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Autogestion et hiérarchie
mis en ligne le 18 août 2005 - Cornelius Castoriadis
Nous vivons dans une société dont l’organisation est hiérarchique, que ce
soit dans le travail, la production, l’entreprise ; ou dans
l’administration, la politique, l’Etat ; ou encore dans l’éducation et la
recherche scientifique. La hiérarchie n’est pas une invention de la
société moderne. Ses origines remontent loin -bien qu’elle n’ait pas
toujours existé, et qu’il y ait eu des sociétés non hiérarchiques qui ont
très bien fonctionné. Mais dans la société moderne le système
hiérarchique (ou, ce qui revient à peu près au même, bureaucratique) est
devenu pratiquement universel. Dès qu’il y a une activité collective
quelconque, elle est organisée d’après le principe hiérarchique, et la
hiérarchie du commandement et du pouvoir coïncide de plus en plus avec la
hiérarchie des salaires et des revenus. De sorte que les gens n’arrivent
presque plus à s’imaginer qu’il pourrait en être autrement, et qu’ils
pourraient eux-mêmes être quelque chose de défini autrement que par leur
place dans la pyramide hiérarchique.
Les défenseurs du système actuel essaient de le justifier comme le seul
“logique”, “rationnel”, “économique”. On a déjà essayé de montrer que ces
“arguments” ne valent rien et ne justifient rien, qu’ils sont faux pris
chacun séparément et contradictoires lorsqu’on les considère tous
ensemble. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus bas. Mais on présente
aussi le système actuel comme le seul possible, prétendûment imposé par
les nécessités de la production moderne, par la complexité de la vie
sociale, la grande échelle de toutes les activités, etc. Nous tenterons
de montrer qu’il n’en est rien, et que l’existence d’une hiérarchie est
radicalement incompatible avec l’autogestion.
AUTOGESTION ET HIÉRARCHIE DU COMMANDEMENT
Décision collective et problème de la représentation
Que signifie, socialement, le système hiérarchique ? Qu’une couche de la
population dirige la société et que les autres ne font qu’exécuter ses
décisions ; aussi, que cette couche, recevant les revenus les plus grands,
profite de la production et de travail de la société beaucoup plus que
d’autres. Bref, que la société est divisée entre une couche qui dispose
du pouvoir et des privilèges, et le reste, qui en est dépossédé. La
hiérarchisation -ou la bureaucratisation- de toutes les activités
sociales n’est aujourd’hui que la forme, de plus en plus prépondérante,
de la division de la société. Comme telle, elle est à la fois résultat et
cause du conflit qui déchire la société.
S’il en est ainsi, il devient ridicule de se demander : est-ce que
l’autogestion, est-ce que le fonctionnement et l’existence d’un système
social autogéré est compatible avec le maintien de la hiérarchie ? Autant
se demander si la suppression du système pénitenciaire actuel est
compatible avec le maintien de gardiens de prisons, de gardiens-chefs et
de directeurs de prison. Mais comme on sait, ce qui va sans dire va
encore mieux étant dit. D’autant plus que, depuis des millénaires, on
fait pénétrer dans l’esprit des gens dès leur plus tendre enfance l’idée
qu’il est “naturel” que les uns commandent et les autres obéissent, que
les uns aient trop de superflu et les autres pas assez de nécessaire.
Nous voulons une société autogérée. Qu’est-ce que cela veut dire ? Une
société qui se gère, c’est-à-dire se dirige, elle-même. Mais cela doit
être encore précisé. Une société autogérée est une société où toutes les
décisions sont prises par la collectivité qui est, chaque fois, concernée
par l’objet de ces décisions. C’est-à-dire un système où ceux qui
accomplissent une activité décident collectivement ce qu’ils ont à faire
et comment le faire, dans les seules limites que leur trace leur
coexistence avec d’autres unités collectives. Ainsi, des décisions qui
concernent les travailleurs d’un atelier doivent être prises par les
travailleurs de cet atelier ; celles qui concernent plusieurs ateliers à
la fois, par l’ensemble des travailleurs concernés, ou par leurs délégués
élus et révocables ; celles qui concernent toute l’entreprise, par tout le
personnel de l’entreprise ; celles concernant un quartier, par les
habitants du quartier ; et celles qui concernent toute la société, par la
totalité des femmes et des hommes qui y vivent.
Mais que signifie décider ?
