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En finir avec l’idée de Nature, renouer avec l’éthique et la politique
mis en ligne le 15 avril 2011 - Yves Bonnardel
Ce qui est naturel est bien, répète-t-on1. La Nature est un ordre, harmonieux, où toute chose est à sa place, qu’il ne faut pas déranger. Elle inspire un sentiment religieux de respect, au sens d’adoration et de crainte (comme de soumission devant tout ce qui nous paraît puissant et dangereux).
Pourtant, si la nature désigne tout ce qui existe, alors rien ne peut être contre-nature. Si par contre la nature désigne une partie de ce qui existe, alors il n’y a de sens à parler de « contre-nature » que si l’on suppose que cette nature non seulement existe, mais est le siège d’une finalité. Or, rien ne soutient ce point de vue. La science tout du moins, depuis Darwin, est muette sur ce point2. Le seul soutien de l’existence d’une telle finalité reste la foi (simple foi en l’ordre naturel, ou foi religieuse). En outre, l’existence d’une entité « Nature » munie d’une finalité ne règlerait pas en soi le problème éthique : il ne découle pas automatiquement de l’existence de la Nature (ou de celle de Dieu) qu’il faille se soumettre à sa volonté.
En soi, cultiver un sentiment de « respect » de ce qui apparaît comme une puissance, et de soumission à un ordre (même déguisée en « volonté d’harmonie »), ne paraît pas de bon augure... Et pourtant, l’idée de nature reste omniprésente dans les discours normatifs. En pratique, l’attitude est plus ambiguë : tantôt les humains dénoncent avec indignation ce qu’ils jugent contre-nature, tantôt ils célèbrent les conquêtes qui ont permis à l’humanité d’échapper aux rigueurs de sa condition primitive. Personne ne souhaite vraiment que nous imitions la nature en tout point, mais personne ne renonce pour autant volontiers à l’idée que la Nature doit nous servir d’exemple ou de modèle. Les considérations sur ce qui est contre-nature et ce qui est naturel (censé être équivalent à : normal, sain, bon...) viennent trop souvent court-circuiter la réflexion sur ce qu’il est bon ou mauvais de faire, sur ce qui est souhaitable et pourquoi, en fonction de quels critères. L’idée de nature « pollue » les débats moraux et politiques...
La révérence pour l’ordre naturel
Le naturel reste fortement associé à des jugements de valeur. La publicité utilise le mot « nature » pour désigner ou évoquer n’importe quelle notion à connotation positive : campagne, santé, tradition, éternité, force, authenticité, sagesse, simplicité, paix, splendeur, abondance... Le sentiment de la nature apporte un « supplément d’âme » bienvenu au monde de la marchandise, il participe du « réenchantement du monde » capitaliste : qu’est-ce qui, à l’heure de se vendre, n’est pas naturel ?
L’idéologie du « respect de la nature » l’emporte de plus en plus sur celle de la victoire sur la nature, alors même que l’une est le miroir de l’autre. Les « avancées » des sciences et techniques sont habituellement saluées comme des étapes dans la Longue Marche du Progrès, alors que dans le même temps on ressasse des propos alarmistes sur les risques encourus en jouant aux « apprentis-sorciers ». Dans les deux cas, on recourt plutôt à des mythes (le Progrès versus la « démiurgie de l’Homme ») qu’à des réflexions sur le caractère positif ou négatif des conséquences pour l’ensemble des êtres concernés. Le dosage des deux attitudes semble tout à fait arbitraire : aujourd’hui, la génétique et les biotechnologies sont victimes au premier chef du réflexe « pro-nature », notamment lorsqu’elles touchent à la reproduction humaine. D’autres innovations médicales sont rangées sans états d’âme du côté du progrès. Que cette distinction provienne pour partie d’une réflexion sur les conséquences possibles des unes et des autres suffit-il à expliquer pourquoi aider un couple à mettre au monde un enfant par fécondation in vitro soulève, selon la formule consacrée, de « graves problèmes éthiques », alors que remédier, avant la conception, à certaines causes de stérilité n’en pose pas ? Tout se passe comme si on avait décrété que certains domaines relevaient du sacré : la nature a prévu une procédure précise de reproduction et on s’exposerait à des sanctions terribles en ne s’y pliant pas.
