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L’impasse citoyenniste Contribution à une critique du citoyennisme

mis en ligne le 19 juillet 2007 - Alain C.

« Si la logique de la fausse conscience ne peut se connaître elle-même véridiquement, la recherche de la vérité critique sur le spectacle doit aussi être une critique vraie. Il lui faut lutter pratiquement parmi les ennemis irréconciliables du spectacle, et admettre d’être absente là où ils sont absents. Ce sont les lois de la pensée dominante, le point de vue exclusif de l’actualité, que reconnaît la volonté abstraite de l’efficacité immédiate, quand elle se jette vers les compromissions du réformisme ou de l’action commune de débris pseudo-révolutionnaires. Par là le délire s’est reconstitué dans la position même qui prétend le combattre. Au contraire, la critique qui va au delà du spectacle doit savoir attendre. »
Guy Debord. La Société du Spectacle.

Les thèses rassemblées ici n’ont pas la prétention de dire le dernier mot sur le sujet dont elles traitent. Elles sont plutôt un ensemble de pistes dont certaines pourront être suivies, approfondies, et d’autres peut-être simplement abandonnées. Si nous parvenons à donner quelques points de repères (historiques, entre autres) à une critique qui se cherche encore, nous aurons pleinement atteint notre but. Nous pensons également que ni ce texte ni aucun autre ne pourra, par la seule force de la théorie, abattre le citoyennisme. La véritable critique du citoyennisme ne se fera pas sur le papier, mais sera l’œuvre d’un mouvement social qui devra forcément contenir cette critique, ce qui ne sera pas, loin s’en faut, son seul mérite. A travers le citoyennisme, et parce que le citoyennisme y est contenu, c’est l’ordre social présent tout entier qui sera remis en cause. Le moment nous semble bien choisi pour commencer cette critique. Si le citoyennisme a pu, à ses débuts, entretenir un certaine confusion autour de ce qu’il était réellement, il est aujourd’hui contraint par son succès même à s’avancer de plus en plus à découvert. A plus ou moins court terme, il devra montrer son vrai visage. Ce texte vise à anticiper sur ce démasquage, pour qu’au moins certains ne soient pas alors pris de court, et sachent peut-être réagir de manière appropriée.

I. Définition préalable

Nous ne donnerons ici qu’une définition préalable du citoyennisme, c’est à dire ne portant que sur ce qu’il est le plus évidemment. L’objet de ce texte sera de commencer à le définir de façon plus précise.

Par citoyennisme, nous entendons d’abord une idéologie dont les traits principaux sont 1°) la croyance en la démocratie comme pouvant s’opposer au capitalisme 2°) le projet d’un renforcement de l’État (des États) pour mettre en place cette politique 3°) les citoyens comme base active de cette politique.

Le but avoué du citoyennisme est d’humaniser le capitalisme, de le rendre plus juste, de lui donner, en quelque sorte, un supplément d’âme. La lutte des classes est ici remplacée par la participation politique des citoyens, qui doivent non seulement élire des représentants, mais agir constamment pour faire pression sur eux afin qu’ils appliquent ce pour quoi ils sont élus. Les citoyens ne doivent naturellement en aucun cas se substituer aux pouvoirs publics. Ils peuvent de temps en temps pratiquer ce qu’Ignacio Ramonet a appelé la « désobéissance civique » (et non plus « civile », qui rappelle trop fâcheusement la « guerre civile »), pour contraindre les pouvoirs publics à changer de politique.

Le statut juridique de « citoyen », compris simplement comme ressortissant d’un État, prend ici un contenu positif, voire même offensif. Pris comme adjectif, « citoyen » décrit en général tout ce qui est bon et généreux, soucieux et conscient de ses responsabilités, et plus généralement, comme on disait autrefois, « social ». C’est à ce titre qu’on peut parler « d’entreprise citoyenne », de « débat citoyen », de « cinéma citoyen », etc.

Cette idéologie se manifeste à travers une nébuleuse d’associations, de syndicats, d’organes de presse et de partis politiques. Pour la France on a des associations comme ATTAC, les amis du Monde Diplomatique, AC !, Droit au Logement, l’APOC (objecteurs de conscience), la Ligue des Droits de l’Homme, le réseau Sortir du nucléaire, etc. Il est à noter que la plupart du temps les personnes qui militent au sein de ce mouvement font partie de plusieurs associations à la fois. Côté syndicats on a la CGT, SUD, la Confédération Paysanne, l’UNEF, etc. Les partis politiques sont représentés par les partis trotskistes, et les Verts. Les partis politiques ont toutefois un statut à part dans le citoyennisme, mais nous y reviendrons. A l’extrême gauche du citoyennisme, on peut inclure la Fédération Anarchiste, la CNT et les anarchistes antifascistes, qui se mettent le plus souvent à la remorque des mouvements citoyennistes pour y rajouter leur grain de sel libertaire, mais se trouvent de fait sur le même terrain.

A l’échelle mondiale on a des mouvements comme Greenpeace, etc., et tout ce qui s’est retrouvé à Seattle en fait de syndicats, associations, lobbies, tiers-mondistes, etc.

La liste complète serait fastidieuse à donner. L’important est que tous ces groupements se retrouvent idéologiquement sur le même terrain, avec des variantes locales. Le citoyennisme est désormais un mouvement mondial, qui repose sur une idéologie commune. De Seattle à Belgrade, de l’Equateur au Chiapas, on assiste à sa montée en force, et il s’agit donc maintenant, pour lui comme pour nous, de savoir au juste quel chemin il prendra, et jusqu’où il pourra aller.

II. Prémisses et fondements

Les racines du citoyennisme sont à chercher dans la dissolution du vieux mouvement ouvrier. Les causes de cette dissolution sont à la fois l’intégration de la vieille communauté ouvrière et l’échec manifeste de son projet historique, lequel a pu se manifester sous des formes extrêmement diverses (disons du marxisme-léninisme au conseillisme). Ce projet se ramenait, dans ses diverses manifestations, à une reprise du mode de production capitaliste par les prolétaires, mode de production duquel ils sont les enfants et donc les héritiers. L’accroissement des forces productives, dans cette vision du monde, était également la marche vers la révolution, le mouvement réel à travers lequel le prolétariat se constituait comme future classe dominante (la dictature du prolétariat), domination qui menait ensuite (après une très problématique « phase de transition ») au communisme. L’échec réel de ce projet a eu lieu dans les années 1920, et en 1936-38 en Espagne. Le mouvement international des années 1968 a souvent été nommé « deuxième assaut prolétarien contre la société de classe », venant après celui de la première moitié du XXème siècle.

Les années 70, puis les années 80, avec la crise et la mise en place de la mondialisation sous sa forme moderne, marquent le déclin et la disparition de ce projet historique. Cette mondialisation se caractérise par l’automation croissante, donc par le chômage de masse, et les délocalisations dans les pays les plus pauvres, qui jettent hors de l’usine le vieux prolétariat industriel des pays les plus développés. On observe ici une tendance des entreprises à se « débarrasser » au moins formellement d’une bonne partie leur secteur productif pour le reléguer dans la sous-traitance, pour idéalement ne plus s’occuper que de marketing et de spéculation. C’est ce que les citoyennistes nomment la « financiarisation du capital ». Une entreprise comme Coca-Cola ne possède aujourd’hui directement quasiment plus aucune unité de production mais se contente de « gérer la marque », de faire fructifier son capital boursier, et « réinvestir » en rachetant des concurrents plus petits auxquels elle fait également subir une délocalisation forcenée, etc. On a un double mouvement de concentration du capital et d’émiettement de la production. Une voiture peut se composer de pare-chocs fabriqués au Mexique, de composants électroniques taïwanais, le tout étant assemblé en Allemagne, tandis que les bénéfices transitent par Wall-Street.

