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Apprendre à se créer des armes Trajectoires de premières luttes de salarié.e.s du secteur associatif

mis en ligne le 12 août 2019 - Anonyme

Ces quelques pages ont été réalisées en décembre 2018, en guise d’écrit
de fin de Diplôme universitaire Éducation populaire et transformation sociale,
à l’IUT Carrières sociales de l’Université Rennes 1. Elles retranscrivent le point de
vue de leur auteure et ne prétendent en aucun cas à l’exhaustivité. Les prénoms
ont été modifiés afin d’une part de préserver l’anonymat des personnes que
j’ai interrogées et également pour éviter la personnalisation, éviter de glorifier
ou réprouver des personnes mais bien dégager ce qu’il y de commun dans ce
croisement d’expériences pourtant singulières. Je tiens par ailleurs à préciser
que l’emploi d’un vocabulaire guerrier n’est en aucun cas un appel à la violence
mais plutôt une métaphore qui permet de rendre visible de manière décalée un
rapport de domination qui l’est peu.


Sommaire

- Point de départ
- 1. Où l’on part au front, la fleur au fusil
- 2. Où l’on analyse le champ de bataille pour revoir sa stratégie
- 3. Où l’on bricole ses armes
- 4. Où l’on raconte ses victoires
- Partager ses munitions


Point de départ

Comme point de départ à l’écriture de ces quelques pages, il y a :

Le croisement entre un diplôme universitaire à faire valider par un écrit et une
première expérience de salariat associatif qui m’a poussé à prendre position et à
me questionner. Il y a donc ce prétexte qui a permis de mettre par écrit du vécu à
chaud, de prendre du recul. L’incitation de la part de nos formateurs à « assumer
un point de vue situé et subjectif », à « raconter ce qui demeure sans histoires »,
à « ne pas avoir peur de se coltiner le quotidien, les petits événements discrets ».

Il y a l’actualité de la fin des contrats aidés et l’augmentation du recours au
service civique qui posent de manière plus aiguë la question de l’emploi dans les
asso. La pression économique qui fait qu’il y a toujours beaucoup plus urgent que
de penser à notre fonctionnement, que de considérer nos conditions de travail.
Il y a cette intuition que la jeunesse et le peu d’expérience professionnelle y sont
pour quelque chose dans ce qu’on accepte de faire, dans ce qu’on refuse de dire.
Qu’en étant « jeune » tu pars d’encore plus loin, que pour gagner ta légitimité
tu dois encore plus être armé, encore mieux savoir parler. Il y a ce sentiment
d’injustice qui perdure de la fois où, animatrice, j’avais écrit une lettre à la mairie
qui nous embauchait au sujet d’un conflit et où les bons retours sur mon travail se
sont transformés en froide indifférence.

Il y a le décalage entre ce qui est promis sur le papier, les valeurs que l’on défend
et un sentiment de précarité et d’impuissance. Il y a la certitude que l’on met en
danger nos projets de transformation sociale si on n’applique pas à nous-mêmes
les droits qu’on réclame pour les autres. La certitude qu’il n’est pas contradictoire
de se « syndicaliser » dans une asso, c’est au contraire réfléchir au sens du travail, ce qui est éminemment politique. Et malgré tout, persiste une pointe de
culpabilité quelque part, la peur de se tromper de combat.

Il y a la colère face à ceux qui considèrent la souffrance au travail dans une
asso comme normale, voire indispensable. Il y a la nécessité de mettre des mots
sur ce qui était invisible et non-dit. Le besoin de faire exister cette petite lutte,
écrire dessus revient à ne pas l’avoir fait pour rien. Réussir à transformer une
expérience vécue parfois douloureusement en source de savoir. Et de manière
générale rendre hommage à ces luttes du quotidien, qui coûtent beaucoup et ne
sont jamais vraiment victorieuses.

Il y a l’envie de comprendre comment on commence à lutter, à dire non, à
dire qu’on n’est pas d’accord, qu’est ce qui fait déclic ? Et après ? Comment on
s’organise ? Comment on « fait collectif » quand on ne l’a jamais fait avant ? Il y
a l’envie d’interroger d’autres « jeunes » ou considérés comme tels, qui se sont
appropriés des moyens d’action, qui ont bricolé des armes, individuellement ou
collectivement. Il y a la frustration d’être à une place qui ne permet pas de faire
changer les choses, de subir une organisation pas aussi démocratique qu’elle ne
se le dit. Il y a une question, en boucle dans ma tête : « Comment est-ce qu’on se
donne du pouvoir quand on n’en a pas ? ». Il y a aussi cette phrase de psychologie
sociale lue et relue encore pour s’encourager : « une minorité active a toujours
plus de pouvoir qu’une majorité silencieuse ».

Et peu à peu, au cours de cette année est apparu ce besoin de faire dans du
concret. De comprendre, se poser des questions, réfléchir, analyser, d’accord !
Mais pour ensuite agir, trouver des solutions, se donner de la puissance, ne plus
subir au quotidien. Bref, apprendre à se créer des armes.

1. Où l’on part au front, la fleur au fusil

Décembre 2017. Je signais un CDD de 5 mois dans une association de 4
salariées après y avoir été 8 mois en service civique. Les autres salariées
étaient la directrice, co-fondatrice de l’association, et deux chargées de projets,
respectivement présentes dans l’association depuis 5 et 2 ans et demi, toutes les
deux dans le cadre d’un premier poste salarié en CDI. Au moment où je signais
mon CDD, la directrice était en mi-temps thérapeutique après un arrêt maladie
pour burn-out de près d’un an, les deux autres salariées étaient en arrêt maladie
de quinze jours à trois semaines. Des entretiens annuels avaient eu lieu quinze
jours plus tôt, en présence de la directrice et de la présidente de l’association et
d’un administrateur. Mes deux collègues attendaient beaucoup de cet entretien,
quoique avec une certaine appréhension, pour pouvoir s’exprimer sur les
conditions de travail qu’elles vivaient (étant pour ma part en service civique à ce
moment, je n’était pas concernée par les entretiens annuels). Des éléments de la
situation difficile que vivaient les salariées ont pu être dits lors de cet entretien.
Le Conseil d’administration était donc informé du grand stress, de la pression, de
la douleur, du fait que les salariées étaient « à bout ». Tout cela était noté dans
le compte-rendu qui a été rédigé par la suite. On leur a principalement dit qu’il
s’agissait de problèmes interpersonnels, d’incompatibilité de caractère avec
la directrice. Aucune mesure n’a été prise dans les semaines qui ont suivi. Pour
moi, les arrêts de travail consécutifs étaient une preuve supplémentaire de la
souffrance au travail que subissait l’ensemble des salariées.

Je me sentais à ce moment là vraiment démunie face à cette situation, en colère
parce que le CA, malgré un burn-out de la directrice de l’asso, malgré ce qui avait été dit pendant les entretiens, cela additionné à deux arrêts de travail, reste inactif. On en parlait régulièrement avec mes deux collègues mais sans trouver de solution.

Quelques jours après avoir signé mon CDD, je tombe par hasard sur une feuille que
l’une d’entre elles avait dû imprimer. C’est un texte qui rappelle notamment l’article
L.4121-1 du Code du travail, « l’employeur doit prendre les mesures nécessaires pour
assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ». C’est
un déclic de savoir qu’une de mes collègues a imprimé ce document, je prends alors
conscience de toute l’énergie que nous déployons toutes pour faire changer les
lignes, pour faire valoir le droit de travailler dans un environnement de travail serein.

La seule solution qui s’impose alors à moi c’est d’écrire une lettre au CA en
mon nom, pour les alerter sur cette situation, leur rappeler qu’ils sont légalement
responsables de la santé des salariées au travail et proposer de faire intervenir une
tierce personne pour débloquer la situation. Je rédige alors une lettre très formelle,
pour être prise le plus au sérieux possible. Je me sens extrêmement soulagée après
l’écriture de cette lettre, que mes deux collègues ont lu et dont la directrice a été
informée. Il me semble à ce moment que c’est la meilleure chose que je pouvais
faire pour que la situation s’améliore, j’ai confiance en le CA et suis sûre qu’ils feront
de leur mieux pour prendre en main la situation.

