les chercheurs universitaires ? Les juges ? La police ?... La lutte contre le système de santé mentale ne questionne pas les partialités, elle doit être consciente que ce qu’elle pose en fin de compte c’est la destruction de ce monde.
[18] Nous, la démocratie nous a laissé de voir son vrai visage le jour où nous sommes entrés pour la première fois dans la salle de consultation d’une blouse blanche.
[19] Nous savons déjà que ce que nous pensons est dangereux.
Mettre en évidence la fragilité du faux…
Un jour, il faudra lutter à l’air libre contre les fabricants de dégoût !
[20] La maladie mentale n’est pas une simple conséquence de l’organisation sociale existante, c’est aussi son présupposé. Prendre conscience de cela est essentiel pour distinguer nos ennemis : il n’y aura plus de bourreaux innocents.
Devenir dingue : vivre dans un état continu de simulation, les allers-retours incessant d’une infinité d’images vides, avec absolument rien derrière elles,avec leur silence bruyant. La folie n’est pas un temps mort, même si ce n’est pas évident, c’est un moment de plus dans la machine de production et de consommation.
[21] Nous reconnaissons qu’il existe un véritable conflit entre nos têtes - leur fonctionnement - et l’organisation actuelle de la vie. Nous sommes d’accord en cela avec les spécialistes chargés de sauvegarder la santé mentale correcte de la société. Ceci dit, ce chemin et ce fossé existants entre notre ici et leur ailleurs, dont nous affirmons la réalité respective, nous ne les parcourrons jamais dans leur sens. Nous n’acceptons aucune réinsertion, nous ne voulons pas nous adapter à leur vie ni apprendre à respirer sous leurs mots d’ordres... sous le règne absolu de la marchandise. Dans la guerre de puissances qu’est le monde, nous optons décidément pour nous-mêmes et pour nos désirs. Est-ce que nous devons quelque chose à quiconque ? La douleur ne se paye pas par la soumission, à celle-ci nous opposons le mouvement de la révolution constante pour laquelle nous prenons parti.
Autonomie et auto-valorisation contre l’aliénation démocratique. La folie contre la raison mercantile. La rage et le désespoir déchaînés contre l’argent et l’infamie.
[22] La machine a ébranlé à l’excès notre vérité, c’est-à-dire la négation de cette société. Il est impossible de la défendre avec de bonnes manières. Les temps sont durs. Le moment est venu de commencer à attaquer.
[23] La peur donne lieu à des douleurs. Ou de la même manière... la douleur prend sa source dans la peur. Et la peur a toujours une origine.
Peu importe si c’est irrationnel, si c’est imprévisible ou si c’est seulement dans nos têtes. Les difficultés à la comprendre, ou le caractère impénétrable qu’on pourrait lui octroyer, ne changent rien au fait irréfutable qu’elle vient de quelque part. La peur n’est pas Dieu, même si elle a coutume de se comporter comme tel : elle ne se donne pas d’existence. Dans cette affirmation, il y a de l’espoir. Un espoir qui prend forme à partir de la constatation suivante : la douleur est la condition de toute notre vérité. Peu importe si de nos jours la vérité est légitimée par la majorité, c’est-à-dire par la quantité. Nos jours sont construits sur le mensonge, en fait, ils sont tout sauf nôtres, ils sont spectacle, l’empire de la non-vie. La défense de nos pensées est devenue impossible, nous ne pouvons pas parler avec ceux qui sont incapable d’écouter. Nous avons tardé à comprendre que les cris et les coups de pied ne servent plus à rien. Le dialogue est brisé à la base, nous devons cesser de nous cogner la tête contre des murs de béton. Nous devons cesser de le faire au risque de disparaître, de donner la victoire absolue à l’ennemi. Nous devons passer à l’offensive.
Pourquoi rester, se comporter dans les règles d’un jeu qui n’est aucunement le nôtre ? Un jeu étranger, dans lequel tout est joué à l’avance. Un jeu assassin.
[24] Défaite. Une fois que l’on parvient à avancer en rampant au-delà de ses limites, la force qui nous déplace ne connaît aucune loi logique. Arrivé dans cet endroit inconnu, l’impossible acquiert la vertu surprenante d’être possible.
Non, personne ne pourra juger nos actions sous l’angle du bon sens. La seule garantie qu’à un pas déterminé en succède un autre, n’est donnée que par la raison de l’homo normalis. Et la raison est un jouet qui, dans nos mains, a sauté en l’air.