Décider, c’est décider soi-même. Ce n’est pas laisser la décision à des
“gens compétents”, soumis à un vague “contrôle”. Ce n’est pas non plus
désigner les gens qui vont, eux, décider. Ce n’est pas parce que la
population française désigne, une fois tous les cinq ans, ceux qui feront
les lois, qu’elle fait les lois. Ce n’est pas parce qu’elle désigne, une
fois tous les sept ans, celui qui décidera de la politique du pays,
qu’elle décide elle-même de cette politique. Elle ne décide pas, elle
aliène son pouvoir de décision à des “représentants” qui, de ce fait
même, ne sont pas et ne peuvent pas être ses représentants. Certes, la
désignation de représentants, ou de délégués, par les différentes
collectivités, comme aussi l’existence d’organes -comités ou conseils-
formés par de tels délégués sera, dans une foule de cas, indispensable.
Mais elle ne sera compatible avec l’autogestion que si ces délégués
représentent véritablement la collectivité dont ils émanent, et cela
implique qu’ils restenbt soumis à son pouvoir. Ce qui signifie, à son
tour, que celle-ci non seulement les élit, mais peut aussi les révoquer
chaque fois qu’elle le juge nécessaire.
Donc, dire qu’il y a hiérarchie du commandement formé par des “gens
compétents” et en principe inamovibles ; ou dire qu’il y a des
“représentants” inamovibles pour une période donnée (et qui, comme
l’expérience le prouve, deviennent pratiquement inamovibles à jamais),
c’est dire qu’il n’y a ni autogestion, ni même “gestion démocratique”.
Cela équivaut en effet à dire que la collectivité est dirigée par des
gens dont la direction des affaires communes est désormais devenue
l’affaire spécialisée et exclusive, et qui, en droit ou en fait,
échappent au pouvoir de la collectivité.
Décision collective, formation et information
D’autre part, décider, c’est décider en connaissance de cause. Ce n’est
plus la collectivité qui décide, même si formellement elle « vote », si
quelqu’un ou quelques-uns disposent seuls des informations et définissent
les critères à partir desquels une décision est prise. Cela signifie que
ceux qui décident doivent disposer de toutes les informations
pertinentes. Mais aussi, qu’ils puissent définir eux-mêmes des critères à
partir desquels ils décident. Et pour ce faire, qu’ils disposent d’une
formation de plus en plus large. Or, une hiérarchie du commandement
implique que ceux qui décident possèdent -ou plutôt prétendent posséder-
le monopole des informations et de la formation, et en tout cas, qu’ils y
ont un accès privilégié. La hiérarchie est basée sur ce fait, et elle
tend constamment à le reproduire. Car dans une organisation hiérarchique,
toutes les informations montent de la base au sommet et n’en redescendent
pas, ni ne circulent (en fait, elles circulent, mais contre les règles de
l’organisation hiérarchique). Aussi, toutes les décisions descendent du
sommet vers la base, qui n’a qu’à les exécuter. Cela revient à peu près
au même de dire qu’il y a hiérarchie du commandement, et de dire que ces
deux circulations se font chacune à sens unique : le sommet collecte et
absorbe toutes les informations qui montent vers lui, et n’en rediffuse
aux exécutants que le minimum strictement nécessaire à l’exécution des
ordres qu’il leur adresse, et qui émanent de lui seul. Dans une telle
situation, il est absurde de penser qu’il pourrait y avoir autogestion,
ou même « gestion démocratique ».
Comment peut-on décider, si l’on ne dispose pas des informations
nécessaires pour bien décider ? Et comment peut-on apprendre à décider,
si l’on est toujours réduit à exécuter ce que d’autres ont décidé ? Dès
qu’une hiérarchie du commandement s’instaure, la collectivité devient
opaque pour elle-même, et une énorme gaspillage s’introduit. Elle devient
opaque, parce que les informations sont retenues au sommet. Un gaspillage
s’introduit, parce que les travailleurs non informés ou mal informés ne
savent pas ce qu’ils devraient savoir pour mener à bien leur tâche, et
surtout parce que les capacités collectives de se diriger, comme aussi
l’inventivité et l’initiative, formellement réservées au commandement,
sont entravées et inhibées à tous les niveaux.
Donc, vouloir l’autogestion -ou même la « gestion démocratique », si le
mot de démocratie n’est pas utilisé dans des buts simplement décoratifs-
et vouloir maintenir une hiérarchie du commandement est une contradiction
dans les termes. Il serait beaucoup plus cohérent, sur le plan formel, de
dire, comme le font les défenseurs du système actuel : la hiérarchie du
commandement est indispensable, donc, il ne peut pas y avoir de société
autogérée.
Seulement, cela est faux. Lorsqu’on examine les fonctions de la
hiérarchie, c’est-à-dire à quoi elle sert, on constate que, pour une
grande partie, elles n’ont un sens et n’existent qu’en fonction du
système social actuel, et que les autres, celles qui garderaient un sens
et une utilité dans un système social autogéré, pourraient facilement
être collectivisées. Nous ne pouvons pas discuter, dans les limites de ce
texte, la question dans toute son ampleur. Nous tenterons d’en éclairer
quelques aspects importants, nous référant surtout à l’organisation de
l’entreprise et de la production.
