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Au Biribi des gosses

mis en ligne le 5 juillet 2007 - Zo d’Axa

"Le collège ! première prison, lit de Procuste universitaire, entraînement pour les casernes, petite société si laide qu’y germe la Société."
Zo d’Axa, in La revue blanche (Paris, 1895, premier semestre)

Enfants martyrs

L’autre jour, devant la vitrine d’un pâtissier, un garçonnet, chaudement vêtu, auquel sa maman refusait une troisième tarte à la crème, se mit à crier :
- Je meurs de faim !
La foule s’ameuta très vite, et les commères du quartier, trois concierges, deux cuisinières et une marchande de poisson, invectivèrent la maman. Elles l’auraient battue sûrement, si la bonne dame, prise de peur, ne s’était enfin décidée à faire emplette, pour le gamin, d’une demi-douzaine de gâteaux. L’enfant, sans doute, en fut quitte pour une bonne indigestion.
La gosse avait fait chanter sa mère.
L’enfant martyr est à la mode. Depuis le petit Pierre et les Deux Gosses, la fibre populaire tressaille... et un papa assez osé pour tirer l’oreille d’un marmot est dénoncé par son pipelet. La moindre pichenette au bambin émeut les voisins, belles âmes qui croient de leur devoir civique d’écrire des lettres au commissaire. Un usage enraciné veut, d’ailleurs, que toutes ces lettres, des voisins comme des concierges, soient prudemment anonymes. Il y a ainsi de basses vengeances qui trouvent moyen de s’exercer. Il y a surtout la délation, qui est un plaisir bourgeois.
Les loupiots, qui avant de lire les journaux, les ont entendu ânonner et commenter en famille, ont appris, par les faits-divers, que, contre tout méchant traitement, la Société les protégeait.
La Société ! des grandes personnes, qui ont le droit de punir maman et de mettre papa en pénitence. La Société ! s’ils savaient...
Eh bien ! nous allons le dire, le montrer à tous, petits et grands, ce qu’elle fait, le Société, la paternelle Société, des enfants qu’elle prend en tutelle. Voici la maison de correction.
Ici l’on souffre, on saigne, on jeûne. Ici l’on tue.

C’est à Aniane. Citons des noms, citons des faits. Il faut qu’un de ces Biribi, lugubre autant que ceux d’Afrique, plus poignant, peut-être, puisqu’on y tenaille de la chair encore puérile, apparaisse dans son jour sinistre. C’est autre chose qu’un article à faire. Et c’est mieux qu’un réquisitoire. Ce devrait être un procès-verbal :
Aniane, colonie pénitentiaire. Directeur : M. Naret. Médecin : M. Rouveyrolis. Quatre cents colons : les plus jeunes ont à peine huit ans !
Cette colonie n’est pas, au reste, pire que les autres : Saint-Hilaire, Douaires, La loge, Eysses, sévissent sur le même modèle. Mais c’est d’Aniane que je veux parler, en mettant les points sur les i - en mettant les noms sur les morts.
Il s’appelait Vaillanberg, celui-ci ; il avait dix-sept ans. Jeté en cellule pour une tentative d’évasion, l’enfant tomba sous la coupe d’un gardien qui l’avait en haine. Ce gardien, ce fonctionnaire, ce tortionnaire nommé Périal, poussa l’ignominie au point de priver sa victime de la portion de nourriture accordée aux enfants punis : une soupe tous les quatre jours.
Périal vida dans les latrines la gamelle du petit martyr.
Pendant trois semaines, le malheureux vécut au régime d’une mince tartine de pain que, chaque jour, on lui lançait. Et, des cellules voisines, ses petits camarades l’entendirent, de longues nuits, sangloter en demandant à manger.
- Par pitié ! par pitié, j’ai faim...
Le matin du vingt et unième jour, on le trouva mort dans sa cellule - avec, aux dents, des débris de plâtre que l’enfant avait mâchonné...

Mais, ce n’est là qu’un assassinat dont le directeur, je dois le reconnaître, se montra lui-même affecté. M. Naret blâma le gardien.
Il n’y eut pas, toutefois, d’enquête.
Ce blâme directorial, ce blâme public d’un gardien devant les enfants assemblés, était d’ailleurs sans précédent dans les annales de la Colonie.
Le scandale n’alla pas plus loin.
Par exemple, ce que M. Naret, d’accord avec le règlement, n’appelle pas un scandale, trouve naturel et congru, c’est le régime cellulaire, appliqué selon le tarif : une soupe tous les quatre jours, nous l’avons dit, plus une demi-boule de son chaque matin - 500 grammes de pain : son et paille.
Tel est l’ordinaire fixé pour les jeunes "colons" punis.
Et notez que les petits êtres que l’on soumet à ce régime, ont été punis le plus souvent pour des fautes dans le genre de celles-ci : ils ont causé pendant le travail. Ils ont ri pendant le repos. Ils ont ri...

