E
Étranger.e à soi
Réflexion sur le courant du « self-care »
mis en ligne le 10 mars 2019 - Anonyme
Run from what’s comfortable. Forget safety. Live where
you fear to live. Destroy your reputation. Be notorious.
Fuis ce qui est confortable. Oublie la sécurité. Vis là où tu as
peur de vivre. Détruis ta réputation. Sois célèbre.
– Rumi
Pour tout ce à quoi nous tenons. Pour tou.te.s celleux à qui nous tenons. Reconsidérer le self-care
Dans les années 1980, alors qu’elle luttait contre le cancer,
Audre Lorde a affirmé que de prendre soin d’elle-même
était « un acte de guerre politique ». Depuis, le self-care
est devenu un mot à la mode dans les milieux activistes. La rhétorique du self-care est passée de spécifique
à universelle, de provocative à obligatoire. Lorsqu’on parle
de self-care aujourd’hui, parle-t-on de la même chose que
Lorde ? Il est temps de réexaminer ce concept.
Quel est donc le problème du care ? Et pourquoi, parmi tous les sujets possibles, choisir le self-care ?
Tout d’abord, parce que c’est devenu une vache sacrée.
S’il est pénible d’entendre les gens parler benoîtement de
quoi que ce soit, il l’est davantage lorsqu’il s’agit des choses
les plus importantes. L’unanimité pieuse implique un côté
obscur : dans l’ombre de chaque église, un nid d’injustices. Il crée un autre, traçant une ligne à travers nous et
entre nous.
Self et Care – dans cet ordre – sont des valeurs universellement reconnues dans notre société. Quiconque
cautionne le self-care est du côté des « Bons » – ce qui
revient à dire qu’une telle personne est contre tout ce qui en
nous ne correspond pas au système de valeur prédominant.
Si nous souhaitons résister à l’ordre dominant, nous nous
devons de jouer l’avocat du diable, à la recherche de ce
qui est exclu et dénigré. À chaque fois qu’une valeur est
considérée comme universelle, nous retrouvons de la pres-
sion normative : par exemple, la pression de prendre soin
de soi – performer le self-care – pour le bien des autres,
pour maintenir les apparences. Une part importante de ce
que nous faisons en société consiste à maintenir une image
de réussite et d’individu autonome, peu importe la réalité.
Dans ce contexte, la rhétorique du self-care peut masquer
musèlement et contrôle : Occupe-toi toi-même de tes problèmes,
s’il-te-plaît, pour que personne d’autre n’ait à le faire.
Assumer que le self-care est toujours bon signifie prendre
pour acquis que le self et le care ont toujours le même sens.
Nous voulons ici remettre en question les définitions monolithiques et statiques du soi et du soin. Ainsi, ce que nous
proposons, c’est que différents types de soins/care produisent
différents types de soi, et que le care est l’un des champs de
bataille où se jouent les luttes sociales.
Ne me dis pas de me calmer
Quoi que ses partisan.e.s soulignent que le self-care peut
prendre une forme différente pour chaque personne, les
suggestions qu’illes apportent sont toutes un peu les mêmes,
ce qui est plutôt louche. Que voyez-vous en pensant aux
activités stéréotypes « self-care » ? Boire de la tisane, regarder
un film, prendre un bain moussant, faire de la méditation, du yoga ? Cette sélection suggère une idée vraiment
restreinte de ce qu’est le self-care : essentiellement, se calmer
les nerfs.
Toutes ces activités sont conçues pour interagir avec le système nerveux parasympathique, lequel
régule le repos et la récupération. Mais certaines formes de
soins requièrent de l’activité vigoureuse et de l’adrénaline,
qui relèvent aussi du système nerveux parasympathique.
Par exemple, une façon de prévenir le désordre de stress
post-traumatique est de donner suffisamment de liberté
au système nerveux parasympathique pour qu’il puisse
évacuer le traumatisme du corps. Quand une personne
a une attaque de panique, tenter de la calmer aide rarement.
Le meilleur moyen pour « gérer » une telle attaque est de
courir.
Alors commençons par rejeter toute compréhension normative de ce que signifie prendre soin de soi.
Cela peut vouloir dire allumer des chandelles, écouter
un album de Nina Simone, ou relire l’histoire de Rémi Sans
Famille d’Hector Malot [1]. Ça peut aussi vouloir dire BDSM,
d’intenses performances artistiques, des combats d’arts
martiaux, briser les vitres d’une banque, ou confronter un.e
agresseur.e. Pour certaines personnes cela peut vouloir dire
de travailler vraiment fort, et pour d’autres de complètement
cesser de fonctionner. Il ne s’agit pas seulement d’une platitude post-moderne (« différents moyens pour différentes
personnes »), mais bien de déterminer quelle est notre
rapport à nos défis et nos angoisses.
Prendre soin de soi ne veut pas dire de se pacifier. Nous
devrions nous méfier de toute compréhension du self-care
qui amalgame bien-être et placidité, ou qui nous demande
de performer la « santé » pour les autres. Peut-on plutôt
imaginer une forme de care qui outillerait chacun de nous,
pour parvenir à établir une relation intentionnelle avec
notre côté obscur, nous permettant ainsi de puiser de
nouvelles forces de notre tourbillonnant chaos intérieur ?
Être doux avec soi-même peut être une partie essen tielle
pour y parvenir, mais nous ne devons pas établir une
dichotomie entre la guérison et interagir avec les défis
autour et à l’intérieur de nous. Si le care est seulement
ce qui se produit lorsqu’on se détache de nos luttes, nous
serons pour toujours déchirés entre l’insatisfaction de s’être
retirés du conflit, ou son envers, un travail compulsif [2] qui
n’est jamais suffisant. Idéalement, le care intégrerait et
transcenderait à la fois la lutte et le repos, en démontant
ainsi les frontières qui les séparent.