Une des fonctions les plus importantes de la hiérarchie actuelle est
d’organiser la contrainte. Dans le travail, par exemple, qu’il s’agisse
des ateliers ou des bureaux, une partie essentielle de l’ « activité » de
l’appareil hiérarchique, des chefs d’équipe jusqu’à la direction,
consiste à surveiller, à contrôler, à sanctionner, à imposer directement
ou indirectement la « discipline » et l’exécution conforme des ordres
reçus par ceux qui doivent les exécuter. Et pourquoi faut-il organiser la
contrainte, pourquoi faut-il qu’il y ait contrainte ? Parce que les
travailleurs ne manifestent pas en général spontanément un enthousiasme
débordant pour faire ce que la direction veut qu’ils fassent. Et pourquoi
cela ? Parce que ni leur travail, ni son produit ne leur appartiennent,
parce qu’ils se sentent aliénés et exploités, parce qu’ils n’ont pas
décidé eux-mêmes ce qu’ils ont à faire et comment le faire, ni ce qu’il
adviendra de ce qu’ils ont fait ; bref, parce qu’il y a un conflit
perpétuel entre ceux qui travaillent et ceux qui dirigent le travail des
autres et en profitent. En somme donc : il faut qu’il y ait hiérarchie,
pour organiser la contrainte -et il faut qu’il y ait contrainte, parce
qu’il y a division et conflit, c’est-à-dire aussi, parce qu’il y a
hiérarchie.
Plus généralement, on présente la hiérarchie comme étant là pour régler
les conflits, en masquant le fait que l’existence de la hiérarchie est
elle-même source d’un conflit perpétuel. Car aussi longtemps qu’il y aura
un système hiérarchique, il y aura, de ce fait même, renaissance
continuelle d’un conflit radical entre une couche dirigeante et
privilégiée, et les autres catégories, réduites à des rôles d’exécution.
On dit que s’il n’y a pas de contrainte, il n’y aura aucune discipline,
que chacun fera ce qui lui chantera et que ce sera le chaos. Mais c’est
là encore un sophisme. La question n’est pas de savoir s’il faut de la
discipline, ou même parfois de la contrainte, mais quelle discipline,
décidée par qui, contrôlée par qui, sous quelles formes et à quelles
fins. Plus les fins que sert une discipline sont étrangères aux besoins
et aux désirs de ceux qui doivent les réaliser, plus les décisions
concernant ces fins et les formes de la discipline sont extérieures, et
plus il y a besoin de contrainte pour les faire respecter.
Une collectivité autogérée n’est pas une collectivité sans discipline,
mais une collectivité qui décide elle-même de sa discipline et, le cas
échéant, des sanctions contre ceux qui la violent délibérément. Pour ce
qui est, en particulier, du travail, on ne peut pas discuter sérieusement
de la question en présentant l’entreprise autogérée comme rigoureusement
identique à l’entreprise contemporaine sauf qu’on aurait enlevé la
carapace hiérarchique. Dans l’entreprise contemporaine, on impose aux
gens un travail qui leur est étranger et sur lequel ils n’ont rien à
dire. L’étonnant n’est pas qu’ils s’y opposent, mais qu’ils ne s’y
opposent pas infiniment plus que ce n’est le cas. On ne peut croire un
seul instant que leur attitude à l’égard du travail resterait la même
lorsque leur relation à leur travail sera transformée et qu’ils
commenceront à en devenir les maîtres. D’autre part, même dans
l’entreprise contemporaine, il n’y a pas une discipline, mais deux. Il y
a la discipline qu’à coups de contrainte et de sanctions financières ou
autres l’appareil hiérarchique essaie constamment d’imposer. Et il y a la
discipline, beaucoup moins apparente mais non moins forte, qui surgit au
sein des groupes de travailleurs d’une équipe ou d’un atelier, et qui
fait pas exemple que ni ceux qui en font trop, ni ceux qui n’en font pas
assez ne sont tolérés. Les groupes humaines n’ont jamais été et ne sont
jamais des conglomérats chaotiques d’individus uniquement mus par
l’égoïsme et en lutte les uns contre les autres, comme veulent le faire
croire les idéologues du capitalisme et de la bureaucratie qui
n’expriment ainsi que leur propre mentalité. Dans les groupes, et en
particulier ceux qui sont attelés à une tâche commune permanente,
surgissent toujours des normes de comportement et une pression collective
qui les fait respecter.
