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On a les utopies qu’on mérite
Le revenu garanti
mis en ligne le 6 novembre 2017 - Aude Vidal
J’ai tout de la militante écolo-alternative.
Des jeunes écolos de Chiche ! jusqu’à la
revue L’An 02, en passant par la fondation
d’un collectif Vélorution, l’animation d’un
groupe décroissance ou la rédaction d’une
brochure « Perdre sa vie à la gagner »,
mon enthousiasme pour le revenu garanti
n’aurait pas dû cesser de croître en quinze
ans de militantisme.
Raté. Je suis au chômage depuis plus de dix
ans et, considérant cette expérience et les
exclusions qui l’accompagnent, cette bonne
idée m’apparaît désormais comme une
mesure qui conforterait le productivisme
ambiant, la perte d’autonomie, les inégalités
socio-économiques, culturelles et de genre
et serait un recours bien insuffisant devant
les désastres que provoque l’organisation
du travail (et du chômage !).
J’explique en quatre temps mes
inquiétudes au sujet de ces différentes
dimensions.
Premier temps
Le revenu garanti est une
revendication portée avec de
nombreuses variations (revenu de
base, revenu d’autonomie, dotation
inconditionnelle d’autonomie, etc.)
mais on peut dégager trois éléments
invariables : il est assez généreux
(en argent ou en nature) pour
donner accès à une vie matérielle
décente ; il est accordé à tou-te-s et
sans condition.
Si vous souhaitez lire un texte qui
flatte votre conviction que c’est
une panacée, un texte plus ancien
rend compte de mes efforts entre
1999 et 2006 pour la promouvoir
[1]. C’est joyeux, très alter, vous
y dégusterez l’enthousiasme de
jeunes gens avec de grandes
certitudes. Si au contraire vous
acceptez de soumettre vos
convictions à l’examen que je
propose et d’examiner sans
complaisance la mesure, en
posant sur elle un regard anti-productiviste,
anarchiste
et
féministe, c’est ici.
Le revenu garanti,
une mesure
productiviste ?
C’est après-guerre que se popularise en France le concept de
productivité. Les impératifs de la
reconstruction puis les sirènes de la
société de consommation font de la quantité de biens ou de services
produits dans un temps donné une
question centrale. Les méthodes
américaines permettent de pro-
duire plus en moins de temps et
avec moins de ressources ? Cadres
et ingénieurs partent aux USA
découvrir ces méthodes pour les
adapter à la France en pestant
contre nos dix ans de retard [2].
Aujourd’hui la France est le
pays de l’OCDE qui a la plus
forte productivité, celui dont
les travailleurs/ses sont les plus
efficaces. Le pays est dans la
fourchette basse du temps de travail
hebdomadaire (aux alentours de
40 h) et le marché du travail y est
plus excluant qu’ailleurs. Deux
raisons pour bosser vite et bien : on
n’y prend que les meilleur-e-s et on
ne les écrase pas tout à fait de travail.
Mais les gains de productivité ne
s’acquièrent pas dans la joie et la
bonne humeur, ils sont le résultat
d’une situation d’exploitation
qui pousse à la performance aux
dépens du bien-être. Le résultat
également de l’automatisation
de la production. Le travail dans
l’industrie a vu sa productivité
croître très rapidement, d’où la
baisse de sa part chez les actifs/ves
[3]. Les services sont à la traîne,
mais leur ont depuis longtemps
emboîté le pas. Bientôt des
tâches plus prestigieuses seront
concernées : enseignement, journalisme (on assiste à la publication
des premiers articles écrits par des machines).
Les gains de productivité ont
presque toujours été une source de
déqualification ou à tout le moins
de dépossession (au sens de perte
croissante d’autonomie), une source
de frustrations et de souffrances. [...] Dans les services aussi, la réalisation
de gains de production passe
fréquemment par une dénaturation
et une
déshumanisation
du travail : des tâches relevant
initialement
de
la
vocation
personnelle
sont
formalisées,
professionnalisées, bureaucratisées,
afin de donner prise à l’évaluation
comptable et à l’amélioration des
« performances ».
Tandis
que
dans l’agriculture, l’accroissement
« miraculeux » de la productivité,
notamment grâce au déversement
aveugle et destructeur d’intrants
chimiques, s’est accompagné d’une
dévastation du monde rural et
de sa des-humanisation au sens
littéral puisque les campagnes
ont proprement été vidées de leur
substance humaine.
Matthieu Amiech et Julien
Mattern, Le Cauchemar de don
Quichotte (2004), La Lenteur, 2013.
Faut-il se réjouir des gains de productivité ?