Des réactions du même ordre se manifestent épisodiquement dans les domaines les plus divers : soudain, la crainte inspirée par quelque menace nouvelle ranime l’idée que la Nature commande et punit. Ainsi, l’inquiétude suscitée par la transmission aux humains de l’encéphalopathie spongiforme bovine a fait dire que le malheur venait de ce qu’on s’était permis de nourrir des bêtes naturellement herbivores avec des farines animales3.
On assiste ainsi aujourd’hui à la résurgence d’une pensée religieuse, laïcisée grâce au remplacement du mot Dieu par celui de Nature. On la devine par exemple derrière les discours qui élèvent le respect des équilibres naturels au rang de valeur en soi. Au sens premier, l’équilibre est un terme purement descriptif. Il désigne un état d’immobilité ou de permanence : les relations qu’entretiennent les éléments d’un écosystème sont telles qu’il conserve sa structure, les êtres qui le composent étant soit invariants, soit renouvelés à l’identique4. Dans le langage courant cependant, le mot équilibre désigne plus que cet état particulier (de repos par opposition au mouvement), pour revêtir le sens d’un état idéal. L’équilibre des écosystèmes se mue en « ordre de la nature » ou en « harmonie naturelle ». La notion d’ordre évoque un système où chaque être ou catégorie d’êtres se trouve à sa juste place. Celle d’harmonie fait songer à un état d’union ou d’entente, où chaque partie s’accorde au mieux avec les autres pour contribuer à la beauté de l’ensemble5. Ces mots font naître l’image d’une Nature ordonnatrice du monde pour le bien de ses créatures, tout en faisant sentir le danger qu’il y aurait à en déranger la perfection.
Dans la mesure où la croyance ne se laisse guère formaliser, nous croyons plus adapté de parler de mystique de la nature plutôt qu’immédiatement de religion. Omniprésente, elle est comme dissoute dans la vie sociale : formant l’un des bruits de fond de nos existences, elle n’est formulée explicitement comme système que par certains. Ceux-là sont la voix d’une religiosité qui se distingue des religions traditionnelles en ce qu’elle est parfaitement en phase avec la société moderne : une religiosité individuelle mais commune, commune mais non collective. Une mystique diffuse, qu’élaborent les individus atomisés, et qu’ils ne célèbrent le plus souvent qu’individuellement, dans le secret de leur esprit – en toute laïcité.
Cette mystique se porte bien : une bonne partie de la population classe les activités ou les réalisations humaines en « naturelles » (ou bonnes, originelles, authentiques...) et artificielles (dégénérées, dénaturées, mauvaises...). Si certains communient dans les associations de « protection de la Nature » ou les magasins « bios » (et excommunient les médicaments, les pilules, la chimie et le béton...), bien plus nombreux sont les croyants non pratiquants. De nombreuses personnes ressentent ainsi la crise écologique actuelle en termes naturalistes : notre espèce, vue comme groupe biologique, poserait question en elle-même, l’humanité serait en quelque sorte maudite et ne pourrait par essence que « détruire la nature ». Cette façon d’aborder des problèmes très réels escamote la question des rapports sociaux (c’est bien ce à quoi sert d’invoquer la nature) et ne permet pas de rechercher de solutions concrètes, politiques : à l’évidence, ce ne sont pourtant pas tous les humains ni toutes les activités sociales qui pèsent d’un même poids destructif sur notre environnement et sur nos vies... Quant à croire que les peuples « premiers », prétendument « proches de la nature » (pourquoi ne pas dire simplement, comme au bon temps des colonies : « peuples primitifs » ou « naturels » ?) pourraient nous aider en nous délivrant une sorte de « sagesse originelle »... Ne serait-il pas plus utile de reparler des rapports sociaux d’exploitation, capitalistes, patriarcaux, etc. ?
Pour notre part, nous ne voyons dans la nature (la réalité) ni harmonie, ni modèle à suivre, ni source de châtiments utiles ou mérités : on pourrait détailler « ses » méfaits envers les humains ou les autres animaux. On pourrait détailler aussi les tentatives faites pour justifier les malheurs qu’elle cause par les bienfaits censés en résulter, tentatives qu’on peut imputer à l’effort désespéré de théologiens pour soutenir que la Création est toujours bonne puisqu’elle est l’oeuvre de Dieu. En fait, nous ne croyons pas que la Nature existe, que le monde soit ordonné, équilibré, harmonieux, que les choses aient une place naturelle, ni non plus qu’il existe une nature des choses. La notion de « réalité » nous suffit, elle est descriptive, et non prescriptive comme l’est celle de « nature ». On imagine des actes « contre-nature » ; mais des actes « contre-réels » ? On ne viole pas la réalité, ni ne la transgresse : débarrassés d’une crainte religieuse, nous sommes alors libres de réfléchir à ce qu’il est bon ou mauvais de faire.
