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De l’appropriation... à l’idée de Nature
mis en ligne le 16 octobre 2005 - Yves Bonnardel
Les analyses que j’expose ici me semblent présenter une grande
importance pour comprendre et remettre en cause l’idéologie générale,
naturaliste (essentialiste), qui accompagne et légitime l’oppression spéciste
des êtres sensibles non humains. Ce ne sont guère des réflexions originales ; au
contraire, ce sont des extensions aux rapports humains/non-humains des analyses
auxquelles s’est livrée il y a quelques quinze ans la sociologue féministe
Colette Guillaumin, et qui portaient sur les réalités et idéologies raciste et
sexiste [1].
Concernant les rapports hommes-femmes, ces analyses de la fin
des années 1970 sont toujours d’actualité, bien que les « rapports sociaux de
sexe [2] aient évolué (des idées et comportements ont changé), et que l’appropriation
d’une « classe de sexe » par l’autre ne trouve plus guère sa transcription
juridique depuis les années 1980 ; il reste erroné et mensonger de parler de
l’égalité entre les « sexes », comme on l’entend si fréquemment aujourd’hui,
comme d’une réalité conquise et acquise.
En tout cas, ces analyses sont importantes pour comprendre dans
une perspective historique et politique la situation actuelle des rapports entre
« sexes » ou « races » ainsi que les identités « sexuelles » ou « raciales » - pour comprendre d’où l’on vient, tout simplement, et aussi, où l’on est - et
elles donnent pareillement des bases théoriques pour comprendre la réalité
concrète et idéologique du spécisme. Et pourtant, bien que sa théorie soit
directement (et logiquement) extensible à la domination spéciste, C. Guillaumin
considérait explicitement à l’époque que la frontière d’espèce légitime
l’exclusion des membres des espèces autres qu’humaine de la sphère de l’égalité
morale. J’argumenterai sur la fin en quoi cela me semble contradictoire avec ses
propres vues.
Je présente donc longuement ses thèses (d’une façon parfois
toute personnelle, mais en tout cas nécessairement très imparfaite, puisqu’il ne
s’agit là que d’un article trop bref vu l’importance du sujet), et n’hésiterai
pas à recourir à de nombreuses citations.
Essentialisme et rapports sociaux
Il existe de nombreuses différences morphologiques ou
physiologiques entre les individus. Certains ont la peau noire, d’autres
blanche, certains ont un sexe femelle, d’autres mâle, certains ont les yeux
bleus ou bruns, certains ont les cheveux blonds, d’autres bruns, etc. Mais
certaines de ces différences biologiques ont une signification que n’ont pas les
autres : elles sont censées être le signe de la nature des
individus, de ce qu’ils sont, et fondent leur identité sociale et leur statut
social. Alors que d’autres ne sont que des propriétés des individus, sans
signification, sans qu’elles ne disent rien de ce que sont ces individus, ni de
ce qu’ils doivent être. Ainsi, j’ai les yeux marrons, les mains comme
ceci ou cela, sans que cela porte à conséquences, mais je suis blanc,
je suis homme, et cela a des implications déterminantes dans mes relations
avec les autres. Cela paraît hautement évident et inquestionnable, mais cela ne
va pas de soi, du tout. Il y a seulement quelques cinquante ans, les femmes
étaient des brunes, des blondes ou des rousses, et cela avait aussi une
signification sociale (même si elle restait mineure), cela aussi était posé
comme un signe de leur nature : leur caractère supposé, par exemple, était bel
et bien défini en relation avec leur couleur de cheveux. C’est là un
exemple d’une « mise en nature » de certaines caractéristiques des individus qui
a pratiquement disparu.
Dire, donc, que ma peau est blanche n’a pas la même
signification que dire que je suis un blanc. « Mon sexe est mâle » est
différent de « je suis un homme », etc.
Les caractéristiques des individus qui sont retenues comme les
signes d’une nature particulière ne sont pas indifférentes : elles sont liées à
l’utilité sociale que présente telle ou telle catégorisation des individus,
elles sont liées à l’existence de rapports sociaux déterminés. Ainsi, le racisme
(à ne pas confondre avec la xénophobie, qui a une autre fonction sociale) n’est
apparu qu’aux XVII-XVIIIe
siècles, lorsque désormais la quasi-totalité des esclaves dans le Nouveau-Monde
furent d’origine africaine et noirs de peau (auparavant, de nombreux blancs
aussi étaient esclaves). Par exemple, dans l’Antiquité grecque ou romaine, où
existaient des esclaves noirs et d’autres blancs, « noir » restait une simple
caractéristique de la couleur de peau d’un individu, étrange certes pour qui
n’était pas habitué, mais qui ne définissait nullement ce qu’était cet individu.
Ne s’y rattachait nulle identité, nul statut social particulier. Le racisme est
donc l’idéologie spécifique qui s’est implantée après (voire pendant) que
l’esclavage se restreignait de plus en plus aux seuls « noirs ». Les individus
étaient désormais perçus comme « des noirs », de façon évidemment de surcroît
pleinement dévalorisante.
Il n’y a donc pas eu esclavage parce qu’il y avait racisme,
parce que les esclavagistes considéraient les noirs comme naturellement
inférieurs et faits pour être esclaves (ce qui est effectivement rapidement
devenu leur discours), mais il y a eu initialement racisme parce qu’il y a eu
esclavage. Et le racisme ne consiste pas uniquement dans le fait que des
individus sont dévalorisés parce qu’ils sont noirs, il consiste également
dans le fait qu’ils sont définis en tant que noirs, définis par
leur couleur de peau, par une caractéristique physiologique qui est devenue
idéologiquement leur prétendue nature. L’idéologie raciste pose que c’est leur
couleur de peau qui fait qu’ils sont « des noirs » et qui explique qu’ils
sont esclaves, alors que la réalité historique du racisme montre que c’est le
rapport social d’esclavage qui lui a donné naissance.