Ce processus ne nous pose-t-il pas
d’autres questions que celles de
la répartition des richesses qu’il
produit ?
Augmenter la
productivité grâce aux
rapports d’exploitation
et à l’automatisation
poserait-elle
uniquement la question
de la survie matérielle
des surnuméraires,
relégué-e-s d’un marché
de l’emploi trop étroit ?
C’est ce qu’expriment les propositions alter-écolo pour régler le
problème du chômage de masse en
allouant différemment la rente à
travers le revenu garanti.
Le bilan humain est pourtant
très contrasté pour celles et ceux
qui restent employables après
ce progrès sans merci. Certains
métiers sont moins pénibles grâce
à la mécanisation mais d’autres
5ont beaucoup perdu en qualité
relationnelle [4]. Pas de quoi
s’enthousiasmer pour les « robots
qui vont trimer à notre place » dans
les discours des apologues du revenu
garanti. Et notre remplacement
par des machines ou des procédés
gourmands en métaux, terres
rares, eau et énergie est-il bien
écologique ? On en doute, particulièrement quand on voit le tableau
qu’offre l’agriculture d’aujourd’hui. La « fin du travail » dont
on nous a rebattu les oreilles
dans la deuxième partie des
années 1990, c’est un peu comme
la « révolution hydrogène » ou
la « troisième révolution industrielle » [5] : on peut y voir le nec
plus ultra de l’écologie politique ou
au contraire sa défaite.
C’est sur l’idée que les gains de
productivité étaient comme la
météo, une donnée naturelle
incontournable, que s’est entendu
le peuple de gauche dans le
débat sur les retraites en 2003 [6]. Mais vivre dans des sociétés
plus écologiques et décarboner
notre économie, ça passe par la
relocalisation de la production et
l’intensification en travail humain [7]. Pas par la disparition artificielle du travail.
Le monde contre lequel on
gueule, avec son élevage concentrationnaire,
son agriculture productiviste, le soin aux per-
sonnes vulnérables qui y devient
inhumain... c’est le monde
des gains de productivité et de la « fin du travail ». On s’y nourrit
de la poubelle industrielle, comme
dans L’An 01 de nouilles fabriquées
à l’usine. Miam. Un monde
que nous vivons comme « post-
industriel » parce que, transférant
une partie de la production (hier
les usines, aujourd’hui les centres
d’appel) sur les machines et vers
d’autres pays, on croit n’avoir plus
vraiment besoin de bosser.
If you need a deck built, or your car
fixed, the Chinese are of no help.
Because they are in China. And in
fact there are chronic labor shortages
in both construction and auto repair.
Matthew B. Crawford, Shop Class
as Soulcraft. An Inquiry into the
Value of Work, The Penguin Press, 2009.
Fin du travail pour qui ?
Nos gentil-le-s alternos ne
désespèrent pas non plus devant
le constat que nous avons pour
une part simplement déplacé le
travail vers des pays avec lesquels
nous entretenons des relations
inéquitables : le revenu garanti
pourrait être universel, problème
résolu à peu de frais. L’idée est
généreuse, mais semble légèrement
inadaptée à un monde où les
revenus moyens font le grand écart
selon les pays : harmoniserait-on
le revenu universel par en haut
ou par en bas ? Si en Malaisie on
vit décemment avec 250 euros,
pourquoi recevrait-on quatre
fois plus en France ? Sur la scène
internationale on n’ose même
plus parler de « développement »
comme l’extension à neuf milliards
d’êtres humains du mode de vie
des pays riches. On ne se contente
plus désormais que de parler
d’« éradiquer la pauvreté ».
S’il y a dans le projet anti-productiviste l’idée de baisser
non pas le temps de production
mais bien la quantité de richesse
produite, alors pour repenser
collectivement ce que nous
produisons et dans quelles
conditions, il faudrait avant toute
chose se remettre à les produire.
Assis sur les gains de productivité
et les délocalisations, le revenu
garanti contribue plus à l’idée de
« civilisation des loisirs », elle aussi
issue des rêveries technophiles des
« Trente Glorieuses », qu’à une
société où les travailleuses et les
travailleurs décident de ce qui doit
être produit et à quel coût humain
et écologique.