Suite à la réunion du CA, je suis convoquée du jour pour le lendemain par deux
administrateurs. Je leur propose par mail avec une de mes collègues - de retour
de son arrêt de travail - de plutôt se rencontrer collectivement, car je n’ai fait que
pointer du doigt une situation qui concerne l’ensemble de l’équipe et je ne me sens
pas de porter la parole de mes collègues. J’apprends le jour même par la directrice
que les administrateurs se déplacent quand même pour me rencontrer, au vu de
l’urgence de la situation. A leur arrivée, nous leur demandons à nouveau si ma
collègue peut être présente également. Ils refusent car j’ai signé le courrier en mon
nom, c’est donc à moi seule de les rencontrer. Je commence à avoir peur du contenu
de cette rencontre et décide de leur expliquer pourquoi je ne veux pas parler tant
que je suis seule. Je leur explique que je me suis déjà beaucoup engagée en écrivant
cette lettre et qu’il s’agit à présent d’une situation à réfléchir collectivement. A ce
moment là, je ne veux en aucun cas porter préjudice à mes collègues en parlant à
leur place et j’ai également peur de me mettre en danger, de dire des choses sans
témoins, qui pourraient ensuite être retenues contre moi. Mes réponses ne leur
suffisent pas, ils attendent que je détaille les risques psycho-sociaux que j’évoque
dans la lettre. Ils répètent que mes accusations sont graves et qu’ils ont fait l’effort
de venir bénévolement, je ne peux pas les laisser comme ça.

La situation devient rapidement inconfortable pour moi, je suis rapidement débordée par l’émotion, je me mets à pleurer et suis dans l’incapacité d’avoir un
discours clair et construit. Au vu de mon état, ils acceptent finalement (au bout
d’un moment qui me semble interminable !) que ma collègue présente au rez-de-
chaussée nous rejoigne et la discussion a pu être plus construite.

Même si l’intervention d’une tierce personne que je propose dans la lettre
est refusée de but en blanc, il est dit à ce moment là que les choses ont été
entendues, que dès le mois de janvier elles vont être prises en main par le CA.
Aucune vraie mesure ou réflexion collective - du moins aucune à laquelle nous
ayons été associées ou informées n’est prise par la suite. Il a juste été fait état
de cette rencontre au CA suivant et de la volonté de tout le monde de mieux
communiquer. Nous avons alors fait « profil bas », j’avais pour ma part perdu
beaucoup d’énergie. Une de mes collègues a décidé de quitter l’association au
mois de mars.

J’avais surtout pris conscience que je n’étais pas du tout assez armée pour
partir au front la fleur au fusil comme je l’avais fait. Je comprenais que défendre
les droits des salariés dans cette association n’allait pas de soi, qu’il s’agissait bien
d’une lutte, dans laquelle deux camps plus ou moins distincts défendaient leurs
intérêts et que si je voulais un jour réussir à tenir ma position ou même gagner
du terrain, il allait falloir mieux comprendre le champ de bataille, les forces en
présence pour être plus stratégique et perdre moins de plumes.

La lettre que j’ai donné à lire au CA :

2. Où l’on analyse le champ de bataille pour revoir sa stratégie

« CERTES, JE SUIS EMPLOYEUR MAIS... »
Sur la fonction employeur bénévole

« La loi est claire : les employeurs sont les bénévoles (le
bureau, le conseil d’administration, l’assemblée générale
de l’association). Mais dans les faits, les témoignages des salarié-e-s
montrent que cette responsabilité est rarement assumée. Le travail
salarié n’a pas été pensé dans les associations puisqu’embaucher
n’est pas leur vocation première. Ainsi les bénévoles se considèrent
rarement comme patron, en refusent même parfois l’étiquette et la
responsabilité » Simon Cottin-Marx, Anahita Grisoni, Olivier Roueff

C’est après avoir écrit cette lettre que je me suis rendue compte que la
confiance que je plaçais jusque là dans le Conseil d’administration en pensant que
nous avions la même volonté à faire évoluer les choses n’avait pas lieu d’être.
J’ai réalisé que même si nous avions des valeurs et des intérêts communs qui se
retrouvaient dans le projet de l’association, en ce qui concernait ma place de
salariée, nous n’avions pas le même point de vue, ni les mêmes intérêts, ce qui peut sembler une évidence, voire une condition de tout rapport salarié-employeur, mais ne l’était pas du tout dans ce contexte. Il est en ce sens révélateur que, lorsque j’ai dit aux deux administrateurs qui m’avaient convoqué que je ne me sentais
pas à l’aise toute seule face à eux, ils m’aient répondu « Mais nous ne sommes
pas face à face, nous sommes tous les trois ensemble autour de la même table ».
En plus d’être invisible, ce rapport de domination était même nié. Le rapport de
domination est défini par Danièle Kergoat comme un rapport social dans lequel
un groupe exerce un pouvoir sur l’autre. De fait, les administrateurs avaient bel
et bien un pouvoir sur moi, matériellement d’abord, en me versant un salaire,
ensuite en pouvant décider de me garder ou non, de me réembaucher, ou non.
Dans le résultat d’un questionnaire sur les figures de l’employeur dans les
entreprises de l’ESS mené par les sociologues Matthieu Hély, Sophie Rétif et
Maud Simonet [1], il transparaît régulièrement dans les commentaires la difficulté
des employeurs à se considérer comme tels : « Certes je suis employeur ... mais
ai du mal à me considérer comme telle, car l’ambiance y est particulièrement
amicale et chaleureuse ! »

En racontant ce qui les a poussées à créer Asso, le syndicat des salarié.e.s du
secteur associatif en 2009, Nayla A. et Elsa M. [2] expliquent que ce statut bénévole
de employeurs leur semble être le principal problème auquel sont confronté.e.s
les salarié.e.s associatif.ve.s : « Nous avons croisé nos expériences, nos constats,
et on a identifié ce qui posait problème : la structure même, la structure employeur
et sa composition. C’est à dire des employeurs qui sont en fait des bénévoles
militants, qui ne se voient pas employeurs : qui ne sont pas formés pour être
employeurs et qui font même de la résistance pour avoir ce rôle. Le CA fait de
la résistance. Ils sont parfois incompétents et ne cherchent pas à dépasser leurs
limites. » Elles soulignent également que les employeurs associatifs ne gagnant
pas d’argent, il est difficile de les voir comme ceux qui exploitent. Mais selon elle,
les administrateurs gagnent quand même plein d’autres choses symboliquement,
socialement (reconnaissance, pouvoir décisionnaire ...) . En ce qui me concerne,
on m’a souvent rappelé cet adage dans mon association : « ils sont bénévoles, ils
font ce qu’ils peuvent ». D’autant qu’il était difficile de mobiliser des « gens du CA »,
comme nous les appelions. Il était à la fois difficile de renouveler ses membres
et également de mobiliser ceux qui était présents. Il s’agissait donc aussi de ne
pas les décourager ! Selon la sociologue Viviane Tchernonog, c’est un problème
récurrent : près de 50% des asso employeuses disent peiner à renouveler leurs dirigeants bénévoles [3].

Il est d’autant plus compliqué de faire accepter aux administrateurs leur statut
d’employeurs dans les associations militantes de gauche où ce statut est connoté.
Cela fait partie de la culture de ce milieu de se penser contre le patron, il est donc
trop inconfortable de se considérer soi-même patron. En tant que salarié.e.s
associatif.ve.s, il nous incombe donc bien souvent cette double tâche de défendre
ses droits et de travailler à rendre visible ce rapport de domination salarié.e/
employeur.se.

