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Lettre au milieu militant

mis en ligne le 3 octobre 2018 - Harakiri

Je ne sais pas comment vous appeler, vous êtes ceux que je croise depuis longtemps pour certaines et moins longtemps pour d’autres, vous êtes celles qu’on retrouve dans les quelques événements estampillés « anars » à Bruxelles, les proches et celles dont je connais à peine le nom, vous êtes ce qu’on appelle parfois « le milieu ». Quand j’avais 18 ans, je suis arrivée à Bruxelles et j’ai rencontré des gens qui pensaient comme moi, ça m’a sauvé la vie. Et de temps en temps, quand ça devenait trop dur, c’est parmi vous que je me glissais pour sentir que je n’étais pas seule et qu’il y avait plein de belles choses à inventer ensemble. Ça fait maintenant 15 ans et aujourd’hui je vous écris parce que j’ai l’impression que quelque chose est en train de mourir, que la joie est partie.

L’année passée on s’en est pris plein la gueule de la part des flics mais on s’est aussi bien déchirés de l’intérieur. Des groupes ont éclaté, tout le monde s’est mis à détester tout le monde. Dès que quelqu’un prend une initiative, il se trouve des dizaines de gens pour lui cracher dessus. Des gens qui par ailleurs n’ont plus rien à proposer depuis longtemps à part un sentiment puissant d’être mieux que les autres. Et maintenant, comme à Paris, c’est devenu déplacé de se sourire. La personne « cool » fait la gueule, obligé. Elle vous claquera un regard froid même si vous la connaissez depuis des années, elle parlera dans votre dos, elle critiquera tout ce qui dépasse. Mais elle ne viendra jamais vous en parler à vous parce qu’elle n’a pas de meilleure solution à proposer ni d’autre but que de vous descendre pour se rassurer.

C’est quoi être anarchiste en fait ? En tout cas pas une idée qui nous rassemble on dirait. Plutôt un prétexte pour haïr, pour dénigrer. Qu’est ce qu’on fabrique encore de beau avec cette belle idée ? Des soirées dans une ambiance de merde. Pas que ce soit la faute aux organisateurs-trices (cf. ce post déprimant il y a quelques semaines sur Indymedia-Bruxelles, « Des vigiles au Barlok », un symptôme de plus de cette ambiance merdique), c’est juste qu’on dirait qu’on est passé de l’autre coté d’un truc. Le monde est devenu un facebook géant ou seule compte l’image. Tu souris aux gens, t’es pas un winner, il faut les snober, avoir l’air occupé, important, détaché.

On n’est plus que des boules de mépris. Et moi je me demande où on va trouver là-dedans une vision politique, une voie pour construire coûte que coûte des alternatives à ce monde atroce. Et je me dis qu’on ne peut rien construire à partir du postulat que « le monde est rempli de cons et qu’on s’en tamponne on reste entre nous (toi et tes trois potes) à critiquer tout le reste ». Pour moi, être politisé c’est avoir en tête un idéal de société. Et pour ça il faut un minimum croire que les gens en général ne sont pas inférieurs à nous, des cons qui ne comprennent rien. Je lis beaucoup de textes qui disent « nous ne croyons pas à une amélioration de la société, nous n’en avons rien à foutre d’expliquer, etc. » Je pense que cette position est tout simplement apolitique. Que les gens qui proclament ça en ont évidemment le droit mais que c’est une vision individualiste qui se rapproche bien plus des libertariens (anarchistes de droite) que des libertaires. Et aussi que les gens qui pensent ça n’ont aucune idée de la position privilégiée qu’ielles occupent dans la société et qui leur a permis de devenir « des gens politisés ».

Ça sert à quoi de parler de violence et d’oppressions quand nous mêmes on n’est pas capables d’avoir une attitude généralement bienveillante ? Des groupes qui se tatouent « sororité » mais ou la rivalité entre filles fait des ravages, des groupes qui demandent du soutien mais méprisent les gens qui viennent en soutien, des gens qui critiquent les manifs nassées parce que les gens sont fichés et que ce serait la faute des organisteurs-trices, j’en passe et des meilleures, bref de la merde everywhere.

Les mouvements de droite et d’extrême droite gagnent du terrain pendant que nous sommes là à nous déchirer, à nous déprimer. Certaines réunions, remplies de froid, de silences, de même gens qui parlent pendant que d’autres sont sur leurs chaises à supporter les regards jugeants, sont tout simplement à se flinguer. Le petit regard supérieur de celles et ceux qui se croient « les vrais, les durs », est d’un triste et d’un ridicule auquel j’ai bien peur qu’aucune joie révoltée ne puisse résister longtemps.

Peut-être qu’il y a une colère, une haine, qui vient de cette vie qu’on mène ici, une haine inspirée par la façon dont tourne cette société, mais j’ai l’impression qu’elle se manifeste bien plus envers nos propres rangs qu’en tentatives de changer ce monde dégueulasse. Et aujourd’hui, tenter quelque chose c’est s’exposer, s’exposer à la critique et aux vieilles rancoeurs, faut être prêt a encaisser. Et sérieux, c’est tellement dur que ça dégoûte d’organiser quoi que ce soit. Parce qu’on n’est pas beaucoup à Bruxelles et que quand la merde arrive du coté des rares gens qui pourraient te soutenir, c’est évidemment bien pire. Vous, c’est très large comme notion. Que je vous aie croisés seulement quelques fois ou que vous soyez vraiment dans ma vie, je ressens pour vous tous-tes une sorte d’amour parce que vous êtes celles et ceux qui m’aidez à garder l’espoir, qui luttez dans le même sens que moi, celles et ceux que je vais voir quand j’ai besoin de preuves qu’il existe encore autre chose que ce cloaque de société capitaliste et superficielle.

Et aujourd’hui j’ai peur qu’il n’en reste plus rien. Le 123 et le Barlok vont disparaître et tout est à reconstruire. J’espère qu’un jour je reviendrai à un événement « du milieu » et que je verrai des gens rire, s’encourager même s’ils ne partagent pas les même modes d’action, des gens sourire généreusement à l’autre et qu’on pourra à nouveau se sentir un peu moins seul-es.
Au lieu de cet espèce de défilé des vanités punks.

Je me rends bien compte qu’en écrivant et en publiant ceci je m’expose à votre violence, et j’aurais trouvé plus courageux de ma part de signer ce texte. Mais je n’ai pas ce courage et je pense que celles et ceux qui me connaissent me reconnaîtront, et que pour les autres mon nom n’a pas d’intérêt.
Qu’importe votre avis sur ce texte, et tant mieux si ce n’est pas du tout ce que vous ressentez vous, moi j’avais envie de vous le dire avant de prendre mes distances, pas par méchanceté mais parce que « vous » ça a été tout pour moi, et que si « ça » disparaît, il y a encore moins de chances que quoi que ce soit s’améliore en ce bas monde.

Texte publié initialement le 13 septembre 2018 sur Indymedia-Bruxelles.



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