Nature et éthique : le saut de « ce qui est » à « ce qui doit être »
On s’imagine volontiers que les choses ont une essence qui fait qu’elles sont ce qu’elles sont et pas autre chose, qu’elles ont telle ou telle propriété et pas d’autres ; qu’elles ont une « nature » qui leur est propre, qui organise leurs caractéristiques, leur croissance, leur devenir, et qui garantit qu’elles resteront à la place qui leur est assignée dans « l’ordre du monde » et qu’elles y assureront leur rôle ; « Mère Nature » est ainsi censée donner à chaque élément dit naturel, sa nature. On associe une finalité à cette supposée « nature » des choses, les êtres composant une catégorie « de même nature » sont faits pour quelque chose ou destinés à se comporter d’une certaine manière. Ce n’est qu’en accomplissant ce pour quoi ils sont faits qu’ils réalisent leur vraie nature. Un chat est ainsi censé réaliser sa nature de félin, ou de carnivore. S’il n’agit pas conformément à cette nature, il sera perçu comme « dégénéré »...
Les essences sont essentielles ; on ne doit pas y toucher. Ainsi ne faut-il pas mélanger des choses déclarées d’essence (de nature) différente. Le même réflexe fait haïr les métissages. La nature des choses ne doit pas être « altérée » sous peine que l’ordre dont elle garantissait le maintien ne se dissolve en chaos. Cet imaginaire mythologique condamne les biotechnologies parce qu’elles créent des chimères, parce qu’elles brouillent les fantasmatiques frontières naturelles entre les espèces, ou, dans le cas du clonage humain, sont censées profaner une sacro-sainte unicité6. Ici encore, pourtant, le problème n’est pas de savoir si les conséquences de notre activité sont naturelles ou artificielles, si elles « violent des lois de la nature » (si elles « transgressent une frontière naturelle » – comme est censée l’être la frontière d’espèce), mais d’évaluer si elles sont nuisibles ou non, dangereuses ou non, et pour qui. Poser les problèmes en termes d’une science artificielle industrielle moderne mauvaise qui s’opposerait à une sagesse naturelle artisanale traditionnelle bonne empêche (ou évite) de raisonner en fonction de critères rationnels. Notamment, concernant les nouvelles technologies, cela revient bien souvent à détourner l’attention de ce problème politique fondamental qui est que ce ne sont pas les populations qui décident de leur avenir (on pourrait même aujourd’hui parler de l’avenir du monde) ni des moyens à mettre en oeuvre. Une critique similaire vaut pour le mouvement de l’agriculture « bio » qui, malgré sa bonne volonté, met finalement plus l’accent auprès du public sur le credo « ce qui est naturel est bon » que sur les questions éthiques et politiques de propriété des moyens de production et de distribution, ou de décroissance soutenable à des fins d’écologie et de partage des richesses.
En assignant aux êtres une nature, on affirme tantôt un droit, tantôt une finalité ou un devoir-être. Avec l’arbitraire le plus total. Ainsi, le fait que les femmes puissent enfanter a souvent conduit à l’idée qu’elles devaient enfanter ou que leur véritable nature ne s’accomplissait que dans la maternité. Le fait que les organes sexuels mâles et femelles permettent la procréation a pu être interprété comme un commandement de la nature (ou de Dieu) exigeant qu’ils ne servent qu’à cela7. En revanche, le fait que la bouche soit un point d’entrée pour l’ingestion des aliments a rarement conduit les moralistes à désapprouver ceux qui s’en servent pour souffler dans une clarinette. La nature, c’est la norme.
Le plus souvent, ce qui est perçu comme naturel n’est en réalité que ce qui est habituel ou admis dans une société donnée – en particulier chez ceux qui s’y trouvent en position dominante : lorsque ce n’est plus par droit divin, c’est par un fait de nature que les adultes ont le devoir de régir la vie des enfants, les hommes de diriger celle des femmes, les Blancs de « civiliser » les Noirs ou les autres « races », les humains de régner sur les autres « espèces », etc. Les dominés le sont par nature, les dominants le sont par nature8. Le discours est brutal, mais efficace. Là encore, l’invocation de la Nature permet de faire l’économie d’une discussion argumentée, sur nos valeurs et sur les choix censés en découler. Il n’y a plus à débattre, les choix sont faits.