Les États quant à eux accompagnent cette mondialisation en se défaisant du secteur public hérité de l’économie de guerre (dénationalisations), en « flexibilisant » et en réduisant autant qu’il est possible le coût du travail. Cela donne en France la loi sur les 35 heures que réclamait a cor et à cri le très citoyenniste (dans ses manifestations officielles du moins) mouvement des chômeurs de 1998, et le PARE. L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 et le mouvement des étudiants et des cheminots en 1986 sont des repères qui nous permettent de situer les progrès de cette dissolution et le remplacement progressif du vieux mouvement ouvrier par le citoyennisme, dans le cadre de la mondialisation.

Le mouvement de 1968, en France comme dans le monde, a bien été le « dernier assaut contre la société de classes ». Son échec marque la liquidation historique de ce qu’a été jusqu’à ce moment-là le vieux rêve de la révolution prolétarienne, à savoir le rêve de l’assomption historique du prolétariat comme prolétariat, c’est à dire comme classe du travail. L’autogestion et les conseils ouvriers ont été la limite extrême de ce mouvement. Nous ne le regrettons pas. C’est aussi toute une contestation sociale beaucoup plus large et multiforme qui a été liquidée au sortir de ces années-là, lorsque s’est abattue sur le monde la chape de plomb des années quatre-vingt.

Même si on l’entend encore dans des manifestations, le slogan « tout est à nous, rien n’est à eux » est l’exact contraire de la réalité, et l’a toujours été Bien entendu, il fait aujourd’hui allusion à une illusoire « répartition des richesses » (et de quelles « richesses » peut-on aujourd’hui parler ?), mais il provient en droite ligne du vieux mouvement ouvrier, qui entendait gérer par lui-même le monde capitaliste. On voit à travers ce slogan à la fois une résurgence, une continuité et un détournement des idéaux du vieux mouvement ouvrier (naturellement dans ce qu’il avait de moins révolutionnaire) par le citoyennisme. C’est ce qu’on appelle l’art d’accommoder les restes. Nous y reviendrons plus loin. La disparition de la conscience de classe et de son projet historique, rendus caducs par l’éclatement et la parcellarisation du travail, par la disparition progressive de la grande usine « communautaire », et également par la précarisation du travail (tout ceci résultant non d’un complot visant à museler le prolétariat mais du processus d’accumulation du capital qui l’a mené jusqu’à la mondialisation actuelle), ont laissé le prolétariat aphone. Il en vient même à douter de sa propre existence, doute qui fut encouragé par nombre d’intellectuels et par ce que Debord a défini comme « spectaculaire intégré », qui n’était que l’intégration au « spectacle ».

Privée de perspectives, la lutte des classes ne pouvait que s’enfermer dans des luttes défensives, parfois d’ailleurs très violentes comme en Angleterre. Mais cette énergie était surtout l’énergie du désespoir. On peut aussi noter que cette perte de perspectives positives s’est souvent manifestée, chez les individus qui avaient connu les années 60-70, par un désespoir personnel très réel, parfois poussé jusqu’à ses dernières conséquences, suicide ou terrorisme.

Le citoyennisme vient s’inscrire dans ce cadre. Le deuil de la révolution ayant été fait, plus aucune force ne se sentant en mesure d’entreprendre à nouveau de transformer radicalement le monde, il fallait bien, l’exploitation suivant son cours, que s’exprime une contestation. Ce fut le citoyennisme.

Son acte officiel de naissance peut être situé en décembre 1995. Ce mouvement, sur la base très réelle de l’opposition à la privatisation du secteur public et donc de l’aggravation des conditions de travail et de la perte de sens de ce travail lui-même, ne pouvait dans la situation présente se manifester que comme défense du service public, et non comme remise en question de la logique capitaliste en général, telle qu’elle se manifeste dans le service public. Cette défense du service public implique logiquement que l’on considère que le service public soit ou plutôt doive être en dehors de la logique capitaliste. C’est un mauvais procès que l’on a fait à ce mouvement lorsqu’on lui a reproché d’être un mouvement de privilégiés, ou simplement d’égoïstes corporatistes. Mais on peut constater que même les actions les plus radicales et les plus généreuses de ce mouvement en portaient la limite. Alimenter gratuitement en électricité des foyers est une chose, réfléchir sur la production et l’emploi de l’énergie en est une autre. On peut voir à travers ces actions que l’État est ici conçu comme une communauté parasitée par le capital, lequel viendrait s’intercaler entre les citoyens-usagers et l’État. Le citoyennisme ne dit pas autre chose. On peut constater que le citoyennisme ne récupère pas un mouvement qui serait plus radical. Ce mouvement est simplement absent, pour l’heure. Le citoyennisme se développe comme l’idéologie nécessairement produite par une société ne concevant plus de perspectives de dépassement.

L’autre constatation que l’on peut faire, c’est que le mouvement de 1995, acte de naissance du citoyennisme, fut un échec, même dans ses objectifs limités. La privatisation du secteur public continue de plus belle, et il peut même se situer en avant-garde de l’idéologie du privé, comme entreprise participative, implication dans la gestion, etc. On y dégraisse également, et on y crée des emplois précaires, les « emplois-jeunes ». On y supprime des postes et surcharge de travail les postes restants. Le secteur public est également en première ligne pour l’application de la loi sur les trente-cinq heures, et donc la flexibilisation. Une fois de plus, s’il en était besoin, on peut voir que la logique de l ’État et celle du capital ne s’opposent en rien, et c’est là une des limites internes du citoyennisme.

III. Le rapport à l’État, le « réformisme » et le keynésianisme

Le rapport du citoyennisme à l’État est à la fois un rapport d’opposition et de soutien, disons de soutien critique. Il peut s’y opposer, mais ne peut se passer de la légitimation qu’il lui offre. Les mouvements citoyennistes doivent très rapidement se poser en interlocuteurs, et pour cela ils doivent parfois entreprendre des actions « radicales », c’est à dire illégales ou spectaculaires. Il s’agit là à la fois de se poser en victime, de prendre l’État en défaut (c’est à dire opposer l’État idéal à l’État réel), et d’arriver plus vite à la table de négociations. L’arrivée des CRS est le signe qu’on a été entendu. Naturellement, tout ceci doit se passer sous l’œil des caméras. La répression est l’acte de naissance des mouvements citoyennistes, elle n’est plus comme autrefois le moment de l’affrontement où l’on mesure le rapport de force, mais celui d’une légitimation symbolique. D’où, par exemple, le malentendu entre René Riesel et les quelques autres de la Confédération Paysanne qui voulaient créer ce rapport de force, et José Bové (et manifestement la plus grande partie de la Confédération), qui par une action spectaculaire entendait poser son mouvement comme interlocuteur de l’État, ce en quoi il a d’ailleurs partiellement réussi.

L’État lui même entérine bien volontiers ces pratiques, et n’importe qui aujourd’hui peut faire une petite manifestation, par exemple bloquer le périphérique, et être ensuite reçu officiellement pour exposer ses griefs. Les citoyennistes s’indignent d’ailleurs de cet état de fait qu’ils ont contribué à créer, trouvant qu’on ne peut tout de même pas déranger l’État pour rien. Les interlocuteurs privilégiés voient d’un mauvais œil les parasites, les pique-assiettes de la démocratie.