[25] Contre l’existant, nous n’avons finalement rien à dire de plus que NON.
[26] Le dialogue avec les maîtres ne peut ni ne doit pas avoir lieu. L’absolutisme de la marchandise n’admet pas de relativiser sa position, elle empêche toute communication parce que toute réfutation se heurte de front au système lui-même. Pour cela même, il n’y a que deux possibilités : attraction ou conflit. Quand le chant des sirènes de la séduction démocratique échoue, la chasse répressive se déchaîne.
Le capital ne doute pas, il se lève sur le fanatisme. L’invraisemblance de l’équilibre social, économique ou écologique du capitalisme se traduit par l’infaillibilité de son système : absolu et incontestable... et absolument indestructible. Une foutue absurdité.
Le capital subsiste mais ne convainc pas. La cohérence interne ne protège pas le système de sa barbarie.
[27] L’homme est devenu une bête de somme abandonnée au vertige de ses propres productions...
Maudite soit l’Humanité, maudits ses droits et ses valeurs. Nous sommes autre chose.
Comment nous nommer ? Qui sommes-nous, ces personnes folles qui devraient être mortes et ne le sommes jamais, qui devaient une fois pour toutes et ne cessent jamais de taper du pied ? Est-ce que nous appartenons à une famille innombrable ? Notre folie, ce délire anticapitaliste, nous donne-t-elle la clé de l’invisibilité. Où nous situer alors ? Dans quel service ou dans quel tiroir ? Existe-t-il un lieu pour les psychiatrisés en lutte au sein du réseau d’oppositions avec lequel le système a dompté la vie humaine ?
Un secret : l’indétermination récemment découverte, avec laquelle le système lui-même nous a rejetés, est notre puissance... puisqu’à ses yeux nous ne sommes rien, nous pouvons être tout. Et c’est précisément ce que nous cherchons.
[28] Qu’y a-t-il de plus étranger au système que le malade mental qui cherche l’estime de soi dans la confrontation sans intermédiaires avec le système lui-même ?
Nous sommes cet ennemi imprévu, cette machine de guerre que le pouvoir n’a jamais regardée comme une menace et a jetée à la benne. C’est précisément pourquoi nous ne nous ne rentrons pas, dans la dialectique selon laquelle les deux parties du conflit se donnent vie mutuellement (la critique devenant une partie de ce qui est critiqué), et nous fermons pour toujours le cercle de la fatalité. Nous sommes et nous apportons le soupçon du chaos.
[29] Et qui nous guidera, qui peut nous guider ? Qui voudra s’ériger comme notre nouveau maître ? Voudront-ils donc nous convaincre qu’ils peuvent aussi nous orienter et éclaircir un territoire dont nous pouvons affirmer qu’ils l’ignorent dans une large mesure ?
Il faut chercher des armes que l’ennemi ne pourra jamais récupérer.
[30] UBI LEONES [12]
Quelles sont les limites - à partir desquelles persiste le danger réel - de la civilisation occidentale ?
Nous sommes au-delà.
Qu’ils viennent nous chercher s’ils le souhaitent.
[31] Sans pilules, sans électrodes, sans sangles, sans serrures... comment la société assumera-t-elle cette différence avec laquelle elle devra vivre ? La simple présence d’un monde, d’une complexité non structurée comme sienne, provoquera la perturbation et la terreur.
(Aspirons-nous à être terroristes ? Vous le direz).
[32] Personne ne nous a invitées, nous somme sorties de ce « lieu éloigné » dans lequel ils nous ont confinés. Notre présence même démasque la fragilité artificielle sur laquelle est édifiée la réalité de l’homo normalis. Notre présence à elle seule est le premier pas de la destruction du monde.
La révolution qui n’est jamais partie est déjà là.
[33] Dans l’éclat de la bataille, où iront-ils nous chercher ? Les défenseurs de Norme auront-ils l’idée de jouer l’ancien jeu d’entrer dans la tête de l’adversaire et de penser comme il pense ? Non, ils ne sont pas si stupides. Ils savent bien qu’ils ne tiendraient pas.
[34] Sommes-nous loin ou près ?
Nous avons l’avantage que cela n’a pas encore été précisé.
[35] Vive l’anormalité folle, car c’est une anormalité sauvage !