C’est mon choix
Bien loin de cette démocratie
de producteurs/rices, le revenu
garanti propose de faire de nous
des consommateurs/rices – pardon, des consom’acteurs/rices
engagé-e-s dans la vie de la cité...
s’ils et elles veulent, puisque
engagements et dégagements
correspondraient à leurs choix
individuels. On suggère, pour
jouir au mieux du revenu garanti,
le séjour à l’année dans des
régions du monde faciles à
voyager, où il fait constamment
chaud et dont les habitant-e-s
se montreront particulièrement
serviables, puisqu’ils et elles ne
jouissent pas d’un revenu décent
mais nous oui. Pas de condition,
pas de jugement sur ce que
chacun-e fera avec la somme
allouée. Le néocolonialisme à la
petite semaine de ce choix de vie n’aura échappé à personne, mais
le dispositif qui garantit le revenu
de manière inconditionnelle ne
permet pas de poser des standards
collectifs. Comme dans ces affiches
militantes où les bulles mettent en
scène chacun-e s’interrogeant sur
ce qu’il ou elle fera avec mille euros
mensuels, le revenu garanti renvoie
chacun-e à ses désirs et ses calculs,
à sa volonté propre de travailler
par-dessus pour gagner plus ou de
se forger un destin singulier.
Le revenu garanti, un moyen d’alimenter ce que nos sociétés
ont de mieux, le secteur associatif, les activités de care ? Aujourd’hui
les activités associatives figurent parmi les moins appréciées qu’on
puisse mener sur son temps libre [8] et les activités de care sont mal
partagées, assurées par les salariées,
femmes vieillissantes ou migrantes,
les plus mal traitées et considérées
dans la hiérarchie de l’emploi, ou
bien gratuitement dans le cadre
qu’offre la domination masculine
au sein des ménages. On peut
toujours rêver que les hiérarchies
formelles entre les tâches et les
classes disparaissent par magie et
que le revenu garanti assure en sus
le retour de l’être aimé et le succès
aux examens.
Mais sans condition et sans
jugement, le revenu garanti nous
renvoie chacun-e à notre bonne
volonté – ou à une plus mauvaise – qui permettrait de jouir sans
scrupule des services offerts par des personnes à l’égard desquelles la garantie de la subsistance
matérielle nous permettra de
ne plus trimballer de mauvaise conscience [9].
Deuxième temps
L’exigence de solidarité universelle
ne peut guère donner lieu à d’autres
actes qu’à celui, pour l’individu, de
se défausser de ses responsabilités
au profit d’institutions (l’État, les
ONG, etc.) censées s’en charger à sa
place. Si l’on veut que les individus
cultivent eux-mêmes la solidarité, ce
sera forcément dans le champ limité
des gens avec lesquels ils sont en
rapport.
Aurélien Berlan, La Fabrique des
derniers hommes. Retour sur le
présent avec Tönnies, Simmel et
Weber, La Découverte, 2012.
État social et auto-organisation populaire
Les premiers dispositifs de
protection sociale ont été inventés
et gérés par les travailleurs/ses à
fin d’assurance individuelle et pour
entretenir leur capacité d’action
collective – on fait mieux grève
avec une caisse alimentée pendant
des années à cet effet et qui permet
de tenir lors d’un conflit. A l’issue
de la seconde guerre mondiale,
cette solidarité devient nationale et
étatique. Sans les caisses de grève,
étrangement, mais avec protection
maladie, chômage, retraite. Ces
mesures correspondent à des calculs qui vont au-delà de la
volonté d’assurer un mieux-vivre
matériel aux classes laborieuses.
Les tirer vers la petite bourgeoisie a
également des bénéfices politiques
comme leur allégeance au consensus
productiviste qui l’emporte pendant les « Trente Glorieuses ».
Le parti communiste ne gardera
pendant quelques décennies qu’une
capacité de nuisance, sans pouvoir
(ou vouloir, qui sait ?) rester la
menace qu’il fut dans les années
1940. On s’insurge quand on a le
ventre vide, pas après un bon repas.
C’est notre ventre qui
célèbre ces acquis de
1945 dont la création
sonne aussi le glas de
l’auto-organisation
populaire.
Les structures paritaires incluront
au fil du temps le patronat et
maintenant on ne peut pas affirmer
que les syndicats de travailleurs/ses aient une voix qui y prédomine.
Une histoire de dépossession, mais
confortable.
Aujourd’hui le revenu garanti se
présente comme une allocation
accordée par la générosité de
l’État. Au mieux imagine-t-on
qu’il soit géré dans ces mêmes structures paritaires où la voix
des travailleurs/ses se fait à peine entendre. Le revenu garanti, pour
appréciable (parfois vital) qu’il
soit à titre individuel, contribue
à faire de l’État l’arbitre des
conflits sociaux. Comment peut-on défendre le revenu garanti
tout en étant anarchiste ? C’est pourtant l’allégeance politique
exprimée par des personnes qui y voient la réforme ultime, la
« réforme révolutionnaire » qui mettra à mal le productivisme et
les inégalités socio-économiques,
offrira pourquoi pas le dépérissement de l’État – on y croit.