Des pratiques citoyennistes sont également promues directement par l’État, comme le montrent les « conférences citoyennes » ou les « concertations citoyennes » par lesquelles l’État entend « donner la parole aux citoyens ». Il est intéressant de constater à quel point les citoyennistes se contentent facilement de n’importe quel ersatz de dialogue, et veulent bien admettre tout ce qu’on voudra, pourvu qu’on les ait écoutés, et que des experts aient « répondu à leurs inquiétudes ». L’État joue ici le rôle de médiateur entre la « société civile » et les instances économiques, comme les citoyennistes seront ensuite médiateurs du programme de l’État (qui n’est que l’accompagnement de la dynamique du capital), révisé de façon critique, vers la « société civile ». On l’a vu avec la loi sur les 35 heures. Ils jouent ici le rôle qui était classiquement dévolu aux syndicats dans le monde du travail, pour tout ce qu’on appelle « les problèmes de société ». L’ampleur de la mystification montre aussi l’ampleur du champ de la contestation possible, qui s’est étendu à tous les aspects de la société. Dans leur rapport à l’État, les citoyennistes commencent aussi, en tout cas en France, à être malades de leur victoire. De plus en plus, le mouvement se scinde, et se recompose, entre ceux qui ont tendance à faire confiance au pouvoir (à la gauche) et ceux, plus radicaux, qui entendent continuer le combat. Mais le problème essentiel n’en reste pas moins posé. La gauche étant au pouvoir, pour qui d’autre pourront-ils voter ? Faut-il plus de Verts au gouvernement, ou faut-il au contraire que les Verts se retirent du pouvoir pour mieux jouer leur rôle d’opposants ? Mais à quoi peut servir un parti politique, si ce n’est à entrer dans l’arène démocratique ?

Le citoyennisme est constitutivement incapable de se concentrer en un parti, en tout cas dans les sociétés qui sont déjà démocratiques. Il faut une dictature ou une démocratie autoritaire pour que les aspirations de la petite et moyenne bourgeoisie entrent en résonance avec une contestation plus vaste, et puissent se concentrer en un parti démocratique d’opposition radicale. On l’a vu a Belgrade ou au Venezuela avec le national-populiste Chavez. Mais partout où la démocratie est déjà là, des partis correspondant tant bien que mal aux aspirations de cette petite et moyenne bourgeoisie existent déjà, et c’est justement ce système de partis dont une large part des citoyennistes se méfient. Dans les pays les plus avancés, le citoyennisme se concentre essentiellement autour d’un désir de démocratie plus directe, « participative », une démocratie de « citoyens ». Ils ne se proposent naturellement aucun moyen d’y parvenir, et ce désir de démocratie directe finit comme toujours devant une urne, ou dans l’abstention impuissante.

Les Verts sont intéressants à cet égard, puisqu’ils manifestent cette limite du citoyennisme. Issus des mouvements écologistes des années 70, ils ont parfaitement pris le tournant des années 80. Mais ils restent également sur le vieux modèle d’un Parti, forme concentrée qui est antinomique à la nature nébuleuse des forces vives du citoyennisme. Ils couraient donc par leur nature même le risque de se retrouver face à l’exercice réel du pouvoir, et c’est bien ce qui s’est passé. C’est là en fait le dernier risque politique que courent les « réformistes », celui de gouverner. Militer, dans ce cadre là, n’est pas toujours sans conséquences, comme les Verts ont pu le constater à leurs dépens. Ce qui permet de contourner ce risque, c’est le lobbying. Les lobbies n’exercent jamais directement le pouvoir. On ne peut leur imputer les « échecs » de l’État. Le militantisme de lobby est sans fin, dans tous les sens du terme. Voilà qui est très satisfaisant pour des individus désireux de s’engager sans courir ce risque politique. Dans un lobby, on est entre soi, et il n’est pas nécessaire de se chercher une base sociale, comme dans un parti classique, par des moyens plus ou moins démagogiques. On peut en toute sécurité se montrer « radical » On peut tranquillement se poser en conseiller critique du Prince, sans affronter les difficultés du gouvernement. On peut éternellement se lamenter sur le manque de « volonté politique », en matière de nucléaire, d’immigration ou de santé publique sans considérer si peu que ce soit ce qu’il est effectivement possible de faire, pour un État, dans le contexte capitaliste.

Un des exemples les plus délirants de cet état de fait est l’inénarrable association ATTAC. Il est de notoriété publique que l’idée même d’une taxation des transactions boursières fait se contorsionner d’hilarité l’économiste le plus stupide. Il est également évident que l’application dans un seul État de cette taxation le plongerait immédiatement dans une crise noire, et qu’il est manifestement impossible d’appliquer mondialement une telle mesure. Il crève aussi les yeux que même dans le cas où, prise de folie, une organisation comme l’OMC en viendrait à préconiser une telle mesure, le tollé mondial serait tel qu’elle n’aurait plus qu’à la remettre dans sa musette. Et, pour pousser jusqu’à l’absurde, que si même une telle mesure était appliquée, il s’ensuivrait automatiquement une aggravation mondiale de l’exploitation, pour corriger les pertes.

Tout ceci n’empêche pas les économistes d’ATTAC de pérorer à ce sujet, avec courbes et graphiques, dans l’indifférence amusée de ceux qui exercent réellement le pouvoir. On veut bien également les recevoir de temps en temps, pour rire un peu, et surtout pour bien montrer à quel point l’État est attentif à toutes les propositions que les citoyens voudront bien lui faire. Il faut toutefois reconnaître à ATTAC le mérite d’avoir introduit, dans une discipline aussi sinistre que l’économie, cet élément de comique qui lui faisait encore défaut.

Nous voyons ici que son impuissance n’est pas encore un problème pour le citoyennisme. Presque personne ne songe encore à le juger sur ses résultats, puisque l’urgence d’obtenir des résultats ne se fait pas encore réellement sentir. Lorsque cela commencera à être fait à une vaste échelle, il n’est pas douteux qu’il n’en aura plus pour très longtemps.

Nous sommes à ce stade de notre propos naturellement conduits à évoquer la question du « réformisme » citoyenniste. On sait que les citoyennistes se donnent eux-mêmes volontiers ce qualificatif. On comprend qu’ils veulent par l’emploi de ce terme suggérer qu’ils sont plus pragmatiques, plus réalistes que ces sacrés idéalistes de révolutionnaires. Et en effet on peut bien voir jusqu’où va leur pragmatisme et leur réalisme avec une association comme ATTAC. Nous autres, pauvres révolutionnaires, compensons en tout cas notre manque de pragmatisme par la mauvaise habitude de souvent juger des choses en ayant recours à l’histoire, c’est à dire à ce qui s’est réellement produit jusqu’à présent. Et force nous est de constater que le réformisme surgit toujours dans des moments de crise du système capitaliste. Le Front Populaire, par exemple, était réformiste. Dans un moment où l’insurrection ouvrière était partout, où les usines étaient occupées, la réponse, entre autres, du Front Populaire à été de donner aux ouvriers des congés payés, qu’ils n’avaient jamais demandé Keynes aussi était un réformiste, et la crise de 1929 y fut pour quelque chose. Mais il n’y a actuellement pas de grèves insurrectionnelles, pas de baisse des investissements, pas de baisse significative de la consommation. Même la récente et relative hausse des taux d’intérêts, après une décennie de baisse continuelle, et la très prévisible débâcle des « valeurs technologiques » sont plus perçues comme une consolidation des marchés que comme un risque de crise. Il n’y a pas actuellement de crise réelle du capital. Il ne saurait donc y avoir de réformistes.