Autogestion, compétence et décision
Venons-en maintenant à l’autre fonction essentielle de la hiérarchie, qui
apparaît comme indépendante de la structure sociale contemporaine : les
fonctions de décision et de direction. La question qui se pose est la
suivante : pourquoi les collectivités concernées ne pourraient-elles pas
accomplir elles-mêmes cette fonction, se diriger d’elles-mêmes et décider
pour elles-mêmes, pourquoi faudrait-il qu’il y ait une couche
particulière de gens, organisés dans un appareil à part, qui décident et
qui dirigent ? A cette question, les défenseurs du système actuel
fournissent deux sortes de réponses. L’une s’appuie sur l’invocation du «
savoir » et de la « compétence » : il faut que ceux qui savent, ou ceux
qui sont compétents, décident. L’autre affirme, à mots plus ou moins
couverts, qu’il faut de toute façon que quelque-uns décident, parce
qu’autrement ce serait le chaos, autrement dit parce que la collectivité
serait incapable de se diriger elle-même.
Personne ne conteste l’importance du savoir et de la compétence, ni,
surtout, le fait qu’aujourd’hui un certain savoir et une certaine
compétence sont réservés à une minorité. Mais, ici encore, ces faits ne
sont invoqués que pour couvrir des sophismes. Ce ne sont pas ceux qui ont
le plus de savoir et de compétence en général qui dirigent dans le
système actuel. Ceux qui dirigent, ce sont ceux qui se sont montrés
capables de monter dans l’appareil hiérarchique, ou ceux qui, en fonction
de leur origine familiale et sociale, y ont été dès le départ mis sur les
bons rails, après avoir obtenu quelques diplômes. Dans les deux cas, la «
compétence » exigée pour se maintenir ou pour s’élever dans l’appareil
hiérarchique concerne beaucoup plus la capacité de se défendre et de
vaincre dans la concurrence que se livrent individus, cliques et clans au
sein de l’appareil hiérarchique-bureaucratique, que l’aptitude à diriger
un travail collectif. En deuxième lieu, ce n’est pas parce que quelqu’un
ou quelques-uns possèdent un savoir ou une compétence technique ou
scientifique, que la meilleure manière des les utiliser est de leur
confier la direction d’un ensemble d’activités. On peut être un excellent
ingénieur dans sa spécialité, sans pour autant être capable de « diriger
» l’ensemble d’un département d’une usine. Il n’y a du reste qu’à
constater ce qui se passe actuellement à cet égard. Techniciens et
spécialistes sont généralement confinés dans leur domaine particulier.
Les « dirigeants » s’entourent de quelques conseillers techniques,
recueillent leurs avis sur les décisions à prendre (avis qui souvent
divergent entre eux) et finalement « décident ». On voit clairement ici
l’absurdité de l’argument. Si le « dirigeant » décidait en fonction de
son « savoir » et de sa « compétence », il devrait être savant et
compétent à propos de tout, soit directement, soit pour décider lequel,
parmi les avis divergents des spécialistes, est le meilleur. Cela est
évidemment impossible, et les dirigeants tranchent en fait
arbitrairement, en fonction de leur « jugement ». Or ce « jugement » d’un
seul n’a aucune raison d’être plus valable que le jugement qui se
formerait dans une collectivité autogérée, à partir d’une expérience
réelle infiniment plus ample que celle d’un seul individu.
Autogestion, spécialisation et rationnalité
Savoir et compétence sont par définition spécialisés, et le deviennent
davantage chaque jour. Sorti de son domaine spécial, le technicien ou le
spécialiste n’est pas plus capable que n’importe qui d’autre de prendre
une bonne décision. Même à l’intérieur de son domaine particulier, du
reste, son point de vue est fatalement limité. D’un côté, il ignore les
autres domaines, qui sont nécessairement en interaction avec le sien, et
tend naturellement à les négliger. Ainsi, dans les entreprises comme dans
les administrations actuelles, la question de la coordination «
horizontale » des services de direction est un cauchemar perpétuel. On en
est venu, depuis longtemps, à créer des spécialistes de la coordination
pour coordonner les activités des spécialistes de la direction -qui
s’avèrent ainsi incapables de se diriger eux-mêmes. D’un autre côté et
surtout, les spécialistes placés dans l’appareil de direction sont de ce
fait même séparés du processus réel de production, de ce qui s’y passe,
des conditions dans lesquelles les travailleurs doivent effectuer leur
travail. La plupart du temps, les décisions prises par les bureaux après
de savants calculs, parfaites sur le papier, s’avèrent inapplicables
telles quelles, car elles n’ont pas tenu suffisamment compte des
conditions réelles dans lesquelles elles auront à être appliquées. Or ces
conditions réelles, par définition, seule la collectivité des
travailleurs les connaît. Tout le monde sait que ce fait est, dans les
entreprises contemporaines, une source de conflits perpétuels et d’un
gaspillage immense.