Main gauche, main droite, ces « anarchistes »-là [10] hésitent à
refuser le confort de la première, voire le demandent ou l’exigent.
Ces deux mains appartiennent
pourtant au même corps, garant
d’un ordre social injuste et qui a
pour volonté première d’assurer
sa reproduction. Il n’y a pas de
honte à ne pas être anarchiste mais
être anarchiste, c’est souhaiter le
dépérissement de l’État, pas la
réforme d’une telle machine [11] en une institution où « l’humain »
primerait.
Faire circuler les richesses pour créer des communautés politiques
C’est une idée assez angoissante que de s’en remettre à des solidarités
qui n’existent pas encore, à des
fonctionnements à réinventer.
Mais on tâtonne quand on met en
commun des revenus individuels
ailleurs que sur le compte joint
d’un couple. On tâtonne quand
on laisse l’État battre monnaie
de son côté et qu’on crée un
système monétaire parallèle. On
tâtonne quand des éleveurs rétifs
au puçage mettent leur milieu
au défi de compenser le manque
à gagner de primes refusées [12].
On ne tâtonne jamais mieux, me
semble-t-il, qu’en faisant circuler
des richesses sur un marché qu’on
invente. Il existe d’autres angles
que l’économie pour cette reprise
en main populaire : au Kosovo la
majorité albanaise ne s’est pas
affrontée directement au pouvoir
serbe, elle a entretenu des années
durant un système d’institutions
parallèles, en premier lieu l’école.
On peut rêver d’insurrections, mais
re ndre inutile l’État, ridicule l’offre
des bénéfices de sa main gauche,
permet d’imaginer un monde où
il n’existe pas – et de le construire
avec plus de monde que les faibles
11troupes aujourd’hui prêtes à en
découdre physiquement.
Et où en sommes-nous de la
circulation de richesse ? Pour
animer, sans beaucoup de succès à
cet égard, une initiative qui repose
sur cette circulation et pour avoir
vu bien plus de richesses circuler
autour d’initiatives militantes
dans un pays aux tendances anti-étatistes comme les États-Unis,
je me désole que nous ne soyons pas plus disposé-e-s à prendre au
sérieux la question ni opérationnel-le-s pour inventer au quotidien
un autre monde. Les marges de manœuvre existent (surtout dans
la petite bourgeoisie qui ne se
définit que par cette liberté limitée)
pour aider un projet après l’autre,
en espérant un jour tisser des liens
assez forts pour nous permettre de
ne pas dépendre de l’État.
De meilleures allocs pour plus d’État ?
Hélas, ce qu’on nous propose
avec le revenu garanti, c’est
l’individualisation des destins et
des choix de vie, aucune circulation
de richesses qui ne soit pas du haut
vers le bas pour un pouvoir d’achat
accru. C’est le principal reproche
que j’adressais aux personnes qui
promeuvent la dotation incon-
ditionnelle d’autonomie [13], une des formes de ce revenu garanti
qui a ceci d’intéressant qu’elle
met moins l’accent sur un revenu
monétaire que sur l’accès à des biens et à des services nécessaires.
De consommation, il est beaucoup
question dans leur ouvrage, mais
de production beaucoup moins...
Au fond du projet il y a l’idée d’une
définition des composantes de la
dotation : tant de carburant, tant
d’eau et d’électricité, un logement
de tant de mètres carrés, etc.).
La mesure s’accompagne d’un
contrôle social accru sur les modes
de vie, mais rassurez-vous, la
définition de ce à quoi chacun-e
a droit est démocratique, décidée
en assemblée ou en conférence de
consensus. Voilà qui nous rassure : l’État aura son mot à dire sur nos
factures d’électricité, mais l’État ce sera un peu nous... quelque part.
Et pas question de changement
d’échelle, il n’y a que les conditions
climatiques différentes à Lille et à
Perpignan qui justifient quelques
aménagements régionaux à la
dotation nationale.
Administrer le désastre, distribuer
l’argent de poche, infantiliser les
plus vulnérables au lieu de les
inclure dans les collectifs qu’on
compte tisser résonnent bien
avec ce militantisme dont je fais
sur mon blog le portrait à charge
depuis deux ans. C’est ainsi que
dans un pseudo-squat catalan trois
anarchistes auto-proclamé-e-s avec la crête qui va bien démontent
la dernière de mes objections à la distribution par l’État d’une
allocation individualisée. Cette allocation ne crée aucun lien, elle
met les exclu-e-s du monde du travail à l’abri du besoin matériel mais pas de la solitude et de l’ennui ? « On trouvera de quoi
les occuper. » Ce monde où des
mères patronnesses un peu punk
feraient l’aumône d’un substitut
d’activité aux personnes pauvres
et vulnérables me fait froid dans le
dos [14]. Je crois qu’on n’a pas la
même définition de l’anarchie.
