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Tourner autour Une critique de « L’insurrection qui vient »

mis en ligne le 21 novembre 2018 - Des insurgés sans bandeau

« Oh ! que l’obèse bourgeoisie soit maudite à jamais ;
qu’on sème le sel et le soufre sur l’emplacement de ses boutiques,
et que la miséricorde de son Dieu soit légère à son âme graisseuse !
Et cependant, il est encore des gens qui croient à l’esprit révolutionnaire de l’épicier !!! » (Ernest Coeurderoy, Jours d’exil, Tome I, 1854.)

Tourner autour

Plusieurs raisons nous ont longtemps incité à ignorer cet opuscule, malgré le mot clef de son titre : insurrection.

Comme le sait d’expérience n’importe quel voleur de la FNAC, c’est rarement pour son contenu qu’un bouquin mis en avant par ce supermarché est intéressant, mais plutôt parce qu’il se revend vite. L’automne 2007 étant passé, le « coup de cœur du mois » que lui a décerné cette enseigne est dévalué depuis un bail. Inutile donc de chercher un quelconque intérêt à L’insurrection qui vient du côté de sa valeur d’échange.

Par ailleurs notre voleur, tout lecteur qu’il soit, ne risquait pas non plus de se laisser tenter au hasard de ses vagabondages critiques : que pouvait en effet avoir de passionnant à proposer un texte sorti chez un éditeur de flic gaulliste (Erik Blondin, Journal d’un gardien de la paix, 2002), de médecin légiste (Patrick Chariot, En garde à vue, 2005), de fossoyeur de révolutions (Mao. De la pratique et de la contradiction, textes présentés par Slavoj Zizek, 2008), ou plus récemment de juges syndicalistes (Syndicat de la magistrature, Les mauvais jours finiront, 2010) ? Autre chose qu’un recyclage de la soupe post-gauchiste qui plaît tant au fondateur de La Fabrique ?

Cet opuscule voguait donc tout naturellement au gré des aléas du marché, quand c’est une toute autre actualité qui est venue nous rappeler son existence. En novembre 2008, le ministère de l’Intérieur prétend soudain avoir retrouvé un de ses auteurs anonymes parmi les accusés (et incarcérés) de l’affaire dite de Tarnac. Un procureur quelconque qualifie même le texte de « sorte de bréviaire de la lutte armée ». Diantre ! La ruse de l’histoire aurait-elle caché depuis plus d’une année un bouquin subversif au milieu des rayonnages de la culture de gauche ? L’incarcération d’un « épicier » ou d’une « étudiante », comme certains inculpés aimaient alors à se présenter, serait-il le fil pour se pencher un peu plus avant sur le pamphlet ? Suivrait-on les conseils littéraires d’un des accusés : « Le scandale de ce livre est que tout ce qui y figure est rigoureusement et catastrophiquement vrai, et ne cesse de le devenir chaque jour davantage »[1] ?

Notre curiosité malsaine n’a été titillée qu’un moment. Car tandis que la fine fleur de l’intelligentsia du pays se demandait si « les lois d’exception adoptées sous prétexte de terrorisme et de sécurité [sont] compatibles à long terme avec la démocratie »,[2] la plupart des formes-de-vie sous accusation se répandront en interviews et en articles dans les médias, tout en menant collectivement une stratégie de défense innocentiste et frontiste (réunifiant la gauche d’un côté, les classes moyennes indignées de l’autre). Décidément, eux non plus ne réussiront pas à nous convaincre de feuilleter le petit livre vert. Mais peut-être ce racket marche-t-il mieux ailleurs, puisque plusieurs maisons d’édition étrangères de L’insurrection qui vient ont volontairement lié la répression de « quelques jeunes paysans communistes »[3] à leur traduction, afin de mieux vendre leur soupe. Faire de l’Etat et de ses réactions l’étalon du caractère révolutionnaire d’un livre, fallait y penser ! Si cela ne dit rien sur ce dernier, ça en dit par contre long sur ceux à qui ça profite…

En fait, notre brave anarchiste n’était en rien persuadé de l’intérêt d’une recension de la chose, et il a fallu toute l’insistance bienveillante des participants à cette revue pour le pousser à apporter cette pierre au dossier en cours sur le thème de l’insurrection. Conscients que d’autres, ici et ailleurs, ont déjà élaboré cette critique, et surtout de l’espace restreint imparti à cette note de lecture, nous nous contenterons ici de quelques points.