Par contre, savoir et compétence peuvent être rationnellement utilisés si
ceux qui les possèdent sont replongés dans la collectivité des
producteurs, s’ils deviennent une des composantes des décisions que cette
collectivité aura à prendre. L’autogestion exige la coopération entre
ceux qui possèdent un savoir ou une compétence particuliers, et ceux qui
assument le travail productif au sens strict. Elle est totalement
incompatible avec une séparation de ces deux catégories. Ce n’est que si
une telle coopération s’instaure, que ce savoir et cette compétence
pourront être pleinement utilisés ; tandis que, aujourd’hui, ils ne sont
utilisés que pour une petite partie, puisque ceux qui les possèdent sont
confinés à des tâches limitées, étroitement circonscrites par la division
du travail à l’intérieur de l’appareil de direction. Surtout, seule cette
coopération peut assurer que savoir et compétence seront mis
effectivement au service de la collectivité, et non pas de fins
particulières.
Une telle coopération pourrait-elle se dérouler sans que des conflits
surgissent entre les « spécialistes » et les autres travailleurs ? Si un
spécialiste affirme, à partir de son savoir spécialisé, que tel métal,
parce qu’il possède telles propriétés, est le plus indiqué pour tel outil
ou telle pièce, on ne voit pas pourquoi et à partir de quoi cela pourrait
soulever des objections gratuites de la part des ouvriers. Même dans ce
cas, du reste, une décision rationnelle exige que les ouvriers n’y soient
pas étrangers -par exemple, parce que les propriétés du matériau choisi
jouent un rôle pendant l’usinage des pièces ou des outils. Mais les
décisions vraiment importantes concernant la production comportent
toujours une dimension essentielle relative au rôle et à la place des
hommes dans la production. Là-dessus, il n’existe -par définition- aucun
savoir et aucune compétence qui puisse primer le point de vue de ceux qui
auront à effectuer réellement le travail. Aucune organisation d’une
chaîne de fabrication ou d’assemblage ne peut être, ni rationnelle, ni
acceptable, si elle a été décidée sans tenir compte du point de vue de
ceux qui y travailleront. Parce qu’elles n’en tiennent pas compte, ces
décisions sont actuellement presque toujours bancales, et si la
production marche quand même, c’est parce que les ouvriers s’organisent
entre eux pour la faire marcher, en transgressant les règles et les
instructions « officielles » sur l’organisation du travail. Mais, même si
on les suppose « rationnelles » du point de vue étroit de l’efficacité
productive, ces décisions sont inacceptables précisément parce qu’elles
sont, et ne peuvent qu’être, exclusivement basées sur le principe de l’ «
efficacité productive ». cela veut dire qu’elles tendent à subordonner
intégralement les travailleurs au processus de fabrication, et à les
traiter comme des pièces du mécanisme productif. Or cela n’est pas dû à
la méchanceté de la direction, à sa bêtise, ni même simplement à la
recherche du profit. (A preuve que l’ « Organisation du travail » est
rigoureusement la même dans les pays de l’Est et les pays occidentaux).
Cela est la conséquence directe et inévitable d’un système où les
décisions sont prises par d’autres que ceux qui auront à les réaliser ;
un tel système ne peut pas avoir une autre « logique ».
Mais une société autogérée ne peut pas suivre cette « logique ». Sa
logique est toute autre, c’est la logique de la libération des hommes et
de leur développement. La collectivité des travailleurs peut très bien
décider -et, à notre avis, elle aurait raison de le faire- que pour elle,
des journée de travail moins pénibles, moins absurdes, plus libres et
plus heureuses sont infiniment préférables que quelques bouts
supplémentaires de camelote. Et, pour de tels choix, absolument
fondamentaux, il n’y a aucun critère « scientifique » ou « objectif » qui
vaille : le seul critère est le jugement de la collectivité elle-même sur
ce qu’elle préfère, à partir de son expérience, de ses besoins et de ses
désirs.
Cela est vrai à l’échelle de la société entière. Aucun critère «
scientifique » ne permet à qui que ce soit de décider qu’il est
préférable pour la société d’avoir l’année prochaine plus de loisirs
plutôt que plus de consommation ou l’inverse, une croissance plus rapide
ou moins rapide, etc. Celui qui dit que de tels critères existent est un
ignorant ou un imposteur. Le seul critère qui dans ces domaines a un
sens, c’est ce que les hommes et les femmes formant la société veulent,
et cela, eux seuls peuvent le décider et personne à leur place.