Ce genre de care ne peut pas être décrit avec des platitudes. Ce n’est pas un item commode à ajouter au programme
d’une organisation sans but lucratif. Il requiert des mesures
qui interrompront nos rôles actuels, nous mettant en conflit
avec la société en général et même avec certaines personnes
qui prétendent essayer de changer le monde.
L’amour est un champ de bataille
Pour identifier ce qui vaut la peine d’être préservé
dans le self-care, on peut commencer par scruter le concept
de care. Quand on affirme que le care est un Bien universel,
on passe à côté du rôle que le care joue dans la perpétuation des pires aspects du statu quo. Le care dans sa forme
« pure » – dissocié d’un quotidien dans une société capitaliste et des luttes contre le capitalisme – n’existe pas. Le care
est partisan, il peut être répressif ou libérateur. Certaines
formes de care reproduisent l’ordre existant et sa logique,
d’autres nous permettent de le combattre. Nous voulons
que nos manifestations du care nourrissent la libération,
pas la domination – unir les gens selon une nouvelle logique
et de nouvelles valeurs.
Des aides à domicile en passant par les professionnel.les
de l’entretien ménager, sans parler des dispenseur.euse.s
de soins infirmiers, de services d’hospitalité ou de lignes
téléphoniques érotiques, les femmes et les personnes de
couleur sont en charge de façon disproportionnée des
soins qui maintiennent cette société en fonction, mais ont
disproportionnellement peu d’influence sur ce que ces soins
renforcent. Ainsi, une énorme quantité de ces soins sert à
huiler le mécanisme qui maintient la hiérarchie en place :
les familles aident les policiers à se détendre après le travail,
les travailleurs.euses du sexe aident les hommes d’affaires à relâcher la pression, les secrétaires sont la main invisible
qui sauve les mariages de leurs patrons cadres.
Le problème avec le self-care n’est pas seulement sa
composante individualiste. Pour certains d’entre nous,
se concentrer sur le self-care plutôt que de prendre soin
des autres serait d’ailleurs une proposition révolutionnaire, quoique presque inimaginable – alors que les
privilégiés peuvent se féliciter mutuellement sur leurs
excellentes pratiques du self-care sans reconnaître à quel
point leur subsistance dépend des autres. Lorsque nous
concevons le self-care comme une responsabilité individuelle, nous sommes moins susceptibles de voir les dimensions
politiques du care.
Des appels à une grève du care [3] ont été lancés : une résistance collective publique contre la façon dont le capitalisme
a réquisitionné le care. Dans leur texte “Une grève très
prudente” le groupe militant espagnol Precarias a la Deriva
explore les voies par lesquelles le care a été ou est rendu invisible - travail du sexe, service à la clientèle, soin émotionnel
non rémunéré dans les familles, etc. Le groupe nous met au
défi d’imaginer des moyens d’arracher le care à son rôle de
maintien d’une société stratifiée, pour plutôt devenir un
outil de solidarité et de révolte.
Mais un tel projet repose sur les épaules de celleux qui
sont déjà parmi les plus vulnérables de la société. Il faudrait
une quantité énorme de soutien pour les membres de
familles, les travailleurs.euses du sexe, les secrétaires, etc.
pour pouvoir mener une grève du care sans en subir des
conséquences consternantes.
Donc, plutôt que de promouvoir le self-care, nous pourrions chercher à réorienter et redéfinir le care. Pour certains d’entre nous, cela signifie reconnaître la façon dont nous
bénéficions du déséquilibre dans la répartition actuelle du care, et de passer de formes de care qui se concentrent
sur soi seulement vers des structures bénéfiques pour tous
les participants. C’est se demander : qui travaille pour que
vous puissiez vous reposer ? Pour d’autres personnes, cette
réorientation pourrait signifier de mieux prendre soin de
soi que ce à quoi on nous a appris que nous avions droit,
même s’il est irréaliste de s’attendre à ce que quelqu’un
entreprenne cela individuellement, dans une sorte d’ap-
proche de consommateur du soi. Plutôt que de créer des
communautés fermées [4] de care, recherchons des formes
de care exhaustives, globales, qui brisent l’isolement et
menacent nos hiérarchies. La rhétorique du self-care a été
réappropriée de manière à renforcer le sentiment qu’ont les
privilégiés que tout leur est dû, mais une critique du self-care
ne doit pas être utilisée comme une arme supplémentaire
contre ceux qui sont déjà découragés de demander de l’aide
et des soins. En bref : Step up, step back [5].
Dis-moi comment tu réponds au danger,
Je te dirai aisément comment tu as vécu
et ce qu’on t’a fait subir.
tu montres ainsi si tu veux rester en vie,
si tu penses que tu le mérites
et si tu crois
Qu’il est bon d’agir.
–Jenny Holzer
Une lutte qui ne comprend pas l’importance du care
est vouée à l’échec. Les révoltes collectives les plus féroces
sont construites sur des bases faites de soutien, d’entraide
et de soins mutuels. Mais réclamer le care ne signifie pas de seulement nous donner plus de care, comme un élément de
plus sur la liste des choses à faire. Cela signifie rompre le traité
de paix avec nos dirigeants, retirer le care des processus de
reproduction de la société dans laquelle nous vivons et
l’utiliser à des fins subversives et insurrectionnelles.
Au-delà de l’instinct de conservation
« Je souligne simplement que le fait “santé” est un fait culturel au
sens le plus large du terme, c’est-à-dire à la fois politique, économique et
social, c’est-à-dire lié à un certain état de conscience individuelle et collective.
Chaque époque en dessine un profil “normal”. »
- Michel Foucault
La meilleure façon de vendre un programme de normalisation aux gens est de le définir en termes de santé.