« Tout se passe comme si, qu’ils soient président.e.s
bénévoles ou directeurs.rices salarié.e.s, les
employeurs.euses se sentaient blessé.e.s de se voir coller
une étiquette de patron.e par leurs salarié.e.s quand ces
dernier.e.s réclament une amélioration des conditions de
travail, et donc la prise en compte de la réalité du salariat. » Fédéric Amiel

« TOUS COPAINS-COPINES »
Sur le flou entre rapports professionnels et personnels

L’association dans laquelle j’ai été salariée s’est créée il y a vingt ans, autour
d’un groupe affinitaire. L’élément moteur en était un couple. Elle est aujourd’hui
la directrice de l’association, tandis que son mari, qui a longtemps été au CA, et
ponctuellement président et salarié de l’association, fait aujourd’hui partie des
« proches » informels de l’association et reste important dans les prises de décision.
Au moment où j’ai écrit cette lettre, les membres du conseil d’administration
étaient pour la plupart des amis de la directrice, ce qui a largement contribué au
fait que je me sente peu libre de dire ce que je pensais de l’organisation de travail
et du fonctionnement collectif tel qu’il était pensé par la directrice. Alors qu’ils
me disaient le contraire, je savais que cette double casquette jouait plutôt en ma
défaveur dans leur positionnement. Même si la directrice était salariée comme
nous trois, du fait de ce groupe affinitaire, je ressentais la direction et le conseil
d’administration comme un groupe homogène. Ils avaient la même volonté :
que ce qui était institué le reste, que le fonctionnement ne soit pas remis en
question. C’est pour cela que faire intervenir une tierce personne, non-impliquée dans l’association, me semblait la meilleure (et seule ?) solution. Les membres
de l’association avaient d’ailleurs peur que cet entre-soi, ce groupe perde son
homogénéité, j’ai entendu parler à plusieurs reprises de peur du « putsch » ou de
« coup d’Etat ». Dans de nombreuses associations, les salarié.e.s entretiennent
des liens personnels, amicaux avec les membres du CA, ce qui peut évidemment
rendre difficile des revendications. Comme le dit très bien Julien, ancien salarié
de Artisans du monde : « On n’a pas forcément envie de partir en guerre contre
notre CA. Dans le CA, il y a des gens avec qui on était copain, le vice-président qui
est devenu président, c’était mon colocataire quand je suis arrivé à Lyon ». Elise,
salariée d’une association d’éducation populaire pense que la culture dominante
c’est de penser : « On se dit que nos employeurs c’est nos potes alors du coup
on peut pas leur en vouloir. » Dans l’article « Travailler dans les associations est
un sport de combat » [4], une salariée raconte son emploi dans une tête de réseau
d’associations d’éducation populaire : « Une situation que je considérais comme
purement professionnelle a été vampirisée par l’affectif, omniprésent. C’est ce que
j’appréciais dans mon travail, ce côté famille. C’est ce qui me dégoûte aujourd’hui.
Je me dis, à tort, sûrement, qu’il est plus facile de déceler des situations de
harcèlement, de souffrance au travail quand le rapport employeurs/employés est
clair et assumé. »

Dans tous les groupes, en contexte professionnel ou non, les relations sont
empreintes de règles et normes tacites et plus ou moins implicites. On retrouve
par exemple régulièrement dans les très petites associations le tutoiement
systématique, le fait de se faire la bise, qui contribuent à flouter la séparation
entre relation professionnelle et personnelle et le rôle de chacun. Florence me
raconte en ce sens que, récemment salariée dans une petite association, elle
décide sciemment de serrer la main au président de l’association, pour garder
un rapport formel. Celui-ci finit par lui dire « On peut se faire la bise quand même,
je ne suis pas ton patron ! » C’est l’ensemble de ces règles et normes tacites
relatives à un groupe qui forment ce que l’on appelle la culture du groupe.
Dans cette association dans laquelle je travaillais, et je pense que c’est une
caractéristique commune à de nombreuses associations, la convivialité, que
l’on peut définir comme le caractère positif, amical, joyeux des relations entre
personnes, faisait partie de la culture du groupe. Faire en sorte au quotidien que
la convivialité soit présente dans les rapports entre les salarié.e.s mais également
avec les bénévoles faisaient partie de ces choses non formulées, des normes à
respecter pour intégrer le groupe. Vu que ces règles sont implicites, non écrites sur le contrat de travail, on peut penser qu’il est secondaire de les respecter, que
cela relève d’un choix personnel et non plus du professionnel. Pourtant, il est
souvent difficile d’aller à l’encontre de cette culture du groupe, que l’on a souvent
bien intégré. Après la lecture de cette fameuse lettre, les membres du CA nous ont
dit qu’ils avaient du mal à comprendre la situation car, lorsqu’ils venaient dans les
locaux de l’association, nous étions toujours souriantes et tout semblait bien aller [5].
J’ai mis longtemps à réaliser que ce qui m’avait mis aussi mal à l’aise dans cette
expérience c’était que rappeler ses droits dans ce contexte revenait à rompre
cette culture conviviale, cette confiance. Cela revenait à endosser le rôle de la
personne méfiante, alors que supposément il n’y avait que de la bienveillance.
J’ai retrouvé des points communs de la situation que j’avais vécue dans ce
témoignage de Patouche. Elle raconte qu’elle décide de quitter son emploi à
cause de l’absence de décision des administrateurs face à la démobilisation de
l’équipe. Alors qu’un groupe de collègues veut écrire une lettre à un CA pour
alerter sur des risques psycho-sociaux, un autre la trouve trop agressive : « il faut
comprendre leur point de vue : dans une ambiance conviviale, avec des salariés
présents depuis parfois 15 ans, comment imaginer de faire appel au droit du
travail, de dire « stop » aux maltraitances, mêmes si elles sont inconscientes ?
Une partie des salariés à décidé de « faire avec », d’autres ne voient pas où est le
problème, nous qualifient à présent d‘idéalistes voire de traîtres, dans un climat
passionnel [...] Lorsque le directeur ironise sur les termes que nous employons :
risques psycho-sociaux, certains le suivent, sont d’accord avec lui : quand on ne
va pas bien, il faut arriver au boulot avec le sourire, mettre ses souffrances sous le
paillasson, faire bonne figure. » [6]

Cela faisait également partie de la culture de cette association de fonctionner
particulièrement dans l’informel, de refuser le cadre, ce qui était largement
favorisé par cette sensation d’entre-soi, de famille, où la norme était la confiance.
Cela s’explique en partie parce que l’association n’avait pas de vocation à être
employeuse au début, mais s’est progressivement professionnalisée. Ainsi,
la question de la prise de décision, des rôles respectifs des salariés et des
administrateurs, de l’organisation du travail n’a, à ma connaissance, jamais été
vraiment formalisée. Faire appel au droit dans ce contexte et d’autant plus en
passant par l’écrit allait donc complètement à l’encontre du fonctionnement
implicite de l’association.

« AUJOURD’HUI IL FAUT FAIRE, FAIRE, FAIRE »
Sur l’influence du financement sur les associations

« Ainsi nous sommes conduits à exécuter un travail
dont nous ne sommes pas fiers, tous en étant plus
ou moins obligés de démontrer - évaluation oblige - que
c’est du bon travail. Dans le secteur des activités sociales,
politiques et culturelles la souffrance qui en résulte est
probablement pire qu’ailleurs, car ceux qui s’y engagent
le font précisément parce qu’ils sont mobilisés par un fort
idéal, tant vis-à-vis du travail que vis à vis de la société et vis-à-vis des valeurs. » Christophe Dejours

Pour mieux comprendre le fonctionnement interne des associations, il me
semble aussi primordial de comprendre le contexte économique global dans
lequel elles s’insèrent. Le secteur associatif est un secteur en mutation ces quinze
dernières années [7], ce qui a un impact direct sur les salarié.e.s. Dans l’association
dans laquelle je travaillais, le budget et les finances de l’association étaient un sujet
quotidien extrêmement anxiogène. En effet, les subventions de fonctionnement
ne permettent plus de financer l’intégralité du fonctionnement (charges
de personnel, loyer, charges) de l’association. Comme pour de nombreuses
associations, il est alors indispensable d’avoir recours au financement par projets,
c’est-à-dire de répondre à des appels d’offres, pour financer une partie du
fonctionnement de l’association. Répondre à ces appels d’offres est extrêmement
chronophage et très lourd administrativement quand les dossiers sont différents
pour chaque financeur. A cela s’ajoute la pédagogie dont il faut faire preuve au
quotidien face aux nombreux partenaires qui pensent qu’il s’agit d’une « association
subventionnée » et ont du mal à comprendre que chacun des projets doit
également permettre de dégager des ressources pour financer les postes salariés.
Ce contexte est subi par de nombreuses associations, notamment les petites
depuis une quinzaine d’années. Traditionnellement, en France, les associations
étaient soutenues financièrement par les pouvoir publics (du moins beaucoup
plus que dans les pays anglo-saxons et les pays nordiques). C’est pourquoi, lorsque l’État, puis les collectivités territoriales baissent sur une période relativement
courte leur participation financière, la survie de nombreuses associations se
pose brutalement. Elles sont alors souvent obligées de multiplier les projets pour
réussir à financer leurs postes salariés.