C. Guillaumin laisse par contre dans l’ombre la question de
l’apparition de ces deux identités spécifiques (natures féminine et
masculine) dont le sexe biologique apparaît comme le signe : c’est que la
division de l’humanité en « sexes » sociaux différents est trop ancienne pour
qu’on n’en soit pas réduit à des conjectures. Peut-être n’y eut-il pas toujours
domination d’un « sexe » sur l’autre ; à vrai dire, on n’en sait trop rien. En
tout cas, depuis l’invention de l’écriture la domination des hommes sur les
femmes semble bien être universelle, et on se sert dans toutes les sociétés de
l’existence de distinctions physiologiques (« naturelles ») pour créer deux
catégories dans la pensée, qui correspondent à deux groupes sociaux définis
différemment : l’un de dominants (ceux de sexe mâle) et l’autre des dominées [3]. Si la détermination sociale de chacun par son sexe préexistait peut-être à toute
domination, il reste que le sexisme, pris cette fois comme dévalorisation d’un
des deux sexes sociaux [4] et comme idéologie générale actuelle des rapports de sexe, est logiquement bien,
lui, un produit des rapports de domination de sexe.
Les rapports d’appropriation
Mais reprenons l’analyse générale de C. Guillaumin : elle pose
qu’il y a certains rapports d’exploitation et de domination qui sont
spécifiques tout en étant comparables : ce sont les rapports par
lesquels toute une catégorie (classe) d’êtres se trouve appropriée par une
autre. Les exemples qu’elle cite sont les rapports d’esclavage, ceux de servage
et, c’est moins commun, ceux qu’elle appelle de sexage. Ce sont des rapports par
lesquels des individus (de la catégorie dominée) sont propriété d’autres
individus : ils leur appartiennent corps et âme, sont leurs objets, doivent en
toutes choses agir d’après la volonté de leur propriétaire, etc. C. Guillaumin
argumente que jusqu’à récemment (la situation est aujourd’hui moins nette, le
coutumier n’étant plus épaulé par le juridique mais gardant beaucoup de sa
force), les femmes se trouvaient ainsi appropriées par les hommes,
collectivement au niveau des rapports sociaux généraux, et individuellement, au
sein des rapports familiaux.
Dans les rapports de sexage, les expressions particulières
de ce rapport d’appropriation (celle de l’ensemble du groupe des femmes, celle
du corps matériel individuel de chaque femme) sont : a) l’appropriation du
temps ; b) l’appropriation des produits du corps ; c) l’obligation sexuelle ; d)
la charge physique des membres invalides du groupe (invalides par l’âge - bébés,
enfants, vieillards - ou malades et infirmes) ainsi que des membres valides
de sexe mâle. (pp. 19-20)
Je ne veux pas rendre compte ici de ses arguments, fort
détaillés, cohérents et persuasifs : je conseille vivement au lecteur de se
procurer son livre - il y trouvera une réflexion théorique passionnante et, je
crois, puissamment convaincante, dont il n’est pas possible de donner ici autre
chose qu’un aperçu très limité [5].
Rappelons seulement que ce siècle-ci encore, une femme en France devait
obéissance à son mari, qui était propriétaire de son salaire (jusqu’en 1907), et
qui devait donner son autorisation pour qu’elle puisse être salariée (jusqu’en
1965). Que le fameux contrat de mariage, qui stipulait qu’elle devait se
soumettre à « son » homme, n’était pas un véritable contrat, puisque seul son
« entretien » (sa survie) lui était garanti, sans qu’aucune mesure, aucune
évaluation de ce qu’elle aurait à produire (nombre d’enfants [6], temps de travail, nombre de personnes à entretenir affectivement et
matériellement, etc.) n’était fixée. Le service sexuel lui aussi était
obligatoire, c’est-à-dire, laissé au bon vouloir du propriétaire (jusqu’à une
jurisprudence récente, il n’y avait pas de notion de viol dans le cadre des
liens du mariage). D’autre part, l’accès des femmes au salariat a été et reste
beaucoup plus difficile qu’aux hommes, et les salaires masculins sont en moyenne
de moitié supérieurs à ceux des femmes ; au moins un homme sur dix use de
violence à l’égard de « sa » femme, etc.
Déformation professionnelle
"Un dompteur d’animaux israélien a été arrêté pour tentative
de « domptage » de sa femme et de ses enfants. Il est accusé d’avoir subi une
« déformation professionnelle » depuis qu’il s’est lancé dans ce métier. Le
dompteur zélé « fait marcher au pas » sa famille. Après ses heures de travail,
il la maltraite et la roue de coups « en lui appliquant les méthodes de dressage
propres aux animaux ». De plus, il n’hésite pas à faire dormir son épouse et ses
enfants sur le pallier pour pouvoir louer les chambres de l’appartement."
L’Humanité
du 4/11/1994
Rapports d’appropriation et naturalisme
Mais venons-en à la seconde partie de l’analyse de C.
Guillaumin, celle qui nous concerne le plus ici. Jusqu’à présent, elle a décrit
et théorisé la réalité matérielle, concrète, physique, des rapports de sexe (et
des autres rapports sociaux d’appropriation) [7].
Désormais, elle va s’attacher à décrire les représentations
mentales qui en découlent chez les humains, en un mot, l’idéologie qu’engendrent
ces rapports d’appropriation.
L’effet idéologique n’est nullement une catégorie empirique
autonome, il est la forme mentale que prennent certains rapports sociaux
déterminés ; le fait et l’effet idéologique sont les deux faces d’un même
phénomène. (p. 17)
En fait, très simplement,
... le fait d’être traitée matériellement comme une chose
fait que vous êtes aussi dans le domaine mental considérée comme une chose [8].
De plus, une vue très utilitariste (une vue qui considère en vous l’outil) est
associée à l’appropriation : un objet est toujours à sa place et ce à quoi il
sert, il y servira toujours. C’est sa « nature ». (...) corollairement, les
socialement dominants se considèrent comme dominant la Nature elle-même, ce qui
n’est évidemment pas à leurs yeux le cas des dominés qui, justement, ne sont que
les éléments pré-programmés de cette Nature. (p. 49)
On retrouve donc à peu de choses près la même idéologie tout au
long de l’histoire. Ainsi, concernant l’esclavage :
Aristote disait, déjà, « la Nature tend assurément à faire
les corps d’esclaves différents de ceux des hommes libres, accordant aux uns la
vigueur requise pour les gros travaux, et donnant aux autres la station droite
et les rendant impropres aux besognes de ce genre... » (Politique, I, 5,
25). (p. 51)
Autre exemple du même discours, deux millénaires plus
tard : à l’occasion d’un meeting à New York en 1859, sous la devise « Justice
pour les États du Sud », l’avocat esclavagiste O’Conor argumentait ainsi :
Eh bien, Messieurs, dit-il sous les applaudissements
nourris, la nature elle-même a destiné le nègre à cette condition d’esclave.