Qui ne veut pas être en bonne santé ?
Mais comme le ‘self’ et le ‘care’, la ‘santé’ n’est pas
monolithique. En soi, la santé n’est pas intrinsèquement
bonne, elle est tout simplement la condition qui permet
à un système de continuer à fonctionner. Vous pouvez
parler de la santé d’une économie, ou de la santé d’un
écosystème : ils sont souvent en opposition. Ceci explique
pourquoi certaines personnes décrivent le capitalisme
comme un cancer, tandis que d’autres accusent “les anarchistes du black bloc” d’être le cancer. Les deux systèmes
sont létaux l’un à l’autre ; nourrir l’un c’est compromettre la santé de l’autre. La fonction répressive des normes
de santé est assez évidente dans le domaine professionnel
de la santé mentale. Où drapétomanie et anarchia étaient autrefois invoqués pour stigmatiser les esclaves et les rebelles en
fuite, les cliniciens d’aujourd’hui diagnostiquent le trouble
oppositionnel avec provocation. Et la même chose se passe
loin des institutions psychiatriques.
Dans une société capitaliste, la tendance à mesurer la santé
en termes de productivité ne devrait pas être surprenante.
Self-care et workaholism sont les deux faces d’une même
pièce : se préserver pour pouvoir produire plus. Cela expliquerait aussi pourquoi la rhétorique du self-care est si
répandue dans le secteur sans but lucratif, où la compétition
pour le financement est forte et oblige souvent les organisateur.trice.s à imiter le comportement des corporations,
même si illes utilisent une terminologie différente.
Si le self-care est simplement un moyen d’atténuer
l’impact de la demande sans cesse croissante pour plus
de productivité plutôt qu’un rejet transformatif de cette
demande, il fait partie du problème. Pour que le self-care
soit anti-capitaliste, il doit exprimer une conception différente
de la santé.
Cela s’avère particulièrement compliqué dans la mesure
où notre survie est étroitement interconnectée avec les
mécanismes du capitalisme, une condition que Foucault
appelle le biopouvoir [6]. Dans la situation actuelle, la meilleure
façon de préserver sa santé est d’exceller dans la compétition
capitaliste, celle-là même qui nous fait tant de mal.
Pour échapper à ce cercle vicieux, il faut passer de reproduire le “self” à produire quelqu’un d’autre. Cela exige une notion du self-care qui est transformative plutôt que
conservatrice, qui entend le soi comme dynamique plutôt
que statique. Le but n’est pas d’éviter le changement, comme
dans la médecine occidentale, mais plutôt de le stimuler ;
dans le jeu de Tarot, la Mort représente la métamorphose.
“Il n’y a pas d’autre pilule à prendre, autant alors avaler celle qui
nous a rendu malade.”
Du point de vue du capitalisme et du réformisme, tout
ce qui menace les rôles sociaux est malsain. Tant que nous
sommes maintenus à l’intérieur de leur paradigme, il se peut
que ces comportements jugés malsains soient la seule échappatoire. Rompre avec la logique du système qui nous a gardé
en vie exige une certaine dose d’insouciance téméraire.
C’est peut-être là le lien entre les comportements
apparemment autodestructeurs et la rébellion, qui remonte
à bien avant le punk rock. Le côté radical des assemblées
d’Occupy Oakland, qui rassemblait tous les fumeurs,
était connu affectueusement comme le « bloc du poumon
noir » [7] - le cancer d’Occupy,
en effet ! L’énergie autodestructrice qui pousse les gens
à la toxicomanie et au suicide peut également leur permettre
de prendre des risques courageux pour changer le monde.
Nous pouvons identifier plusieurs courants au sein des
comportements autodestructeurs, dont certains présentent
un énorme potentiel. Nous avons besoin de mots pour
explorer ce phénomène, puisque le vocabulaire du self-care tend à perpétuer une fausse binarité entre maladie et
autodestruction d’un côté, et santé et lutte de l’autre. Car,
lorsque nous parlons de rompre avec la logique du système,
nous ne parlons pas seulement d’une décision courageuse
venue de nulle part prise par des sujets sans doute en bonne
santé. Même en dehors des comportements « autodestructeurs », beaucoup d’entre nous ressentent déjà la maladie
et le handicap qui nous excluent du concept de santé
établi par la société. Cela nous oblige à débattre la question
de la relation entre santé et lutte.
En ce qui concerne la lutte anti-capitaliste, est-ce que
nous associons aussi santé et productivité, ce qui implique
que les malades ne peuvent pas participer efficacement ?
Au lieu de cela, sans affirmer que le malade est le sujet
révolution naire comme le fait le Projet Icarus, nous pourrions chercher des moyens d’aborder la maladie qui nous
extirpent de notre conditionnement capitaliste, interrompant une façon d’être dans laquelle l’estime de soi et les
liens sociaux sont fondés sur un manque de care pour nous-mêmes et entre nous. Plutôt que de les pathologiser comme
des troubles devant être guéris pour des raisons d’efficacité,
nous pourrions réinventer le self-care comme une façon de
trouver dans la maladie et l’autodestruction de nouvelles
valeurs et possibilités.
Pensez à Virginia Woolf, Frida Kahlo, Voltairine de
Cleyre et toutes les autres femmes qui ont tiré partie de leurs
luttes privées avec la maladie, les blessures et la dépression
pour créer des expressions publiques de care indiscipliné.
Que dire de Friedrich Nietzsche : sa mauvaise santé n’était-elle qu’un simple obstacle virilement vaincu ? Ou est-ce
que son état de santé est inextricable de ses idées et de ses
luttes, une étape essentielle sur le chemin qui l’a conduit
au-delà de la ‘sagesse reçue’ pour découvrir autre chose ?