Au-delà de la mise en danger financière des associations induites par ces
mutations de modes de financement, on peut dire qu’elles restreignent la liberté
associative. En effet, elles provoquent également un transfert de l’initiative et de
l’innovation du monde associatif vers les pouvoirs publics, dont elle deviennent
un instrument de mise en œuvre des politiques publiques, au risque de devenir de
simples exécutantes. On assiste donc à une perte de sens de leur travail pour les
salariés. Nadia Bellaoui et Marie Lamy, du Mouvement associatif, expliquent en
ce sens que : « les logiques gestionnaires qui traversent les asso engendrent des
conflits de valeurs très difficiles à vivre pour les salariés, et plus particulièrement
les dirigeants, pris en étau entre une injonction à la rationalité économique et une
volonté militante de faire vivre le projet » [8]. Dans de nombreux cas, cette injonction
à produire plus, à mener des projets, à faire du chiffre impacte directement la
qualité des relations au travail. Par exemple, dans une enquête sur les centres
sociaux, la directrice de recherche Catherine Neveu note que la disparition des
espaces d’acculturation réciproque entre salariés et membres du CA permettaient
des échanges, des partages de points de vue, « le sens était approprié par
chacun, du coup, les bénévoles sentaient ce qu’on vivait, ils l’entendaient, alors
qu’aujourd’hui les salariés sont « pressés par le temps, il faut mettre en place
plein de choses, il faut faire, faire, faire ! » [9]. Elle explique ensuite comment ces
contraintes institutionnelles et financières ne permettent plus ces échanges et
créent dans ce contexte des centres sociaux, de véritables tensions entre salariés
et administrateurs.

Cette pression financière constante qui met en danger l’association et crée une
perte de sens du travail des salariés pose question quand c’est eux qui en font
personnellement les frais. C’est ce que pointe Elise : « On a des financements qui
font que nos asso elles tiennent pas. Elles tiennent uniquement sur le fait qu’on
travaille plus que ce qu’on devrait, on s’engage plus que ce qu’on devrait, on peut
pas faire 35h, on peut pas payer nos heures supp’, quand on a des problèmes de
trésorerie, on est obligé.e.s d’utiliser notre propre carte de crédit et de se faire
rembourser plus tard. C’est pour ça que les salarié.e.s sont résigné.e.s et se disent qu’on peut pas faire autrement. C’est encore des trucs qui viennent piocher dans
l’engagement individuel, qui font que la vie perso est mise en veilleuse par la vie
pro ».

« Aujourd’hui l’association sert un système et dans
ce système, ce sont les salariés qui sont la variable
d’ajustement. Le salariat associatif est une main d’œuvre
bon marché, car elle produit beaucoup de travail, beaucoup
de salarié.e.s sont surchargés, pour des salaires bas. [...] Là
dessus, les associations doivent évoluer, le fait que ce soit
du non-lucratif ce n’est plus une excuse. La spécificité du
secteur : les salarié.e.s et l’employeur adhèrent à une même
cause. Est-ce plus noble d’être exploité au nom d’une cause
ou au nom du capitalisme ? » Elsa M.

« DES PANSEMENTS SUR LE SYSTÈME »
Sur la précarisation de la jeunesse

Je me souviens qu’un administrateur de l’association m’avait demandé : « Si
la situation est si terrible que ça, pourquoi tu acceptes de rester ? » Je n’avais
pas su quoi répondre tellement la réponse me semblait évidente : il avait été
suffisamment difficile pour moi de trouver un emploi en CDD au SMIC dans mon
domaine d’études pour que je renonce aussi facilement. Le taux de chômage de 1
jeune sur 5 me faisait accepter sûrement plus de choses que si je savais que j’allais retrouver plus facilement un emploi par la suite.

Même si le service civique n’est légalement pas considéré comme du salariat et
dépend du Code du service civil (comme le service militaire ) il est en de nombreux
points révélateur de l’évolution et de la précarisation du salariat associatif. Créé
en 2010, il a permis à 300 000 « jeunes » (dont 125 000 en 2017) de 16 à 25 ans de
s’engager pour une durée de 6 à 12 mois dans une association, une fondation, un
établissement public, une collectivité territoriale, les services de l’État, ou encore
depuis janvier 2017 auprès de bailleurs sociaux et d’entreprises appartenant au
secteur de l’Économie Sociale et Solidaire pour réaliser une mission d’intérêt
général, indemnisée au moins 580,55 € par mois. En septembre 2018, il avait
touché 300 000 « jeunes » depuis sa création, dont 125 000 rien qu’en 2017, ce qui
en fait le premier dispositif européen dédié à « l’engagement » et est révélateur
de sa croissance exponentielle. L’incitation est aujourd’hui très forte, comme en témoigne mon mur d’actualités facebook qui est quotidiennement abreuvé
de publicités sur le service civique qui me vendent « #LePouvoirDetreUtile ».
J’étais pour ma part déjà en colère contre le service civique avant même d’en faire
un. Les quelques mois de chômage subi à la fin de mes études durant lesquels
je postulais principalement à des services civiques sans succès m’ont laissé un
goût amer. Je savais bien que malgré mon BAC +5 et mes quelques stages, le
milieu culturel ne m’offrirait rien de plus qu’un service civique. Romane, ancienne
volontaire, avait dès le début conscience à la fois que cette expérience était une
première porte vers l’emploi, conscience de voler le travail de quelqu’un et d’être
dans une situation de précarité : « En service civique, au début, tu sais que tu vas
devenir précaire, mais c’est vraiment au bout de 6 mois, que j’ai senti que là j’étais
vraiment précaire. »

« J’étais épuisée à la fin de ma journée, j’avais vraiment travaillé
mais c’était pas considéré comme du travail » Romane

C’est ensuite de rencontrer d’autres situations de volontaires, certains dans des
situations incroyables, qui a contribué à nourrir ma révolte contre le statut. Je me
suis rendu compte que ce n’est pas simplement le fait de quelques cas isolés de non-respect des droits qui pose problème mais bien le cadre même du service civique
qui permet d’outrepasser ce que le Code du travail ne permettrait pas. Le flou qui
existe sur le cadre légal en est la preuve, les volontaires ont par exemple le droit de
travailler 48h par semaine « à titre exceptionnel » mais rien ne précise ce qui relève
de l’exceptionnel ou non. Romane raconte : « le pire c’est ceux qui ne s’en rendent
pas compte, qui sont à Pôle emploi ou à la CAF et trouvent ça génial. Pourtant
ils passent leur journée à gérer les situations de précarité des autres, ils sont en
première ligne, ils prennent tout sur eux, c’est des pansements sur le système ».
Par ailleurs, toutes les initiatives pour réfléchir au statut du service civique en
dehors du cadre institutionnel sont bien souvent extrêmement surveillées. Ayant
été invitée lors de mon service civique à participer à une vidéo de témoignage de
services civiques sur le territoire, je dis - avec beaucoup de pincettes - que « dans
certains cas, les services civiques peuvent s’apparenter à des contrats déguisés ».
Peu de temps après la publication de la vidéo, l’association qui l’a portée est
contactée par la DDCS [10] et se voit obligée de retirer ma vidéo. Romane -ancienne volontaire membre du collectif de défense des droits des services civiques- a quant à elle eu droit à un véritable interrogatoire du responsable de la DRCS sur son lieu de service civique sur les activités du collectif : « A ce moment-là je sens bien qu’il y
a une ligne que je suis en train de franchir et qu’il faut pas que je franchisse trop ».