Lieux communs

En plus d’un prologue, ce livre est composé de sept cercles et de quatre chapitres. Dans une première partie, le Comité Invisible en costume dantesque nous fait traverser l’enfer de la société actuelle. Dans la seconde, on est enfin introduit dans le paradis de l’insurrection, qu’on pourrait atteindre par une multiplication de communes. Si la première partie a jeu facile pour rencontrer une certaine approbation à travers sa description d’un monde parsemé de désastres permanents, la seconde est beaucoup plus légère. Toutes deux se rejoignent pourtant sur un point : un certain flou, bien enserré par un style sec et péremptoire. Peut-être n’est-ce même pas un défaut, mais bien au contraire un ingrédient fondamental à l’attrait de ce petit livre.

Pour asséner son discours, le Comité n’a en effet pas besoin d’analyses. Il préfère les constatations. Assez de ces critiques et de ces débats qui prennent la tête, place à l’évidence et à l’objectivité béton qui saute immédiatement aux yeux ! Faisant mine de modestie, les rédacteurs précisent même d’emblée qu’ils ne font que « mettre un peu d’ordre dans les lieux communs de l’époque, dans ce qui se murmure aux tables des bars, derrière la porte close des chambres à coucher », c’est-à-dire qu’ils se contentent de « fixer les vérités nécessaires » (p12). Ils ne sont d’ailleurs pas les auteurs de ce livre, mais « se sont faits les scribes de la situation », car « c’est le privilège des circonstances radicales que la justesse y mène en bonne logique à la révolution ». Il fallait y penser : les lieux communs sont les vérités nécessaires qu’il faut retranscrire pour réveiller le sens du juste, qui lui-même mènera logiquement à la révolution ! Evident, non ?

En pénétrant dans les sept cercles qui divisent l’enfer social contemporain, on trouvera ainsi bien peu d’idées pour réfléchir, et beaucoup d’états d’âme à partager. Les auteurs/rédacteurs évitent à tout prix de baser leur discours sur une quelconque théorie explicite. Pour ne pas courir le risque d’être dépassés ou discutés, ils préfèrent enregistrer le vécu dans sa banalité, là où tout devient familier. Comme dans un alignement de lieux communs, justement, où « le Français », cette fiction, revient à tout bout de champ. Tant qu’on y est, on peut enfiler n’importe quelle platitude, jusqu’à faire du réel le reflet de la seule domination totalitaire, plutôt que le fruit d’une dialectique au sein de la guerre sociale. Mais il est vrai que cela nécessiterait d’aller un peu plus loin que d’en rester à des ressentis généralisés. Pour décrire leur monde imaginaire sans classes ni individus, la propagande du pouvoir devient une source non négligeable, et surtout crédible : les renseignements généraux (p. 29), le DRH de Daimler-Benz (p. 32), un officier israélien (p. 43), les blagues de cadres (p. 50) ou le premier sondage d’opinion venu (p. 51) font alors l’affaire. Dans L’Insurrection qui vient, tout est nivelé, écrasé par le contrôle et la répression. Ce n’est pas le monde qui est décrit, mais le désert auquel rêve le pouvoir, la représentation qu’il donne de lui-même. Cette quasi-absence de dialectique entre dominants et dominés, exploiteurs et exploités, n’est pourtant pas un hasard : chaque lecteur doit être en mesure de se retrouver dans la perception du cauchemar totalitaire, d’en être effrayé. Il ne s’agit pas de le convaincre, et encore moins de pointer les mécanismes d’adhésion ou de participation volontaire à notre propre asservissement. Lui faire partager l’enfer pseudo-universel, c’est pouvoir ensuite le sauver d’un bloc s’il adhère au grand Nous et à ses intensités subjectives.