Pour comprendre ses écrits dans le contexte de sa vie, nous
devons nous imaginer Nietzsche dans un fauteuil roulant
chargeant une ligne de police anti-émeute, et non s’envolant
dans les airs avec un S sur la poitrine.
Notre fragilité humaine n’est pas un défaut regrettable à
traiter par le self-care approprié, pour pouvoir se remettre
au travail. Maladie, invalidité et improductivité ne sont
pas des anomalies à éliminer ; ce sont des moments qui
se produisent dans la vie de tous. Ces moments offrent
un terrain commun où nous pourrions nous retrouver,
connecter et nous entendre. Si nous prenons ces défis au
sérieux et si nous nous autorisons à nous concentrer sur
eux, ils pourraient montrer la voie qui nous permettrait
de dépasser la logique du capitalisme, vers un mode de
vie dans lequel il n’y a pas de dichotomie entre le care
et la libération.
Trois perspectives
I. Oubliez la sécurité
La pièce silencieuse craque sous le poids de la douleur partagée.
C’est la troisième semaine de ce groupe de soutien pour
hommes qui ont été agressés sexuellement dans leur
enfance. Après avoir brisé la glace par des introductions et
des généralisations, nous plongeons profondément dans les
détails désordonnés de nos traumatismes.
Et ce n’est pas joli. La litanie des symptômes de manuels
scolaires s’est jouée dans la vie de ces hommes qui luttent
avec la colère, les obsessions, l’incertitude sexuelle et l’incapacité à faire confiance, en strates de honte inébranlables. Les lumières fluorescentes se reflètent sur les chaises
pliantes en métal. Deux hommes y sont assis. Leurs vies,
très différentes, les ont tous deux conduits d’une manière
ou d’une autre dans cette salle. Ce soir, c’est l’instabilité
introduite dans leurs mariages respectifs par leurs tentatives
de guérison qui leur a permis de se rapprocher. Par-dessus
tout, ils craignent de gruger les murs impénétrables les
séparant émotionnellement de leurs amis et conjointes.
Ils ont peur qu’en démontant ces murs divisant leurs vies
en des compartiments distincts, ils perdront le sens de qui
ils sont et du même coup, perdront leurs femmes et leurs
enfants, victimes collatérales de la chrysalide larguée dans
le processus de renaissance de cette guérison longtemps
désirée, mais tout aussi redoutée.
Sirotant un café décaféiné dans un verre de styromousse,
un autre rapporte l’histoire d’un homme qui n’a commencé
à affronter ses abus qu’une fois vieux. Après s’être accordé
le droit d’être honnête pour la première fois, il a dit à son
épouse, mariée il y a 40 ans, que tout ce temps-là, il ne l’avait
jamais vraiment aimée. Les têtes se crispent, mais personne
ne parvient à hocher la tête en signe de reconnaissance ;
ils ne font que claquer leur langue ou grogner doucement.
Je peux voir la peur vibrer dans les yeux des hommes
plus âgés, dont les enfants les attendent dans des maisons
de banlieue, et l’anxiété chez les plus jeunes qui n’ont pas
encore commencé de familles. La terreur de l’inconnu, peu
importe en quoi consiste cet espace qui se trouve au-delà
de la mosaïque du déni et de l’attitude défensive qu’ils en
sont venus à considérer comme faisant partie intégrante
de leur moi.
Mon co-facilitateur, désireux de terminer la rencontre
sur une note édifiante, remercie mécaniquement tout le
monde pour ce qu’ils ont partagé. Puis, déployant un sourire
plein d’espoir, il propose un tour de table et demande à
chaque personne de mentionner « une chose que vous allez
faire pour prendre soin de vous cette semaine. »
Aussitôt, les yeux pivotent latéralement ; les bras se
croisent. J’ai du mal à respirer.
Ce rituel de clôture a été mis en place à l’insistance des
partisans du self-care de cet organisme sans but lucratif.
Et qui pourrait s’en plaindre ? Évidemment que nous devons
savoir comment se détendre, se réconforter, garder les pieds
sur terre, et puiser la force de poursuivre nos efforts pour
guérir ou pour soutenir ceux qui en ont besoin.
Alors pourquoi cette question semble-t-elle être si
déplacée ce soir ? Peut-être qu’un tel dénouement, faussement positif, dévalorise en quelque sorte l’intensité de la
douleur divulguée ; comme si se souvenir de méditer ou de
faire de l’exercice pouvait atténuer la douleur de dévoiler
une vie passée à cacher des abus horribles dans l’enfance.
Je réalise que ce n’est pas tout, alors qu’à tour de rôle
les hommes tentent timidement de se plier à cette finale
malgré la dissonance émotionnelle. La raison pour laquelle
ces hommes sont ici va droit au cœur - ils sont en train de
détruire leur Moi, afin de s’en sortir. Ce « je » qui a été le
premier à prendre la parole, en détournant le regard durant
les entretiens d’accueil sur le canapé en cuir souple, celui qui
m’a parlé du demi-frère ou de l’ami de la famille qui a brisé
son enfance, ce « je » ne peut pas être le même que celui qui
quitte l’organisme après douze semaines, ou l’expérience
entière ne s’avèrerait qu’un gaspillage. Comme ils l’ont si
éloquemment expliqué eux-même ; depuis l’abus, ils ont
passé leur vie à porter des masques, à repousser l’intimité
par peur de se faire découvrir, à s’adapter aux désirs et aux
attentes de ceux qui les entourent, tel des caméléons, au
prix de leur bonheur. Ils ne sont pas là pour prendre soin
de ces « moi » limitants, fabriqués de toutes pièces. Ils sont
là pour les transformer.