En outre, toutes les réformes entreprises dans le capitalisme ne l’ont été que pour sauver le capitalisme lui-même. Il n’y a pas de réformes anticapitalistes. Keynes ne se cachait pas d’être un libéral, et de vouloir sauver le système libéral mis en danger par la crise de 1929.

Il nous faut ici nous attarder un instant sur Keynes, présenté par le citoyennisme comme l’économiste-miracle, remède à tous nos maux. Il faut d’abord dire de l’homme lui-même qu’il connaissait très bien le capitalisme de son temps, puisqu’il avait amassé une fortune personnelle de 500 000 dollars, en se consacrant seulement une heure et demie par jour aux transactions internationales en devises et en biens, tout en travaillant pour le gouvernement anglais. On comprend que le Krach de 1929 ne l’ait pas laissé indifférent.

Le Krach de 1929 marque l’entrée du capitalisme dans sa période moderne. Il est le résultat de la formidable expansion du XIXème siècle, qui ne semblait devoir trouver devant elle aucune limite, en particulier en Amérique. Le rêve américain battait son plein, qui allait se terminer en cauchemar. Ce rêve reposait sur l’esprit d’entreprise, sur l’audace entrepreneuriale des héritiers des conquérants de l’Ouest, et il fut abattu par la réalité du capitalisme, où les investissements ne se font pas par goût du risque ou esprit d’entreprise, mais pour réaliser des profits. Le capitalisme parvenu à maturité stagnait, et on commençait à s’apercevoir qu’une croissance indéfinie n’était pas acquise, comme une loi naturelle. Les investissements baissèrent, ou plutôt s’effondrèrent. Les théories économiques classiques postulaient que puisqu’il y a toujours de l’offre, il y aurait toujours de la demande, négligeant le fait que les entreprises ne produisent pas pour fournir des biens, mais pour extraire la plus-value de cette production. Keynes intervint dans ce contexte. Ce qu’il fallait, c’était de l’investissement, à savoir créer de nouveaux marchés, inventer de nouveaux produits, entrer dans le monde de la consommation de masse.
Dans le contexte de la crise, c’était à l’État « d’amorcer la pompe », c’est à dire de remettre les gens, tant bien que mal, au travail, d’établir une politique monétaire inflationniste et de créer des infrastructures sur la base desquelles le capital privé pourrait réinvestir. Qui va fabriquer des automobiles, dit Keynes, s’il n’y a pas assez de routes ?

Le président Roosevelt avait d’ailleurs déjà commencé à mettre en pratique cette politique, sans le précieux appui théorique que Keynes lui apportera plus tard. Il ne faut pas oublier que la crise de 1929 avait aussi jeté quelques millions de chômeurs sur les trottoirs et sur les routes, et que les « raisins de la colère » commençaient à dangereusement mûrir.

On voit en tout cas que le keynésianisme est essentiellement libéral. Il dit simplement que le libéralisme à lui tout seul ne peut se réguler, que le simple jeu de l’offre et de la demande n’est pas le moteur qui permettrait au capital de s’accroître indéfiniment, et que c’est donc à l’État de (re)construire les conditions de la croissance, pour ensuite laisser la place aux investisseurs privés. En 1934 Keynes écrit dans une lettre au New York Times : « Je vois le problème du redressement de la façon suivante : combien de temps faudra-t-il aux entreprises ordinaires pour venir à la rescousse ? A quelle échelle, par quels moyens et pendant combien de temps les dépenses anormales du gouvernement doivent-elles se poursuivre en attendant ? » Nous soulignons « anormales ». On voit bien que l’idée de Keynes n’était nullement celle d’un contrôle permanent et continu du capital privé par l’État ou des instances internationales. Keynes n’était pas socialiste.

Il l’était d’ailleurs si peu qu’il écrivit en 1931, en parlant du « communisme » : « Comment puis-je adopter une doctrine qui, préférant la vase au poisson, exalte le prolétariat crasseux au détriment de la bourgeoisie et de l’intelligentsia qui, en dépit de tous leurs défauts, sont la quintessence de l’humanité et sont certainement à l’origine de toute œuvre humaine ? » Il est vrai que la bourgeoisie était alors bien différente de ce qu’elle est devenue, et qu’elle ne sentait pas encore le besoin de se lamenter, avec Viviane Forrester, sur ce qu’il est désormais convenu d’appeler « l’horreur économique ».

Il faut indiquer pour finir que les théories de Keynes avaient leurs limites, et que le capitalisme a d’autres méthodes pour « relancer les investissements »  : dix ans après la crise de 1929 commençait la guerre qui allait ravager le monde, donner un coup de fouet inespéré au progrès technologique, et faire entrer le monde industrialisé dans l’âge bienheureux de la consommation de masse. Keynes lui-même apporta d’ailleurs sa contribution à cette « relance des investissements » en écrivant un opuscule intitulé Comment financer la guerre.

Les citoyennistes prétendent critiquer le libéralisme, et se réclament de Keynes. Comme ils n’ont jamais prétendu non plus être anticapitalistes, on en déduit donc que s’ils sont contre le libéralisme tout en restant procapitalistes, ils sont pour ce qu’on appelait autrefois le « socialisme », c’est à dire le capitalisme d’État. On comprend mieux alors la présence de trotskistes dans leurs rangs. Mais, bien entendu, ils se défendent aussi de cela. On a décidément du mal à savoir ce qu’ils veulent.

Nous affirmons qu’il n’y a pas actuellement de crise capitaliste, et eux naturellement affirment le contraire. En effet, il faut bien qu’il y ait crise pour que l’on fasse appel à eux. La crise est l’élément naturel du réformiste. Ils ont cru en trouver une en Asie du sud-est, mais cette crise-là était bien plutôt la preuve que le capitalisme a bien retenu les leçons de Keynes, et qu’il ne croit plus que le libéralisme va se réguler tout seul. La crise asiatique a donc été très rapidement jugulée, avec toutefois quelques « conséquences sociales ». Mais le capitalisme se moque des « conséquences sociales », tant qu’il n’est pas centralement remis en cause. Il n’y aura plus de keynésianisme social, plus de Trente Glorieuses. Cela aussi est derrière nous.

Si les citoyennistes peuvent parler de crise, c’est que l’État en a parlé d’abord. Depuis trente ans, la France est, paraît-il, en crise. Cette « crise », bien réelle au début, a bien plutôt été ensuite une façon de justifier l’exploitation. Aujourd’hui, c’est la « reprise » qui joue ce rôle, et les réformistes sont bien embêtés. Les voilà contraints de réajuster leur discours, toujours calqué sur celui de l’État, et ceux qui il y a six mois nous parlaient d’une crise mondiale généralisée nous parlent aujourd’hui de « répartir les fruits de la croissance ». Où est la cohérence ?

Où sont-ils donc, ces keynésiens antilibéraux, ces réformistes sans réformes, ces étatistes qui ne peuvent participer à un État, ces citoyennistes ?

La réponse est simple : ils sont dans une impasse.

Il peut paraître saugrenu d’affirmer qu’un mouvement qui occupe si manifestement tout le terrain de la contestation puisse se trouver dans une impasse.