Pauvres gamins de nos rues qui couraient l’école buissonnière, jeunes vagabonds sans famille, qu’arrêta le sergot, un soir, et que, le lendemain, un magistrat dépêcha sur la Colonie, pour y attendre leurs vingt ans... Ils ont ri !
Peut-être bien était-ce dans les premiers jours de leur incarcération, étonnés, presque inconscients, ne se rendant pas compte encore, amusés de la mascarade qui tout à coup, les défigure. Dès leur arrivée, en effet, on les affuble d’un costume fabriqué de pièces en deux couleurs : une manche, un côté de la veste est bleu, l’autre côté blanc. De même pour le pantalon : une jambe est blanche, l’autre est bleue.
Puis, le perruquier s’empare d’eux et s’occupe de leur coiffure : une raie, d’abord, au milieu. Le rasoir fait tomber, ensuite, la moitié de la chevelure. À droite le crâne apparaît comme affligé de pelade, tandis que des mèches insoumises se dressent sur le côté gauche...
Et les petits s’en vont ainsi, matriculés et flétris. Ils vont, blancs et bleus, chauves à demi, tels des arlequins lépreux, des pauvres pantins disloqués...
Ils vont vers les ateliers où ce sera les travaux forcés.
Charrons, menuisiers, ferblantiers, les enfants besognent dès le petit jour, sous les ordres d’une équipe de brutes, qui les harcèlent et les bâtonnent.
Comme repos, ou plutôt en guise d’éducation morale, on leur fait, une fois par semaine, faire l’exercice du fusil. On leur apprend aussi la boxe.
Les enfants qui sont maladroits, durant les leçons d’ensemble, se perfectionnent en cellule où les gardiens ne manquent jamais de leur infliger (boxe et chausson) quelques leçons particulières. Coups de poing, coups de pied, toutes les formes connues de passage à tabac, avec quelques raffinements, sont l’habituelle distraction de cette chiourme désoeuvrée, atteinte de délire sadique.
Au mois d’août de cette année, le jeune Tissier était en cellule depuis une huitaine de jours lorsque le perruquier accompagné d’un gardien vint pour le raser à l’ordonnance. Le pauvre petit avait été, au cours de la semaine, si bien traité qu’il avait des trous dans la tête.
Le savon du perruquier, mordant le crâne mis à vif, causait si cruelle douleur que l’enfant ne retenait plus ses cris.
C’est alors que pour le faire taire, le surveillant Berlinguy, pendant qu’on rasait Tissier, se mit à le frapper, sous le menton, avec la boîte à rasoir !
Le patient eut un sursaut, et le rasoir du perruquier taillada dans le cuir chevelu...

Je pourrais narrer encore maintes édifiantes anecdotes qui datent d’hier... et de là-bas.
Seraient-elles capables d’émouvoir les singuliers amateurs pour lesquels les quotidiens maintiennent et truquent, en permanence, la rubrique des "enfants martyrs" ? Je ne sais. Certain publique ne vibre qu’au roman-feuilleton. Le strict exposé des faits ne sollicite que rarement ses troubles sensibleries. Ceux qu’on appelle les "honnêtes gens" n’aiment pas voir mettre en cause cette mégère : la Société !
Et c’est elle que je traîne ici.
Ce n’est plus un cas spécial, grossi par la malveillance et exploité par la presse - comme l’aventure récente de ce ménage sans travail qui nourrissant mal sa nichée, et que le bourgeois de l’entre-sol accusèrent d’être des bourreaux...
C’est la Loi, l’Administration, responsable dès l’origine. C’est l’État, premier coupable de ce qui se passe dans ses geôles, dans ses maisons de correction, se colonies pénitentiaires - conservatoires d’enfants flétris, pépinières de petits martyrs.
J’y reviendrai, s’il le faut, si l’on ne fait rien pour ces petits, si l’ont tarde à vérifier l’exactitude des renseignements puisés aux sources sanglantes. Les faits fourmillent, tragiques.
Poussés à bout, des enfants tentent de se pendre ou de se noyer. Frileux, un garçon de treize ans, a le bras cassé d’un coup de bâton par le surveillant Dumas. Le jeune Rémond meurt d’épuisement à peine sorti de cellule...
En cette minute, dans les cachots, d’autres enfants crient : au secours !