Il y a deux façons de voir cela. D’un côté, quelque part
sous le traumatisme, il se trouve un vrai soi, une essence qui
n’a pas été entachée par la violence et ses conséquences, et
si seulement ils pouvaient se remettre du traumatisme, ils
seraient réorientés vers qui ils sont vraiment, vers qui ils
étaient destinés à être. D’un autre point de vue, beaucoup
plus effrayant, mais aussi beaucoup plus près de la réalité
qu’ils décrivent, il n’y a aucun moyen de savoir qui ils
auraient pu être si leur vie n’avait pas été si cruellement
interrompue, et ils n’ont aucune idée de qui ils deviendront
quand, ou si, ils s’en sortent. Emploi, relations, identité,
personnalité, rien ne semble établi ni stable. Les doigts
entrelacés, ils avancent vers l’abîme, étourdis par le vertige
d’une liberté imminente, ou à tout le moins d’autre chose
que leur vie confinée.
Alors que l’homme suivant décrit la randonnée qu’il
prendra avec ses chiens dans le bois, ou le thérapeute avec
qui il va débriefer, tout ce que je peux imaginer est la terreur
paralysante de la chute vers l’inconnu, des masques et des
déguisements qui glissent et se précipitent contre les roches.
J’imagine une balle de laine étroitement ficelée qui se démêle
en dégringolant, mais qui n’a rien à révéler en son centre ; le
fil douloureusement tendu est enfin desserré, et on s’aperçoit
qu’il n’était enroulé autour d’aucun noyau. Perdu dans mes
pensées, je me rends à peine compte que mon co-animateur
me fixe. Tous les autres ont parlé.
Je souris et marmonne une blague à mon propos. Je me
creuse la tête pour trouver quelque chose à dire qui pourrait
s’approcher de cet esprit de joyeuse affirmation de soi.
Pourtant, un long silence inconfortable s’étire alors que
s’épluchent les secondes. J’ai beau essayer autant que je peux,
je ne peux pas énoncer une seule banalité encourageante sur
la façon dont je vais décompresser après cette rencontre.
Au lieu de cela, mon cerveau nage dans des fantasmes
de vengeance, grinçant d’une rage impuissante, de douleur
et de honte. Et par-dessus tout, un mépris bouillonnant pour
cette idéologie bien intentionnée, qui tente de nous calmer,
de nous pacifier, cette idéologie qui récupère nos luttes
désespérées de survie pour mieux réaffirmer ces mêmes
contraintes et le monde misérable qui les a créées. J’ai la
langue épaisse ; mon rythme cardiaque s’accélère. J’ouvre
la bouche pour parler.
« Je vais... je vais écrire cette semaine. Écrire m’aide
à mettre de l’ordre dans mes idées et mes émotions. »
Avec un sourire soulagé, mon co-animateur se tourne
vers le groupe et émet une autre platitude sur l’importance
de prendre soin de soi-même avant de souhaiter bonne
nuit à tous. Les chaises raclent le sol, les mains se serrent
fermement, puis glissent dans les poches sous des épaules
voûtées alors que les hommes sortent et se mélangent à l’air
froid de novembre, vers des mondes vacillants au bord
de la catastrophe.
II. Sauvez-vous de ce qui est confortable
Nous sommes assemblés en cercle dans un rituel pour exprimer
notre douleur face à l’état de l’environnement. Les organisateurs
ont réuni un groupe diversifié ; je vois une fille avec des
cheveux mi-longs et des strechers dans les oreilles chercher
une chaise pour une femme avec de longs cheveux gris qui
ne peut pas s’asseoir par terre. En diagonale de moi, est assis
un propriétaire d’entreprise qui a exhorté publiquement
le procureur du district à porter des accusations criminelles
contre la dernière personne que j’ai embrassée. Je suis mal
à l’aise avec tout ça, mais si on définit la communauté en
termes de proximité et d’influence les uns sur les autres,
c’est bien ce qu’on retrouve ici.
Un par un, nous entrons dans le cercle. Il est divisé
en quatre quadrants, et nous tenons chacun un objet symbolique. Nous frottons des feuilles séchées sur nos visages
en larmes. Nous brandissons le bâton vers le ciel avec colère.
Nous tenons le bol et regardons dans le vide de notre confusion. La pierre pèse lourd dans nos mains de tout le poids
des peurs qui nous immobilisent, la paralysie de laquelle ce
rituel est conçu pour nous libérer. Alors que nous parlons,
nos histoires sortent : les enfants toxicomanes, les amis en
prison, les produits à usage unique, les sommets montagneux
détruits. Nous sommes les témoins des uns et des autres dans
les luttes à la fois partagées et spécifiques.
C’est ce que font les animaux en bonne santé avec leur
douleur et leur stress. Ils se rassemblent ; ils prennent soin
les uns des autres. Les éléphants créent des cérémonies de
sons et de mouvements autour de leurs morts. Les primates
prennent plaisir au toilettage mutuel qui apaise et crée des
liens sociaux délibérément harmonieux. Même dans un
laboratoire stérile, les rats libèrent des cages leurs congénères, encore et encore.
Il est difficile d’être sain dans notre culture. Comme
la plupart de nos cousins mammifères, nous avons évolué
pour entrer dans un état d’alerte au son d’une brindille qui
craque ou à la vue d’une ombre qui passe au-dessus de nos
têtes, pour relaxer une fois que le danger est passé. Pourtant,
nous vivons dans des environnements que nos systèmes
nerveux peinent à gérer même lors d’une bonne journée :
nous travaillons, étudions, et socialisons souvent dans des
espaces clos mal ventilés, avec des angles aigus et des murs
plats qui véhiculent une impression de piège inévitable.