Il a la force et la vigueur au travail ; mais la nature, en lui donnant cette
force, lui a refusé l’intelligence pour gouverner aussi bien que la volonté au
travail. (Applaudissements) Toutes deux lui ont été refusées ! La même
nature qui le privait de volonté au travail lui donnait un maître pour forcer
cette volonté, pour faire de lui, dans le climat qui lui convient, un serviteur
utile aussi bien à lui-même qu’au maître qui le gouverne. J’affirme qu’il n’y a
aucune injustice à laisser le nègre dans la situation où la nature l’a placé et
à lui donner un maître qui le gouverne. On ne le prive d’aucun de ses droits en
l’obligeant à travailler en échange, pour fournir à son maître un juste
dédommagement pour le travail et les talents que celui-ci déploie afin de le
gouverner et de le rendre utile à lui-même et à la société [9].
Comme on voit, la Nature est bien faite... pour ceux qui
l’invoquent.
À ces rapports d’appropriation correspond donc une
représentation des dominés comme « objets naturels », comme êtres « immergés
dans leur nature », faisant « partie de la Nature ». Les dominés sont perçus
comme des « corps », de la « matière », et leurs faits et gestes, comme des
émanations immédiates de leur « nature » (fonction), d’une Nature plus ou moins
personnalisée dont ils ne sont plus que des modes spécifiques d’incarnation [10].
Les Noirs esclaves (ou plus tard colonisés) sont ainsi des corps vigoureux, mais
dénués de subjectivité, de raison : animaux, grands enfants, irresponsables
qu’il faut protéger d’eux-mêmes, etc. On observe un discours similaire à propos
des enfants (les « mineurs »). Les femmes sont « le sexe » faible, intuitives et
non rationnelles, illogiques et capricieuses, écervelées et instinctives, régies
par leur utérus (hystériques) ou leurs ovaires (le cycle naturel des règles),
etc. La fameuse intuition féminine est un bon exemple de cette idéologie
naturaliste appliquée aux femmes :
D’après cette notion les femmes savent ce qu’elles savent
sans raisons. Les femmes n’ont pas à comprendre, puisqu’elles savent. Et
ce qu’elles savent elles y parviennent sans comprendre et sans mettre en œuvre
la raison : ce savoir est chez elles une propriété directe de la matière dont
elles sont faites. (...) La position dominante conduit à voir les appropriés
comme de la matière, et une matière pourvue de diverses caractéristiques
spontanées. (...) L’aspect idéologique du conflit pratique, entre dominants
et dominés, entre appropriateurs et appropriés, porte justement sur la
conscience. Les dominants en général nient la conscience des appropriés et
la leur dénient justement pour autant qu’ils les tiennent pour des choses.
(pp. 54)
C’est parce qu’un être est approprié, qu’il a un statut de
chose, fonctionnelle comme le sont des outils, qu’il va (socio- et psycho-)
logiquement être perçu comme non individualisé, comme interchangeable, et comme
dénué de subjectivité (de conscience, d’intérêts, de volonté propres - puisqu’il
est soumis à la volonté et aux intérêts du propriétaire). Tout cela s’exprime
donc idéologiquement par un discours naturaliste ; la nature d’une chose est sa
fonction. Or les appropriés sont des choses, ne sont pas leur propre fin, qui
réside dans leur propriétaire. Ils sont donc fonctionnels, ont donc une
nature. Ils ne sont pas des individus, mais des incarnations particulières
d’une essence (nature) commune (leur espèce, l’éternel féminin, leur race...).
C’est [à propos des femmes] que la croyance qu’il s’agit
d’un « groupe naturel » est la plus contraignante : la plus inquestionnée [11].
Si l’accusation d’être d’une nature spécifique touche encore aujourd’hui les
anciens colonisés comme les anciens esclaves, le rapport social qui a succédé à
la colonisation ou à l’esclavage n’est plus une relation d’appropriation de
l’individualité matérielle corporelle de la classe entière. Il en résulte que,
si au sujet des anciens colonisés et des anciens esclaves, comme à propos du
prolétariat, il y a une controverse sur la question de leur présumée
« nature », pour ce qui est des femmes il n’y a aucune controverse : les
femmes sont considérées par tous comme étant d’une nature particulière, elles
sont supposées être « naturellement spécifiques », et non socialement.
(p. 61)
La liberté comme essence
(pour les uns),
la détermination comme nature
(pour les autres)
Si les appropriés sont dominés, c’est imputable à leur nature :
ils sont comme ci ou comme ça, plus ceci et moins cela, pas comme il faudrait,
différents. Différents... différents de quoi ? des propriétaires (qui, ne
l’oublions pas, sont aussi propriétaires du discours) ! C’est que, et C.
Guillaumin est très claire sur la question tant qu’il s’agit des rapports de
domination au sein de l’espèce humaine :
(...) le naturalisme ne vise pas indifféremment tous les
groupes impliqués dans les rapports sociaux ou, plus exactement, s’il les
concerne tous, il ne les vise pas de la même façon ni au même niveau.
L’imputation d’une nature spécifique joue à plein contre les dominés et
particulièrement contre les appropriés. Ces derniers sont censés relever
totalement et uniquement d’explications par la Nature, par leur
nature ; « totalement », car rien en eux n’est hors du naturel, rien n’y
échappe ; et « uniquement », car aucune autre explication possible de leur place
n’est même envisagée. Du point de vue idéologique, ils sont immergés absolument
dans le « naturel ».
Par contre, les groupes dominants, en un premier temps, ne
s’attribuent pas à eux-même de nature : ils peuvent, au terme de détours
considérables et d’arguties politiques, se reconnaître, comme nous le verrons,
quelque lien avec la Nature. Quelques liens, mais pas plus, certainement pas une
immersion. Leur groupe, ou plutôt leur monde car ils ne se conçoivent guère en
termes limitatifs, est appréhendé, lui, comme résistance à la Nature, conquête
sur (ou de) la Nature, le lieu du sacré et du culturel, de la philosophie ou du
politique, du « faire » médité, de la « praxis »... Peu importent les termes,
mais justement du distancié par une conscience ou un artifice.