Nature et discriminations intra-humaines
Prenons la notion de race ; le problème n’est pas qu’on se soit amusé à distinguer des variétés d’humains (ceux à la peau noire, ceux à la peau blanche, aux yeux bridés ou non, les blondes et les brunes, etc.), il est qu’on a « naturalisé » certaines classifications ainsi opérées (celles qui offraient un intérêt politique) : la « peau noire » devenait le signe d’une race, une race étant en fait une nature. Avoir la peau noire cessait dès lors d’être une caractéristique, une propriété parmi d’autres d’un individu, pour signifier une essence, une appartenance à une catégorie englobante : l’individu appartient dès lors à une classe, qui le détermine tout entier ; il en devient un représentant. Il n’a plus une peau noire, il est Noir. Envolée toute individualité, il devient un specimen qui exprime avant tout sa catégorie. Cela vaut bien sûr surtout pour les dominés : si les Noirs sont essentiellement Noirs, les Blancs sont des Blancs certes, mais ne se réduisent pas, eux, à leur couleur de peau.
De même pour les sexes : je n’ai plus tel ou tel sexe, qui constituerait l’une de mes particularités, mais je suis de tel ou tel sexe. Mon sexe est censé dire le tout de ce que je suis. C’est d’autant plus vrai pour les femmes. Tota mulier in utero : la femme est entièrement définie par son uterus. Les hommes, eux, restent pleinement humains, incarnent l’espèce, l’universalité, alors que les femmes sont spécifiques, particulières, différentes.
De même, les enfants sont des enfants, et leurs réactions ne sont plus perçues que comme des expressions d’enfants, et non plus d’individus ; les adultes, eux, seront pleinement humains, individualisés. Ils sont la norme...
Beaucoup d’antiracistes ou d’antisexistes, hélas, refusent d’en finir avec l’idée de nature et essayent simplement de saper la pertinence des catégories de sexe et de race en rendant leurs contours aussi flous que possible. Cette tactique est particulièrement évidente concernant le racisme lorsqu’elle se résume dans la formule « les races n’existent pas, il n’y a qu’une seule race humaine ». Concernant le sexisme, l’affirmation équivalente « les sexes n’existent pas » est trop abrupte, mais la proposition selon laquelle « nous avons tous du féminin et du masculin en nous » en est un substitut fréquemment employé. Ces formes d’argumentation ont en commun de pouvoir être menées sans remettre en cause deux caractéristiques fondamentales de l’approche « naturaliste » : la transformation des individus en êtres porteurs de l’essence de leur catégorie, et la justification du statut éthique des membres de ce groupe par les traits naturels qui sont censés leur correspondre. L’opinion aujourd’hui dominante ne veut pas renoncer à chercher sa justification dans les intentions de la nature, ni contester la pertinence morale des limites « naturelles ».
Nature et spécisme9
De fait, il existe un domaine dans lequel l’opinion majoritaire ne peut être expliquée autrement que par l’adhésion à ces deux postulats, bien que ceux qui la partagent en aient rarement conscience. Il s’agit de la définition des êtres dont nous devrions nous soucier (les « patients moraux »). Qui devrait-on « ne pas tuer », « ne pas faire souffrir », « ne pas traiter comme un simple moyen pour parvenir à nos fins » ? Généralement, la réponse est : les êtres humains, alors qu’elle devrait logiquement être : tous ceux pouvant pâtir de ces comportements. Il y a peu de sujets où une « différence naturelle », en l’occurrence d’espèce10, est utilisée avec aussi peu de précautions comme frontière morale. Pour ceux que l’on a ainsi exclus, on admet non seulement que leur bien se confond avec « ce que la nature a prévu pour eux », mais on l’assimile au besoin avec ce à quoi ils nous servent : les chats sont faits pour attraper les souris, les moutons pour être tondus et les poulets pour être rôtis.