Nous évoquons la grande contradiction de ce capitalisme rance et trop tardif dans lequel nous nous trouvons. Elle combine sa propre propagande démocrate en même temps que l’existence d’anormalités : comment sauvegarder l’unité de l’organisation sociale contre ce fou étrange et stigmatisé, tout en maintenant la position libérale qui suppose la vile croyance dans la justice et l’égalité « humaines » ?
[35] Nous voulons tout, mais nous ne convoitons rien.
Rien de ce que nous prendrons par la force ne calmera notre soif. Seule la destruction pourra le faire, seule la possibilité de s’affronter un instant où nous n’attendons rien et où tout est possible. Embrasser la dignité.
[36] Si nous n’avalons pas les pilules, comment nous calmeront-ils ?
[37] Ne pas savoir, ne pas voir, ne pas se rendre compte. Survivre léthargiques, végéter ; que rien d’inexplicable ne les éclabousse... que feraient-ils alors ?
Finiraient-ils par vivre ? La terre est couverte de zombies. L’homo normalis pue.
[38] « La haine est l’antithèse de l’altruisme : un sentiment qui régule l’économie des relations sujet-objet tout en préservant l’identité du Je. Pour vivre en nous respectant nous-mêmes, nous devons non seulement aimer mais aussi haïr, essayer de détruire tout ce qui porte atteinte à notre dignité ».
[39] La misère suréquipée rend malade.
La maladie semble être la seule forme d’existence qui nous reste sous l’égide des mensonges organisés.
Et cela fait mal.
[40] Décision : soit nous nous diluons dans l’histoire, soit nous en devenons les protagonistes. Le deuxième choix implique le risque. Nous pouvons mourir... ou survivre emprisonnés, ou être complètement seuls, ou devenir complètement fous. Cette possibilité ne peut être niée. Simplement, le premier choix, l’acceptation de la misère équipée de marchandises, ne signifie que la mort. Rien de plus.
En conséquence : si nous décidons, nous devons provoquer la peur chez qui doit la ressentir.
[Peut-être est-ce le seul point où nous nous déclarons démocrates : en ayant marre que la peur soit le patrimoine d’une seule partie de la population, nous défendons la démocratisation de la crainte. Nous voulons persécuter avec la même fureur avec laquelle nous avons toujours été persécutés et démontrer ce que notre douleur a de terriblement réel. Retourner ce qui semblerait éternel, nous voulons nous amuser.]
[41]
• La vie présentée comme une pilule qui nous anesthésie jusqu’à la fin de nos jours.
• Le jeu et le feu comme un pouvoir qui nous permet d’ouvrir les yeux, de prendre contact avec la signification de ne-pas-être-mort.
• Découvrir les autres, ces indésirables que nous aimons tellement. Solidarité, contrebande.
• Trouver les armes, ouvrir les sorties. Que l’homo normalis s’étouffe avec le normal et le pathologique, qu’il apprenne qu’ils peuvent aussi faire couler ses larmes.
[42] Face à ce qui est couramment dit, les drogues n’aident pas à échapper à cette réalité (si cela était réellement vrai, nous irions tous nous camer sans le moindre scrupule), leur fonction est plutôt de permettre l’existence à l’intérieur de cette réalité.
Que chacun tire ses propres conclusions…
[43] Comprendre. Dans la compréhension, se forgent les armes ultimes de l’adieu à ce mode de vie fuyant. Une fois que nous nous sommes rendu compte que soit nous digérons petit à petit cette réalité –en fuyant la question de savoir comment il en est ainsi, soit nous explosons dans le ciel en même temps que nous l’avons placée en nous, il ne peut y avoir de retour en arrière. Le temps reste ouvert comme la blessure fraîche laissée par une lame audacieuse. Alors, tout peut être.
[44] Le fait que ce monde ne puisse être assimilé que par petites doses, sa létalité, se manifeste aux yeux de ceux qui ont compris comment il fonctionne. Le néant reste ancré dans les rétines. La perspective, presque transformée en privilège militaire, impose le prix du désenchantement et de la fracture à tous ceux qui ont regardé et à l’intérieur de qui quelque chose s’est rompu.
[45] Il faut apprendre à ne pas courir avant de savoir que l’on est poursuivi. De cette façon, il devient plus difficile de se faire attraper.
« La peur peut être une alliée, car cela vous rend plus prudent et plus rusé. Mais si tu te chies dessus, l’ennemi te trouvera tout simplement à l’odeur de la merde.