(pp. 70-71)
Cette différence de discours concernant les dominés et les
dominants s’explique elle aussi par la différence des rapports qu’ils
entretiennent ; jusqu’à présent, c’est la notion de contrat qui a caractérisé de
façon essentielle les rapports sociaux entre propriétaires (entre pairs, entre
égaux), et ceux entre propriétaires et appropriés :
Tous les rapports sociaux ne sont pas traduisibles en
termes contractuels et le contrat est l’expression d’un rapport spécifique ;
(...) Par exemple le salariat est dans l’univers du contrat, l’esclavage
est hors l’univers du contrat. Le rapport sexué généralisé n’est
pas traduit et n’est pas traduisible en termes de contrat (ce qui est
idéologiquement interprêté comme un rapport garanti hors de l’univers
contractuel et fondé dans la Nature). Ceci est habituellement voilé sous le fait
que la forme individualisée du rapport est, elle, considérée comme un
contrat : le mariage. (...) l’univers du contrat entérine et suppose, avant
toute autre chose, la qualité de propriétaire chez les contractants. Les
mineurs, les fous, ceux qui sont en tutelle, c’est-à-dire ceux qui sont encore
propriété du père [12] et ceux qui n’ont pas la propriété de leur subjectivité (c’est-à-dire en réalité
la possession de biens « propres » selon l’expression du Code civil), ne peuvent
pas contracter. Pour contracter, la propriété de biens matériels (fonciers et
monétaires mis en jeu dans le contrat), éventuellement la propriété de choses
vivantes (animaux, esclaves, femmes, enfants...) semble superficiellement
déterminante, mais ce qui est déterminant est la propriété de soi-même,
qui s’exprime, à défaut de tout « bien propre », dans la possibilité de vendre
sa propre force de travail. Telle est la condition minimale de n’importe quel
contrat. Or le fait pour l’individu d’être la propriété matérielle d’autrui
l’exclut de l’univers du contrat ; on ne peut pas être à la fois propriétaire de
soi-même et être la propriété matérielle d’autrui [13].
(pp. 33-34)
Les rapports contractuels sont par définition censés être
élaborés par les protagonistes eux-mêmes, librement qui plus est [14] en tout cas, être agis, créés. Les rapports d’appropriation, eux, sont imposés
aux appropriés, que ce soit par la force brute ou par celle de la coutume (de
toute façon relayée par la violence si elle est contestée) : par définition, les
appropriés n’ont pas à donner leur avis, on ne le leur demande pas, et ils
subissent entièrement leur situation. Ceux qui s’y refusent apprennent ce qu’il
leur en coûte. Ce n’est qu’au sein du rôle qui leur est assigné et qui reste
celui de dominés, qu’ils peuvent parfois (rarement) avoir quelque autonomie. Il
n’y a pas d’ambiguïté : quoi qu’on en puisse penser, les propriétaires
contractants peuvent bien avoir l’impression qu’ils nouent librement,
individuellement et de façon autonome leurs propres relations. Qu’ils se créent
ou s’aménagent eux-mêmes leur place dans leur société et dans le monde. Mais ils
savent bien, en tout cas, qu’il n’en va pas ainsi pour leurs appropriés, dont la
place est par contre toute définie. Les dominants se posent comme sujets de
leurs rapports, ils ne peuvent que poser les appropriés comme objets de leurs
rapports ; et ce sont eux qui, disposant également des moyens d’expression,
élaborent le discours qui rendra compte des rapports d’appropriation :
Le premier mouvement des groupes dominants est de se
définir en fonction de l’instance idéologiquement décrétée fondatrice de la
société, elle varie bien évidemment selon le type de société. (...) Définis en
tout cas, par des mécanismes créateurs d’histoire, mais non par des instances
qui seraient à la fois répétitives, intérieures et mécaniques, instances qu’ils
réservent aux groupes dominés. Ainsi les hommes se prétendent identifiés par
leurs pratiques et ils prétendent que les femmes le sont par leur corps.
(...)
Pourtant les révoltes, les conflits, les bouleversements
historiques et d’autres raisons les contraignent parfois à entrer dans une
problématique à laquelle ils répugnent pour eux-mêmes aussi fortement qu’ils y
adhèrent pour ceux qu’ils exploitent. Ils peuvent alors tenter de définir leurs
liens avec cette Nature si attentive qui leur fournit si commodément et si
opportunément du « matériel » vivant. À ce stade, ils peuvent entreprendre de
développer ces « éthiques scientifiques », aussi bien libérales triomphantes que
nazies, qui proclament que certains groupes ont droit de domination par
l’excellence de leurs qualités et leurs capacités innées de toutes sortes [15].
Ils n’abandonnent pas néanmoins le sentiment qu’ils ne se
confondent pas pour autant avec les éléments de la Nature et ils considèrent que
ces capacités leur donnent, justement (quel heureux hasard), la possibilité de
transcender les déterminations internes ; par exemple la nature leur donne
l’intelligence, innée mais qui justement permet de comprendre, donc de dominer,
dans une certaine mesure, la Nature... (pp. 71-72)
Il y a donc double discours, discours asymétrique : la nature
des uns est détermination naturelle, l’essence des autres est liberté.
L’idéologie ne fait que rendre compte, avec exactitude mais sous une forme
mystificatrice, de la réalité des rapports sociaux.
La Nature intervient donc bien à un certain point de leur
discours sur eux-mêmes, mais à une place telle qu’ils sont supposés entretenir
avec elle des liens d’extériorité (...) Le deuxième degré de la croyance
naturaliste implique donc que la nature des uns et la nature des autres est
subtilement différente et non comparable, en un mot que leur nature n’est pas de
même nature : la nature des uns serait tout à fait naturelle alors que la nature
des autres serait « sociale ». (p. 73)
C’est que les uns sont des instruments des rapports sociaux, et
doivent rester à la place déterminée qui leur a été fixée, alors que les autres,
propriétaires, sont membres du corps social, et doivent dans une certaine mesure
(relative tout de même...) intervenir activement dans la constitution des
rapports sociaux, et notamment, dans le maintien en l’état de l’ordre social.
L’imputation d’être des groupes naturels qui est faite aux
groupes dominés est donc bien particulière. Ces groupes dominés sont énoncés,
dans la vie quotidienne comme dans la production scientifique, comme immergés
dans la Nature et comme des êtres programmés de l’intérieur, sur lesquels le
milieu et l’histoire sont pratiquement sans influence. Une telle conception
s’affirme d’autant plus fortement que la domination exercée est plus proche de
l’appropriation physique nue. Un approprié sera considéré comme ayant à voir
avec la Nature alors que les dominants n’y viennent qu’en second mouvement. Mais
plus encore les protagonistes occupent par rapport à la Nature une place
différente : les dominés sont dans la Nature et la subissent, alors que
les dominants surgissent de la Nature et l’organisent. (p. 78)
Et C. Guillaumin de conclure ainsi son analyse :
Plus la domination tend à l’appropriation totale, sans
limites, plus l’idée de « nature » de l’approprié sera appuyée et « évidente ».