AUTOGESTION ET HIERARCHIE DES SALAIRES ET DES REVENUS
Il n’y a pas de critères objectifs qui permettent de fonder une
hiérarchie des rémunérations.
Pas plus qu’elle n’est compatible avec une hiérarchie du commandement,
une société autogérée n’est compatible avec une hiérarchie des salaires
et des revenus.
D’abord, la hiérarchie des salaires et des revenus correspond
actuellement avec la hiérarchie du commandement -totalement, dans les
pays de l’Est, pour une très bonne partie, dans les pays occidentaux.
Encore faut-il voir comment cette hiérarchie est-elle recrutée. Un fils
de riche sera un homme riche, un fils de cadre a toutes les chances de
devenir cadre. Ainsi, pour une grande partie, les couches qui occupent
les étages supérieurs de la pyramide hiérarchique se perpétuent
héréditairement. Et cela n’est pas un hasard. Un système social tend
toujours à s’autoreproduire. Si des couches sociales ont des privilèges,
leurs membres feront out ce qu’ils peuvent -et leurs privilèges
signifient précisément qu’ils peuvent énormément à cet égard- pour les
transmettre à leurs descendants. Dans la mesure où, dans un tel système,
ces couches ont besoin d’ « hommes nouveaux » -parce que les appareils de
direction s’étendent et prolifèrent- elles sélectionnent, parmi les
descendants des couches « inférieures », les plus « aptes » pour les
coopter en leur sein. Dans cette mesure, il peut apparaître que le «
travail » et les « capacités » de ceux qui ont été cooptés ont joué un
rôle dans leur carrière, qui récompense leur « mérite ». Mais, encore une
fois, « capacités » et « mérite » signifient ici essentiellement la
capacité de s’adapter au système régnant et de mieux le servir. De telles
capacités n’ont pas de sens pour une société autogérée et de son point de
vue.
Certes, des gens peuvent penser que, même dans une société autogérée, les
individus les plus courageux, les plus tenaces, les plus travailleurs,
les plus « compétents », devraient avoir droit à une « récompense »
particulière, et que celle-ci devrait être financière. Et cela nourrit
l’illusion qu’il pourrait y avoir une hiérarchie des revenus qui soit
justifiée.
Cette illusion ne résiste pas à l’examen. Pas plus que dans le système
actuel, on ne voit pas sur quoi on pourrait fonder logiquement et
justifier de manière chiffrée des différences de rémunération. Pourquoi
telle compétence devrait valoir à son possesseur quatre fois plus de
revenu qu’à un autre, et non pas deux ou douze ? Quel sens cela a de dire
que la compétence d’un bon chirurgien vaut exactement autant -ou plus, ou
moins- que celle d’un bon ingénieur ? Et pourquoi ne vaut-elle pas
exactement autant que celle d’un bon conducteur de train ou d’un bon
instituteur ?
Une fois sortis de quelques domaines très étroits, et privés de
signification générale, il n’y a pas de critères objectifs pour mesurer
et comparer entre eux les compétences, les connaissances et le savoir
d’individus différents. Et, si c’est la société qui supporte les frais
d’acquisition du savoir par un individu -comme c’est pratiquement déjà
maintenant le cas- on ne voit pas pourquoi l’individu qui a déjà
bénéficié une fois du privilège que cette acquisition constitue en
elle-même, devrait en bénéficier une deuxième fois sous forme d’un revenu
supérieur. La même chose vaut du reste pour le « mérite » et «
l’intelligence ». Il y a certes des individus qui naissent plus doués que
d’autres relativement à certaines activités, ou le deviennent. Ces
différences sont en général réduites, et leur développement dépend
surtout du milieu familial, social et éducatif. Mais en tout cas, dans la
mesure où quelqu’un a un “don”, l’exercice de ce “don” est en lui-même
une source de plaisir s’il n’est pas entravé. Et, pour les rares
individus qui sont exceptionnellement doués, ce qui importe n’est pas une
“récompense” financière, mais de créer ce qu’ils sont irrésistiblement
poussés à créer. Si Einstein avait été intéressé par l’argent, il ne
serait pas devenu Einstein -et il est probable qu’il aurait fait un
patron ou un financier assez médiocre.
On met parfois en avant cet argument incroyable, que sans une hiérarchie
des salaires la société ne pourrait pas trouver des gens qui acceptent
d’accomplir les fonctions les plus “difficiles” -et l’on présente comme
telles les fonctions de cadre, de dirigeant, etc. On connaît la phrase si
souvent répétée par les “responsables” : “si tout le monde gagne la même
chose, alors je préfère prendre le balai.” Mais dans des pays comme la
Suède, où les écarts de salaire sont devenus beaucoup moindres qu’en
France, les entreprises ne fonctionnent pas plus mal qu’en France, et
l’on n’a pas vu les cadres se ruer sur les balais.