En prenant acte de la fin imminente du monde sur un ton apocalyptique, en passant en revue les différents milieux où elle se consume, le Comité Invisible s’arrête sur les effets les plus immédiatement perceptibles du désastre, mais tout en en taisant les origines possibles. Il nous informe par exemple que « le malheur général cesse d’être insupportable dès qu’il apparaît pour ce qu’il est : sans cause ni raison » (p51). Sans cause ni raison ? Surtout pas d’analyses acérées de l’existant, ni celles plus communistes contre le capitalisme ni celles plus anarchistes contre l’Etat. Ce ne serait plus assez vague, et puis il existe d’autres textes pour cela, comme ceux réservés à un petit milieu (les deux numéros de la revue Tiqqun autodissoute en 2001, ou L’Appel, livre de 2003 dont un extrait constitue le 4e de couverture de L’Insurrection qui vient). L’impuissance politique ou la faillite économique, lorsqu’elles apparaissent dans ce pamphlet, ne débouchent ainsi jamais sur le développement d’une critique radicale de la politique ou des besoins, car ces thèmes ne sont que prétexte à un rapport de description nauséeuse destiné à valoriser la suite. L’insurrection qui vient, née sous forme de marchandise éditoriale, a tout simplement été pensée et écrite pour toucher le « grand public ». Comme ce « grand public » est composé de spectateurs avides d’émotions à consommer sur le moment, qu’il est réfractaire à toute idée qui pourrait donner du sens à une vie entière, donnons-lui des images faciles auxquelles s’accrocher sans trop se fatiguer.

Pour mieux le prendre par la main, il y a aussi besoin de l’inclure dans la construction d’un grand « Nous » collectif, dont on va faire l’apologie contre le vil Moi individuel. L’individu, qui c’est bien connu n’existe que comme mot d’ordre de Reebok (« I am what I am »), est vite liquidé comme synonyme d’« identité » (p. 14) ou de « camisole » (p. 90). Ce sont en effet les fameuses bandes qui doivent incarner « toute la joie possible » (p. 23). Elles ne sont plus le produit complexe de la débrouille et d’un enfermement, de l’entraide (ce qui est différent de la solidarité) dans la survie et de la compétition, mais la forme d’auto-organisation par excellence dont il faut s’inspirer. Dans un autre livre, cela pouvait donner encore plus explicitement :

« La perspective de former des gangs n’est pas pour nous effrayer ; celle de passer pour une mafia nous amuse plutôt. » (Appel, proposition V)

Comme d’autres l’ont noté, les rédacteurs de L’insurrection qui vient... :

« ...voient dès maintenant dans la décomposition de toutes les formes sociales une “aubaine” : de même que pour Lénine l’usine formait l’armée des prolétaires, pour ces stratèges qui misent sur la reconstitution de solidarités inconditionnelles de type clanique, le chaos “impérial” moderne forme les bandes, cellules de base de leur parti imaginaire, qui s’agrégeront en « communes » pour aller vers l’insurrection. »[4]

C’est qu’aux aspirants bergers ne plaît que l’odeur de troupeau, « la réunion d’une multiplicité de bandes, de groupes, de comités » (p. 107), tout ce qui peut comporter un caractère suffisamment grégaire pour exercer un contrôle. L’unicité doit être rejetée, elle ne permet pas de disposer d’une masse de main d’œuvre suffisante.