Pour tous motifs, il n’importe, les petits ont été punis. Ils n’iront pas à l’atelier, ils ne coucheront plus au dortoir.
Et cela durera des semaines - selon le tarif et la Règle.
Nu-pieds, dans la cellule humide, l’enfant, les huit premiers jours, a les bras liés derrière le dos. Des menottes lui serrent les poignets. Huit jours ! Sans trêve, sans répit, sans qu’on le détache un moment. Mais comprend-on ? Mais sait-on lire ? Sait-on sentir ? Veut-on penser : je dis huit jours, je dis huit nuits ! les bras rejetés en arrière, maintenus par le chaînette froide.
Allons ! les mains derrière le dos. Essaye une minute, lecteur. Sors la poitrine, efface l’épaule...
Huit fois vingt-quatre heures ainsi. Sans sommeil, sans repos possible aux heures des nuits interminables. Et défense durant les jours de s’accoter le long du mur. Attention ! le gardien passe... gare à tes pieds, pauvre gosse, à tes pieds nus que les surveillants déchirent du talon de leurs bottes.
Le gardien t’a jeté un pain.
Baisse-toi, déchiquète, mange en chien... Quand ce sera jour de gamelle, tu la prendras avec les dents.
Pour d’autres besoins, on t’aidera... si tu es sage, si on a le temps. Ne pleure pas ! N’appelle pas : maman ! C’est le gardien qui va venir...

Au bout de la semaine, le jeu change.
On ôte cadenas et menottes. Les bras raidis, ankylosés, ne retombent pas le long du corps. Alors, par petites saccades, le gardien les ramène à lui - et pour huit nouvelles journées remet les menottes en avant.

***

J’attends maintenant le démenti. Les enfants montreront leurs bras...
Bras décharnés, poignets bleuis. Et les visages émaciés... C’est à Aniane. _ Qu’on aille voir !
Aniane, Biribi des gosses, où l’on plagie la crapaudine, où les gardiens sont des chaouchs, où les cellules riment aux silos.
Lorsqu’ils sortent de ces tombeaux, l’oeil vague, l’être brisé, les enfants n’ont guère envie de faire des niches aux gardiens.
- Ça les dresse, disent les chaouchs.
Les petits retournent au travail, longeant les murs, à pas menus... , si faibles, si chancelants que suivant le mot de l’un d’eux, dont j’entends encore la voix :
Un coup de vent les fout par terre...

Au Biribi des gosses

J’ai dit qu’à la colonie pénitentiaire d’Aniane, par le bâton et par la faim, on fait mourir des enfants.
On me répond que ces enfants ne sont pas vêtus comme je l’indique !
L’odieuse livrée bicolore, bleue d’un côté, blanche de l’autre, la tonsure d’un côté de la tête, sont exceptionnelles seulement. C’est l’Administration qui le prétend. On ne rase que les "fortes têtes". On ne déguise en arlequin, on ne marque, on n’avilit que les plus indisciplinés : ceux qui s’évadent ou qu’on suppose avoir l’intention de s’évader. Combien sont-ils donc ceux-là qu’une pensée d’évasion travail, combien sont-ils qui, las de souffrir, rêvent de s’enfuir par les routes, loin de la geôle où l’on prive de pain, loin des cellules où les menottes, jours et nuits, tenaillent la chair ? Un seul jour, ils partirent dix-huit. Une autre fois, cent cinquante tentèrent de gagner l’air libre...
Wayenberge, dont j’ai dit la mort, (on me reproche d’avoir mal orthographié son nom) n’aurait pas été, un matin, trouvé roide dans sa cellule avec, aux dents, des débris de plâtre, mâchonné pour tromper la faim. Nous rectifions. C’est du chlore qu’afin de mourir, le pauvre gosse avait absorbé - le chlore qu’au fond du baquet on met comme désinfectant.
Après cela, tout est exact : les coups de pied, les coups de bâton, faces meurtries et bras cassé. En vain l’Administration essaie de se disculper. On ne peut plus nier que les enfants punis n’aient qu’une soupe tous les quatre jours. Il faudra reconnaître que ces petits, la chevelure à moitié rasée, les mains liées derrière le dos, défilent une honteuse parade, devant leurs camarades réunis. Affublés du costume grotesque, pieds nus dans les grands sabots, ils vont le pas incertain ; souvent le poing d’un gardien précipite leur marche indécise ; ils trébuchent, se redressent, ils passent les petits enfants dégradés. Et les autres, les camarades, fixés dans le rang, les yeux rouges, se disent : les reverrons-nous ?