Troisième temps
J’ai rendu compte il y a quelques
mois d’un ouvrage modeste mais
passionnant, sur les Semai des
hautes terres malaisiennes et leur
confrontation à la dégradation
de leur environnement ainsi qu’à
l’emprise croissante du salariat,
le tout au regard du genre [15].
Le salariat chez les Semai est
(pour l’instant ?) une prérogative
masculine dont on peut observer
qu’elle a dégradé les rapports
femmes-hommes plus égalitaires
qui avaient cours quand ce peuple
vivait de chasse, cueillette et
agriculture, dans une répartition
du travail peu genrée. Aujourd’hui
les hommes rentrent du travail
fatigués. Les femmes, elles, n’ont
pas gagné d’argent, autant dire
qu’elles n’ont rien foutu et sont
dans l’obligation de leur fournir des
services domestiques. Les garçons
s’y mettent et anticipent le moment
où ils rentreront fourbus du boulot,
en se dégageant eux aussi de toute
obligation.
Emploi, inégalités de genre... et revenu garanti ?
Ce sont les mêmes logiques que je
vois à l’œuvre dans notre jungle
à nous. En milieu militant, où
nous sommes en théorie tou-te-s égaux/ales mais où le temps de
chacun-e n’a pas la même valeur, le
travail rémunéré peut justifier des investissements très inéquitables,
sans rien remettre en question des
aspects démocratiques d’un projet
collectif, sans rien produire comme
reconnaissance du boulot bénévole
accompli par les personnes rendues
disponibles par le chômage.
A la maison, la même logique
d’exploitation s’accomplit chez les
couples hétéros : le surtravail des
uns justifie la mise à disposition
domestique des autres. Les femmes
sont rémunérées en moyenne pour
dix heures de travail de moins que
les hommes, mais elles travaillent
17 h de plus à la maison. Toutes
activités confondues, leur semaine
de boulot est donc plus longue de
sept heures. Mais toujours le travail
rémunéré, souvent le salariat,
justifie ces logiques d’exploitation.
Il est moins flexible que le travail
des bénévoles. Il se rétribue en
argent, un bien tangible et doté de
prestige.
Le travail rémunéré impose donc son agenda
aux dépens du travail qui ne l’est pas.
Ou comme le disait ce cadre sup’ en réunion associative : « J’ai
des réunions toute la semaine,
le dimanche je viens ici pour
rigoler ». Prière de s’écraser devant
le mâle en gagneur de fric.
S’attaquer aux nuisances du travail rémunéré
Il nous faudrait donc, dans une
perspective politique égalitaire, nous attaquer au travail rémunéré pour en limiter les nuisances. Réduire la durée du
travail pour toutes (et tous !) me
semble à cet égard une piste plus
intéressante que le revenu garanti
qui individualise la relation à
l’emploi. Certes le revenu garanti
permet sur le papier à chacun-e de laisser tomber son boulot ou
d’y imposer des horaires de travail
qui permettent de mener une vie
plus agréable et de se mettre à la
disposition des autres (famille,
voisinage, monde associatif) pour
augmenter le bien-être général.
Sur le papier, parce qu’en vrai les
Français-es conchient le monde
associatif [16]. Sur le papier,
parce que qui donc va abandonner
tout ou partie des gratifications
monétaires ou symboliques que
lui offre son emploi : celui ou celle
qui en chie au boulot contre trois
sous ou bien celui ou celle qui en
tire non seulement une position
sociale prestigieuse mais aussi une
autorisation à ne rien donner à son
entourage, poser les pieds sous la
table et faire des blagues en réunion
alors qu’on essaie d’avancer dans
l’ordre du jour ?
Je voudrais faire apparaître ici
les violences de classe qui sont à
l’œuvre dans certaines critiques du
travail. J’ai acheté à sa publication
en poche un recueil d’articles de Jacques Ellul : Pour qui, pour quoi travaillons-nous ?
Et puis je me suis dit qu’un prof de fac n’avait pas à faire la leçon sur le
sujet à une chômeuse de très longue durée sans domicile fixe. D’autant
moins quand le dit prof est capable de publier un texte dans lequel il se
met en scène en femme et explique
quelle joie est la sienne au retour de
son mari à se mettre à genoux jour
après jour pour glisser ses pieds dans
de confortables pantoufles (c’est
dans Exégèse des nouveaux lieux communs mais je tire l’exemple des
pantoufles de représentations qui datent de la même époque, celle de
Boule et Bill). Il est évident que les bons petits plats ne seront plus au
menu si madame travaille.