Il est également dit et répété que cette société est devenue invivable, mais surtout parce qu’elle n’a pas tenu ses promesses. Et dans le cas contraire ? Si « le peuple » n’avait pas été refoulé hors de « ses campagnes », « ses rues », « ses quartiers », « ses halls d’immeubles » (p. 97), si nous n’avions pas été expropriés de « notre langue par l’enseignement », de « nos chansons par la variété », de « notre ville par la police » (p. 20)… peut-être pourrions-nous encore vivre heureux dans notre monde ? Comme s’il avait déjà été à nous, ce monde, et que ces quartiers ou ces villes n’étaient pas justement un exemple de notre dépossession, quelque chose à détruire. Comme si la réappropriation de l’architecture carcérale par les pauvres n’était pas justement un des signes ultimes de l’aliénation. Personne ne peut « envier ces quartiers » (p. 20), et certainement pas parce qu’il y règnerait « l’économie informelle ». Nous laissons volontiers au Comité les distinctions jésuitiques entre la mafia et l’Etat ou entre les différentes expressions de la domination marchande, c’est-à-dire le petit jeu des préférences tactiques entre les différents visages du maître. Nous préférons pour notre part lutter contre l’autorité et l’économie, en tant que tels.

A force de négation d’une guerre sociale multiple qui n’est pas l’apanage d’un sujet (le jeune révolté des banlieues), on en vient parfois au fil des pages à se demander si les scribes du petit livre vert ne procèdent pas par ignorance, étant peut-être simplement à l’image des lecteurs auxquels ils s’adressent, de ceux qui ne voient dans toute la vie des « cités » que des policiers et de jeunes émeutiers, de ceux qui règlent son compte à la famille en maintenant des liens pour subventionner la subversion sociale (p. 26), de ceux qui peuvent « « circuler librement » d’un bout à l’autre du continent et sans trop de problème dans le monde entier » (p. 99), ou même participer à la foire électorale en ayant l’impression d’accomplir quelque geste subversif (« on commence à deviner que c’est en fait contre le vote lui-même que l’on continue de voter », p. 7).

L’insurrection comme multiplication de communes

Si l’enfer moderne nous est conté, c’est finalement pour en arriver où ? A quelle aurore mènerait la fin de cette civilisation en déclin qui n’a plus rien à nous offrir, civilisation supposée même produire comme une mécanique bien huilée « les moyens de sa propre destruction » (ce n’est pas une référence à la catastrophe nucléaire permanente, mais à… « la multiplication des téléphones portables et des points d’accès à internet » ! (p. 46)) ?

En cherchant bien, l’insurrection semble venir dans ce livre sans autre finalité que de hâter le grand écroulement, sans son propre dépassement qui l’orienterait par exemple vers l’anarchie (ou le communisme, pour d’autres). Elle est son propre but, et se suffirait à elle-même. Les tiqquniens notaient déjà non sans ridicule :[5]

« Nous travaillons à la constitution d’une force collective telle, qu’un énoncé comme “Mort au Bloom !” ou “A bas la Jeune-Fille !” soit suffisant à provoquer des jours et des jours d’émeute. »

Plus que de nihilisme – au-delà de ce monde il n’y a que ce monde, sans futur ni possibilité –, il s’agit là d’un millénarisme revisité où l’avenir apocalyptique est déjà dissimulé dans le présent, où il semble totalement détaché de nos actions présentes et délibérées (ou involontaires). Il faudrait simplement être capables d’accueillir cette agonie pour en faire un moment libératoire et purificateur, prendre parti pour la grande insurrection destructrice en se constituant en force. Non seulement le réalisme catastrophile d’une telle position peut paraître douteux, mais dans l’hypothèse d’une telle situation, on pourrait aussi penser que cette insurrection n’amènerait que des restructurations de pouvoir, et pas forcément une transformation véritable du monde sapant toute domination. Ainsi, les « communes » ne semblent jamais être imaginées comme des bases d’expérimentation, comme une tension. Elles sont déjà là :