Certains y verront une affirmation gratuite, dictée par on ne sait quel ressentiment. Nous avons pourtant évoqué tout à l’heure la décomposition et la disparition d’un mouvement bien plus ancien, et pourvu d’une base sociale infiniment plus large et plus combative, sans pour cela avoir à prendre de précautions oratoires particulières, tant cette disparition semble aujourd’hui évidente. De la même manière, nous pensons qu’un autre mouvement social est possible, sur des bases jusqu’alors inédites.

IV. Citoyennisme et citoyens

Lorsque Ignacio Ramonet parle de désobéissance « civique » et non plus de désobéissance « civile », il marque une distinction révélatrice du rapport du citoyennisme avec sa propre base. Le mot « civil » se rapporte objectivement, de façon neutre, au citoyen d’un État, celui qui n’a pas choisi d’y naître. « Civique » est ce qui est le propre du bon citoyen, c’est à dire celui qui manifeste activement son appartenance à ce même État. On voit ici que la distinction est essentiellement d’ordre moral.

Et en effet, une des forces du citoyennisme est bien d’être un mouvement essentiellement moral, pour ne pas dire moralisateur. On voit avec quelle aisance il passe au-dessus des faits et ne s’embarrasse pas d’analyses lorsqu’il s’agit de passer de la dénonciation de la « crise » à la « répartition des fruits de la croissance ». C’est qu’il s’agit à chaque fois d’avoir la position la plus « civique », c’est à dire la position la plus généreuse, la plus morale. Et en effet, tout le monde est pour la paix, contre la guerre, contre la « mal-bouffe », pour la « bien-bouffe », contre la misère, pour la richesse. En somme, il vaut mieux vivre riche et en bonne santé en temps de paix, que pauvre et malade en temps de guerre.

Rien ne se vend mieux que la morale, en ce monde qui se situe résolument, un siècle après Nietzsche, par delà bien et mal. Mais ce besoin de consolation est impossible à rassasier.

On peut voir par exemple l’embarras qu’a causé dans les rangs citoyennistes la triste affaire de Givers. Cette révolte avait la particularité d’être à la fois une résurgence archaïque de l’action ouvrière, et la manifestation d’un désespoir bien moderne. Un citoyenniste pendant cette affaire se demandait dans Le Monde si on pouvait qualifier l’action des ouvriers de CELLATEX « d’action citoyenne ».. Nous pouvons lui répondre. Le couteau sur la gorge, absolument déboussolés, et sans le recours de cet optimisme soucieux propre aux lecteurs du Monde Diplomatique, les salariés de Givers n’étaient pas des citoyens, et ils n’ont pas agi en tant que tels. L’impuissance des citoyennistes à réagir dans cette circonstance montre quel type de réactions ils pourront avoir dans d’autres circonstances, à une échelle plus grande. Ils ne tarderont naturellement pas à en appeler à la répression des mauvais citoyens, au nom de la démocratie, de l’État de Droit, et de la morale. C’était d’ailleurs bien le propos du citoyenniste du Monde, qui entendait par son insidieux questionnement (tout à fait objectif, bien sûr) couper l’herbe sous le pied d’une sympathie naissante, et rappeler les citoyens à la raison, pour préparer l’éventuelle répression qui naturellement n’a pas eu lieu, puisque, dans la situation actuelle, les salariés ne pouvaient que négocier. Il est en tout cas intéressant de constater comment, dans cette mini-crise, un citoyenniste va s’empresser de proposer à l’État ses services de médiateur. Le citoyennisme est potentiellement un mouvement contre-révolutionnaire.

Cet exemple montre également l’incapacité du citoyennisme à trouver une réaction face à un mouvement qu’il n’a pas lui-même créé.

Il faut aussi souligner que la base sociale du citoyennisme est considérablement plus large et aussi plus floue que les seuls militants associatifs et syndicaux.
Le citoyennisme est l’expression des préoccupations d’une certaine classe moyenne cultivée et d’une petite bourgeoisie qui a vu ses privilèges et son influence politique fondre comme neige au soleil, en même temps que disparaissait la vieille classe ouvrière. La restructuration à l’échelle mondiale du capitalisme a laissé sur le carreau l’ancien capital national, et donc la bourgeoisie qui en était détentrice et les classes moyennes qu’elle employait. La vieille société bourgeoise du XIXème siècle, aux relents persistants d’Ancien Régime, a bel et bien disparu. La consolidation de l’État et la critique de la mondialisation jouent ici comme nostalgie du vieux capital national et de la société bourgeoise, la critique des multinationales comme nostalgie de l’entreprise familiale. Encore une fois, ils se lamentent sur un monde perdu.

Et deux fois perdu, puisque le terme de citoyen veut aussi se référer à la vieille appellation républicaine, sans doute plus celle des premiers temps de la révolution bourgeoise que celle de la Commune de Paris (encore qu’un film interminable et volontairement anachronique tourné récemment sur ce sujet semble indiquer que l’on voudrait récupérer cela aussi). Mais cette révolution, justement, a été faite, et nous vivons dans le monde qu’elle a créé. Les sans-culottes seraient sans doute étonnés de voir ce qu’est devenue la République qu’ils ont contribué à établir, mais les morts ne reviennent pas plus qu’on ne se baigne deux fois dans le même fleuve. Il n’est par contre pas impossible que de futurs sans-culottes traînent en Nike sur le parking d’une très moderne cité.

Les classes moyennes en déshérence se reconstituent à travers le citoyennisme une identité de classe perdue. Un salon « bio » peut ainsi se déclarer « vitrine des modes de vie et de pensée citoyenne ».. Que ceux qui ne mangent pas « bio » se le disent : ils ne sont pas « citoyens ». Un jeune citoyenniste peut alors synthétiser de façon fulgurante ses doutes sur le prolétariat : « Que veux-tu attendre d’eux ? Ils font leurs courses chez Auchan. » Les citoyennistes ne peuvent en tout cas, sur les bases qu’ils occupent actuellement, récupérer un éventuel mouvement social plus radical, duquel il sont viscéralement coupés. Ils ne pourront à ce moment-là qu’offrir à l’État qu’ils défendent une caution morale à la répression. Les pseudo-solutions qu’ils avancent, face à une crise réelle, apparaîtront alors comme ce qu’elles sont, à savoir un moyen de maintenir l’ordre des choses existant. On ne peut se contenter d’opposer abstraitement et à perte de vue l’État au capital, la « vraie » démocratie à la démocratie telle qu’elle est, « l’économie solidaire » au libéralisme, lorsque des masses de gens commencent à chercher des réponses à leur situation concrète. Un mouvement né d’une crise majeure, c’est à dire de la remise en question des conditions d’existence mêmes ne saurait se satisfaire durablement de telles amusettes.

Ils pourront tout de même, puisqu’ils sont là, occuper un moment la révolte, qui pourra aussi se manifester par un nationalisme exacerbé, qu’ils auront auparavant contribué à entretenir et développer (on en voit actuellement les prémisses à travers l’anti-américanisme développé par Bové et bien d’autres). Mais la critique du capital mondialisé n’a pas face à elle l’alternative d’un retour au capital national, défendu par l’État. Si cette alternative très hautement improbable est mise en jeu, on aura plutôt la guerre.

Nous voyons là que rien ne nous garantit que le prochain mouvement social soit révolutionnaire. Il contribuera en tout cas à démasquer définitivement le citoyennisme, et laissera peut-être le champ libre à une remise en jeu du très vieux projet d’une transformation du monde, au delà de l’État et du capital.