Y-a-t-il donc un ou des caractères naturels qui justifient de façon évidente que l’on ne se soucie pas des intérêts des êtres sensibles du moment qu’ils ne sont pas humains11 ? Le simple fait de poser la question est souvent jugé sacrilège. Pourtant, si l’on considère les membres concrets de l’espèce, on a le plus grand mal à trouver un caractère qui soit à la fois exclusivement humain et présent chez tous les humains. Les traits distinctifs généralement invoqués n’appartiennent pas à tous les humains. Ils caractérisent l’humain-type, une nature humaine que l’on s’est plu à dessiner pour les besoins de la cause (et qui correspond à l’humain adulte en bonne santé mentale). La définition même de « l’humain » reste extrêmement floue. Les foetus sont-ils des humains ? Quid des spermatozoïdes ou des ovules ? Quid des individus en coma dépassé, que l’on se sent obligés de déclarer en état de « mort clinique » (alors qu’ils restent indubitablement vivants) pour s’autoriser à les « débrancher » ? Le critère de l’humain ne correspond ainsi en rien à une définition scientifique qui serait acceptable par chacun, indépendamment de ses présupposés philosophiques ou théologiques. Il est également important de noter que les traits mis en avant pour justifier la discrimination à l’encontre des non-humains (l’intelligence, la raison, la liberté, le fait d’être « sortis de la nature », etc.), non seulement sont eux aussi indéfinis, mais surtout n’entretiennent aucun rapport avec ce qu’ils sont censés justifier. On ne peut en outre qu’être heureux de ce qu’en l’occurence ils ne soient pas pris au sérieux concernant les nombreux humains qui ne sont ni intelligents, ni raisonnables, ni libres... Bizarrement, ces mêmes arguments sont par contre acceptés sans tergiverser dès lors qu’il s’agit d’animaux : nous n’avons de ce fait aucun scrupule à les traiter d’une manière telle que, chaque jour en France, des dizaines de millions d’entre eux ressentent de la peur, de l’angoisse, de la souffrance, de l’ennui, de la colère. Nos pratiques génèrent des sensations – pénibles, douloureuses ou insoutenables – que l’on souhaite n’avoir jamais à ressentir soi-même. Si nous prenions au sérieux ces contradictions, nous pourrions changer nos pratiques individuelles et collectives pour immédiatement faire cesser l’essentiel de ces souffrances.
Il y a plus de deux siècles déjà, Jeremy Bentham résumait en ces termes les objections que soulève une attitude spéciste :
« Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’est en rien une raison pour qu’un être humain soit abandonné sans recours au caprice d’un bourreau. On reconnaîtra peut être un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau, ou la façon dont se termine le sacrum sont des raisons tout aussi insuffisantes pour abandonner un être sensible au même sort. Et quel autre critère devrait tracer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être celle de discourir ? Mais un cheval ou un chien adulte sont des animaux incomparablement plus rationnels et aussi plus causants qu’un enfant d’un jour, d’une semaine, ou même d’un mois. Mais s’ils ne l’étaient pas, qu’est-ce que cela changerait ? La question n’est pas : peuvent-il raisonner ? ni : peuvent-ils parler ? mais : peuvent-ils souffrir ? »12
Ce jour de libération n’est pas encore venu, et aujourd’hui comme hier, la discrimination dont sont victimes les animaux reste aussi arbitraire que l’est le racisme, et l’exploitation – omniprésente, massive, féroce – qui en découle est de ce fait aussi injustifiable moralement que l’était l’esclavage. Elle est un socle sur lequel s’est bâtie notre civilisation. On peut penser que si le naturalisme occupe toujours cette place fondamentale qu’il tient dans notre culture, c’est en grande partie parce qu’il reste irremplaçable pour justifier le spécisme.
Notre humanité ne semble en effet prendre de valeur qu’en proportion du mépris accordé aux animaux. Elle se définit tout entière par contraste avec « l’animalité », c’est-à-dire, avec ces représentants tout désignés d’une Nature à laquelle elle s’oppose point par point : les humains sont des individus possédant une valeur intrinsèque, ont une histoire, sont raisonnables, conscients et libres, ont brillamment émergé de l’« état de nature », quand les animaux sont des rouages fonctionnels de l’ordre (la Nature), spécimen de leur espèce, entièrement agis par leur instinct (13) et prisonniers de leur naturalité sans espoir de rémission. Nous avons découpé dans le monde réel deux empires qui se définissent l’un par opposition à l’autre : l’un, règne de liberté et d’individualité, de dignité exclusive, l’autre, royaume du déterminisme et de la fonctionnalité, de l’absence de valeur propre. Nous acceptons alors une double morale, issue de l’essentialisme chrétien : une morale de l’égalité au sein du groupe « biologique » de l’espèce humaine, et une morale foncièrement élitiste, hiérarchique, à l’encontre des individus d’autres espèces. C’est sur la base de l’« élément » hiérarchique de notre morale que se sont élaborées les discriminations racistes ou sexistes : il suffit de restreindre le groupe des « égaux » en naturalisant les catégories visées pour les exclure, les faire passer « de l’autre côté de la barrière ». Preuve supplémentaire, s’il en est besoin, de l’extrême arbitraire (et de la grande dangerosité) de ces notions d’Humanité et de Nature, néanmoins supposées fonder notre éthique et, partant, notre politique.