Ni salariat, ni bénévolat, on présente régulièrement le service civique comme
héritier du statut d’objecteur de conscience. Le service civique répond pourtant
plus à une demande d’insertion professionnelle qu’à une vision contestataire.
Florence Ihaddadene, sociologue du travail, s’attache au contraire à en montrer
les divergences dans un article intitulé « De l’instruction militaire à l’éducation
populaire, que reste-t-il de l’objection de conscience dans le service civique ? » [11]
L’objection de conscience, obtenue en 1963 suite à 22 jours de grève de la faim,
constituait une alternative au service militaire (jusque là, ceux qui refusaient de
prendre les armes s’exposaient à une peine de prison). Loin d’être généralisé, le
statut d’objecteur constitue plutôt une dérogation à la loi. Et ceux qui en bénéficient
n’ont pas le droit de communiquer sur cette dérogation. Des peines seront
formulées pour incitation à la désobéissance. Ce n’est qu’en 1983 que la situation
des objecteurs est régularisée. On assiste alors à une croissance de la salarisation
des associations. On voit donc que l’objection de conscience a été obtenue au
terme d’une mobilisation politique forte qui relevait de la désobéissance civile.
A l’inverse, le service civique, lui, vient « d’en haut ». Selon Florence Ihaddadene,
il est révélateur de la vision actuelle de l’insertion professionnelle des jeunes :
« ce sont des citoyens activés qui accéderont à l’emploi. Leurs études ne suffisent
plus à les rendre légitimes à travailler, ni même leurs qualifications. Leur insertion
professionnelle semble dépendre aujourd’hui de leur capacité à "s’engager",
à travailler en l’échange d’une faible rémunération (le stage n’en est qu’une
illustration supplémentaire), au nom d’une cause, au service de la société. »

« La précarité créée par les dispositifs à destination
des jeunes n’est plus aussi visible dès lors qu’on met
en avant la notion "d’engagement gratuit", formulation
socialement valorisée. L’effet d’aubaine existe pourtant et
le risque que ne soient remplacés des emplois "stables" par ces missions courtes, non rémunérées, est bien présent.
Empêcher le discours sur le travail des volontaires, c’est
aussi leur nier un statut de travailleur (et avec lui, des droits).
C’est encore les considérer comme des pré-salariés, sans
réel statut. En faisant disparaitre le vocabulaire du travail,
c’est un champ de réflexion, et donc de revendication, qui
s’efface. » Florence Ihaddadene

« LES FLICS DANS LA TÊTE » [12]
Sur l’intériorisation de l’oppression

J’ai fait en juillet 2018 une demande de deux jours de congés de formation
économique sociale et syndicale (CFESS), auxquels chaque salarié a droit (12
journées par an). J’en ai parlé en réunion à ma directrice avant la durée légale,
pour l’inscrire à l’ordre du jour du prochain CA. J’ai senti alors que ma requête était
dérangeante. Elle m’a demandé si je ne pouvais pas l’effectuer sur mes congés, si
j’étais bien sûre qu’en tant que CDD j’y avais droit. Elle a beaucoup insisté sur le
fait que ça allait lui demander de faire des papiers et donc du temps de travail.
Elle a fini par dire que j’avais raison, toute l’équipe et elle-même devraient faire
des formations mais que personne n’en prenait le temps. Aucun « non » formel ne
m’a été adressé (je savais de toute façon qu’il y a légalement très peu de raisons
possibles de refus d’une demande de CFESS) mais tout était formulé de manière
à ce que je renonce moi-même à ma demande. C’est donc bien avec les voix dans
ma tête qui lui donnaient raison que j’ai dû me débattre. C’est donc surtout avec
ma volonté personnelle que j’ai dû réussir à maintenir ma position en faisant taire
les voix intérieures qui me disaient que « tant pis, ça n’en valait pas la peine. »

J’ai alors l’impression d’avoir ressenti de manière assez flagrante ce que Paolo
Freire écrit sur l’intériorisation de l’oppression. Paolo Freire est un pédagogue
brésilien, qui a écrit en 1974, Pédagogie de l’opprimé, dans lequel il définit
l’opprimé comme un être qui n’est pas libre. Il décrit le processus par lequel il
accueille l’oppresseur en lui. Il est à la fois lui-même et un autre en ce qu’il
intériorise la vision du monde de l’oppresseur et par là, il se déprécie, il a peur,
se sent en insécurité par rapport à lui-même et aux autres. Pour Freire, tant que
l’opprimé n’aura pas localisé en lui la présence de l’oppresseur et tant qu’il n’aura
pas acquis sa propre conscience de la situation, il aura des attitudes fatalistes. La
grande tâche des opprimés est de se libérer eux-mêmes, et par ce mouvement,
ils libéreront aussi leurs oppresseurs. C’était d’autant plus visible dans cette
situation que, faisant appel à mes droits, contre lequel ma supérieure ne pouvait
rien, c’était à moi de lutter pour me considérer comme un sujet de droit. En tant
que salarié.e.s associatif.ve.s c’est régulièrement nous-mêmes qui, intériorisant
l’oppression directe ou indirecte, nous empêchons de faire appel au droit.

3. Où l’on bricole ses armes

Bricoler : Réparer, fabriquer, arranger quelque chose avec des moyens limités.

Cette petite liste « d’armes bricolées » n’est pas une recette à suivre à la
lettre. En réécoutant les petits entretiens que j’ai menés, j’ai été impressionnée
de constater à quel point chaque expérience de lutte qui m’était racontée était
vraiment une réappropriation de modes d’action très variés dans le but de se
créer ses propres armes.

« FÉDÉRER LES TROUPES »

Se syndiquer ?

Ayant pourtant une forte culture syndicale par mon père, je ne me sentais
pourtant pas concernée par le syndicalisme, tant que « tout allait bien ». Cela
s’explique surtout par le fait que j’appartienne à une génération très peu
syndiquée et "syndicalisée". Romane le dit bien : « On est marqué par le symbole
du syndicalisme dans notre tête comme quelque chose de lourd, il y a une donnée
militante hyper forte, ça correspond à un autre temps, et surtout ça correspond
pas à notre mode d’action ». La syndicalisation est faible dans les associations de
manière générale. C’est d’autant plus vrai que la spécificité du salariat associatif
n’est pas ou peu prise en compte par les syndicats traditionnels. Julien raconte
que, salariés dans une des 150 associations du Réseau artisans du monde, lui
et ses collègues ont connaissance de cas de non-respect des droits des salariés
(licenciements abusifs ...) dans d’autres associations du réseau. Ils sont alors allés rencontrer les permanences des CGT et CFDT locales. Le discours des personnes qu’ils rencontrent était totalement déconnecté de leur quotidien à eux. Le
fonctionnement « bordélique » de leur association choquait les syndicalistes
rencontrés. Selon lui, ces syndicats traditionnels ne voient que l’opposition
« direction-salariés » et ne prennent pas du tout en compte la spécificité du
bénévolat : « ils auraient été facilement capables de nous sortir d’une situation
dans l’industrie, dans une grosse boîte, mais là en l’occurrence on s’est pas
senti trop aidé ». Christian Lamy, du réseau des Crefad, soutient que « si le
syndicalisme salarié est sur la seule défense d’un statut et d’une protection, il est
dans l’impossibilité de considérer le salariat associatif. » [13]

Un autre frein est lié au fait que se syndiquer est considéré comme
contradictoire avec l’engagement associatif. Je n’ai pour ma part jamais vraiment
osé dire que j’étais syndiquée dans l’association dans laquelle je travaillais.
Elise parle bien de cette tension entre l’engagement au sein de l’association
et dans un syndicat : « Si on se syndique c’est un acte de traîtrise. Le discours
dominant c’est "nous aussi on est là pour de la transformation sociale alors
pourquoi on irait voir un syndicat vu qu’on peut le faire à l’intérieur de l’asso !" »
A cause des difficultés économiques et de la culture de l’entre-soi, de la confiance
mutuelle, nombreux sont celles et ceux qui voient une contradiction entre
l’engagement associatif et la défense de droits propres aux salarié.e.s, aux
stagiaires ou aux volontaires, supposée faire peser un poids supplémentaire sur
des associations déjà en difficulté. Pour Elise le syndicat peut être au contraire
un véritable espace de transformation et d’éducation populaire. Pour Mélanie,
salariée d’une association de deux salariés, se syndiquer ça va de soi : « tu es
salarié, tu te syndiques, ça permet de se rappeler ses droits ». Pour moi, ça a
d’abord été symbolique, se mettre dans une posture où je me sens un peu plus
protégée, un peu plus forte. Au quotidien, c’est surtout un réseau ressources,
quand j’ai une question sans réponse, j’envoie un mail à la liste et je sais que dans
la demi-journée j’ai une réponse.