Notre néocortex, déjà surexcité par un afflux incessant de
sons et d’images insignifiantes, doit aussi naviguer à travers
les nouvelles de menaces sans fin : fusillades dans les écoles,
incendies d’usine, contamination de l’eau, drogue du viol.
Et malgré tout cela, nous sommes censés rester calmes,
disciplinés et productifs.
Notre système nerveux recherche le rythme ; des vagues
de curiosité et d’intérêt suivies de moment de satisfaction,
un état de vigilance suivi d’une période d’apaisement, établir
des liens avec les autres sur la base d’expériences sensorielles
26et émotionnelles communes. Privés de ces rythmes, notre
cerveau et notre système nerveux entrent dans divers états
de dysfonctionnement : hyper-vigilance ou arrêt complet
(shutdown), dépression ou rage. En essayant d’y échapper,
les gens s’empêtrent dans des dépendances qui imitent la
satisfaction de leurs besoins et de leurs instincts : achats
compulsifs pour notre instinct de faire des provisions,
pornographie sur internet pour notre libido, drogues pour
les états extatiques. Les systèmes dans lesquels nous vivons
tout à la fois fournissent et condamnent ces plaisirs, mais
aucun de ces substituts ne crée les mêmes effets physio-
logiques que les occupations et les états naturels qu’ils
imitent. Le cerveau et le corps ainsi niés se retrouvent
coincés dans une spirale paralysante ou surmenante.
***
J’ai été élevé dans une maison où le seul fait d’exister
était péché. L’âme a été dépravée par la vie dans le corps ;
le contrôle et la soumission de ce corps sont ainsi aussi
importants pour le salut que toute la grâce divine. Quand
mon père est mort, ma pauvre mère s’est retrouvée à devoir
sauver trois adolescents et un bébé de l’existence terrestre
et de la damnation éternelle probable qui en résulte. On ne
lui avait montré qu’une façon de le faire. Désormais seule
avec la responsabilité du petit paquet de chair qu’est un
enfant, elle s’en est remise à une vieille règle : « qui aime
bien, châtie bien ». Je me suis fait battre pour des réponses
instinctives comme retourner un sourire à des personnes
âgées à l’église ou pour avoir un haut-le-cœur en essayant
d’avaler des aliments à la texture bizarre, sans compter les
accidents comme renverser du lait.
Aujourd’hui, en tant qu’adulte qui prend soin de
soi-même, le fait de savoir ce qui est bon pour moi et de
pouvoir en faire le choix m’apparaît comme une liberté
et un privilège. Toutefois, enfant j’ai appris que le care ne
vient pas seul, mais avec des attaches, et parfois aussi avec
du barbelé ou des clôtures électriques, ce qui fait qu’être
vulnérable et intime avec les autres peut me sembler risqué,
et même dangereux. Il m’arrive d’être incapable de répondre
à la bonté ; parfois je ne peux même pas l’accepter. Pour moi,
ce qui est facile et familier, c’est l’isolement.
Comme beaucoup de survivants, je peux m’engager dans
des stéréotypes de self-care, alors qu’en fait je m’isole. Faire
du yoga ou de la course, écrire des critiques élogieuses
de livres sur l’acceptation de soi, canaliser mes émotions
dans des projets artistiques élaborés ou sur un blog autorévélateur... tout cela peut sembler courageux, ou même
éclairé. Pourtant, je ressens cette forme de self-care moins
comme une libération et plus comme si j’étais en isolement
cellulaire, pour reprendre l’expression carcérale. Parfois, ce dont j’ai vraiment besoin, c’est que quelqu’un se présente
chez moi avec un plat préparé, s’assoie là pendant que je
picore dans mon assiette, reste avec moi jusqu’à ce que je
tombe endormi assis sur le canapé, puis m’envoie au lit
et me borde. À l’occasion, cela se produit sans que je n’aie
à le demander. Et parfois, je dois courageusement alerter
quelqu’un, lui dire que j’ai besoin de parler ou de pleurer, ou
tout simplement de ne pas être seul. Il y a des moments où
ne pas persévérer à prendre soin de moi-même est la forme
la plus radicale de self-care que je peux pratiquer.
Je crois à l’auto-régulation émotionnelle. Nous avons
besoin de ces compétences pour gérer nos agitations sans
avoir recours à l’agression, pour poursuivre l’aventure,
le travail, et le mystère de façon autonome et avec joie. Cela
ne veut pas dire que nous devons ou devrions réguler ces
émotions dans la solitude.
Quand j’ai commencé à étudier les traumatismes, j’ai
appris sur le concept de l’attaque ou de la fuite ; un animal
acculé va fuir ou attaquer, selon ce qui est la meilleure
stratégie dans une situation donnée. Plus tard, j’ai appris sur
le gel – l’instinct de faire le mort jusqu’à ce que le danger
soit passé – et la possibilité de rester coincé dans ce gel si le
danger ne semble jamais finir. Voilà pourquoi tant de gens
qui souffrent de syndrome de stress post-traumatique se font
d’abord diagnostiquer la dépression : ils sont restés gelés.
J’ai récemment appris que nous ne fuyons, n’attaquons,
ou ne faisons le mort qu’après qu’une tentative d’engagement
social ait échoué. Notre premier réflexe sous la contrainte
ou la menace est de rechercher la solidarité ou le réconfort
auprès d’autres personnes. Si cela réussit, nos systèmes de
panique se relâchent et nous pouvons retourner à d’autres
fonctions telles que le jeu ou l’invention. Sachant que notre
système nerveux réagit si fortement à la présence des autres,
il devient clair qu’on ne peut pas séparer l’auto-prise en
charge (self-) et la réciprocité du care.