(p. 81-82)
La conclusion politique, elle, est que la lutte ne peut frapper
juste que si elle use de la conscience politique contre la croyance, de
l’analyse politique contre les sentiments spontanés, que si elle oppose la
compréhension de la réalité des rapports sociaux à l’idée de leur naturalité, à
l’idée que ces rapports, tout comme les appropriés eux-mêmes, seraient naturels
et dès lors, prétendument, inquestionnables.
Et les « animaux » ? Appropriés et naturels !
On aura remarqué que les citations que j’ai faites des textes de
C. Guillaumin sont presque toujours directement applicables à la
situation des non-humains. C’est là d’ailleurs une constatation qui corrobore la
justesse de ses thèses, puisqu’elle ne les a justement pas élaborées en pensant
les appliquer aux « animaux ».
C’est que ceux-ci sont bel et bien considérés comme des objets
(c’est explicite tant dans le Code civil que dans le Code pénal), ils sont
vendus et achetés en tant que marchandises, ils ont des propriétaires qui ont
pratiquement tout pouvoir sur eux [16], bref, ils sont bel et bien appropriés. Et ils sont appropriés collectivement en
tant que classe (catégorie générale correspondant à celle des êtres non-humains)
par une autre classe (la catégorie des êtres humains) : tout humain, par
exemple, peut pêcher ou chasser un animal, ce qui ne signifie rien d’autre que
les animaux, pris en tant qu’ensemble, appartiennent de droit aux humains (à
l’humanité dans son ensemble), et que, pour qu’ils deviennent la propriété
réelle et concrète d’un individu humain particulier, il suffit seulement que
celui-ci arrive à s’emparer d’eux, par force ou par ruse. La loi désigne
d’ailleurs un animal sauvage comme res nullius (« chose de personne »).
Quant à la descendance d’un non-humain, tout comme ses autres productions, elle
appartient ipso facto à son propriétaire. Le fait même d’exposer cela en ces
termes déjà semble étrange, tant est grande la force de l’évidence, tant nous
avons intégré comme normales et naturelles notre qualité de
propriétaire et leur statut de propriétés.
Et c’est effectivement un fait incontournable que les animaux
sont systématiquement perçus comme des « éléments naturels », comme des
« parties de la Nature », que pour tout le monde, « ils appartiennent à la
Nature ». Et ils sont bien perçus également comme ayant « une nature » qui les
détermine entièrement, perçus comme des êtres qui sont déjà en naissant tout ce
qu’ils seront par la suite, des spécimens indifférenciés de leur espèce,
immergés dans la Nature et soumis à elle via leurs instincts, ou, comme le dit
C. Guillaumin à propos des femmes, « des êtres clos, finis, qui poursuivent une
tenace et logique entreprise de répétition, d’enfermement, d’immobilité, de
maintien en l’état du (dés)ordre du monde. » (p. 76)
Dans son célèbre livre sur Les enfants sauvages, Lucien
Malson nous donne un clair aperçu du discours humaniste (c’est-à-dire, spéciste)
type, tel qu’on peut le rencontrer partout puisqu’il correspond bien à
l’idéologie actuelle, héritée du XVIIIe
siècle et des Lumières, quoique puisant ses racines dans la plus profonde
Antiquité :
C’est une idée désormais conquise que l’homme n’a point de
nature mais qu’il a - ou plutôt qu’il est - une histoire.
(...)
À la vie close, dominée et réglée par une nature donnée,
se substitue ici l’existence ouverte, créatrice et ordonnatrice d’une nature
acquise.
(...)
Aujourd’hui, se trouve au monde un être qui n’est pas,
comme la totalité des autres êtres, un « système de montages » mais qui doit
tout recevoir et tout apprendre [17]...
On retrouve toujours la notion d’instinct, qui n’explique rien,
mais qui agit comme une incantation magique, pour signifier que le bois dont
sont fait les appropriés a des propriétés spéciales et les agi, presque comme de
l’extérieur (mais non, pas de l’extérieur, puisqu’on ne peut pas non plus parler
à leur propos d’intérieur, de subjectivité) : l’instinct serait la courroie de
transmission de leur nature, le relais qui permet à l’espèce (qui est leur
nature) de dicter, par détermination interne, sa conduite à l’individu.
Pourtant, cette notion d’instinct, on a beau être habitué à
l’utiliser sans cesse, à force d’étudier dans les faits les animaux non
humains, on ne sait plus trop qu’en penser ; même Malson est obligé d’en
convenir, tout en essayant tout de même de retomber sur ses pattes :
Certes, la notion même d’instinct, dans la psychologie
animale, a perdu la rigidité qu’elle avait jadis. On sait, aujourd’hui, que
l’imitation, l’apprentissage des tâches chez les animaux supérieurs, que l’effet
de suggestion de groupe chez les animaux inférieurs vivant en une sorte de
permanente hypnose (sic), indiquent le rôle non négligeable de
l’entourage dans la maturation de l’instinct. Malgré tout, celui-ci n’en
continue pas moins d’apparaître comme un « a priori de l’espèce » dont chaque
être exprime la force directrice d’une manière assez précise, même dans le cas
d’un précoce isolement. C’est en ce sens qu’un comportement animal renvoie tout
de même à quelque chose comme une nature [18].
Les scientifiques, malgré leurs a priori idéologiques qui sont
ceux de tout le monde, ont en fait de plus en plus de mal à légitimer un tel
discours ; parlant plus spécifiquement des oiseaux et des poissons, l’éthologue
Rémy Chauvin affirme bien que
il existe certainement une composante innée, fixée sur les
chromosomes, dans beaucoup de comportements, mais elle est loin d’avoir un
caractère bien précis : c’est plutôt une sorte d’orientation vague et très
générale vers l’acte à accomplir [19].
Lui-même ne fait pas le pas, mais ne doit-on pas considérer dès
lors, à partir d’une telle définition de ce qu’est un instinct, que par exemple
notre trivial sentiment de faim, tout comme celui de satiété, sont des
instincts ? Voilà qui à la fois enlève beaucoup de son intérêt (idéologique) à
la notion d’instinct, et qui comble quelque peu cet abime qui est censé nous
(nous, humains) séparer des autres individus ! Mais, j’oubliais, on ne parle pas
d’instincts à propos des humains, mais de besoins physiologiques !