De fait, s’il y a des différences radicales à établir dans le réel, elles ne résident pas dans les oppositions entre naturel et humain, naturel et social, naturel et artificiel, inné et acquis14, etc. D’un point de vue scientifique, philosophique tout autant qu’éthique, ce n’est pas cette distinction entre supposés « êtres de liberté » et « êtres de nature » qui semble désormais pertinente, mais bien plutôt celle entre une matière sensible et une matière inanimée, entre ces choses réelles qui éprouvent des sensations, qui dès lors ressentent des désirs et de ce fait agissent en fonction de fins qui leur sont propres, et ces autres choses qui n’éprouvent rien, n’ont pas d’intérêts, auxquelles rien n’importe, qui ne donnent aucune valeur aux événements et aucun but à leur existence. Entre les êtres sensibles et les choses insensibles, entre les animaux, pour faire vite, et les cailloux ou les plantes. Plus encore que l’existence d’une conscience réflexive, le « simple » fait que la matière puisse dans certains cas se révéler capable d’éprouver des sensations est d’ailleurs une impressionnante énigme, et l’explication de ce mystère sera sans doute le défi que devront relever les sciences au cours de ce siècle naissant.
Ce sont les choses vivantes sensibles qui donnent une valeur à ce qu’elles vivent. Les seules valeurs qui existent objectivement sont celles que chaque être sensible donne à sa propre vie, à ses moments vécus et au monde qui l’entoure. En ce sens, le monde n’est pas insensé, absurde, mais a un sens ; ou plutôt, il en a de très nombreux ! Des sens qui ne résultent pas d’une totalité, mais bien de chacun des êtres qui, séparément, parce qu’ils sont sensibles, donnent un sens au monde qui leur est propre. Les seules choses qui ont une valeur par elles-mêmes sont ces êtres sensibles : nous tous, qui ressentons le monde, qui ressentons notre vie, qui ressentons la douleur et le plaisir, le désir et la répulsion, qui connaissons l’intention, la volonté et le refus. Nous tous : pas seulement les humains, mais l’ensemble des êtres doués de sensibilité.
La sensibilité a été dévalorisée car exclue des valeurs mises en avant par l’Humanisme (la Raison, la Liberté, etc. ). On constate cependant une évolution ces dernières décennies vers une prise en compte croissante de la souffrance et du plaisir pour eux-mêmes. On sait qu’aujourd’hui les soins palliatifs pour les humains, et même pour les animaux de compagnie, se développent enfin, et que l’on ne veut plus par exemple opérer les nourrissons sans anesthésie15. De même, on commence à se préoccuper du bien-être des animaux d’élevage. On est bien sûr loin d’une revendication d’égalité de considération, mais il est notable qu’un souci nouveau se fait jour pour les affects, les sensations et les émotions, une valorisation du sensible en tant que tel. Nous pensons qu’il s’agit de l’émergence d’un mouvement qui tire ses racines des siècles précédents, qui ont vu notamment la sensibilité à la souffrance (la sienne propre et celle des autres) progressivement prendre de l’importance. Ce mouvement d’attention croissante à notre vie sensible pourrait être qualifié de « sensibiliste »... Mais ne cherchez pas dans le dictionnaire, le mot n’y figure pas encore.
En finir avec l’idée de nature, renouer avec l’éthique et la politique
La règle « obéir à la nature » est vide de sens. C’est au prix d’amalgames (notamment le glissement illégitime entre deux sens parfaitement distincts du mot « loi », qui désigne soit une régularité soit un commandement) qu’un courant de pensée multiforme prétend fonder une éthique sur le « respect » de l’« ordre naturel » ou sur l’obéissance aux « lois de la nature ». En revenir à cette idée de nature n’est rien moins qu’un retour ou un rappel à l’ordre.