« Toute grève sauvage est une commune, toute maison occupée collectivement sur des bases nettes est une commune. » (p. 90)

D’ailleurs, cette question est si floue pour le Comité qu’il avoue que :

« Une insurrection, nous ne voyons même plus par où ça commence. » (p. 82)

Par des émeutes, serait-on tenté de répondre. Ou par une révolte qui, bien que minoritaire, se généralise socialement. Mais non, c’est déjà trop engageant pour eux. Mieux vaut laisser la question ouverte afin d’attirer le plus de curieux possibles, mieux vaut éviter les sujets sur lesquels les esprits s’animent et se divisent. Mieux vaut continuer à simplifier la réalité de l’antagonisme en la présentant comme un Tout qu’on ne peut attaquer qu’à partir d’un hypothétique ailleurs, par une « sécession », en le « doublant » (p. 98) ou en constituant « un ensemble de foyers de désertion » (Appel, proposition V). Ne pas voir l’insurrection comme un processus particulier avec l’ensemble de ce qui la précède, cela évite surtout de réfléchir à comment lutter pour la destruction de ce système, dans et à partir de lui, tout en portant déjà, dans la manière de le faire, la projectualité d’un autre monde. Car cela supposerait de partir de l’hypothèse inverse de celle des rédacteurs du livre. Une hypothèse révolutionnaire qui ne soit ni alternativiste (on peut bâtir des niches dans l’existant, et d’ores et déjà « élaborer une nouvelle idée du communisme » dans le capitalisme[6]) ni messianique (la fatalité de la civilisation qui s’écroule et à laquelle il faut se préparer). En réalité, il n’existe pas d’en-dehors qui pourrait échapper aux rapports sociaux de la domination et constituer ainsi des bases d’appui pour élaborer une force vers l’insurrection. Ce n’est que lors de moments de rupture qu’on peut les subvertir. Comme le disait déjà un vieux texte :

« Aucun rôle, si risqué soit-il légalement, ne peut substituer le changement réel des rapports. Il n’existe pas de raccourci à portée de main, il n’existe pas de saut immédiat dans l’ailleurs. La révolution n’est pas une guerre. »[7]

Une autre question qui se pose habituellement avec l’insurrection, est celle des rapports et de l’affinité (le partage d’une perspective générale et d’idées), qui n’est pas la même chose que l’affectivité (un partage momentané de situations particulières et de sentiments, comme la rage). Là encore, ne redoutez pas d’obtenir une réponse, car le Comité s’en tire avec une pirouette :

« Toute affinité est affinité dans une commune vérité. » (p. 86)

Le truc est simple. Plutôt que de partir de désirs individuels, désirs par la force des choses multiples et divergents, il suffit de partir de situations sociales facilement perceptibles comme communes, et nommées « vérités ». Car le Comité n’est pas intéressé par les idées qu’on développe, il préfère les vérités qui nous possèdent.

« Une vérité n’est pas une vue sur le monde mais ce qui nous tient liés à lui de façon irréductible. Une vérité n’est pas quelque chose que l’on détient mais quelque chose qui nous porte. » (p. 85)

La vérité est messianique, extérieure et objective, univoque, hors de toute discussion. Il suffit de partager le sentiment de cette vérité pour se retrouver ensemble sur des banalités du type « il faut s’organiser ». Pour ne pas rompre l’enchantement, un exemple de vérité qui nous faut avaler est que l’impasse dans laquelle se trouve l’ordre social va se transformer en autoroute pour l’insurrection, et qu’un prolongement de cette agonie est par exemple impossible. Et comme tout cela est inéluctable, chacun peut donc agréablement éviter de se poser des questions comme « s’organiser de quelle manière », « pour faire quoi », « avec qui », « pourquoi » ?