Le discours humaniste « habituel » (du moins lorsqu’il se veut
non raciste et non sexiste) veut que les dominants aient animalisé et naturalisé
les dominés humains pour mieux les faire sortir de la case « humanité », ne
faisant que plaquer abusivement sur eux les caractéristiques « naturelles »,
réelles et fondées, elles, des autres animaux.
Mais, et ce n’est pas là le moindre intérêt des thèses de C.
Guillaumin, ce n’est justement pas l’idée qu’elle défend : il n’y a pas
« animalisation » ou « chosification » (puisque malheureusement c’est la même
chose) des dominés humains pour les rendre plus aisément dominables ;
mais, à un certain type de rapports sociaux, ceux d’appropriation, correspond
logiquement un certain type d’idéologie, celle de la nature. L’idée que les
appropriés sont « naturels », que leur appropriation est « naturelle » vient du
fait même qu’ils sont appropriés, découle de ce type particulier de rapport
qu’est le rapport d’appropriation.
Les analyses de C. Guillaumin sont plutôt convaincantes :
l’imputation de naturalité découle du rapport d’appropriation, et le discours
qui veut fonder l’appropriation sur la naturalité des dominés est donc second
par rapport à l’appropriation elle-même. Il en va de même pour le mépris dans
lequel sont tenus les intérêts des dominés : ce n’est pas lui qui fonde,
explique, légitime l’exploitation, c’est au contraire l’exploitation qui
l’engendre.
Le combat contre le spécisme est nécessairement aussi idéologique
C. Guillaumin ne remet pas en cause l’évidence spéciste (non pas
nécessairement l’injustifiabilité de l’exploitation des êtres non-humains, qui
pourrait être une question indépendante ; mais en tout cas l’idée qu’ils
seraient des êtres naturels, spécimens de leur espèce mûs par leurs seuls
« instincts ») : pourtant, ses propres analyses aboutissent logiquement à la
remise en cause, non de la naturalité des seuls dominés humains, mais de celle
de tous les dominés. C’est l’idée de naturalité elle-même qui est en fait mise
sur la sellette, indépendamment de ceux auxquels elle est censée s’appliquer,
puisqu’il apparaît qu’elle correspond en fait à certains types de rapports
sociaux. C’est la notion de Nature, et celle de nature des choses, qui est
attaquée par la mise en évidence de son caractère de reflet et de fondement
idéologiques des rapports d’appropriation. Et, dans le même mouvement, c’est
l’idéologie humaniste, qui en est le revers, qui se trouve critiquée [20]. N’oublions pas, en outre, que le seul argument jusqu’ici invoqué à l’encontre
des thèses de la libération animale (dont on ne voit d’ailleurs pas quel lien
logique il entretiendrait avec le problème) est que la spécificité des humains
tiendrait dans leur liberté, dont seraient dépourvus les autres animaux, êtres
naturels.
Il y a néanmoins bien des différences entre les appropriés
humains et les non-humains : les seconds ne peuvent guère être acteurs dans les
rapports sociaux, ou si peu, comparés à la majorité des humains de plusieurs
années. Ils sont condamnés à subir ces rapports, dans l’incapacité qu’ils sont à
les agir jusqu’à les transformer. En bref, ils ne peuvent pas bâtir de véritable
rapport de force, et ils ne peuvent pas non plus, a fortiori, nouer d’eux-mêmes
des rapports contractuels, du moins explicites [21].
L’idéologie politique occidentale oppose traditionnellement les
rapports contractuels, rapports d’égaux à égaux (ou déclarés tels), et les
rapports d’appropriation, rapports de propriétaires à choses, comme les deux
seules possibilités de rapports. C’est ce que l’on entend lorsque l’on nous dit,
parlant des animaux, qu’un être qui ne saurait avoir de devoirs envers les
autres ne saurait avoir de droits. Mais on oublie alors de préciser que, malgré
leur incapacité à se faire imposer des devoirs, nombreux sont les humains
auxquels on accorde des droits, limités mais néanmoins fondamentaux (ceux d’être
entretenus, de ne pas être tués ni torturés...) qui sont ces droits mêmes qui
font si cruellement défaut aux non humains.
Remarquons par exemple que les enfants, qui sont bien la
dernière classe d’humains explicitement appropriés, sont perçus comme
irresponsables, socialement débiles, etc. ; ce qui se révèle très vite faux,
même si c’est effectivement le cas pour les nourrissons. Et justement, les
nourrissons, tout comme les humains séniles (gâteux), les handicapés mentaux
profonds et autres personnes sous tutelle, ne peuvent pas toujours plus que les
individus non humains agir les rapports sociaux, ni non plus lier contrat. Mais
ils sont néanmoins, du fait de leur appartenance d’espèce, un tant soit peu pris
en compte (en tout cas, tout de même plus que la plupart des animaux que nous
utilisons) et, en droit sinon toujours en réalité, on accorde une
certaine considération à leurs intérêts vitaux [22]. On ne peut donc faire jouer cette clause pour le maintien de la domination à
l’égard des animaux non humains (ce ne serait de toute façon pas moral), et cela
prouve que, même à l’heure actuelle, des êtres qui ne peuvent établir aucun
rapport de force peuvent bénéficier de protections sociales, aussi insuffisantes
soient-elles.
De toutes façons, nous n’en sommes hélas pas encore au point où
il pourrait être utile de se poser précisément la question du statut social des
animaux, question pour le moins épineuse dans le cadre de la société actuelle.