[46] Les enfants jouent à cache-cache. L’un d’eux a été surpris dans son repaire, face à l’approche de son délateur, il couvre ses yeux avec ses petites mains. Il pense que s’il ne peut pas le voir, l’autre ne le découvrira pas. Il déduit à tort l’invisibilité de l’aveuglement, mais au fond, il sait qu’il est déjà pris au piège. Et pourtant, il répète ce geste impuissant : il cache son visage, refuse de regarder. Eh bien, le parti de la subversion ne le sera que lorsque l’on apprendra à surmonter cette erreur.
[47] Plus de consolations.
La conscience est l’étincelle qui enflamme la mèche. Une fois l’allumage commencé, les rideaux s’effondrent un par un. La langue du monde n’est plus chiffrée, le décryptage suppose de commencer à voir et nous découvrons que tout cela n’est pas un mauvais rêve, mais un cauchemar perpétuel.
L’homo normalis ne vit pas, il attend juste. Le fait que nous le sachions et lui pas ne nous rend pas différents. Des mondes différents, différentes racines. Comme il doit le comprendre, il est clair à nos yeux qu’il fait ostentation de sa supériorité. C’est une question d’honnêteté, cette civilisation du mensonge a duré trop d’hivers. Le mensonge doit céder à autre chose. La folie est notre postulat. Comprendre signifie voir les choses telles qu’elles sont, abandonner la condition de personnes dupes, découvrir la main de la marchandise dans chaque partie de la réalité. Apprendre son sens. La faire tomber.
Une fois que nous nous sommes séparés de cette société et que nous commençons à conspirer entre égaux sous la lune, la rage et les rêves fleurissent dans nos cœurs. Les rêves ont besoin de rage pour être poursuivis. Celui qui n’éprouve pas de rage contre l’existant, est un zombie : il chie, dort, travaille, boit, baise, achète, prie... il vit dans un cimetière et s’entoure de charogne ; ses jours sont d’interminables rituels mortuaires dont le seul but est d’exalter l’annihilation. La colère sans rêve est un gâchis gratuit, les rêves sans la férocité de la négation sont des chimères. Et les deux, comme des couteaux fabriqués avec des feuilles faites de nuit étoilée, chacun dans une main, sont nos trésors, notre menace.
[48] Contre l’optique hygiénique de l’homo normalis, il est impératif de tout risquer d’emblée et pour toujours.
[49] Les droits de l’homme sont des concessions. Nous ne voulons rien avoir à voir avec cette foutue humanité. Nous sommes autre chose. Dans cette certitude, réside notre résistance à la mort. L’être humain a fini par être l’être normal, et nous connaissons trop la vie qu’il a tracée pour ceux de notre genre.
[50] Nous n’essayons de sauver personne. Les zombies sont généralement heureux de leur condition. Accroche-toi aux tiens, découvre-les parmi les ombres. Respire avec eux, forme une bande, attaque les villes.
[51] Fraude : c’est ainsi que nous expliquons le spectacle actuel des relations entre les gens. Une scène pleine de fumée, une tromperie brute et mal conçue.
Nous désirons devenir des enseignants d’hérésies.
[52] Ouvrir les yeux : supporter une pluie d’acide. Nous devons la voir venir et agir en conséquence.
Rien à offrir, rien à recevoir. C’est ainsi que fonctionne la communication dans la maudite ville. Peu importe combien tu crois ou combien tu as cru. La seule formule valide est la déception. La démolition se répète encore et encore, et pourtant, rien ne s’est encore effondré. La sale planète tourne et tourne. Brûle !
[53] La Norme est partout.
Oui, elle vit également dans les groupes « anticapitalistes », dans les syndicats « révolutionnaires », dans les « coordinations » rédemptrices, dans les maisons occupées, dans l’« organisation diffuse », au sein des saboteurs nocturnes, dans les « groupes d’affinité »... Déception. C’était réellement une stupidité d’en arriver à penser que c’est la même chose (ou quelque chose qui s’en approche) de dire que l’on s’oppose à quelque chose et de s’y opposer réellement... Et ainsi nous cherchons refuge dans le militantisme du vide, pour nous désoler du constat que l’homo normalis avait déjà étendu son discours jusqu’aux entrailles de ses prétendus rivaux. Il n’existe pas de terrain libéré à priori. Il faut se battre pour l’arracher.
L’homo normalis est un administrateur, un comptable qui fait le bilan des investissements. Cette activité fleurit partout où notre regard s’arrête, les étiquettes ne signifient rien.