À l’heure où paraissent ces lignes, un député, M. Fournière, apporte devant la Chambre l’ensemble des faits et des preuves. Parmi les pièces à conviction, il y a des lettres de détenus, il y en a même de gardiens - les témoins ne sont pas anonymes. Sans doute Fournière lira cette lettre que je publie, telle quelle, ici ; elle émane d’un jeune "colon" rendu à la vie depuis peu et qu’hier je ne connaissais pas. Avec dix autres, aujourd’hui, l’enfant est prêt à parler.

Paris, le 23 novembre.

Monsieur,
J’ai lu la Feuille, intitulée l’Enfant martyr, dans laquelle vous dévoilez sous les yeux du public les abominables tortures que les enfants subissent à Aniane.
Eh bien, ce que vous racontez est véridique, puisqu’à l’époque où se passaient toutes ces infamies j’étais encore le pensionnaire du cruel bourreau qui dirige ce lieu de torture. J’ai connu toutes les victimes dont parle votre feuille, et particulièrement Tissier. Je peux vous affirmer que les gardiens, notamment Berlingué, l’ont frappé jusqu’à ce qu’il tombe, et une fois par terre ils s’acharnaient encore sur lui.
Tenez, moi qui justifie les faits que vous avez la franchise de dévoiler, je vais vous en raconter un qui rien que d’y penser vous fait frémir d’horreur.
Le 1er novembre 1897, un jeune pupille, ayant à se plaindre de la sévérité des surveillants à son égard, résolu d’en finir avec ses souffrances : le soir du même jour nous nous trouvions tous réunis sur la cour, quand tout à coup le bruit d’un corps tombant dans l’eau se fit entendre car il y a un énorme bassin dans la cour). Il y eut parmi nous une minute d’angoisse et comme je me trouvais là je m’élance avec plusieurs de mes camarades pour retirer notre ami Leinen (c’était le nom du désespéré), enfin nous parvenons à le retirer. Inutile de vous dire que pendant ce temps aucun des gardiens n’est accouru pour lui porter secours, au contraire, ils raient tous comme des fous.
Une fois sorti de l’eau Leinen en avait tellement absorbé qu’il avait perdu connaissance. Quand survint le farouche Berlingué qui, prenant Leinen par une jambe, le traîna à la salle de police, arrivé là lui donnant un formidable coup de pied dans les reins le livra au gardien chargé de l’exécution de cette torture.
Tout ça s’était passé devant les yeux de 400 enfants qui, devant ces actes de brutalités inouïes, laissèrent échapper un murmure d’indignation : moi pour ma part, les larmes me coulaient des yeux.
Devant de tels faits, nous étions unanimes à nous révolter, si bien que le lendemain 18 enfants, parmi lesquels je faisais parti, s’évadèrent de la colonie dans l’intention d’aller déposer une plainte à Montpellier. Mais nous n’eûmes pas al chance d’aller jusque là, les gendarmes, lancés à notre poursuite, nous arrêtèrent à 7 ou 8 kilomètres de la colonie. Là, revolver au poing, ils nous sommèrent de nous rendre. Nous leur répondîmes plutôt mourir sur place que d’être reconduits à la colonie, et plusieurs d’entre nous découvraient notre poitrine en leur criant tirez donc, nous préférons la mort que de souffrir à la colonie.
Voyant nos énergiques résolutions, le brigadier nous prit par la douceur, et usant d’un stratagème hypocrite parvint à nous persuader qu’en nous rendant à la gendarmerie nous serions de suite dirigés sur Montpellier. Bref, après des pourparlers avec le Directeur de la colonie, le brigadier résolut de nous reconduire à la colonie, ceci avait duré deux jours, pendant lesquels nous n’avions rien mangé. Bref, on nous passe les menottes et on nous enchaîne de telle façon tous ensemble comme un paquet de saucissons, que nous ne pouvions pas marcher. Force leur fut d’amener des voitures pour nous reconduire à la colonie.
Enfin arrivés à destination, ils nous ont rasé la tête et en route pour le cachot où quatre d’entre nous furent punis à 60 jours, d’autres à 90 jours, et enfin 4, et j’étais de ces 4 là, furent punis à 120 jours. Inutile de vous dire que dès les premiers jours de notre punition la plupart de nous était malade.
On leur donnait un matelas et ils restaient couchés dans leur cellule.
Vous ne vous figurerez jamais les tortures, les privations, les vexations que nous avons subit pendant notre séjour au cachot, surtout quand le surveillant Calverac était de service pour nous garder. Ce terrible garde-chiourme, la terreur des petits enfants (car il ne s’en prenait qu’aux petits) était redouté de la population où il ne commettait que des injustices.
Excusez moi, Monsieur, si je vous retiens si longtemps dans ce chapitre, mais je vous assure que ça vaut la peine de s’occuper de ces pauvres martyrs, qui encore à l’heure actuelle gémissent sous le poids des bâtons, des coups de poing.
Pour plus ample renseignement je vous prie de vous adressez à moi, soit par lettres ou verbalement, car je suis à votre disposition.