Par contre, l’urgence est bien de travailler à une révolution culturelle, visant
à transformer notre vision courante des non humains, sans laquelle nous ne
pouvons guère espérer de transformation radicale de leur sort. C’est que, a
contrario des autres luttes, celle pour la libération animale est condamnée à
rester un mouvement des dominants eux-mêmes, et à ne pas pouvoir compter sur la
détermination, l’intelligence et la critique idéologique (culturelle) des
dominés, comme celles que peuvent exercer les colonisés, les noirs américains,
les femmes, etc., dans le cadre de « leurs » luttes. C’est donc à nous de nous
atteler à cette tâche, pour laquelle nous ne sommes pas des mieux placés ; cela
passe par la critique des thèses éthiques traditionnelles de l’humanisme, au
profit, par exemple, de l’idée de considération égale des intérêts, mais aussi,
donc, par la critique de notre vision commune des animaux comme êtres
naturels, immensément différents des humains, qui seraient, eux, des êtres
libres. C’est en fait la dichotomie Humanité/Nature elle-même qu’il me
semble essentiel de critiquer : s’il y a des différences radicales à faire dans
le réel, elles ne me semblent pas correspondre du tout à ce qu’on entend par
naturel et humain, naturel et social, naturel et artificiel. Me semble bien plus
pertinente la distinction qu’on peut établir entre ce qui ressent, souffre, a
conscience, et ce qui est insensible. La distinction entre les « choses » qui
ont des intérêts, dont l’existence peut se passer bien ou mal, et les choses
auxquelles rien n’importe, insensibles, ne dégageant pas de valeurs par
elles-mêmes.
Les analyses de C. Guillaumin vont dans ce sens : outre qu’elles
permettent de comprendre à quoi correspond l’idéologie spéciste, et en quoi elle
est si proche des idéologies sexiste et raciste, elles ôtent de son caractère
naturel et évident à la notion d’un ordre de la liberté qui s’opposerait à un
ordre de Nature, pour la poser comme un fait culturel lié à des rapports de
domination. Ces analyses constituent une base possible d’une critique radicale
de l’appropriation et des façons de penser qu’elle engendre.
[1] Ces analyses ont été présentées initialement
dans les n°2 & 3 des Questions Féministes (février et mai 1978). Elles
ont été republiées récemment, avec d’autres articles de C. Guillaumin, dans
Sexe, Race et Pratique du pouvoir : l’idée de Nature, éd. côté-femmes,
Paris, 1992. C’est à cette édition que je me référerai lorsque j’indiquerai les
pages desquelles sont tirés les passages cités. C. Guillaumin a par ailleurs
publié en 1972 L’idéologie raciste, genèse et langage actuel, aux éd.
Mouton.
[2] Rapports que C. Guillaumin nomme « rapports
de sexe », « rapports de classe de sexe » ou « rapports sexués » : il ne s’agit
évidemment pas des rapports sexuels, mais des rapports sociaux déterminés par
l’appartenance (sociale) respective des protagonistes à l’un et/ou l’autre sexe.
Le mot « classe » n’est pas ici à prendre dans son sens marxiste strict, où une
classe d’individus est caractérisée par sa place au sein des rapports de
production, mais dans un sens plus indéfini, de catégorie d’individus
socialement déterminée et déterminante (on peut alors parler de « classes de
sexe » au même titre que l’on parle parfois, à propos de l’Antiquité grecque, de
la « classe des hommes libres » et de celle des esclaves, etc.).
[3] Je crois que la définition de chacun par son sexe, cette identité spécifique à laquelle doit adhérer chaque individu, répond à l’exigence pour une société de contrôler la reproduction de ses
membres, ce qu’elle fait en leur imposant des identités distinctes, qui sont leur devoir-être, leurs fonctions sociales respectives (qui concernent ici en
premier lieu la reproduction, la production d’enfants, de nouveaux membres du corps social). Et je pense que la domination est seconde, ne s’opère ici qu’une
fois les catégories de sexe déjà constituées. Elles n’en sont d’ailleurs pas plus « naturelles » pour autant.
C’est que la sexualité des humains voit son objet créé
socialement. Les enfants sauvages se masturbent, mais n’ont aucun objet à leur
désir (besoin, instinct ?) sexuel, ni humain, ni a fortiori individu de l’autre
sexe. Cf. également à ce sujet R. Stollers, Recherches sur l’identité
sexuelle, NRF, Gallimard, 1978, et Beverly Birns, « Les différences entre
les sexes : leur émergence et leur socialisation au cours des toutes premières
années de la vie », in Hurtig et Pichevin, La différence des sexes, questions
de psychologie, éd. Tierces, Paris, 1986.
[4] Pourquoi partout les femmes sont dominées ?
On trouvera d’intéressantes informations et pistes de réflexion dans « Essai sur
les origines de la division sexuelle du travail », de A. Testard, et dans
L’un est l’autre, de É. Badinter (dont je ne partage par ailleurs pas le
point de vue général). Pour une réfutation de la thèse de l’existence de
matriarcats, lire Stella Georgoudi, « Bachofen, le matriarcat et le monde
antique », in Histoire des femmes en Occident (sous la direction de G.
Duby et M. Perrot), Plon, 1991, tome I, pp. 477 à 491.
[5] On pourra néanmoins trouver que cette analyse
en terme d’appropriation rend mal compte du contenu affectif possible des
rapports de sexe, de l’émergence possible de rapports amoureux, qui peut parfois
excéder le cadre de rapports de domination : a-t-on déjà vu un propriétaire
d’esclaves se suicider suite à la perte de sa propriété, comme pourrait le faire
un amoureux délaissé ? Ces rapports de dépendance affective, qui peuvent bien,
eux, être réciproques (quoique en gardant souvent une signification propre à
chaque sexe), ont en fait aidé longtemps à masquer la réalité des rapports de
domination et d’appropriation.
[6] Les enfants aussi sont appropriés ; hier, par
le père, et depuis 1970, par les deux parents (à l’« autorité paternelle » a
succédé l’« autorité parentale »), qui en sont les propriétaires, ou plutôt, les
usufruitiers et tuteurs - c’est en fait la société dans son ensemble qui en est
la véritable propriétaire, via l’État, puisque c’est lui qui décide en fin de
compte qui aura la « garde » de l’enfant, qu’il peut donner ou retirer selon ses
propres règles. En fait, les individus ne sont jamais véritablement
propriétaires, c’est le corps social qui l’est : ceux que j’appelle donc
improprement propriétaires (par facilité, et pour suivre l’usage que fait C.
Guillaumin de ce mot) sont donc également appropriés, mais directement par le
corps social dans son ensemble (c’est ce qu’exprime leur statut de membres),
et non indirectement par certains humains (ce qui correspondrait à un statut d’outils,
ou, pour reprendre le mot d’Aristote à propos des esclaves, d’instruments
animés).