Notre ruine a été de rester sans rien à lui offrir.
Et pourtant, nous préférons célébrer notre pauvreté que de commencer à pleurer.
[54] C’est une erreur capitale, qui fait mal à vie, d’avoir cherché des amis là où il ne pouvait y avoir que des personnes connues ou saluées.
L’apparence n’a pas de valeur qualitative. Le geste qui reproduit l’apparence non plus.
Dans le ghetto politique antagoniste [13], les comportements sur lesquels la société critiquée fonctionne sont reproduits mécaniquement. Ainsi, des règles, des rôles et des modèles sont établis, rendant fréquente l’apparition de mécanismes d’exclusion qui ne sont que les enfants bâtards des systèmes de construction sociale. Dans ce contexte, nous préférons être marginalisés-marginalisés (marginalisés au carré), que marginalisés-marginaliseurs. C’est une question d’élégance révolutionnaire.
D’honnêteté.
[55] Dans une réalité spectaculairement organisée, les images elles-mêmes ne valent pas rien. L’homo normalis peut avoir une « apparence révolutionnaire », être squatteur ou porter du noir et une capuche. L’essentiel est maintenu : la raison mercantile de la gestion du monde, le calcul de rentabilités. Et la maladie n’a rien à offrir, il n’y a pas d’échange possible avec le sourire de la normalité (d’où qu’elle vienne). Sur la table, nous ne pouvons que mettre la fureur, les désirs d’attaquer que nous avons construits sur les ruines de notre douleur.
Nous luttons contre la guerre psychologique que cette société a déchaînée, et c’est une lutte que presque personne ne veut voir. Il n’y a pas de martyrs ou de grands actes à signaler dans les « médias de contre-information », la bataille est clandestine, quotidienne et mortelle, et quand les gens tombent, la prison est à l’intérieur d’eux-mêmes, et l’uniforme bleu est troqué contre la blouse blanche, les autres regardent toujours ailleurs. Il semble que la maladie inspire plus de dégoût que le dégoût qu’inspire ce monde.
Elle remplit le premier des objectifs militaires de nos ennemis et de leur sale guerre : l’isolement.
[56] Nous avons passé des jours entiers à chercher la puissance entre les ruines et les débris, mais nous avons enfin réalisé que ce n’était pas là qu’il nous fallait chercher. Ce que nous poursuivons ne peut pas habiter dans ce monde misérable qui n’est pas le nôtre, et dont la toile de fond est un snuff-movie éternellement sur play. Il s’ébauche ici, dans cette étoile sur le point d’exploser que chacun d’entre nous porte sur ses épaules. Nous pouvons dire que maintenant que nous avons perdu un monde entier et que nous maudissons avec toute la force de nos âmes, nous sommes en mesure d’en conquérir un nouveau, qui nous est propre.
[57] Considérations sur l’attaque :
• Attaque de telle manière que quand tu sauteras sur ton ennemi et qu’il prendra conscience de la situation, tu sois entrain d’attaquer depuis longtemps. Seulement ainsi ses possibilités de réponse peuvent s’évanouir, seulement ainsi pour lui tout sera imprévu, alors que tu as déjà tout vu.
• L’ennemi n’est presque jamais évident. Au moins pas dans une guerre longue comme la nôtre, où il y a ce paradoxe que frapper peut même être réconfortant pour notre adversaire. C’est un corps, un organisme qui doit être disséqué pour trouver ses points faibles -qui ne sont pas innocents- à attaquer.
[58] Étant assez audacieux pour comprendre le fonctionnement du monde, il y a tout un chemin à parcourir, avec la seule et unique intention de pouvoir vivre une vie. Conflit.
[59] Assumer des contradictions. Et par conséquent, la douleur de vivre avec elles. Ce qui se sent si profondément à l’intérieur ne peut jamais totalement disparaître. Il y aura toujours une braise ardente. Prête à mettre feu à tout. Sans concessions, quel que soit le prix.
La tension brise les nerfs. Elle nous pousse à la solitude. Nous rend fous.
Pour le moment, nous ne trouvons rien d’autre que tout exploser. Fin du trajet auquel un monde et ses valeurs nous ont amené à coups de pieds. Ils ont toujours su ce qu’ils faisaient.