V. Citoyennisme et révolution.

Tout l’ancien mouvement révolutionnaire reposait sur la reprise en main par les ouvriers du mode de production capitaliste, dont ils se sentaient virtuellement possesseurs en raison de la place effective qu’ils occupaient dans la production. Cette place effective, ce rapport réel du prolétariat avec la production a été laminé dans les années 70 par l’automation et la précarisation. Certains radicaux, comme ceux de l’Encyclopédie des Nuisances ou Camatte (Invariance) on senti ou théorisé cette transformation, mais ils ne pouvaient sortir de cette conception ancienne de la révolution sans abandonner la révolution elle-même, et c’est bien ce qui se passa. L’I.S. après tout ne préconisait qu’un « meilleur emploi des forces productives », pour la création de situations, par le biais des conseils ouvriers. Ils ne voyaient pas (mais à ce moment-là qui pouvait le voir ?) en quoi le mode de production capitaliste était capitaliste, en quoi l’automation qu’ils vantaient n’était pas un moyen de libérer du temps pour « vivre sans temps mort et jouir sans entraves », mais une façon de dégager du profit pour le capital. Et après la « contre-révolution » des années 70-80 ils ont simplement identifié cette même production, que les ouvriers avaient échoué à reprendre, comme source de tous les maux.

Au lieu de percevoir la disparition du vieux mouvement ouvrier comme nouvelle condition d’un mouvement révolutionnaire à venir, et surtout comme chance de ce mouvement, il l’ont perçue comme catastrophe. Et ce fut bien une catastrophe pour l’ancien mouvement ouvrier, son arrêt de mort. La plus grande partie de la génération post soixante-huitarde s’est ainsi engloutie dans le vide laissé par cette défaite. Et nous ne songeons certes pas à le leur reprocher, une conception vieille d’un siècle ne s’oublie pas en un jour, ni même en vingt ans. Aujourd’hui ce bilan peut commencer à se faire. Nous avons eu, depuis 1995, le privilège douteux de voir une idéologie se rebâtir sur les ruines de la révolution. Si nous l’avons assez rapidement identifiée dans ce qu’elle avait de nouveau, il a été un peu plus long pour nous de la percevoir dans ce qu’elle avait d’archaïque, c’est à dire d’historiquement déterminé. Nous avons indiqué plus haut que cette idéologie, le citoyennisme, pratiquait l’art « d’accommoder les restes » du vieux mouvement révolutionnaire. C’est parce qu’au fond le vieux mouvement révolutionnaire ne constituait pas un dépassement du capitalisme, mais une gestion de celui-ci par la « classe montante » qu’était censé être le prolétariat, que le citoyennisme se veut aujourd’hui « réformiste ». La « gestion ouvrière » du capital s’est simplement aujourd’hui transformée en « répartition des richesses », en « taxation du capital », la production disparaissant derrière le profit, derrière le capital financier, derrière l’argent. « De l’argent, il y en a, dans les poches du patronat », dit le slogan. Certes oui, mais au nom de quoi cet argent devrait-il atterrir dans les poches des prolétaires, pardon, des « citoyens » ?

Le vieux mouvement ouvrier n’ayant pu aboutir à la communauté humaine se change ainsi en simple intéressement aux profits capitalistes, de façon obscène et révélatrice (il faut toutefois noter que si on ne demande « que » de l’argent au capitalisme, c’est aussi parce que l’on sait ne rien pouvoir en attendre d’autre). Il y a certes là de quoi écœurer un vieux révolutionnaire, un de ceux qui pensaient pouvoir construire un monde meilleur. Mais s’il était déjà illusoire de penser pouvoir construire ce monde par la gestion ouvrière du capital, ils l’est tout à fait de penser pouvoir contraindre le capitalisme à partager ses profits pour le bonheur de tous les « citoyens », à supposer même que leur argent puisse faire notre bonheur. Le citoyennisme touche au point central d’une illusion vieille d’un siècle, et cette illusion, déjà morte dans les faits, est sur le point d’être détruite.

« Tout est à nous, rien n’est à eux », s’obstinent-ils à chanter dans leurs manifestations. Mais le capital, cette masse d’argent ne visant qu’à s’accumuler par la domination de l’activité humaine, et donc par la transformation de cette activité suivant ses propres normes, a créé un monde où « tout est à lui, rien n’est à nous ». Et il ne s’agit pas seulement de la propriété privée des moyens de production, mais également de leur nature et de leurs buts. Le capital ne s’est pas simplement approprié ce qui était nécessaire à la survie de l’humanité, ce qui n’était que le premier moment de sa domination, il l’a également transformé, par l’industrialisation et la technologie, de telle manière qu’aujourd’hui presque plus rien n’est produit pour être consommé, mais simplement pour être vendu. Produire pour nos besoins ne peut être le fait du capitalisme. Presque plus rien ne subsiste de l’activité humaine précapitaliste. Le monde est bel et bien devenu une marchandise.

Le capital n’est pas une force neutre qui, si on « l’orientait » convenablement, pourrait aussi bien faire le bonheur de l’humanité qu’il fait sa perte. Il ne peut pas « dépolluer aussi bien qu’il pollue », comme l’a prétendu un citoyenniste écologiste, puisque c’est son mouvement même qui l’amène inéluctablement à polluer et à détruire, c’est à dire que le mouvement d’accumulation et de production pour l’accumulation passe par-dessus toute idée de « besoin », et donc également du besoin vital qu’est pour l’humanité la préservation de son environnement. Le capital ne suit que ses propres fins, il ne peut être un projet humain. Il n’y a pas une « autre mondialisation ». Il n’a pas face à lui les besoins de l’humanité, mais la nécessité de l’accumulation. S’il se met à recycler, par exemple, la branche ainsi créée fera tout pour avoir toujours de quoi recycler. Le recyclage, qui n’est qu’une autre façon de produire de la matière première, crée toujours plus de déchets « recyclables ». En outre, il pollue bien autant que n’importe quelle autre activité industrielle.

Nous devons ici, pour éviter toute confusion, nous porter en faux contre cette idée quelque peu paranoïaque que véhiculent certains « radicaux », selon laquelle le capital polluerait pour créer un marché de la dépollution, ou en tout cas que chaque dégât provoqué par le capitalisme engendrerait des marchés pour la réparation de ces dégâts, suivant le schéma du « pompier incendiaire » Il y a des dégâts, et ils sont nombreux, que personne ne veut réparer, simplement parce que leur réparation ne constitue pas un marché. La preuve en est que ce sont la plupart du temps les États qui doivent assumer seuls le coût d’une dépollution, et le conflit peut se situer là, entre les États et les entreprises, et tout le débat sur les « pollueurs-payeurs » en est la manifestation. Limiter la casse, et surtout les frais, sans pour autant faire fuir les investisseurs, telle est la quadrature du cercle que le « capitalisme écologique » doit résoudre, tel est le véritable enjeu des « règlementations écologiques ».

Il ne s’agit en tout cas jamais de ne plus polluer, mais de savoir qui doit payer dans le cas où la pollution est par trop catastrophique et visible. Le prétendu « marché de la dépollution », contrairement à celui du recyclage, n’existe pas vraiment, parce qu’il ne produit aucun bénéfice en retour, sinon celui très relatif de se mettre en conformité avec certaines réglementations, et n’est donc qu’une pure charge pour les entreprises, charge qu’elles ont intérêt à limiter au maximum. Personne ne veut dépolluer, et on l’a vu à la récente conférence de la Haye.