Ainsi disparaîtrait également le vieux débat entre penser la destruction du vieux monde comme un moment inévitable et préalable à toute authentique transformation sociale, ou être persuadé que l’émergence de nouvelles formes de vies réussira en soi à expurger les vieux modèles autoritaires, rendant superflu tout affrontement direct généralisé avec le pouvoir. Le Comité Invisible, lui, est en effet capable de concilier sans problème ces tensions opposées depuis toujours. D’un côté, il souhaite :

« Une multiplicité de communes qui se substitueraient aux institutions de la société : la famille, l’école, le syndicat, le club sportif, etc. » (p. 90)

Et d’un autre, il préconise de :

« Ne pas se rendre visible, mais tourner à notre avantage l’anonymat où nous avons été relégués et, par la conspiration, l’action nocturne ou cagoulée, en faire une inattaquable position d’attaque. » (p. 102)

Là encore, il y en a pour tous les goûts, pour les alternatifs qui tentent l’expérience de s’installer tranquillement à la campagne (pour lesquels la Commune est l’oasis de bonheur dans le désert du capitalisme) et pour les ennemis de ce monde (pour lesquels la Commune est synonyme du Paris insurgé de 1871).

A la manière des défenseurs modernes de la « sphère publique non-étatique » (des militants anarchistes les plus sidérants aux « désobéissants » négristes les plus habiles), le Comité invisible soutient que :

« L’auto-organisation locale, en surimposant sa propre géographie à la cartographie étatique, la brouille, l’annule ; elle produit sa propre sécession. » (p. 98)

Mais tandis que les premiers voient dans la diffusion progressive d’expériences d’auto-organisation une alternative à l’hypothèse insurrectionnelle, le Comité propose une intégration stratégique de voies jugées jusqu’alors incompatibles. Ce n’est plus le sabotage ou le petit commerce, mais le sabotage et le petit commerce. Planter des patates le jour et abattre des pylônes la nuit. L’activité diurne est justifiée par l’exigence d’indépendance de services fournis par le marché ou l’Etat et le fait de se garantir une certaine autonomie matérielle (« comment se nourrir une fois que tout est paralysé ? Piller les commerces, comme cela s’est fait en Argentine, a aussi ses limites », p. 116). L’activité nocturne est posée par l’exigence d’interrompre les flux du pouvoir (« le premier geste pour que quelque chose puisse surgir au milieu de la métropole, pour que s’ouvrent d’autres possibles, c’est d’arrêter son perpetuum mobile », p. 47). Les scribes se demandent alors « pourquoi les communes ne se multiplieraient pas à l’infini ? Dans chaque usine, dans chaque rue, dans chaque village, dans chaque école. Enfin le règne des comités de base ! » (p. 90). Pourquoi, en effet, la vieille illusion des années 70 de « communes armées » qui ne s’accrochent pas seulement pour défendre leur propre espace libéré mais partent aussi à l’assaut des espaces restés aux mains du pouvoir ne serait-elle pas réalisable ?

La réponse se trouve dans la contradiction que prétendent dépasser les auteurs de l’opuscule : en dehors d’un contexte insurrectionnel, une commune ne vit que des interstices laissés par le pouvoir. Sa survie reste liée à son caractère inoffensif. Tant qu’il s’agit de cultiver des carottes sans dieu ni maître dans des jardins biologiques, de proposer des repas à bas prix (ou gratuitement) dans des cantines populaires, de soigner des malades dans des dispensaires autogérés, tout peut encore aller bien. Au fond, que quelqu’un s’occupe des carences des services sociaux peut être utile, la création d’une aire de garage pour les marginaux, loin des vitrines de la métropole, peut être commode. Mais à peine en sort-on pour aller débusquer l’ennemi, et voilà que les choses se gâtent. Un jour ou l’autre, la police frappe à la porte, et la commune s’éteint, ou est redimensionnée. La seconde raison qui rend vaine toute tentative d’une généralisation de « communes armées » en dehors d’une insurrection est due aux difficultés matérielles dans lesquelles se débattent de telles expériences, qui voient surgir une myriade de problèmes et un manque chronique de ressources. Vu que seuls quelques privilégiés sont en mesure de résoudre toute difficulté avec la rapidité nécessaire pour signer un chèque, les participants des communes sont presque toujours contraints de dédier tout leur temps et leur énergie à son « fonctionnement » interne.