(Nom et Adresse).

On n’étouffera plus les voix. Aniane ne saurait être défendu que par l’Administration - et les reporters à sa solde. Sous les dénégations attendues qu’osera le président du Conseil, déjà perceront des aveux. De partout des faits se confirment. Suspectant l’enquête officielle, des journaux voulurent s’informer. On est allé à Aniane. Il faut lire la Fronde d’hier. Le Biribi des Gosses, désormais, ne pourra subsister que grâce à la complicité avérée du gouvernement.
Et c’est alors, j’imagine, que les ligues fondées récemment pour défendre les droits de l’homme, penseront à ceux de l’enfant. Ma tâche s’arrête ainsi. Mais faut-il encore qu’on sache que je n’ai choisi Aniane que comme exemple et pour violer, en précisant, l’indifférence coutumière. Avis aux parlementaires qui seront désignés sans doute pour l’enterrement des contre-enquêtes. Ce qui se passe à Aniane se passe ailleurs. Cherchez, messieurs. Allez à Eysses, à Saint-Hilaire.
Demandez qu’on vous montre les poucettes !
Tout un régime est en jeu. Rien n’est changé depuis Porquerolles. Rien ne sera changé vraiment tant que les enfants, coupables surtout de misère, seront jetés dans ces geôles...
Et que pourrait-on même changer ? La Société bâtie à chaux et à sable, sang et larmes, s’érige sur ses prisons. On n’en modifie que le style. Il faudrait comprendre et agir, marcher vers la Liberté ! ouvrir la cage aux enfants, donner la becquée aux petits... On leur donne le bagne à huit ans !
Le vieux monde croulera d’un seul coup. Où que l’on projette une lumière, il y a de la honte et du sang. C’est la caserne et c’est la geôle, c’est l’atelier, c’est l’usine ; des balles pour les jeunes soldats, le joug de la misère pour le peuple, la torture pour les petits des hommes...
On s’occupe d’Aniane, passons. Demain nous parlerons d’autre chose.