[7] Elle passe sous silence les rapports
humains-animaux, et parle peu des rapports adultes-enfants, à propos desquels on
peut en revanche lire avec profit : Les enfants d’abord, de Christiane
Rochefort (éd. Grasset, 1976), Ni vieux ni maîtres, de Yves Le Bonniec et
Claude Guillon (éd. A. Moreau, 1983), Insoumission à l’école obligatoire,
de Catherine Baker (éd. B. Barrault, 1985)... L’appropriation des enfants n’a
pas (ou n’a plus) pour fonction première l’exploitation directe de leur force de
travail, etc., mais bien leur « domestication », leur socialisation, leur
fonctionnalisation sociale. Que cela se fasse éventuellement avec plus ou moins
de douceur ou de sollicitude ne change rien à la réalité de l’appropriation,
mais par contre la masque.
[8] Aristote, on l’a vu, considérait par exemple
les esclaves comme des « instruments animés » ; les planteurs français de Saint
Domingue appelaient leurs esclaves des « pioches », etc.
[9] New York Daily Tribune, 20 décembre
1859 ; cité par Karl Marx, Le Capital, livre troisième, éd. Sociales,
1976, p. 358.
[10] Cf. le texte « L’Animal, l’Homme, la Nature,
la Société : et moi, dans tout ça ? », dans Nous ne mangeons pas de viande
pour ne pas tuer d’animaux, 1989 (références en dernière page des Cahiers).
Les Noirs sont ainsi des spécimens du Noir, les femmes, des incarnations de la
Femme, etc., lorsque les hommes sont par contre des représentants individués de
l’Humanité (elle se caractérise - distingue - justement idéologiquement par
l’individualisation de ses « membres »). Les animaux, eux, apparaissent comme
des spécimens indifférenciés de leur espèce...
[11] C’est bien entendu faux, c’est bien au sujet
des animaux non humains que le discours de la Nature est le plus aveuglant,
comme en témoigne a contrario le fait que C. Guillaumin ne pensait pas devoir
considérer ses analyses comme valables aussi pour eux : eux sont
naturels ?
[12] On a vu que, en France depuis 1970,
l’« autorité » est désormais parentale ; mais en 1978, c’est encore le père qui
« touche » les prestations sociales, qui gère les biens familiaux et ceux
éventuels des enfants.
[13] Et effectivement, les esclaves étaient
généralement exclus de tout droit à la propriété, y compris celle de leur propre
subjectivité : ils étaient aussi exclus de toute action en justice, ne serait-ce
qu’en qualité de témoins (ce qui a aussi longtemps été le cas des femmes, des
enfants...). Quant aux femmes, on estime qu’à l’heure actuelle elles
détiendraient environ 1% des richesses (biens divers, moyens de production)
mondiales !
[14] On sait ce qu’il peut en être en réalité,
qu’il s’agisse du fameux contrat social, ou de la liberté de se salarier, par
exemple. Mais ce n’est pas le lieu de discuter ici du discours que produisent
les propriétaires eux-mêmes sur leur propre situation. Cf. pour une
analyse plus détaillée, Une liberté qui nous subjugue, brochure
disponible à mon adresse (20 rue Cavenne, 69007 Lyon)
[15] Ici, je passe une note de l’auteur qui
détaille ses propos.
[16] Encore que cela puisse dépendre de la
fonction sociale qui est assignée à l’espèce à laquelle appartiennent
« naturellement » les individus, ainsi des « animaux de compagnie » qui, ayant
une autre fonction, sont généralement mieux lotis que les « animaux de
boucherie », etc.
[17] Lucien Malson, Les enfants sauvages,
coll. 10/18, Union Générale d’Editions, Paris, 1964, pp. 7, 8, 9. C’est
effectivement « une idée désormais conquise », historique : ça a été la tâche de
l’humanisme que d’étendre tendanciellement, au niveau concret, matériel, la
reconnaissance progressive pour « tous les humains » de leur propriété
d’eux-mêmes, et au niveau idéologique qui lui correspond, d’étendre la notion de
liberté égale à « tous » les humains. Cela a correspondu à l’avènement du
capitalisme, rapport social qui se fonde sur la possibilité aussi étendue que
possible de commercer (échanges marchands), et donc de posséder.
[18] Malson, op. cit., p. 8 ; je ne vois
pas du tout qu’elle est cette « permanente hypnose » dont il parle, ni en quoi
le terme serait inadéquat à ce que vivent les humains en société, qui sont
pourtant, j’imagine, les animaux supérieurs par excellence.
[19] Rémy Chauvin, Des animaux et des hommes,
éd. Seghers, Paris, 1989, p. 21 ; on trouve dans son livre de vulgarisation de
l’éthologie de nombreux résultats d’expérimentations ou d’observations qui vont
tout-à-fait à l’encontre de la vision habituelle animaux-nature-détermination,
et humains-sociaux-libres. Même si certains passages, parfois, me semblent
sujets à caution, sa lecture révolutionne plutôt notre appréhension des
non-humains.
[20] Car l’humanisme dans son ensemble, la
dignité humaine spécifique, est une création idéologique qui ne tient debout
qu’en ayant recours à l’idée qu’existe un Ordre naturel, et des êtres qui
auraient une nature, qui seraient déterminés par « la Nature », par contraste
envers lesquels l’Humanité peut alors se distinguer : il faut un Ordre
naturel et déterminé sur lequel le Règne de la liberté (humaine) puisse faire
relief. Cf. à ce propos, Une liberté qui nous subjugue, op. cit.,
et Clément Rosset, l’Anti-nature, Quadrige, PUF, 1973. On peut aussi se
reporter à
« Qu’est-ce que le spécisme ? » ou à
« Luc Ferry et le rétablissement de l’ordre », de D. Olivier (CA n°5,
pp. 17 et 41).
[21] La défense animale joue néanmoins,
lorsqu’elle le peut, sur ce caractère contractuel présumé : ainsi, il serait
horrible de tuer les chevaux de course parce qu’ils nous auraient
auparavant servi loyalement, tout comme il serait abject d’abandonner son
chien si fidèle, etc. Mais la libération animale ne s’appuie pas sur ce
type d’arguments, puisqu’elle exige l’égale considération des intérêts de tous
les êtres ayant des intérêts, indépendamment, justement, de toute idée de
contrat ou de réciprocité.
[22] Ils sont tout de même parmi les premiers à
être sacrifiés en cas de crise ; ainsi, près de 40 000 psychiatrisés sont morts
en France en 1939-45 par décision politico-administrative, faute de soins et de
nourriture. Cf. M. Lafont, L’extermination douce, éd. de
l’AREFPPI, 1987.
)
Ce texte est également publié sur http://www.cahiers-antispecistes.org/article.php3?id_article=79.
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