Quelle critique
du travail peut-on décemment
mener quand non
seulement on en tire
personnellement
des bénéfices qu’on
n’abandonnera pas,
mais quand ces
bénéfices sont plus
nombreux si les autres
ne travaillent pas ?
Je note la surprenante convergence entre revenu garanti et
salaire maternel, le second étant une mesure d’extrême droite
explicitement réservée aux femmes qui se reproduisent pour le bénéfice
de la nation, le premier s’adressant à tou-te-s mais offrant des possibilités
d’auto-exclusion d’un marché qui ne les reprendra jamais
(seules les entreprises du nettoyage
sont avides de ces profils) en premier lieu aux femmes chargées
de famille qui s’en saisiront. Et la fiscalité par ménage avantageuse
aux hommes en couple paiera la note de ces services bénévoles avec
les contributions des célibataires [17]... Le revenu garanti, s’il peut
soulager les femmes et les enfants
qui sont de fait plus nombreux/
ses parmi les pauvres, n’est pas
une mesure anti-patriarcale en
ce qu’il encourage le statu quo de la répartition des tâches et la
relégation des femmes. Ce n’est pas
une mesure féministe.
Mépris de classe et critique du travail... de l’autre
Je lis dans les critiques du travail
aliénant, mécanique, répétitif,
la même violence de classe.
Certes la petite bourgeoisie
militante, qui fait l’objet de mes
observations, n’est pas satisfaite
de son travail qui se dégrade
comme partout ailleurs, du travail
social à l’enseignement et l’action
culturelle, dans le monde associatif
ou le service public. Mais sa critique
anti-productiviste du travail n’a
pas les mêmes teintes quand il
s’agit d’un boulot d’instit’ pour
des enfants Rroms ou de chargé-e
de communication dans une asso
environnementale et d’un boulot
dans un abattoir de volailles ou
une boîte qui fabrique des portails.
C’est ce dernier type d’emploi, peu
épanouissant peut-on penser, qu’a
assuré en intérim un jeune homme
de mon entourage, technicien
du spectacle qui n’a jamais
souhaité entrer dans le régime de
l’intermittence [18]. A ma question (teintée de commisération pour le
malheureux, qui en outre n’ouvre
jamais un bouquin) sur ce mode de
vie, il me répond que ses copains
bossent toute la semaine et que ça
lui permet de ne pas s’emmerder.J’espère qu’aujourd’hui c’est lui qui
me regarde de haut, avec mon bac
+5 et mes aspirations bien déçues
à mener bénévolement des actions
collectives en milieu militant petit-bourgeois. Et j’en retiens que
nous (les militant-e-s je-sais-tout) méconnaissons bien les valeurs qui
ont cours en milieu populaire. Qui sommes-nous pour décider de quels
boulots sont aliénants ? Au nom de quoi nous permettons-nous de
critiquer le travail sur des valeurs que nous imposons à d’autres
classes sociales, particulièrement quand ce n’est que de leur travail
qu’il est question et que nous ne pensons pas déserter le nôtre, loin
de là ? (Comme si les boulots les plus intéressants n’étaient pas pris
dans le même système économique
aliénant.) Je suggère un peu de
retenue quand on utilise le vécu
fantasmé d’autres que soi, vécu
dont on tirera les conséquences
qui nous agréent, pour justifier ses
prises de position politiques. On
ne dit pas à la pauvresse : « SDF, c’est sympa, tu voyages » quand on
est ingénieur et qu’on va retrouver
sans déplaisir son petit chez-soi.
Le régime de l’intermittence est
vital pour le spectacle vivant,
en ce qu’il permet de considérer
comme du travail les moments de
création, les démarches à accomplir
pour produire un spectacle ou
l’investissement en temps nécessaire pour faire connaître son
travail et prendre connaissance de celui des autres. Ce modèle
devrait être étendu à d’autres types
d’activité plutôt que menacé. Mais
il est mis en avant dans les discours
de militant-e-s doté-e-s d’un capital
social et culturel certain, parfois des
créateurs/rices qui s’épanouissent
dans l’indépendance, comme s’il
correspondait à la manière de
travailler ou au mode de vie de
chacun-e (création artistique ou
intellectuelle, alternance entre
moments de production et de
ressourcement, etc.) et sans noter
de différence quand cette liberté
s’inscrit dans un cadre collectif
ou quand on est purement et
simplement laissé-e à soi-même.
Sans noter non plus que si certain-
e-s croulent sous les sollicitations et
ont besoin de plus de temps libre,
d’autres au contraire ont besoin de
plus de temps contraint.