En somme, pour rester dans la métaphore, d’un côté l’activité diurne tend à absorber avec ses exigences toutes les forces au détriment de l’activité nocturne ; de l’autre, l’activité nocturne et ses conséquences tend à mettre en danger l’activité diurne. Et cette tension éclate un jour ou l’autre. Cela ne veut pas dire qu’il faille nier l’importance et la valeur de telles expériences, mais cela signifie qu’on ne peut leur donner un contenu et une portée qu’elles n’ont pas : celui d’être déjà le moment de rupture lui-même, qui en s’étendant formerait l’insurrection. Comme le notait déjà Nella Giacomelli en 1907 après l’expérience d’Aiglemont :

« Une colonie fondée par les hommes d’aujourd’hui et obligée d’exister en marge de la société actuelle comme de puiser dans ses ressources est fatalement destinée à ne rester rien d’autre qu’une imitation grotesque de la société bourgeoise. Elle ne peut nous donner la formule du demain, parce qu’elle reflète trop en soi la vieille formule du présent, dont nous sommes tous inconsciemment pénétrés jusqu’à en être défigurés. »[8]

Quant à étendre le concept de « commune » à toutes les manifestations de rébellion ou de révolte et faire de l’Insurrection la somme d’entre elles, c’est une autre trouvaille du Comité qui tourne autour du pot sans résoudre la question. Si l’ensemble des pratiques subversives est l’insurrection, alors elle n’est pas en train de venir : elle est déjà là. Vous ne vous en étiez pas rendu compte ? Ce confusionnisme lui permet de contenter aussi bien ceux qui visent à la satisfaction de leurs besoins quotidiens que ceux qui luttent pour réaliser leurs désirs utopiques, de caresser dans le sens du poil ceux qui se dédient à « comprendre la biologie du plancton » (p. 96) et ceux qui se posent des problèmes du type « comment rendre inutilisable une ligne de TGV, un réseau électrique ? » (p. 101). Le Comité peut bien poser dans l’absolu une sorte de complémentarité intéressée entre toutes les pratiques, il n’avance pourtant pas d’un pouce sur ce que ces formes développent, sur le pour quoi qui seul leur donne réellement sens, posant qu’un ensemble de contre suffirait. Un des objectifs de cette apologie de formes d’hostilité indépendamment de leur contenu réside peut-être dans la volonté explicite du Comité de tracer « des fronts à l’échelle mondiale » (p. 87), c’est-à-dire non pas d’approfondir la passion pour une existence débarrassée de toute forme de domination, mais de réaliser toutes sortes d’alliances que seule cette absence de contenu positif commun rendrait possible.

Enfin, un dernier point a piqué notre curiosité : si ce livre ne définit pas un pourquoi de l’insurrection, pouvait-il au moins affronter la question du comment ? Là encore, le style va permettre d’éluder l’obstacle :

« Quant à décider d’actions, tel pourrait être le principe : que chacun aille en reconnaissance, qu’on recoupe les renseignements, et la décision viendra d’elle-même, elle nous prendra plus que nous la prenons. » (p. 114)