L’importance de prioriser la prise en charge réciproque
du care devient encore plus claire quand nous comprenons
que notre stress et les traumatismes sont un sort commun
et non des pathologies individuelles. En tant qu’animaux
humains, nous vivons dans des environnements qui provoquent l’incohérence émotionnelle et physiologique. Bien que
nous ne soyons pas en mesure d’éliminer immédiatement
les systèmes qui nous emprisonnent, nous avons de bien
meilleures chances de nous en tirer si nous ne nous laissons
pas duper à penser nos luttes ou leurs solutions comme
étant individuelles. En trouvant plus de moyens d’agir en
toute honnêteté les uns envers les autres, que ce soit dans
la peine ou dans la joie, nous devenons plus forts et plus
résistants – individuellement et collectivement.
III. Détruisez votre réputation
Ça fait des années que je pratique mal le self-care.
J’ai appris cette phrase dans un contexte, dans des
conversations où tout apparaissait comme une évidence.
Tout comme pour les « safe space », qui me semblaient
être une première étape facile pour résoudre un problème
compliqué. Mais comme le concept de sécurité, le concept
de soin s’ouvrait sur une immense vacuité interne. Combien
d’entre nous se sentent en sécurité, dans quelque environnement que ce soit ? Combien d’entre nous connaissent au plus
profond de soi la sensation du care ?
Durant l’été 2008, alors que Philadelphie brillait sous la
chaleur qui montait des hottes et du béton, je m’allongeais
dans ma petite chambre humide au troisième étage d’une
maison collective, sans transpirer. Des pochettes claires
d’eau de noix de coco et des petits paquets verts d’électrolytes couvraient la commode à côté de mon lit, une pile
d’offrandes provenant d’ami.es. Mes pensées se sont élevées
lentement entre des océans de silence. Je compris que j’avais
atteint un moment de prise de conscience interne ; quelque
chose dans la façon dont j’avais jusqu’à ce jour dirigé le
véhicule qu’était mon corps devait changer. J’avais reçu mon
congé de l’hôpital après une nuit d’observation. Les médecins
m’avaient renvoyé chez moi avec un médicament contre la
nausée et aucune réponse. C’était il y a dix jours, et mon
système digestif était toujours en grève. J’étais trop faible
pour marcher dans le couloir jusqu’à la salle de bain sans
aide. Périodiquement, je forçais quelques aliments solides
dans ma gorge, avec des résultats désastreux. Des vagues de
douleur enserraient ma tête et mes entrailles, rendant le
repos impossible.
M’être rendu dans un tel état semblait indiquer un échec
personnel. La cause de ma maladie était un mystère. Sans
diagnostic, sans antagonisme à blâmer, je ne pouvais pas
m’empêcher de voir la racine de ma maladie comme quelque
chose de défectueux à même ma constitution.
Parmi les nombreuses choses que j’ai crues à propos
de qui je suis, l’une d’elle a été constante : quelque chose ne
fonctionne pas avec moi, et j’ai besoin de le corriger. C’est seulement
une fois cette défectuosité corrigée que je pourrai vivre convenable-
ment : développer mes talents, être utile aux autres et, surtout, être
digne d’amour. C’est ma responsabilité de me réparer, afin de ne
pas être un poids pour les autres. Cachée dans l’obscurité des
profondeurs de ma conscience, refaisant surface occasionnellement de façon inattendue, cette croyance a façonné
mon identité et mon approche du self-care. J’ai intériorisé
le truisme « vous devez prendre soin de vous-même si vous
voulez prendre soin des autres » comme un commandement :
« vous devez prendre soin de vous-même, AFIN DE pouvoir
vous consacrer à votre travail principal, c’est-à-dire prendre
soin des autres ».
J’avais essayé de toutes mes forces de m’occuper de
moi-même. Allongé dans mon lit après mon hospitalisa-
tion, dans un déclin dramatique qui était franchement
embarrassant, j’ai essayé de faire une trêve avec mon corps.
De quoi as-tu besoin, lui ai-je demandé, pour reprendre le travail ?
Je suis prêt à conclure un marché. La réponse que j’ai reçue me
fit reculer, comme si quelqu’un avait placé dans mes bras
l’enfant beuglant d’un étranger et m’ordonnait de l’aimer et
de l’élever comme le mien.
***
Dans cette société, nous valorisons et cultivons les
traits de personnalité qui maximisent la productivité. Nous
apprenons à contrôler nos désirs et à limiter nos besoins ;
nous sommes louangés pour notre auto-suffisance et lorsque
nous démontrons de l’endurance. Soyez un bon travailleur ;
maintenez le cap ; contenez vos émotions ; faites le petit effort de
plus, celui qu’on ne vous demandait pas (explicitement) ; on n’a rien
sans rien. Pour équilibrer les effets drainants de cette auto-discipline, le marché nous offre de nous indulger en tant
que consommateur. Gâtez-vous ; profitez de la luxure ; faites-vous
plaisir ; évadez-vous. La culture activiste peut aussi basculer
entre ces pôles de maîtrise de soi et d’indulgence personnelle, bien que nous ayons tendance à embrasser l’éthique
de travail capitaliste tout en restant méfiant du confort
capitaliste. Ce que nous décrivons quand nous parlons
de self-care est souvent l’un de ces pôles. Entraînement
exigeant, ou aller se faire masser. Faire un jeûne ou une
cure, ou s’offrir un jour de congé. Travailler sur ses bébittes
en thérapie, ou prendre un bain moussant. Dans tous ces
efforts pour prendre soin de nous-mêmes, nous suivons des
chemins bien usés au sein du capitalisme, des sentiers qui
remontent jusque là où tout a commencé.
Tout comme nos corps accumulent les traces de plomb,
d’arsenic, de mercure et d’autres toxines industrielles, nos
psychés absorbent les valeurs et la violence de notre culture.