Nous pourrions développer plus longuement tout ceci, mais cela déborderait notre propos. Nous voyons en tout cas ici qu’il ne saurait être question d’une gestion « humaine » de la production capitaliste, et encore moins de reprendre telle quelle cette production. Tout est à reconstruire. La révolution sera aussi le moment du « grand démantèlement », et de la reprise sur des bases inédites de l’activité humaine, aujourd’hui presque entièrement dominée par le capital.

Le vieux mouvement ouvrier manifestait le lien unissant capitalisme et prolétariat. Le plus exploité des ouvriers pouvait se sentir dépositaire, à travers son travail, d’un monde futur, où le travail dominerait le capital. Le Parti était à la fois une famille et un État ouvrier en germe, chaque chef syndical pouvait se sentir lié à la communauté ouvrière à la fois présente et à venir. Les transformations du mode de production capitaliste au cours des vingt dernières années ont laminé tout ceci, généralisant la séparation des individus.

Dans son expansion, le capitalisme a dû détruire les vieilles communautés de souche paysanne pour créer la classe ouvrière qui lui était nécessaire. A peine cette classe ouvrière créée, il doit de nouveau la détruire, et se trouve face au problème de l’intégration de millions d’individus à son monde.

Les citoyennistes apportent une réponse dérisoire en tentant de reconstituer le lien qui unissait autrefois la « classe ouvrière » par celui qui unirait les « citoyens », c’est à dire l’État. Cette recherche de la reconstitution du lien à travers l’État se manifeste dans le nationalisme latent des citoyennistes. Le capital abstrait et sans visage est remplacé par des figures nationales, par la moustache de José Bové, ou la réhabilitation de l’hymne tsariste en Russie (il ne s’agit plus là de citoyennisme, bien sûr, mais de la manifestation d’un nationalisme bien plus général, et également sans issue). Mais l’État ne peut offrir que des symboles, des ersatz de lien, parce qu’il est lui même pour ainsi dire saturé de capital, et qu’il ne peut agiter ces symboles que dans le sens qui lui est dicté par la logique capitaliste à laquelle il appartient.

Le « citoyen » comme lien est la manifestation d’un vide, ou plutôt du fait qu’il appartient maintenant au capitalisme, et à lui seul, d’intégrer ces milliards de gens privés de la communauté Et nous sommes obligés de constater qu’il le fait, jusqu’à présent, tant bien que mal.

Cependant, le capitalisme est toujours confusément perçu comme une force extérieure et hostile à l’humanité, soit qu’il la prive de pain, soit qu’il la prive de « sens ». Dans les sociétés capitalistes avancées, cela se manifeste par la fuite des individus séparés dans ce que les sociologues nomment la « sphère privée », les loisirs, la famille ou ce qu’il en reste, la bande de copains, etc. Ceci développe très logiquement un marché de la séparation, qui se manifeste à travers les outils de communication-consommation, mais cette consommation de « l’être ensemble » se résout finalement, dans le monde de la marchandise, en un « avoir tout seul » qui replonge dans la séparation qu’elle était censée pallier.

Le travail lui-même, qui est toujours la principale force d’intégration du capital, est de plus en plus perçu comme une contrainte extérieure et il n’est plus que marginalement ce qui décrit l’identité d’individus toujours plus nivelés dans la masse. Et cela n’a rien d’étonnant, à l’heure de la disparition des métiers, remplacés par des fonctions ne réclamant aucune compétence particulière. Le « monde du travail » est aussi devenu celui de l’incompétence. Cette dynamique de déqualification peut-être perçue par certains comme une décadence (et la dynamique de l’intégration par le capital crée bien ses propres « barbares » de l’intérieur), mais elle est également une démoralisation du travail, où celui-ci apparaît réellement à chacun comme vide de sens, pur arbitraire, contrainte extérieure, exploitation. La morale du travail, autrefois partagée également par la bourgeoisie et le prolétariat, est en train de se dissoudre dans le mouvement de l’intégration capitaliste.

L’intégration capitaliste (problème central sur lequel il nous faudra revenir) se fait de plus en plus sentir comme artificielle, elle est en tout cas très problématique, et elle induit ce qu’on pourrait nommer une névrose de masse, liée au sentiment de n’avoir plus aucune prise sur sa vie. Le prochain mouvement révolutionnaire ne pourra faire l’économie de ce constat, puisque cette impuissance, qui est également ce que l’on nommait autrefois aliénation, fait partie intégrante de notre rapport au monde capitaliste.

VI. « Prolétaires de tous les pays, je n’ai pas de conseils à vous donner ! »

Nous ne nous donnerons pas le ridicule de présenter ici ce que devra être le prochain mouvement révolutionnaire. Personne ne peut le dire avec certitude, sans tomber dans une idéologie de rechange. Nous pouvons toutefois imaginer, à partir de ce qui est déjà là, ce que ce mouvement pourra être, c’est à dire ce qui dans la situation présente est le germe d’une situation future.

La mondialisation du capital et la dissolution des capitaux nationaux impliquent qu’il s’agira d’un mouvement mondial, et pas sous la forme caricaturale d’une action contre l’OMC ou la CNUCED. Il ne s’agira pas d’aller mettre le feu à Francfort ou à Bruxelles, mais d’agir face au capitalisme tel qu’il se présente ici, là où nous sommes, parce qu’ici, là où nous sommes, c’est là que se joue réellement la mondialisation. La mondialisation du capital est aussi la mondialisation de la lutte, et lorsqu’on décide à New York de ce qui est produit au Mexique et emballé dans le Pas-de-Calais, toute attaque locale a des répercussions globales.

La dissolution de la conscience de classe et du vieux mouvement ouvrier ont également pour conséquence que chacun se trouve, dans sa vie, seul face à tous les aspects de la domination et de l’exploitation, simultanément. Il n’y a plus de refuge, plus de communauté où se replier. L’identité que l’on se construisait à travers le travail tend à se dissoudre, au profit d’une tentative de recomposition autour du privé, de la bande de copains ou la famille, des loisirs. Mais avec les loisirs de masse, la décomposition de la famille et la brutalité des rapports sociaux, le particulier se retrouve à chaque fois réexpulsé vers le général. L’homme moderne est un homme public.

Jamais dans l’histoire de l’humanité les individus n’ont été contraints à se penser de façon aussi globale, en tant qu’humanité, à l’échelle mondiale. Ceci est à la fois une souffrance (et on comprend mieux ici ce qui peut attirer certains chez Zerzan ou Kaczinski, entre autres régressions) et la condition même de la libération. Les primitivistes veulent se libérer de l’humanité, revenir à cette harmonie antérieure de la communauté restreinte isolée. Mais ce retour est impossible. Il n’y a pas d’en dehors du capitalisme.

En 1860, Marx pouvait encore écrire dans le Capital : « Pour rencontrer le travail commun, c’est à dire l’association immédiate, nous n’avons pas besoin de remonter à sa forme naturelle primitive, telle qu’elle nous apparaît au seuil de l’histoire de tous les peuples civilisés. Nous en avons un exemple tout près de nous dans l’industrie rustique et patriarcale d’une famille de paysans qui produit pour ses propres besoins (…). » Cet « exemple » a disparu.