Ce que l’on constate de plus en plus dans les pays industrialisés, c’est
plutôt le contraire : les personnes qui désertent les entreprises, sont
celles qui occupent les emplois vraiment les plus difficiles
– c’est-à-dire les plus pénibles et les moins intéressants. Et
l’augmentation des salaires du personnel correspondant n’arrive pas à
arrêter l’hémorragie. De ce fait, ces travaux sont de plus en plus
laissés à la main-d’oeuvre immigrée. Ce phénomène s’explique si l’on
reconnaît cette évidence, qu’à moins d’y être contraints par la misère,
les gens refusent de plus en plus d’être employés à des travaux idiots.
On n’a jamais constaté le phénomène inverse, et l’on peut parier qu’il
continuera d’en être ainsi. On arrive donc à cette conclusion, d’après la
logique même de cet argument, que ce sont les travaux les plus
intéressants qui devraient être le moins rémunérés. car, sous toutes les
conditions, ce sont là les travaux les plus attirants pour les gens,
c’est-à-dire que la motivation pour les choisir et les accomplir se
trouve déjà, pour une grande partie, dans la nature même du travail.
Autogestion, motivation au travail et production pour les besoins
Mais à quoi reviennent finalement tous les arguments visant à justifier
la hiérarchie dans une société autogérée, quelle est l’idée cachée sur
laquelle ils se fondent ? C’est que les gens ne choisissent un travail et
ne le font que pour gagner plus que les autres. mais cela, présenté comme
une vérité éternelle concernant la nature humaine, n’est en réalité que
la mentalité capitaliste qui a plus ou moins pénétré la société (et qui,
comme le montre la persistance de la hiérarchie des salaires dans les
pays de l’Est, reste aussi dominante là-bas). Or cette mentalité est une
des conditions pour que le système actuel existe et se perpétue -et
inversement, elle ne peut exister que pour autant que le système
continue. Les gens attachent une importance aux différences de revenu,
parce que de telles différences existent, et parce que, dans le système
social actuel, elles sont posées comme importantes. Si l’on peut gagner
un million par mois plutôt que cent mille francs, et si le système social
nourrit par tous ses aspects l’idée que celui qui gagne un million vaut
plus, est meilleur que celui qui ne gagne que cent mille francs -alors
effectivement, beaucoup de gens (pas tous du reste, même aujourd’hui)
seront motivés à tout faire pour gagner un million plutôt que cent mille.
Mais si une telle différence n’existe pas dans le système social ; s’il
est considéré comme tout aussi absurde de vouloir gagner plus que les
autres que nous considérons aujourd’hui absurde (du moins la plupart
d’entre nous) de vouloir à tout prix faire précéder son nom d’une
particule, alors d’autres motivations, qui ont, elles, une valeur sociale
vraie, pourront apparaître ou plutôt s’épanouir : l’intérêt du travail
lui-même, le plaisir de bien faire ce que l’on a soi-même choisi de
faire, l’invention, la créativité, l’estime et la reconnaissance des
autres. Inversement, aussi longtemps que la misérable motivation
économique sera là, toutes ces autres motivations seront atrophiées et
estropiées depuis l’enfance des individus.
Car un système hiérarchique est basé sur la concurrence des individus, et
la lutte de tous contre tous. Il dresse constamment les hommes les uns
contre les autres, et les incite à utiliser tous les moyens pour
“monter”. Présenter la concurrence cruelle et sordide qui se déroule dans
la hiérarchie du pouvoir, du commandement, des revenus, comme une
“compétition” sportive où les “meilleurs” gagnent dans un jeu honnête,
c’est prendre les gens pour des imbéciles et croire qu’ils ne voient pas
comment les choses se passent réellement dans un système hiérarchique,
que ce soit à l’usine, dans les bureaux, dans l’Université, et même de
plus en plus dans la recherche scientifique depuis que celle-ci est
devenue une immense entreprise bureaucratique. L’existence de la
hiérarchie est basée sur la lutte sans merci de chacun contre tous les
autres -et elle exacerbe cette lutte. C’est pourquoi d’ailleurs la jungle
devient de plus en plus impitoyable au fur et à mesure que l’on monte les
échelons de la hiérarchie -et que l’on ne rencontre la coopération qu’à
la base, là où les possibilités de “promotion” sont réduites ou
inexistantes. Et l’introduction artificielle de différenciations à ce
niveau, par la direction des entreprises, vise précisément à briser cette
coopération. Or, du moment où il y aurait des privilèges d’une nature
quelconque, mais particulièrement de nature économique, renaîtrait
immédiatement la concurrence entre individus, en même temps que la
tendance à s’agripper aux privilèges que l’on possède déjà, et, à cette
fin, à essayer aussi d’acquérir plus de pouvoir et à le soustraire au
contrôle des autres. Dès ce moment-là, il ne peut plus être question
d’autogestion.