Ces dernier-e-s sont justement plus
vulnérables et le revenu garanti ne
répond justement pas à ce besoin.
Si une vie bonne concilie otium et
negotium, temps libre et travail,
alors c’est aussi bien du temps libre
qu’il faut aux personnes débordées
que du travail à ceux et celles
qui n’en ont pas. C’en est parfois
humiliant d’entendre rappeler tout
ce qu’on pourrait faire pour profiter de son temps libre quand on est une
chômeuse ou une mère au foyer qui
a toujours attendu le dernier jour
pour s’atteler à ses dissertations de
lycée, qui a besoin de contrainte
pour avancer et d’un cadre collectif
pour se motiver. Ce cadre existe
peut-être hors du travail rémunéré
(dans certaines assos de chômeurs/ses ou dans des squats) mais il
est rare et face aux plaintes des médiocres qui comme moi en ont
besoin mais ne le trouvent pas, il me semble finalement aussi bête
que violent de blâmer les personnes
plutôt que les structures avec
lesquelles elles font. Si dans cette
société le travail rémunéré offre
plus de reconnaissance que l’action
collective, c’est un problème
gravissime qui ne peut pas être
résolu en gueulant plus fort contre
le travail [19].
Quatrième temps
On revient au constat bien connu, à
adresser cette fois aux activistes du
revenu garanti : examinez d’abord
tous les avantages qu’à l’image
des hommes Semai vous tirez du
travail rémunéré, ça vous aidera
à en proposer une critique plus
sérieuse.
Une critique à sens unique du travail
Car le travail offre de nombreuses
gratifications. Pas seulement économiques mais aussi sociales : lien, reconnaissance passent par le travail rémunéré plus sûrement
que par le bénévolat qui à créer
peu d’« obligations » fonctionne sur
des engagements faibles [20]. Pour peu que l’on creuse, on trouvera aussi qu’il est un moyen pour s’accomplir humainement. Voilà
qui tranche avec la doxa apprise
dans les groupes anti-capitalistes : « Le travail, c’est l’exploitation ». Et les personnes au chômage n’ont besoin que de sous. Dit-on comme si, à vivre dans la misère, on avait perdu les caractéristiques qui font l’humanité des autres, des repu-e-s... le fait d’être un animal social. Le fait d’être un animal tout court
et pas une plante verte : enfant,
j’étais saisie d’angoisse à la vue
d’animaux en cage. Comment
occupent-ils leur vie ? Le hamster
fait des tours dans sa roue,
descend et remonte des tunnels,
grimpe aux barreaux. Il n’a pas
à échapper à des prédateurs ni à
chercher sa pitance, il est « libre de
mener des activités autonomes et
épanouissantes ». Un peu comme
une personne dont le revenu serait
assuré. (Voilà un autre regard sur
le slogan antiproductiviste des
années 2007, « Travailler plus pour
travailler plus » : le hamster tourne
en rond précisément parce qu’il n’a
rien à faire.)
Homo faber n’aime plus le yaourt
Qu’est-ce qui fait que ce groupe
de musiciens, trouvant à Berlin
des conditions de vie fabuleuses
(drogues bon marché, scène
musicale passionnante et vie
peu chère n’obligeant pas bien
violemment des Australiens à
gagner leur croûte) se trouve
devant l’obligation d’abandonner
ce jardin d’Éden [21] ? Parce que les conditions matérielles trop faciles n’ont pas stimulé la créativité de
ces artistes. C’est sans doute moins
de vieux scrupules bourgeois que
l’impression de ne pas être musicien
si l’on ne joue pas de la musique qui
sonne l’échec de cette expérience,
qui est aussi la mienne – avec moins de drogues.
Le travail n’est
certainement pas que
la soumission à un
rapport d’exploitation
économique. C’est aussi
l’occasion d’apprendre,
d’être investi-e, de se
sentir capable ou de le
devenir.
Je sors de dix ans de chômage et
de milliers d’heures de bénévolat
qui me valent aujourd’hui de
recevoir des bouquins dont les
auteur-e-s font en dédicace la
louange de mon engagement
écologiste. J’apprécie le geste
autant que j’ai détesté être une
militante écolo : tenter de faire
œuvre commune sur le temps de
loisirs de la petite bourgeoisie
conscientisée n’a
pas été épanouissant humainement. Soit
les tâches étaient trop simples pour
y déployer les ressources qui sont
celles d’un métier et en-dehors de la
réunion hebdomadaire en soirée les
chômedus et les cotoreps passaient
des aprems au QG à raconter
pour la trentième fois l’histoire du
yaourt qui fait 10 000 km avant
d’arriver au supermarché [22], soit mes comparses me laissaient trimer
à leur place pour se consacrer
à leurs activités productives et
reproductives. « Pas le temps »,
disaient-ils, parce que c’est plus
élégant que d’avouer que l’on
arbitre en faveur d’activités qui offrent des gratifications bien plus
individualisées.