La grève et les Posca

C’est la rencontre d’Élise, qui a participé à la création d’une section locale
d’Asso qui m’a convaincue de sauter le pas. Asso a été créé en 2009 et est affilié au syndicat national Solidaires. Elise raconte que c’est le contexte de la suppression
des contrats aidés (fin de l’été 2017) qui a impulsé leur envie de créer une section
locale du syndicat : « À la suite d’annonces du gouvernement qui étaient assez
trash par rapport aux asso, on s’est demandé comment est-ce que nous on pouvait réagir et rapidement, on s’est dit que la meilleure façon c’était d’avoir une
activité syndicale. » Ils ont alors créé une section locale, en se donnant une page
facebook et une adresse mail. Ils ont commencé à 3 puis d’autres les ont rejoints.
Elle me dit : « Les premiers mois on était hyperactifs, on participait à toutes les
manifs, on avait les plus belles banderoles, parce que bon, dans les asso on est
créatif ! On nous disait : "Vous, en fait votre stratégie, c’est la grève et les Posca" : c’est devenu notre slogan. » Petit à petit, l’antenne locale a commencé à se
structurer, à établir un calendrier de réunion et des permanences et à se tourner
plus progressivement vers l’accompagnement des salarié.e.s, en s’outillant petit à
petit (on y reviendra). Le récit de cette expérience par Elise m’a montré que créer
une section locale nécessitait une logistique beaucoup moins lourde que ce que je
pensais (du moins au sein d’Asso). Et aussi, qu’il y avait d’autres façons de faire du
syndicalisme, que ce n’était pas réservé aux hommes de plus de 50 ans qui savent
parler fort.

Arpenter la convention collective

C’est au fur à mesure que la nouvelle section locale se rend compte qu’il faut
qu’ils s’outillent en terme de connaissances légales. Beaucoup d’entre eux
appartiennent à la même convention collective, celle de l’animation, ils décident
donc d’organiser un arpentage de leur convention collective. L’arpentage est
une méthode de lecture issue des cercles ouvriers qui permet de lire un texte
à plusieurs en le séparant en plusieurs parties dont on se partage la lecture puis
en mettant en commun ce qu’on a compris du texte. C’est un outil qui permet
la désacralisation du texte - ce que je trouve particulièrement intéressant dans
le cas d’un texte aussi dense qu’une convention collective - et la création d’une
culture commune autour d’un savoir. Ce type d’expérience permet donc à la fois
de se fédérer, de créer du commun dans le groupe et également de s’autoformer.
Elise me dit en effet : « Je sais que maintenant les gens viennent me voir pour
me demander comment on fait telle ou telle démarche alors qu’il y a un an j’y
connaissais rien ! C’est allé vite mais c’est parce que c’est passionnant ! »

Se nommer pour exister

Romane est membre du collectif de défense des droits des services civiques, qui
s’est créé en 2016 à Rennes. L’élément déclencheur de la création du collectif est
la rencontre par l’une des fondatrices de nombreux services civiques qui vivaient
des situations difficiles (absence de tuteurs, personnes virées sans raisons ...) .
En effet, ils s’adressaient à l’association dans laquelle elle était en service civique
souvent en détresse, n’ayant pas eu de réponses à leurs mails adressés à la direction régionale... Le collectif se créé alors et compte jusqu’à 14 membres à
son apogée. Les missions premières sont d’organiser des Apéro service civique,
sans présence institutionnelle et également de tracter et d’informer à la sortie
des rassemblements officiels de volontaires en service civique. L’idée était de se
fédérer, qu’en étant collectif on a beaucoup plus de poids.

« Dans le collectif de défense des droits des services
civiques, j’ai compris quelque chose, c’est qu’il
suffit de se nommer pour exister, c’est un truc incroyable,
c’est une puissance. Tu dis que tu es un collectif, même si tu
es deux, trois, tu représentes quand même quelque chose,
tu as une entité, tu as un nom et derrière tu as une idée, ce
qui peut faire potentiellement peur » Romane

S’unir

Julien, ancien salarié d’une association du réseau Artisans du monde me
raconte comment en 2010, ils se sont progressivement organisés pour créer une
association des salariés afin que les salariés des associations locales aient une voix à l’AG du réseau (c’était déjà le cas pour les salariés de la fédération nationale). C’est le fait de se fédérer, informellement au début, entre leurs trois associations
lyonnaises puis dans le réseau dense des associations en Rhône-Alpes qui leur a
permis de se rendre compte de l’isolement de certains salariés et des disparités
des conditions de travail : « C’est au fur et à mesure de nos discussions qu’on
s’est dit : "c’est pas juste que toi tu aies ça et pas moi" et on s’est dit : "mince
on travaille au sein du même réseau, on devrait avoir les mêmes conditions de
travail !". » Pour faire changer les choses, il faut que les salariés locaux s’unissent.
En amont de l’AG suivante, ils organisent alors une réunion des salariés locaux
à Paris, où ils se disent alors qu’ils faut qu’ils réussissent à avoir une voix des
salariés des associations locales à l’AG, et pour cela faire modifier les statuts.
Trois associations doivent porter une motion pour les modifier. Ils réussissent
à trouver ces trois associations alliées pour qu’elle soutiennent et présentent
l’initiative. Après débat, elle est acceptée et la nouvelle association des salariés
a donc dorénavant droit de vote à l’AG de l’association. C’est bien là en fédérant
et rassemblant des salariés jusque là isolés au sein d’un même réseau qu’ils ont
réussi à faire levier.

Mettre en commun ses expériences

Après plusieurs temps de rencontres formelles et informelles avec des
volontaires ou jeunes salarié.e.s, je me rends compte que l’on est nombreux à
partager mes questionnements autour des conditions de travail, du respect
des droits des salarié.e.s/volontaires et du fonctionnement plus ou moins
démocratique des asso dans lesquelles on évolue. Je décide alors d’impulser une
journée de partage d’expériences en juin 2018.

Le mail que j’ai envoyé :

Ce sera finalement une demi-journée que nous avons organisée à deux, au
CRIJ de Rennes. Nous étions cinq (le choix de la date : un samedi après-midi
ensoleillé de fin juin, l’explique en partie !) Le petit nombre a permis d’échanger
assez longuement sur nos situations respectives, ce qui ne nous convenait pas,
nous mettait en colère, voire était illégal et de réfléchir à penser à des solutions
ensemble. L’idée était aussi que ce partage d’expériences soit un point de départ
qui nous fasse réfléchir à ce qu’on a appelé des « Actions très très concrètes », ce
qu’on pouvait vraiment mettre en place pour se former, informer, questionner à
court, moyen ou long terme. Partager ses expériences, insatisfaisantes ou non,
son quotidien de salarié, même si ce n’est pas agir à proprement parler c’est déjà
s’armer, se donner de la force en permettant de sortir de la personnalisation, en
se rendant compte de ce qui il y a de commun dans ce qu’on traverse.

Organiser un apéro

C’est à ce moment là que j’ai pris connaissance des Apéros de volontaires de service civique qu’a organisé pendant plusieurs mois à Rennes le collectif de défense
des droits des services civiques. L’idée était à la fois d’informer de l’existence du
collectif, de recruter de nouveaux membres mais aussi de s’informer entre pairs,
pour que les personnes en difficulté n’aillent pas systématiquement voir « ceux qui
incarnaient l’autorité » mais puissent trouver dans ces temps conviviaux un espace
d’échanges et de discussion, entre personnes qui ont des intérêts communs.