Enfin, une hiérarchie des salaires et des revenus est tout autant
incompatible avec une organisation rationnelle de l’économie d’une
société autogérée. Car une telle hiérarchie fausse immédiatement et
lourdement l’expression de la demande sociale.
Une organisation rationnelle de l’économie d’une société autogérée
implique, en effet, aussi longtemps que les objets et les services
produits par la société ont encore un “prix” -aussi longtemps que l’on ne
peut pas les distribuer librement-, et que donc il y a un “marché” pour
les biens de consommation individuelle, que la production est orientée
d’après les indications de ce marché, c’est-à-dire finalement par la
demande solvable des consommateurs. Car il n’y a pas, pour commencer,
d’autre système défendable. Contrairement à un slogan récent, que l’on ne
peut approuver que métaphoriquement, on ne peut pas donner à tous “tout
et tout de suite”. Il serait d’autre part absurde de limiter la
consommation par rationnement autoritaire qui équivaudrait à une tyrannie
intolérable et stupide sur les préférences de chacun : pourquoi
distribuer à chacun un disque et quatre tickets de cinéma par mois,
lorsqu’il y a des gens qui préfèrent la musique aux images, et d’autres
le contraire -sans parler des sourds et des aveugles ? Mais un “marché”
des biens de consommation individuelle n’est vraiment défendable que pour
autant qu’il est vraiment démocratique -à savoir, que les bulletins de
vote de chacun y ont le même poids. Ces bulletins de vote, sont les
revenus de chacun. Si ces revenus sont inégaux, ce vote est immédiatement
truqué : il y a des gens dont la voix compte beaucoup plus que celles des
autres. Ainsi aujourd’hui, le “vote” du riche pour une villa sur la Côte
d’Azur ou un avion personnel pèse beaucoup plus que le vote d’un mal logé
pour un logement décent, ou d’un manoeuvre pour un voyage en train
seconde classe. Et il faut se rendre compte que l’impact de la
distribution inégale des revenus sur la structure de la production des
biens de consommation est immense.
Un exemple arithmétique, qui ne prétend pas être rigoureux, mais est
proche de la réalité en ordre de grandeur, permet de l’illustrer. Si l’on
suppose que l’on pourrait grouper les 80% de la population française aux
revenus les plus bas autour d’une moyenne de 20 000 par an après impôts
(les revenus les plus bas en France, qui concernent une catégorie fort
nombreuse, les vieux sans retraite ou avec une petite retraite, sont de
loin inférieurs au S.M.I.C.) et les 20% restants autour d’une moyenne de
80 000 par an après impôts, on voit par un calcul simple que ces deux
catégories se partageraient par moitié le revenu disponible pour la
consommation. Dans ces conditions, un cinquième de la population
disposerait d’autant de pouvoir de consommation que les autres quatre
cinquièmes. Cela veut dire aussi qu’environ 35% de la production de biens
de consommation du pays sont exclusivement orientés d’après la demande du
groupe le plus favorisé et destinés à sa satisfaction, après satisfaction
des besoins “élémentaires” de ce même groupe ; ou encore, que 30% de
toutes les personnes employées travaillent pour satisfaire les “besoins”
non essentiels des catégories les plus favorisées (en supposant que le
rapport consommation/investissement est de 4 à 1 -ce qui est en gros
l’ordre de grandeur observé dans la réalité).
On voit donc que l’orientation de la production que le “marché”
imposerait dans ces conditions ne refléterait pas les besoins de la
société, mais une image déformée, dans laquelle la consommation non
essentielle des couches favorisées aurait un poids disproportionné. Il
est difficile de croire que, dans une société autogérée, où ces faits
seraient connus de tous avec exactitude et précision, les gens
toléreraient une telle situation ; ou qu’ils pourraient, dans ces
conditions, considérer la production comme leur propre affaire, et se
sentir concernés -sans quoi il ne pourrait une minute être question
d’autogestion.
La suppression de la hiérarchie des salaires est donc le seul moyen
d’orienter la production d’après les besoins de la collectivité,
d’éliminer la lutte de tous contre tous et la mentalité économique, et de
permettre la participation intéressée, au vrai sens du terme, de tous les
hommes et de toutes les femmes à la gestion des affaires de la
collectivité.
Texte écrit en collaboration avec Daniel Mothé et publié dans CFDT Aujourd’hui, n°8, juillet-aout 1974.
Repris dans Le contenu du socialisme, UGE 10/18, 1979.
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