Petites filles

extrait de De Mazas à Jérusalem, Zo d’Axa, 1895

À Milan, cette après-midi, on jugeait des petites filles.
Et ce n’était pas le triste procès de l’enfant surprise sur un banc avec un rigide magistrat, naturellement contumace.
J’ai vu les débats se dérouler.
Il s’agissait d’une manifestation anarchiste où, parmi des hommes résolus et des femmes hardies, on avait arrêté deux fillettes - quatorze et quinze ans.
Elle était, la brune Maria, d’un charme étrange avec son allure décidée de jeune garçon mauvaise tête, avec ses boucles de cheveux courts et ses yeux noirs où se sentait du feu. Elle avait une façon de toiser ces Messieurs de la Cour qui constituait une synthèse d’insolence silencieuse, insaisissable - c’était mieux que lancer la bottine.
Et quand elle parlait, ce n’était point verbiage qui prête aux sourires ; les phrases brèves disaient quelque chose et tombaient accentuées d’un geste sûr.
- Que parlez-vous d’anarchie, grommelait le président, vous ne savez pas ce que c’est.
- Alors, vous l’avez mieux étudiée, vous, l’anarchie ? Elle existe donc. Et me l’enseignerez-vous ?
Non, petite, on ne t’enseignera rien ! La révolte est d’instinct.
Et la théorie est trop souvent puérile. Tu sais tout si tu sens la souillure de vivre la vie bête.
Ernesta Quartiroli, plus jeune d’un an, n’est pas d’une physionomie moins caractéristique. Sa beauté naissante est grave - énigmatique. Et ce serait une fière statue de l’avenir signifiant : Qui sait ?
Son mutisme est hautain. Il semble qu’il ne soit pas question d’elle : un oui, un non, un haussement d’épaules et c’est tout.
Mais la brune Maria, Maria Roda aux attitudes de défi, ne laisse pas le monôme des témoins à charge se poursuivre dans le fastidieux piétinement d’une procession non interrompue.
Ses répliques indiquent les haltes. Elle enguirlande des reposoirs pour les délateurs honteux et les dénonciateurs professionnels.
Elle a la riposte pour chacun ; une riposte qui touche.
Un agent de la Pubblica Sicurezza récite contre elle la leçon apprise : la Roda encourageait les manifestants à se ruer sur la police, elle se démenait comme une possédée, elle apostrophait tout le monde, elle avait même insulté le brigadier !...
- Qu’avez-vous à répondre ? semonce le président.
- Je plains ce garde. Je le plains parce qu’il gagne sa nourriture bien péniblement, parce que c’est un pauvre diable ; mais cela m’impressionne de le voir s’acharner sur d’autres pauvres diables : ses frères... Qu’il songe.
Et d’un geste de grâce vers le misérable qui venait de l’accuser, elle jetait peut-être en cet obscur esprit une première lueur révélatrice.
A l’âge où les autres quittent à peine la poupée, à l’âge où les filles des bourgeois commencent à s’amuser d’amour avec un petit cousin ou bien avec quelque vieux monsieur ami de la famille, telles se sont montrées les sœurs des compagnons.
La prison s’imposait. Les gens de la Cour furent généreux.
Ernesta et Maria connaîtront trois mois de cachot - et les petites devront aussi payer l’amende à ces Messieurs.
Trois cents francs demandés aux pauvrettes !...
C’est cynique, mais c’est ainsi... Et d’ailleurs tant qu’il y a des cheveux sous le bonnet des gens de justice, n’y a-t-il pas des rouflaquettes ?
Un moment avant que le Tribunal se retirât pour imaginer les considérants de la condamnation, l’homme en rouge avait dit à Maria :
- Avez-vous quelque chose à ajouter ?
- Rien. Parce que tout serait inutile.
Et ce fut le mot de la fin, pas gai mais si flagellant.
On répète que Milan est un petit Paris. Les magistrats milanais le prouvent, au moins sur un point : ils sont répugnants tout comme leurs confrères parisiens.
La magistrature, du reste, n’est-elle pas la même partout ? Et peut-elle être autrement ?
C’est même sans doute la raison qui fait qu’à travers tous pays le souvenir de la Patrie vous reste : il remonte comme une nausée quand on voit la vilenie d’un juge.

Notice biographique

Par Béatrice Arnac d’Axa

Né en 1864, issu d’un milieu de grande bourgeoisie, descendant du navigateur Gallaud de la Pérouse, petit-fils du fournisseur de lait du Prince impérial, fils d’un haut fonctionnaire des Chemins de fer d’Orléans, centralien, par la suite ingénieur de la Ville de Paris. Son oncle, vétérinaire, chargé de l’achat d’étalons arabes pour le roi Louis Philippe, écrivit en 1833 une relation pittoresque de ses voyages en Afrique. Sa soeur, Marie, statuaire et sculpteur, très érudite, passera plusieurs années en Orient et au Tibet interdit où elle voyagera habillée en homme, en compagnie d’un sherpa. Elle publiera en 1929 une histoire du Bouddhisme, couronnée par l’Académie française, qui fera autorité en la matière.

Après des études médiocres au collège Chaptal, Zo d’Axa est saint-cyrien. Excellent cavalier et escrimeur, il s’engage à 18 ans, avide de changements, dans les chasseurs d’Afrique. Il déserte bientôt en emmenant la femme du capitaine ! Réfugié à Bruxelles, il débute dans le journalisme aux "nouvelles du jour", puis devient quelques temps secrétaire du théâtre de l’Alcazar et puis de l’Eden.
Refusant de "faire carrière" en Belgique, mais après y avoir publié un essai poétique Au Galop, il s’installe à Rome, fréquente la villa Médicis, y rencontre des peintres de l’époque, Vanutelli, Montald, Biséo etc., pour lesquels il posera souvent. Il devient le chroniqueur attiré du journal L’Italie, responsable de la critique d’art.
En 1889, l’amnistie lui permet de rentrer en France après 8 ans d’absence et de voyages jalonnés de multiples aventures sentimentales ; il est ardent !