S’ENTRAÎNER Á LA GUERILLA AUTREMENT QU’AVEC LA TÊTE

Faire du théâtre de l’opprimé un outil de lutte syndicale

J’ai eu l’occasion de faire deux stages de théâtre de l’opprimé de deux jours
chacun l’an dernier. Le théâtre de l’opprimé a été créé par le Brésilien Augusto
Boal dans les années 1970. Partant d’une conception politique du théâtre, il veut
libérer le spectateur de sa condition et le rendre acteur et pour cela cesser d’être
objet pour devenir sujet. La pratique du théâtre doit aider à changer la réalité par
l’expérience.

« Il se peut que ce théâtre là ne soit pas révolutionnaire,
mais ses formes sont certainement une répétition de
la révolution. Le spectateur-acteur met en pratique un acte
réel, même si c’est dans la fiction. En essayant fictivement de
lancer une bombe, il est concrètement en train d’apprendre
comment cela se fait. En tentant d’organiser une grève,
il organise concrètement une grève. L’expérience, bien
qu’en termes fictifs, est concrète. » Augusto Boal

Un des dispositifs le plus connu et le plus utilisé est le théâtre-forum. Après
un préalable destiné à connaître son corps et à le rendre expressif, le théâtre-forum consiste à jouer une scène qui comporte un problème social ou politique
difficile à résoudre qui a été vécu par un des participants. La scène est ensuite
décrite précisément, on tente d’analyser qui sont les oppresseurs, les oppressés
et éventuels alliés puis elle est jouée face aux reste des participants. Celui qui a
partagé son histoire avec le groupe joue généralement le rôle de l’oppresseur, car
c’est celui qui connaît le mieux ses motivations et réactions. A la fin de la scène
on demande si la situation leur convient et le cas échéant s’ils ont des solutions à
proposer. La scène va être rejouée à l’identique mais les participants qui ne sont
pas d’accord peuvent rentrer en scène dès qu’il le souhaitent pour remplacer un
des acteurs et proposer une nouvelle solution.

Le premier stage de théâtre de l’opprimé que j’ai eu l’occasion de faire n’était
pas spécifiquement tourné vers la thématique du travail mais je savais dès le début
que c’était les rapports dans le cadre du travail que j’avais besoin de « travailler ».
C’est même devenu une nécessité, je me suis rendue compte par les exercices à
quel point j’avais l’impression de subir une situation de travail et de n’avoir aucune
prise sur elle, aucun pouvoir. J’ai donc joué une situation de réunion de travail dans
laquelle j’avais voulu réagir mais avais plutôt subi la situation silencieusement.
Jouer cette scène encore et encore (il faut rejouer au moins une partie de la scène
à chacune des propositions) a été à la fois éprouvant et libérateur. Cela a suscité
un tel bouleversement que j’ai été incapable de retourner travailler le lendemain
et ai dû m’arrêter quelques jours. Je ne pense évidemment pas que c’est un outil
magique, mais en tout cas, voir d’autres personnes que moi jouer mon rôle dans
la scène m‘a apporté un autre regard sur la situation, m’a fait me rendre compte
de possibilités d’actions que je n’envisageais même pas auparavant. Je ne sais pas si c’est directement lié, mais j’ai réussi la semaine suivante à prendre position en réunion comme je ne l’avais jamais fait auparavant. Il ne s’agit pas simplement
de catharsis [14], mais bien de l’idée que se mettre en mouvement et ressentir des
émotions peut permettre ensuite d’agir concrètement dans la réalité. A partir de
là, j’ai eu en tête que le théâtre de l’opprimé pouvait être un outil opérant en
particulier pour les salariés, à la fois un outil d’analyse et aussi un moyen assez
puissant de se mettre en action, une arme pour se donner plus de pouvoir.
Alors quand j’ai vu qu’Asso organisait en septembre une session de formation
intitulée « Le théâtre de l’opprimé comme outil de lutte syndicale », il me semblait
impensable de ne pas y participer !

J’ai assisté à la deuxième session de cette récente formation. Le format s’est
allongé depuis la première (deux journées) et une personne ressource pour le
droit du travail était maintenant présente. Rémi, formateur et initiateur de cette
formation au sein d’Asso me dit : « C’est quelque chose qu’on aimerait continuer à
creuser : comment utiliser le droit du travail un peu comme une arme, comme une
ressource dans ce type de situations. » Les deux jours permettent de pratiquer
toutes sortes d’exercices, d’approfondir le théâtre-forum et également d’amorcer
un travail sur les émotions, ce qui est assez novateur. Rémi me confie que c’est
dans le but de renouveler le format des formations syndicales, qui passent pour
lui trop par le « blabla » et ne mènent pas à grand chose en terme d’action qu’il
a proposé cette formation là. L’outil du théâtre de l’opprimé permet pour lui de
contourner les problèmes de répartition de la parole dans un contexte syndical
où c’est « toujours les mêmes qui parlent, les mêmes mecs qui veulent te parler
que de théorie ». Par contre il souligne qu’ « Un des points de tension, c’est que
comme c’est une approche très déroutante pour le syndicalisme traditionnel,
ça peut faire peur à des gens, ça peut les secouer. Quand on évolue dans un
syndicalisme à l’ancienne, questionner ses émotions, ça va un peu loin quoi ! [..] Il
y a un enjeu à savoir jusqu’où tu vas pour proposer un truc un peu différent mais
sans perdre les gens non plus. » Selon Rémi, les stratégies activistes et militantes
qu’on retrouve dans les partis, les syndicats, les mouvements sociaux ont comme
grande faiblesse d’être des stratégies mentales, argumentatives et très codifiées
et gagneraient à prendre en compte l‘importance des leviers émotionnels
et instinctifs dans l’action politique. « On pense généralement que c’est en
argumentant qu’on fait changer les gens, moi je pense que les gens se mettent en
action parce qu’ils vivent un truc qui les touchent et c’est ça qui les fait bouger.
Alors que tu peux distribuer tous les tracts que tu veux, tu peux t’égosiller dans tous les mégaphones que tu veux, à part les gens d’accord, je vois pas qui tu vas toucher ! »

« J’ai aussi voulu donner quelques preuves du fait
que le théâtre est une arme. Une arme très efficace.
C’est pour cela qu’il faut lutter pour lui. C’est pour cela que
les classes dominantes essaient de façon permanente de
confisquer le théâtre et de l’utiliser comme instrument de
domination. [...] Mais le théâtre peut aussi être une arme
de libération. Pour qu’il le soit, il faut créer les formes
théâtrales adéquates, il faut le changer. » Augusto Boal

Créer un manuel de guérilla

Guérilla : (issu de l’espagnol, diminutif de guerre) Combat mené par des groupes
clandestins et caractérisé par des actions ponctuelles en vue de déstabiliser un
régime. Forme de guerre caractérisée par des actions de harcèlement, d’embuscades
ou de coups de main.

Dans le cadre du Diplôme universitaire
Éducation Populaire et transformation
sociale nous avons organisé le 15 novembre
2018 un atelier intitulé : « Créer ses armes - Echanges de luttes de salarié.e.s associatif.ve.s » au CRIJ de Rennes. En préparant
cet atelier avec deux autres camarades de
formation, nous nous sommes dit que nous
partagions l’envie qu’il soit le plus concret
possible, qu’il passe assez peu par la parole,
du moins pas en grand groupe. L’atelier s’est
déroulé en deux phases. Pendant la première
les participants se sont racontés à deux ou
trois « une expérience de lutte pour ses droits
dans l’associatif » ou « une expérience de conditions de travail dans l’associatif ». Chaque petit groupe en a tiré des idées fortes qui ont ensuite été rassemblées en une grande carte mentale collective.