Toute l’activité humaine ou presque est désormais régie par le capitalisme, ce qui pousse certains, comme Zerzan ou Kaczinski, et bien d’autres avec eux, à regretter le « bon vieux temps », qu’il soit primitif-fusionnel, ou patriarcal-artisanal. Mais toutes ces formes d’organisation sociale n’ont pas su résister au capitalisme, et on voit mal dès lors comment elles pourraient être son avenir, à moins de postuler une nature de l’humanité dont ces formes seraient la manifestation, et également une autodestruction catastrophique du capitalisme (c’est à dire du monde), après laquelle elles pourraient tout naturellement retrouver leur place momentanément usurpée. Mais cette « autodestruction » du capitalisme serait également la nôtre, et c’est donc à partir du capitalisme qu’il nous faut envisager l’avenir, que cela nous plaise ou non.

On a vu que la globalisation des individus déborde largement les limites du travail salarié. Chaque aspect de la vie est soumis à cette globalisation, et c’est donc chaque aspect de la vie qui demandera a être transformé, unitairement. Dit plus simplement, on ne peut aujourd’hui rien changer sans finalement tout changer. Cela sera la principale condition de la révolution à venir.

Très concrètement, chaque problème que le capitalisme nous léguera ne pourra se résoudre qu’à l’échelle d’une société entière. Déchets nucléaires, transports, agriculture, tout ceci nous conduira à des choix et des modes d’organisation qui devront être conduits globalement, hors de la propriété privée et de la division hiérarchique du travail. Et il ne s’agira pas seulement de travail.

Le « monde sans frontières » que le capitalisme a créé pour la marchandise sera bel et bien un monde sans frontières pour l’humanité. Il n’y aura pas de droits de douane.

Nous remettrons à plus tard le soin de développer ce que tout cela implique.
Nous pourrions également évoquer ce que pourraient être les modes d’organisation que les hommes se donneront alors, mais il nous semble que l’immensité des problèmes pratiques qui se poseront alors sera telle que des solutions inédites devront être alors mises en œuvre, et sans doute souvent dans l’urgence. L’initiative individuelle sera peut-être alors aussi nécessaire que la concertation générale, et jamais l’une ne saurait remplacer l’autre. Le débat reste ouvert, et c’est aussi sur toutes ces questions qu’il nous faut « savoir attendre ».

VII. Conclusion provisoire

Nous nous sommes efforcés ici d’évoquer les principales limites et faiblesses du citoyennisme, et l’on voit que ce ne sont pas simplement des limites ou des faiblesses « théoriques », mais qu’elles sont bien réelles et lui seront sûrement fatales, à plus ou moins court terme.

Pour autant, il n’est pas question de rester assis les bras croisés « en attendant » que le citoyennisme s’écroule, pour laisser magiquement la place à la révolution. Ce mouvement a bien des ressources encore, et il est sans doute capable de s’adapter à de nouvelles conditions. Nous avons cependant précisé ici à quelles « conditions » il ne saurait s’adapter. Nous n’avons en tout cas qu’à peine ébauché cette critique, qui sera poursuivie par d’autres. La question à laquelle nous avons aussi voulu tenter de répondre, c’est celle de la manière dont il nous semble qu’il convient d’aborder la critique. Trop souvent, des révolutionnaires critiquent ceux qu’ils prétendent être les « réformistes », sous le simple prétexte qu’ils ne seraient pas révolutionnaires. C’est présenter les choses comme s’il s’agissait au fond d’un simple débat d’opinions, au fond égales, c’est à dire également vides, paroles creuses face à la toute-puissante objectivité du monde. A ce compte-là, on peut défendre n’importe quoi, et préférer les Indiens de Zerzan aux cow-boys de Kaczynski, la Renaissance à la société industrielle, les prolétaires à casquette aux jeunes rapeurs en Nike.

Le prochain mouvement révolutionnaire devra aussi trouver son propre langage. Il ne s’exprimera sûrement pas dans les termes que nous employons ici, qui sont ceux d’une certaine tradition théorique. Le langage théorique que nous employons est un outil pour comprendre la révolution à venir, il n’est pas cette révolution elle-même. Il nous faudra cependant sortir de l’emploi magique-affectif du langage, qui est le langage de l’aliénation contemporaine, le langage de ceux qui n’ont aucune prise pratique sur le monde, et ne peuvent donc que le rêver. Seuls ceux qui n’ont aucun pouvoir sur le monde peuvent dire n’importe quoi, sans crainte d’être jamais démentis, puisqu’ils savent que leurs propos sont sans conséquences.

Dans le monde de l’intégration capitaliste, il n’y a plus ni vérité ni mensonge, juste des sensations éphémères ; il nous faut cesser d’avoir peur de la vérité. Si souvent nous voyons dans la prétention à dire la vérité une domination, un « fascisme », une volonté d’hégémonie du discours, c’est que dans le monde capitaliste seuls ceux qui dominent peuvent prétendre à dire la « vérité », puisqu’ils la créent eux-mêmes, et détiennent le monopole de la « parole vraie ». Mais cette « vérité » est si manifestement fausse, et notre impuissance à y répondre si écrasante, que nous finissons par être dégoûtés de toute tentative de rechercher la vérité, et doutons de la possibilité de dire quoi que ce soit de vrai, c’est à dire de rendre, autant qu’il nous est possible, intelligible le monde où nous vivons.

Dans l’arbitraire du spectacle, tout est question de « point de vue ». Chacun, « de son point de vue », peut avoir à la fois tort et raison, et l’indifférence libérale à autrui se manifeste dans le respect de toutes les « opinions ».

L’appel « révolutionnaire » à la subjectivité, résidu du surréalisme et du situationnisme vaneigemiste, est plus que jamais réactionnaire, à l’heure où le capitalisme lui-même en appelle à la séparation jouissive : « rêvez, nous ferons le reste ». C’est au contraire un langage commun qu’il nous faut retrouver. Notre subjectivité même ne peut se construire réellement que si nous sommes capables, avec d’autres, de saisir l’objectivité du monde que nous partageons. Comprendre, c’est dominer, et donc pouvoir changer le monde. Commencer à tenter de comprendre, c’est rétablir la communication avec ce qui nous entoure, fissurer la glace de la séparation.

Nous n’avons pas critiqué ici les citoyennistes parce que nous n’aurions pas les mêmes goûts ou les mêmes valeurs, pas la même subjectivité. Nous n’avons d’ailleurs pas critiqué les citoyennistes en tant que personnes, mais le citoyennisme, en tant que fausse conscience et en tant que mouvement réactionnaire, comme on disait autrefois, c’est à dire qui concourt à étouffer ce qui n’est encore qu’en germe. Nous l’avons critiqué historiquement, ou du moins avons tenté de le faire.

Nous ne doutons d’ailleurs pas que nombre d’individus qui sont aujourd’hui englués dans les contradictions du citoyennisme par louable désir d’agir sur le monde, n’en viennent un jour à rejoindre ceux qui désirent réellement le transformer.

Nous ne sommes ni plus ni moins « radicaux » que le moment dans lequel nous sommes.

Sur le même sujet, on peut se référer avec profit aux thèses sur le démocratisme radical de la revue Théorie Communiste (Roland Simon, B.P. 17, 84300 Les Vignères) et au texte Des Organismes Génétiquement Modifiés et du citoyen signé par "Quelques ennemis du meilleur des mondes transgénique"(c/o ACNM, B.P. 178, 75967 Paris Cedex 20). Voir aussi http://web.tiscali.it/anticitoyennisme

Première édition, en 2001, par "en attendant…" 5, rue du Four 54000 Nancy, fr. mail



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