Dans les années 1890, l’anarchisme ne peut que se développer. La pauvreté, la misère sont grandes. Le peuple n’est pas encore anesthésié par les drogues, les pollutions et autres fascinations érotico-politico-friqueuses et télévisuelles que feront les délices de leurs petit-fils. La main manipulatrice du pouvoir ne s’est pas encore appesantie lourdement sur l’esprit humain. Les idées cavalent encore au bras du courage et de l’individualité. Zo d’Axa va en être avec force un des représentants. Il donne sans compter. Il nous montre l’âme du mouvement. Sans être anarchiste, il le dira lui-même au tribunal après une condamnation, il est tout simplement pour la victime, pour l’innocent, pour celui qui souffre, pour la justice, pour la vérité. "Dernier mousquetaire", "paladin dévoyé", sa sensibilité, la parfaite maîtrise de son écriture nous entraîne, aujourd’hui encore, à revivre dans une vision cinématographique ces pages de notre histoire récente. Il réussit à nous émouvoir avec des événements oubliés...

Perquisitions, poursuites, saisies, emprisonnements, n’entameront jamais, au contraire, sa verve et son action. Avec des mots violents mais mesurés, perfectionniste (il est capable de refaire 10 fois une phrase !) dans L’Endehors, son premier journal, libertaire et littéraire, il massacre littéralement la société du haut en bas, sans pitié. L’Endehors est bientôt poursuivi, le gérant Matha, l’auteur Lecoq et d’Axa sont condamnés. C’est sa première condamnation. Dans le même temps, Ravachol est arrêté.
Il lance une souscription pour les enfants des détenus, distribue l’argent aux familles. On l’arrête pour association de malfaiteurs ! Le fait d’aider des familles nécessiteuses de personnes compromises démontre une complicité... Emprisonné à Mazas, il refuse de répondre aux interrogatoires ou de signer quoi que ce soit. On le met au secret. Pas de visite. Pas d’avocat. L’Endehors continue de paraître. Ses collaborateurs sont ses amis... C’est dans une cave près du boulevard Rochechouart qu’est installée la rédaction. Il y a un orgue et parfois la compagne de Zo d’Axa, Béatrice Salvioni, vient en jouer. La répression continue. Les rédacteurs de La Révolte et du Père Peinard sont aussi à Mazas, ainsi que bien d’autres anarchistes. Au bout d’un mois, Zo d’Axa est remis en liberté provisoire. "Notre pauvre liberté, provisoire toujours", dira-t-il !

Mazas ne calme rien du tout, la prison est l’argument décisif, plus virulent que jamais, il reprend ses combats. Un article de Jules Méry, jugé offensant pour l’armée, lui vaut de nouvelles poursuites. Excédé, il part pour Londres. _ Il y rencontre Charles Malato, Matha, Louise Michel, qui fut amie de son grand-père, Darien, Pouget, Malatesta, les peintres Luce, Pissaro, Whistler, etc.
Après quelques mois, il part pour la Hollande avec une troupe de musiciens ambulants. À Rotterdam, il se fait embaucher sur un chaland qui l’emmène à Mayence par le Rhin. Il vivra huit jours dans la Forêt Noire avec des bûcherons. Puis il se rend à Milan où il tombe au milieu d’un procès d’anarchistes. Il est arrêté en pleine nuit, à trois heures. On lui passe les menottes pour le conduire à pied au commissariat. Il refuse de marcher et dit aux policiers : "Vous me porterez et de force !".
Zo d’Axa est expulsé d’Italie. À Trieste, il s’embarque pour le Pirée avec des déserteurs italiens. Ils organisent ensemble une révolte à bord ; "c’était de la graine de révoltés, on s’entendait ...", dit-il. Il arrive en Grèce et dort dans les ruines du Parthenon. L’Orient le fascine. Il désire aller à Constantinople. La ville l’enchante. Arrêté puis relâché, il quitte Constantinople pour Jaffa, où il arrive le premier Janvier 1893. Il est arrêté, gardé à vue pendant quelques semaines. Il s’évade pendant un orage, se réfugie au consulat du Royaume-Uni, en principe inviolable, qui sera violé contre toutes les règles diplomatiques pour le reprendre.
Enchaîné comme un droit commun, il est embarqué sur le navire "La Gironde" pour Marseille. Il est mis aux fers. En arrivant, Zo d’Axa passe quelques jours à la prison de Marseille, régime des droits communs. Transféré à Paris, il passe 18 mois à Sainte Pélagie comme politique, ayant, bien sûr, refusé de signer une demande en grâce.
En juillet 1894 il est libéré. Il publie De Mazas à Jérusalem qu’il a écrit en prison. Succès ; critiques unanimes ; on s’incline devant la valeur et la personnalité de l’oeuvre. Jules Renard, Laurent Tailhade, Octave Mirbeau, Lucien Descaves, Georges Clémenceau, Jean de Mitty, Adolphe Retté qui dit de lui "cet anarchiste hors de l’anarchie", rendent hommage à Zo d’Axa.