Nous pouvons passer toute notre vie à essayer de guérir
de ces toxines sans jamais échapper ou changer les conditions qui nous empoisonnent. Santé et bien-être, toujours
insaisissables, peuvent devenir une obsession. L’approche du self-care basée sur le contrôle fonctionne sur le même
modèle que le système immunitaire : nous surveillons nos
frontières, tentant de maintenir une certaine forme de
pureté. Quand nous trouvons quelque chose d’indésirable en
nous-mêmes, nous encerclons la menace et organisons une
attaque. L’approche auto-indulgente fonctionne comme un
opiacé – elle apaise notre douleur et soulage les symptômes.
La première approche repose sur une définition stricte de
ce qui est soi et de ce qui est étranger, et la seconde repose
sur juger correctement l’intérêt de se défaire du soi afin de
le préserver. Les deux modes nous amènent à poursuivre un
horizon inatteignable.
Il existe une troisième approche. Semblable à l’alchimie
et à la digestion – un lent processus d’incorporation d’une
substance qui la transforme éventuellement en autre chose.
Cette approche exige de la patience et de la fluidité. Lorsque
le sens de soi n’est pas fixé sous une forme - son âge, la taille
de son corps, son humeur, son niveau de force physique – on
peut travailler avec des influences apparemment toxiques,
les dissoudre lentement et les redistribuer jusqu’à ce qu’elles
deviennent quelque chose de totalement nouveau : Soi. La
plus grande différence entre cette forme de self-care et les
autres, plus courantes, c’est que vous ne savez pas qui vous
allez devenir à la fin de l’expérience.
Le point tournant dans mon rétablissement est venu
quand j’ai arrêté d’essayer de me réparer. J’avais consacré
des années à devenir un fantasme de santé via un self-care
implacable : quelqu’un qui pouvait travailler sans relâche
avec un minimum de carburant, sans être ralenti par les blessures ou la douleur. Bref, quelqu’un qui n’aurait plus besoin
de soins. Malgré des analyses anticapitalistes élaborées, tant
que je jugeais mes valeurs par ces normes de productivité
saine, je suis resté alignée sur la moralité du marché.
Quand j’en ai appelé d’une trêve avec mon corps, le
message troublant que j’ai reçu, c’est que je ne pouvais pas
résoudre le mystère de ma maladie de façon rationnelle.
Il n’y avait ni programme, ni procédure, ni solution facile.
Ce n’était pas une grève syndicale, mais une insurrection.
Mon corps n’avait qu’une demande : abandonne. Tu dois
m’aimer, exactement tel que je suis. Ce corps imparfait, endommagé,
qui pourrait ne jamais se remettre. Cette douleur sourde à l’abdomen.
ta propre peur et ta solitude. Après quelques battements de
cœur d’inquiétude, j’ai commencé à reconsidérer ma situa-
tion. Que peut-il bien avoir à aimer ici ? Au moment-même
où je posais la question, la douleur remplit mon champ
de vision.
Le Care, le Soin, une abstraction vide, un mot codé pour
une autre forme de travail : ce que les travailleurs de ferme
font pour les poulets en cage. Il m’apparaît maintenant empli
d’une sorte de brillance noire, comme un vaisseau de verre
avec quelque chose de dangereux bouillant à l’intérieur.
Ce n’est pas le point de sérénité trouvé au plus profond
de moi, tel que promis par certains instructeurs de yoga.
C’est quelque chose de dynamique et instable ; intensément
personnel, tout en étant cohésif. La douleur qui brûle mes
muscles et mes tripes ne s’est pas amoindrie, mais elle a
commencé à se séparer en des notes distinctes qui forment
un accord. La frustration que j’ai nourrie contre mon corps
non-coopératif n’a pas disparu, elle s’est intensifiée, au
contraire, en rage – mais de la rage dirigée vers l’extérieur,
en mesure de protection.
Je viens de vivre le revirement le plus important de ma
vie. J’ai cessé de me ranger du côté de l’ennemi.
[1] Des animaux pour toute famille de Randall Jarrell dans la version
anglaise, j’ai mis une référence plus commune aux francophones
[2] workaholisme
[3] NDLT : en anglais ‘caring strike’ pourrait aussi être traduit par ‘grève
de la bienveillance’
[4] NDLT : ‘gated community’ fait référence à des lieux dont l’entrée est
limitée et contrôlée, on pense notamment aux quartiers 55+ de snowbirds en Floride avec piscine et jardiniers, aux complexes de condos
avec services de lave-auto, gym, piscines sur le toit, réservés aux résidents ...
[5] NDLT : terme utilisé pour désigner une ‘règle de base’ parfois utilisée
pour faciliter des discussions de groupe non-oppressives. En résumé :
pour celleux plus enclin.es à écouter qu’à prendre la parole, de considérer prendre plus de place, de parler plus, et pour celleux qui sont
habituellement les premiers à parler, ou qui parlent plus souvent,
d’envisager de laisser de la place, d’écouter plus.
[6] NDLT : pouvoir qui s’exerce sur la vie, des corps et de la population,
en opposition avec le pouvoir monarchique de donner la mort.
[7] NDLT : Black Lung Bloc
NDLT : pour faciliter la lecture, j’ai choisi d’utiliser le plus souvent dans
le texte le terme anglais care pour référer à la fois au concept de soin et de se sentir concerné. Ainsi, dans un but de cohérence et de fluidité de lecture, j’utilise parfois le terme anglais self, plutôt que son équivalent français soi, ainsi que le terme self-care, pour lequel je n’ai pas trouvé de traduction française satisfaisante. Notez aussi, qu’en tant que Québécoise, j’ai parfois
recours à des termes issus du joual et des anglicismes couramment utilisés au Québec, qui, à mon avis, transmettent mieux le propos du texte original.
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