Les idées reçues se propagent en échappant à tout questionnement critique. Mais les propositions creuses ou fausses ne deviennent pas vraies à force de répétition. Elles constituent un danger parce qu’elles offrent une ligne de conduite illusoire ou erronée face à des problèmes bien réels. Invoquer la nature en lieu et place de principes clairs de jugement compte parmi les infirmités majeures qui handicapent de nombreux mouvements contemporains qui souhaitent améliorer le monde.
Invoquer un critère de naturalité en lieu et place d’un critère de justice permet d’asseoir toutes les injustices. L’éthique est le recherche du bien. La seule éthique digne de ce nom est celle qui s’applique à tous les êtres à qui on peut faire du bien ou du mal, c’est-à-dire à tous les êtres conscients (sensibles). Cela découle du principe de justice ou d’équité : l’égalité, par définition, refuse toute discrimination arbitraire.
Beaucoup préfèrent aujourd’hui se plonger dans la nostalgie d’un « âge d’or » ou de « modes de vie traditionnels harmonieux » qui n’ont jamais existé, plutôt que de se battre ici et maintenant pour l’avénement enfin de mondes qui se soucient des autres mondes, de tous les autres. La politique, si elle se veut fondée sur l’éthique, n’a rien non plus à gagner à vouloir arcbouter ses valeurs sur le sentiment de la nature.
Heureusement, il n’y a aucune fatalité naturaliste : il n’est dans la « nature » de personne de préférer une frileuse révérence à l’Ordre plutôt qu’un débat ouvert et contradictoire sur ce qu’il est juste ou non de faire.
NOTES
1. Cet article contient des passages empruntés – avec l’accord de l’auteure – à la préface d’Estiva Reus à l’essai La nature de John Stuart Mill (La Découverte, 2003). Cet essai de Mill, dont la première édition remonte à 1874, offre une remarquable analyse critique des doctrines qui « font de la Nature un critère du juste et de l’injuste, du bien et du mal, ou qui d’une manière ou à un degré quelconque approuvent ou jugent méritoires les actions qui suivent, imitent ou obéissent à la nature ». (p. 55) Plus généralement, les analyses développées ci-après doivent beaucoup aux réflexions en cours au sein du mouvement pour l’égalité animale.
2. Voir l’ouvrage collectif Espèces et éthique. Darwin, une (r)évolution à venir, éd. tahin party, 2001. Les versions de la biologie, de l’écologie ou de la théorie de l’évolution que l’on apprend à l’école, dont on lit des comptes rendus de vulgarisation dans les magazines (y compris scientifiques), dont on entend parler à la radio ou à la télévision, sont très généralement truffées de mentions naturalistes, finalistes et holistes.
3. En revanche, la pratique routinière de l’insémination artificielle sur les mêmes vaches n’a ni scandalisé l’opinion publique, ni agité les comités d’éthique. Quant à ce que subissent les vaches elles-mêmes, qui s’en soucie ?
4. Malgré son succès dans la pensée environnementale grand-public, la notion d’équilibre naturel ne correspond probablement à aucune réalité. Cf. Daniel Botkin, Discordant Harmonies, A New Ecology for the Twenty-First Century, Oxford University Press, 1990.
5. Il est intéressant de constater que la notion d’« ordre naturel » est contemporaine de régimes politiques et sociaux explicitement autoritaires, alors que celle d’« équilibres naturels » est plutôt contemporaine des démocraties parlementaires. L’idée de nature a très souvent été une projection de notre propre mode de vie en société ; il est alors inquiétant de remarquer que nous gardons de la nature une vision proprement totalitaire, où les individus n’existent qu’en tant que rouages et fonctions au sein d’un ordre totalisant.
6. Pour une critique des implicites des discours humanistes contre le clonage humain, cf. David Olivier, « Alors, on pourra les manger ? » dans les Cahiers antispécistes n°15.