Indifférent aux éloges comme à l’opprobre, ses collaborateurs dispersés ou renégats, couvert de dettes, son journal mort, il se tait et voyage... jusqu’à l’affaire-Dreyfus. On est pour ou on est contre. Quand il s’est engagé dans l’affaire-Dreyfus, c’était pour la justice, contre l’armée, beaucoup plus que pour Dreyfus lui-même. Lucide, Zo d’Axa parle : "si ce monsieur ne fut pas traître, il fut capitaine ; passons." Son nouveau journal, La Feuille, paraît "à toute occasion". Des occasions, il y en a ! Il la rédige. Steinlen, Luce, Anquetin, Willette, Hermann Paul, Léandre, Couturier l’illustrent.
C’est l’actualité de 1898 et 1899. Personne n’est épargné, du haut en bas de l’échelle sociale. Lorsqu’il s’attendrit, c’est sur les enfants des colonies pénitentiaires. Il sera à l’origine de l’abolition des bagnes d’enfants.
Lors des élections le candidat de La Feuille, un âne, promené à travers Paris, fera scandale. Le jour du scrutin, Zo d’Axa parcourt la ville juché sur un char tiré par l’âne blanc. Boulevard du Palais, la police arrête la procession qui s’est grossie d’une foule nombreuse et ricanante. Il est conduit à la fourrière ; bagarre ; Zo d’Axa a le mot de la fin en lâchant l’âne : "Cela n’a plus d’importance, c’est maintenant un candidat officiel !"

1900. Zo d’Axa en a assez. Il a dit ce qu’il avait à dire ; sans illusions, il part à nouveau. Amérique du Nord, du Sud, Chine, Japon, Inde, Afrique. Préfigurant le "grand reportage", il enverra des séries d’articles à quelques journaux, où percera toujours l’assoiffé de justice. Aux États-Unis, il ira voir la veuve de Bresci qui tua le roi italien Umberto I, et vivra avec les Indiens. _ En rentrant, bien des années plus tard, il vivra sur une péniche au hasard de son humeur, des fleuves et des canaux. Il s’arrête un jour à Marseille et s’y fixera jusqu’à sa mort volontaire et délibérée.

Il est blasé, il a fait le tour, il a trouvé partout les hommes "caverneusement" mauvais. Il s’est tu pendant 20 ans. Beaucoup de ceux qui le trouvaient dilettante ont changé et trahi la cause humanitaire. Lui n’a pas changé et ne changera pas. Il est réfractaire à tous les mirages. Celui de la révolution soviétique "qu’il ira voir de près" ne le convaincra pas davantage. Il a cru seulement, un temps, à l’individu. Sa droiture idéaliste, presque maladive ne lui permet pas de s’intégrer à la société telle qu’elle est.
En 1921 une erreur journalistique lui donne l’occasion de faire une mise au point dans un article resté célèbre, publié dans le Journal du Peuple ; toujours magistral dans l’écriture, aristocratiquement asocial.

Parce que nos sociétés et nos régimes sont mauvais, il y aura toujours des hommes assez forts, assez hardis, assez courageux, assez altruistes et presque toujours étrangement méconnus, pour se dresser, pleins de conscience et de volonté, [...], pour affronter la pourriture.
Par amour de la vérité, sur laquelle ils ne jettent aucun voile lorsqu’elle sort du puits.

Bibliographie sommaire

L’Endehors, journal paru de 1891 à 1893 ; anthologie L’Endehors, Paris, 1896
La revue blanche, 1895
De Mazas à Jérusalem, Paris, 1895, réédité par le petit peuple du cagibi, Grenoble, 2005
La Feuille, journal paru de 1897 à 1899, anthologie Les feuilles, Paris, 1900

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anti© mai 2005



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