La deuxième phase de l’atelier a été consacrée à la fabrication de petits
« Manuels de guérilla du salarié associatif ». L’idée était, après avoir identifié ce
qui nous posait problème dans la première phase de l’atelier, de compiler « les
armes du groupe » pour défendre ses droits dans le salariat associatif et de
mettre tout cela en forme sur quelques pages grâce au matériel mis à disposition
(magazines à découper, feutres, gravure sur polystyrène, typographie...). Trois
livrets ont donc été réalisés pendant l’atelier, selon une méthode de pliage qui
permet de rassembler le contenu sur le recto d’une feuille, permettant ainsi
facilement l’impression et la diffusion. Le scan de chacun des livrets a ensuite
été envoyé à l’ensemble du groupe dans l’optique de « les imprimer, organiser
des ateliers de pliage massif et de les glisser là où ils sembleraient pouvoir semer
des graines. » Il était important pour moi à ce moment là d’organiser un atelier
dont le médium principal ne soit pas la parole formelle mais de défendre l’idée
qu’on peut produire du sens aussi sur le papier, de manière créative, que l’on peut
« penser avec les mains ». Il s’agissait aussi de favoriser un autre type d’expression
en prenant en compte ceux qui, comme moi, sont moins à l’aise avec la parole
qu’avec l’écrit. Une des limites toutefois de l’atelier dans ce cadre était que des
personnes en situation de détresse professionnelle sont venues en demande de
réponses concrètes sur leur situation. Or l’atelier sous cette forme ne pouvait
répondre complètement à leur demande.

4. Où l’on raconte ses victoires

Je me suis longtemps dit que la lutte au sein de mon association avait été un
échec, que je n’avais pas réussi à faire entendre ma revendication de départ, à
savoir que la souffrance au travail des salariées soit reconnue et pas considérée
comme normale. Et puis en lisant un passage de Être radical, de Saul Alinski [15], je me suis laissée convaincre qu’il fallait se concentrer sur ses victoires, aussi petites soient elles, pour se donner la confiance et l’assurance de continuer la lutte.
Les petites victoires directes ou indirectes de cette lutte que j’ai pu énumérer,
c’est qu’une de mes collègues jusque là plutôt résignée se soit syndiquée, que
le document obligatoire du Code du travail ait été affiché dans les locaux de
l’association, c’est d’avoir réussi à utiliser mes deux jours de congé de formation
syndicale, d’avoir très partiellement négocié l’ajout d’une mention à mon contrat
de travail, et enfin et peut-être surtout c’est d’avoir essayer au maximum de se
soutenir entre collègues.

Durant un temps de formation en septembre, on a tâché de relever les tactiques
et stratégies que l’on met en place pour lutter face à un problème. La grille de
lecture utilisée était celle du sociologue Michel de Certeau, qui nomme tactique
ce qui fait que l’on résiste au problème sur le coup, tandis que la stratégie serait
ce qu’on met en œuvre pour permettre que ça ne se reproduise plus sur le long
terme. Je me suis alors rendue compte que malgré ma sensation d’échec et de
renoncement, je mettais bien en place au quotidien, des tactiques - parfois a priori
anodines - pour me protéger dans ce contexte de travail. Par exemple, j’essayais
inconsciemment de ne pas entretenir un rapport affectif avec la directrice de
l’association, en introduisant le moins possible d’éléments personnels dans les
discussions, en refusant poliment d’aller boire un verre. M’étant rendue compte
de ma posture physique généralement courbée en réunion, j’ai essayé aussi de
la modifier, en me tenant droite, regardant mon interlocuteur dans les yeux, etc.

C’est ce que j’ai essayé de mettre en avant durant l’atelier de création d’un
« manuel de guerilla » : se baser sur ce qu’on sait déjà et ainsi prendre conscience
des ressources que l’on a en soi, acquises bien souvent par l’expérience, pour
se donner un peu plus le droit d’agir. Comme l’a dit après-coup Sabrina, une des
participantes « Agir, c’est déjà se rendre compte de tout ce qu’on a, de tout ce
qu’on sait » ou encore Aline, « Je ne suis pas salariée associative mais terminer le
petit fascicule, ça m’a donné de la force ».

Face à la domination quasi invisible qui s’exerce dans la relation salarié.e/employeur.euse associatif telle que je l’ai vécue, rendre visible ce rapport est déjà une forme de lutte, comme c’est par exemple également le cas dans le sexisme ordinaire. C’est une lutte de longue haleine, une guerilla du quotidien, qui se fait à tâtons, qui se construit au fur et à mesure, où l’on se forme en même temps que l’on avance ou que l’on apprend de ses échecs. Une guerilla qui demande beaucoup d’énergie invisible rien que pour tenir sa position, où quelquefois il faut accepter de se retrancher pour se ménager, ou accepter la défaite quand on
n’avait pas les bonnes armes. Ce n’est donc en aucun cas un combat très glorieux,
parce que quasiment invisible.

Le rendre visible, c’est essayer de le légitimer et de rendre hommage aux
petites guerillas du quotidien qui peuvent sembler ingrates et minuscules mais
contribuent à ne plus subir, à rester digne, voire à se créer de la marge de
manœuvre, à élargir les possibles, et tant mieux si ça nous rend plus fort.

Partager ses munitions

- « Qui est le patron des associations ? », revue Mouvements n°81, 2015.
- Éducation populaire et Féminisme. Récit(s) d’un combat (trop) ordinaire. Analyses
et stratégies pour l’égalité
. Ouvrage collectif écrit par 11 femmes de l’association
« La Grenaille », réseau d’éducation populaire, 2016.
- Marion Peyre (dir.), Le livre noir de l’animation socioculturelle. Du grand écart
entre discours et pratique
, L’Harmattan, coll. Questions contemporaines, 2011.
- Augusto Boal, Théâtre de l’opprimé, La Découverte, 1996 (première édition de
1974).
- Saul Alinsky, Être radical. Manuel Pragmatique pour radicaux réalistes, Editions
Aden, 2012 (première édition de 1971).
- Paulo Freire, Pédagogie de l’opprimé, Maspero, 1974 (édition épuisée).
En condensé sur education-authentique.org.
- Elsa Miské, Margaïd Quioc, Anaïs Bourdet, YESSS, un podcast de Warriors.
- SCOP Le Pavé, « Le projet », Les cahiers du Pavé #1, 2012.
- Mathieu Hély, Les métamorphoses du monde associatif, PUF, coll. Le lien social, 2009.
- André Gorz, Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique,
Gallimard, coll. Essais Folio, 2004 (première édition de 1988).

[1« Figures de l’employeur et formes du « dialogue social » dans les entreprises de l’ESS », in Qui est le patron des associations ?, Mouvements n°81, printemps 2015 p.119.

[2« Créer un syndicat pour défendre les salariés du secteur associatif », in Ibidem., p.77.

[3Viviane Tchernonog, Le paysage associatif français. Mesures et évolutions, 2013.

[4« Travailler dans les associations est un sport de combat » in Qui est le patron des associations ?, Mouvements n°81, printemps 2015, p.96.

[5C’est d’autant plus vrai qu’en tant que femmes, on attend communément de nous d’être souriantes et agréables.

[6« Travailler dans les associations est un sport de combat » in Qui est le patron des associations ?, Mouvements n°81, printemps 2015, p.99.

[7« Les mutations institutionnelles du monde associatif », in Ibid., p.32.

[8« Les associations, lieu de réinvention du travail ? », in Qui est le patron des associations ?, Mouvements n°81, 2015, p.75.

[9« Des relations de travail sous tension : adminitrateur.e.s et salarié.e.s des centres sociaux », in Ibid., p.89.

[10Direction Départementale de la Cohésion Sociale, référente des volontaires à l’échelle locale.

[11Dans Qui est le patron des associations ?, Mouvements n°81, p.107.

[12Le terme vient du metteur en scène et comédien Augusto Boal qui a pratiqué et théorisé le théâtre
de l’opprimé au milieu des années 1970. A son arrivée en Europe, il est surpris de constater que même
si aucune dictature ne les menace, les gens continuent à avoir des barrières qui les entravent. Il nomme
ces barrières « les flics dans la tête », il développera par la suite des techniques pour les identifier et les neutraliser.

[13« Travailler là et pas ailleurs. Le sens de la démocratie dans le monde associatif », in Qui est le patron des associations, Mouvements n°81, p143.

[14Terme grec qui désigne la purification des passions, la libération des émotions qui survient d’après
Aristote, par exemple après avoir assisté à une pièce de théâtre.

[15Saul Alinsky, Être radical. Manuel Pragmatique pour radicaux réalistes, première édition 1971.


Un grand merci à celles et ceux qui ont de
près ou de loin contribué à l’écriture de ces
quelques pages. Qu’on se donne de la force.



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