7. On lit par exemple dans le Catéchisme de l’Eglise catholique à propos des relations homosexuelles : « S’appuyant sur la Sainte Ecriture qui les présente comme des dépravations graves, La Tradition a toujours déclaré que "les actes d’homosexualité sont intrinsèquement désordonnés". Ils sont contraires à la loi naturelle. Ils ferment l’acte sexuel au don de la vie. Ils ne procèdent pas d’une complémentarité sexuelle et affective véritable. Ils ne sauraient recevoir d’approbation en aucun cas. » (Mame/Plon, 1992, p. 480)
8. En fait, les dominants s’imaginent comme ayant, de par leurs qualités propres, émergé de la nature (contrairement aux dominés, qu’ils imaginent volontiers y rester immergés), sauf lorsqu’il s’agit de légitimer la domination : ainsi redeviennent-ils des « hommes naturels » (mâles) aux besoins irrépressibles s’il s’agit de justifier des viols (cf. D. Welzer-Lang, Le viol au masculin, L’Harmattan, 1988) ; ainsi redeviennent-ils des carnivores par nature s’il s’agit de justifier la consommation carnée (cf. Clém Guyard, Dame Nature est mythée, éd. carobella ex natura, 2002), etc. Sur le discours de la nature et les pratiques sociales d’appropriation, on lira utilement Colette Guillaumin, Sexe, Race et Pratique du pouvoir. L’ idée de Nature, Indigo et Côté-femmes, 2000 [1978].
9. Le terme spécisme a été forgé sur le modèle des mots « racisme » ou « sexisme ». Il désigne la discrimination arbitraire à l’encontre des individus sensibles qui n’appartiennent pas à notre espèce. Il découle du spécisme une exploitation d’une extrême brutalité, puisque la plupart des humains de nos sociétés considèrent les animaux comme des marchandises, utilisables pour des fins aussi dérisoires que les élever puis tuer pour en consommer la chair !
10. Cf. David Olivier, « Les espèces non plus n’existent pas », Cahiers antispécistes n°11, déc. 1994.
11. Un inventaire et une analyse critique des théories défendant cette distinction sont proposés dans Animal, mon prochain de Florence Burgat (Éditions Odile Jacob, 1997). Dans la philosophie éthique savante, la frontière « naturelle » délimitant l’espèce humaine est rarement présentée de façon aussi sommaire, comme constituant, en tant que telle, un critère moralement pertinent. On soutient plutôt que les êtres appartenant à cette espèce sont seuls à posséder d’autres caractéristiques qui, elles, sont pertinentes. On espère ainsi, par des moyens plus présentables, arriver à des conclusions équivalentes. Ces positions ont été sytématiquement passées au crible de la critique au cours des trente dernières années, notamment par des auteurs anglo-saxons (P. Singer, T. Regan, J. Rachels...) qui en ont révélé toute la faiblesse. Des textes de ces auteurs – et d’autres traitant de ce même sujet – sont disponibles en langue française sur le site des Cahiers antispécistes (http://cahiers-antispecistes.org) et des éditions tahin-party (http://tahin-party.org).
12. An Introduction to the Principles of Morals and Legislation (1789).
13. L’instinct reste un élément central de la rhétorique naturaliste à l’encontre des animaux, mais aucun éthologiste n’ose aujourd’hui se référer encore à une notion qui évoque la « vertu dormitive » de Molière... Le principal atout de la notion d’instinct est d’évacuer l’idée d’une subjectivité animale (ou, il n’y a pas si longtemps, d’autres classes de dominés comme les femmes ou les Noirs), et d’évoquer (et non expliciter !) une transmission de l’espèce à l’individu de la fonction naturelle qu’il doit incarner.
14. La traditionnelle controverse sur ce qui chez les humains serait acquis ou au contraire inné (par exemple, concernant les sexes ou les « races ») ne s’explique que par la croyance en l’idée de nature ; « l’inné » et « l’acquis » sont nécessairement inextricables et résultent dans chaque cas de causes extrêmement nombreuses et hétérogènes qu’il est dénué de sens de vouloir ainsi distinguer en deux catégories. En outre, les qualités que l’on qualifie d’innées n’impliquent aucunement une nature, contrairement à ce qui semble espéré ou au contraire redouté. Des caractères innés n’impliquent ni une essence ni une destination (devoir-être), et il est faux de penser que ce qui serait inné serait toujours immuable, définitif (et dans certains cas "inconscient", ne requérant pas une perception subjective, ni une décision du sujet pour s’exécuter) alors que ce qui serait acquis resterait plastique, modifiable, améliorable (et conscient et soumis à la volonté, etc.).
15. Cf. Claude Guillon, À la vie à la mort. Maîtrise de la douleur et droit à la mort, Noêsis, 1997.
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