[60] Une façon de vivre a échoué. La normalisation est le nom de la contrainte après l’expérience des camps de concentration. L’uniformité démocratique. Le concept d’existence se traduit par l’obéissance. Regardez les rues. Regardez les téléviseurs. Regardez le bétail sans volonté que les hommes sont devenus. Notre maladie en est témoin, se fait juge et en énonce le verdict : un mode de vie a échoué.
[61] Nous n’offrons pas une nouvelle gestion de la réalité. Nous n’offrons aucune alternative messianique à ce qui existe. Nous exigeons la fin de l’infamie, le déclin de la civilisation occidentale, la mort d’une forme de vie (ou de non-vie plutôt) et de l’homme qui l’a construite. L’ère de l’homo normalis doit être balayée avant que dans sa bêtise, elle ne fasse exploser toute la planète. Depuis la maladie, nous crions en faveur d’une mutation anthropologique, la seule révolution digne d’être appelée de cette façon. C’est simple : nous voulons vivre nos vies.
[62] L’homo normalis est un être essentiellement lâche. Un meurtrier caché derrière le sourire obscène des bonnes intentions. Notre tâche : le démasquer.
[63] Le révolutionnaire est un suicidaire qui n’accepte pas le destin que la Machine lui a dicté.
Il s’agit simplement de demander une vie qui vaut la peine d’être vécue.
Celui qui nie totalement cette société, risque déjà de mourir. La lutte contre ce qui existe est un adieu armé. Ou la guerre, ou le suicide.
[64] Ne rien espérer ne signifie pas s’habituer à perdre.
[65] Nous allons apporter la tempête au nom de notre amour. Que personne n’essaye de le diagnostiquer, ils ne s’en sortiraient pas à bon compte.
Nous nous sommes perdus dans la folie. Nous avons été engloutis par cette forêt dans laquelle nous nous sommes promenés. Il y a quelques jours, il y a quelques mois, nous avons trouvé un petit chemin enterré sous les feuilles d’automne. Nous avons marché, et nous continuons à le faire. Nous nous approchons lentement du bord. Nous pouvons vous assurer que nous ne tomberons pas. Préparez-vous, nous arrivons.
Longue vie aux enfants en lutte !
Mars, 19e année de l’ère Orwell
Publié sur le site primeravocal.org le 4 septembre 2017
[1] Di Vittorio, Paroles infâmes, la basse politique de l’invective, 2006
[2] Jervis, Le mythe de l’antipsychiatrie, 1977.
[3] Une traduction partielle du livre Dictionnaire Antipsychiatrique est disponible sur infokiosques.net.
[4] Note du trad. : Des campagnes existent actuellement, elles sont souvent mises en place par des groupes proches du CCDH (Commission des Citoyens pour les Droits de l’Homme) organe satellite de la Scientologie secte qui sévit depuis les années 50.
[5] NdT. Bien que le texte soit pertinent et plus que jamais d’actualité, la référence à la violence (incompréhensible ??) d’un homme envers une femme nommée sa bien-aimée est plus que merdique.
[6] Ce terme est issu de l’antipsychiatrie, je l’utilise ici pour nommer autrement que le médical une personne ayant été soumise au pouvoir psychiatrique.
[7] Hospitalisation à la Demande d’un Tiers (signée par sa tante).
[8] Les psychiatrisé-e-s de cet HP utilisent ce mot du patois picard qui signifie « geôle ».
[9] Trad. impossible…
[10] Les guillemets ont été ajoutés par la traduction (voir intro)
[11] Note de Primera vocal : nous gardons le texte original ... l’image à laquelle il se réfère est une image esthétique classique dans l’anarchisme du début du XXe siècle, après elle nous semble de mauvais goût et une référence malheureuse.
[12] Ancienne inscription dessinée sur les bords extérieurs des cartes de Rome (où sont les lions ?)
[13] Note de Primera vocal : c’est un concept conçu pour la première fois dans la brochure Ad Nauseam, nous espérons que les lecteurs peuvent en deviner le sens, il se réfère aux contextes humains immobilistes générés dans les luttes sociales, autant en raison de notre propre bêtise et que du fait de lutter dans des conditions hautement hostiles.
L’ensemble des articles traduits dans cette brochure sont trouvables
(en cherchant un peu) sur internet.
Les anciens exemplaires de la revue Marge sont disponibles sur le site http://archivesautonomies.org/.
Merci aux contributeurs-x-trices et à toutes les personnes qui ont filé un coup de main (relecture, traduction, etc.) pour la création de cette brochure…
No Copyright.
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