Inutile de perdre son temps en d’ennuyeux débats sur la méthode à adopter et l’objectif à atteindre, ils présentent en plus l’inconvénient de provoquer des désaccords. Allons à la pêche aux infos, et la décision viendra toute seule, belle, lumineuse et valable pour chacun. Vous avez besoin de quelques précisions supplémentaires ? Jetez un coup d’œil aux références historiques de l’Appel et de L’insurrection qui vient, et faites preuve d’un peu d’imagination. Si « l’incendie de novembre 2005 en offre le modèle » (p. 102), ce n’est qu’en paroles, car l’action qu’ont en tête les scribes ressemble plus à celle d’un Parti des Black Panthers guidé par Blanqui (soit peut-être la construction du « parti de l’insurrection » ou de « l’organisation collective permanente »[9]). Ce fourre-tout autoritaire complété par des notions aussi évanescentes que la « densité » relationnelle ou « l’esprit » communautaire (p. 90) vient parachever le caractère confus du livre, ce qui, comme on l’a déjà noté, ne constitue pas son défaut mais son atout majeur. L’insurrection qui vient est en accord avec le temps présent, parfaitement à la mode. Il possède les qualités du moment, une flexibilité et une élasticité qui peuvent s’adapter à toutes les circonstances en milieu rebelle. Il présente bien, a du style, et semble sympathique à chacun parce qu’il donne raison à tous sans mécontenter totalement personne.

Retournons maintenant au point de départ de cette recension, et prenons au pied de la lettre, une fois n’est pas coutume, un opuscule que ses rédacteurs ont choisi de faire publier chez un éditeur commercial gauchiste et de faire distribuer dans les temples de la consommation. S’il est clair que « la tâche des milieux culturels est de repérer les intensités naissantes et de vous soustraire, en l’exposant, le sens de ce que vous faites » (p. 89), nous devons laisser aux opportunistes l’hypocrisie de faire passer leurs incursions en territoire ennemi comme de la saine tactique, alors qu’il ne s’agit à l’évidence que de spéculations politiques. Quelle étrange idée serait en effet celle d’une sécession ou d’une autonomie vis-à-vis des institutions qui s’organiseraient pour y prendre volontairement pied et y participer sans remords !

Un mouvement révolutionnaire animé par la volonté de parvenir à une rupture avec l’existant n’a pas besoin de la confirmation de l’ordre social qu’il critique. L’insurrection qui vient dans les vitrines de toutes les librairies n’est que la caricature et la marchandisation de cette insurrection qui pourrait les briser toutes.

Notes :

[1] Interview exclusive de Julien Coupat au Monde, 25 mai 2009.

[2] Agamben, Badiou, Bensaïd, Rancière, Nancy et autres vrais démocrates : « Non à l’ordre nouveau », Le Monde, 28 novembre 2008.

[3] Comité Invisible, Mise au point, 22 janvier 2009, p. 4.

[4] René Riesel et Jaime Semprun, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, Encyclopédie des nuisances, juin 2008, p. 41-42.

[5] Tiqqun, postface de mars 2004 à l’édition italienne de la Théorie du Bloom, Bollati Boringhieri, novembre 2004, p. 136. On notera par ailleurs à l’occasion le petit jeu de correspondances entre les frères siamois de Tiqqun, L’Appel et L’Insurrection qui vient : dans cette postface, Tiqqun recommande au « public italien » la lecture de L’Appel, tandis que L’Insurrection en a fait son quatrième de couverture. Enfin, le second texte du Comité Invisible, Mise au point, comportait discrètement en bas de sa troisième page un site internet qui rassemble ces différents écrits, et d’autres encore auxquels ils se rattachent (comme ceux du Comité de la Sorbonne en exil).

[6] Comité Invisible, Mise au point, 22 janvier 2009, p. 3.

[7] A couteaux tirés avec l’Existant, ses défenseurs et ses faux critiques, Typemachine/Mutines Séditions, octobre 2007 (1998), p. 38.

[8] Ireos, Una colonia comunista, Biblioteca de la Protesta Umana (Milan), 1907.

[9] Proposition 14 du Comité d’occupation de la Sorbonne en exil, juin 2006 & proposition du Jardin s’embrase, Les mouvements sont faits pour mourir, Tahin Party (Lyon), août 2007, p. 114.

Paru initialement dans À Corps Perdu n°3, revue anarchiste internationale,
Paris, août 2010.



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