Je me souviens, du temps que
j’avais accompli ma formation en
narratologie yaourtière, d’avoir vu
mes ami-e-s d’avant parler boulot
et, sans trouver leur domaine de
compétence plus excitant que
ça, compris que j’avais perdu
beaucoup de la culture acquise
à l’université sans en acquérir
une autre que je jugerais aussi
précieuse (et il ne s’agissait pas des
prix du marché, j’ai fait des études
de lettres). Je me délitais parce
que le monde associatif écolo-alternatif bénévole, étant de fait
centré sur le temps de loisirs de
personnes salariées et leur besoin
de « décompresser » en l’absence
de toute contrainte, n’offre pas le
dixième des exigences du milieu
professionnel. Aussi grandioses
soyez-vous, 3 % de vous-mêmes
ne constitue pas une compagnie
stimulante. Pourtant c’est à ces
3 % que les initiatives collectives
persistent souvent à coller, nous
empêchant, nous les précaires
et les chômedus qui y trouvons
parfois notre vocation, de passer
à la vitesse supérieure, de nous
épanouir. Aussi devons-nous nous
couper un bras pour sauvegarder
l’intégrité de votre espace de loisir,
pour ne pas le laisser envahir par
les échanges marchands ni par la
reconnaissance de notre métier.
Le travail rémunéré, c’est mal,
mais l’exploitation de notre travail
et de notre métier pour votre
divertissement, c’est quoi ?
Les études qui dépassent la vue du
pif militant et qui s’inquiètent de
ce que nous fait le travail notent son
caractère ambigu : il peut détruire
aussi bien que construire. Quand il
est bête et répétitif, il abêtit et fait
mal au corps comme au mental,
il nous transforme en « animal
laborans » selon le mot d’Hannah
Arendt. Quand il est stimulant,
il est l’occasion de s’accomplir en
« homo faber » plein de ressources et
capable de créer. Garder quelqu’un
au chômage et le/la protéger du
travail salarié, voilà qui pourrait
sembler un cadeau : au moins ce
n’est pas nocif. Mais le temps et la
faible qualité des relations dans une
société individualiste font le reste.
Voilà la raison pour laquelle même
les personnes les plus maltraitées
par le travail en gardent une image
positive [23].
Un solutionnisme écolo-alternatif
C’est pour toutes ces raisons que je refuse de voir la question du
travail réglée par la possibilité de désertions individuelles : nous devons lutter pour créer du collectif, pour produire et vivre autrement.
Avec le revenu garanti,
pas de jugement sur les choix
de chacun-e ? Il n’y aura donc
pas de reconnaissance, plus rien qui
circule entre nous [24].
Réduire l’emprise du travail sur
le temps de vie, assurer les allers-retours entre temps libre et temps
travaillé, renverser le rapport de force trop favorable aux
employeurs, ne pas permettre que
les métiers soient remis en cause
au nom d’une vision comptable et
individualisée des compétences, refuser
la dégradation
des conditions de travail qui nous
abêtissent, nous séparent et nous
rendent malheureux/ses de ne
pas livrer des œuvres de qualité,
combattre l’exploitation et la
possibilité de tirer profit du travail
d’autrui, voilà toute une série
d’enjeux aussi importants que le
seul auquel réponde vraiment le
revenu garanti : la continuité d’un
revenu décent pour chacun-e.
Je ne nie pas ce besoin, d’autant
moins que je profite du filet de
sécurité de la CAF. Mais je m’inquiète du fait que la revendication
du revenu garanti comme mesure
unique radicale et qui résoudra
en cascade tous les problèmes
liés au travail (et pourquoi pas
renversera le capitalisme, tant
qu’on y est) nous prive d’autres
réformes pour tenter de vivre un peu moins mal avec : RTT et temps
de travail maximal, démocratie
économique, exclusion du patronat
des structures paritaires, droit
universel à la formation, liberté
autre que formelle de bénéficier
de temps partiels et de congés
de paternité, imposition des
revenus du travail et du capital
plus favorable au premier, revenu
maximal, etc. Sans compter
des résolutions plus radicales
contre l’exploitation et le profit.
L’approche mono-outil, qui se prive
d’un éventail de propositions plus
systémiques, est d’autant moins
à l’abri de phénomènes de contre-productivité. Les écolos le savent : la monoculture rend
vulnérable et les
systèmes résilients
cultivent plutôt la
diversité. Le social
n’est-il pas aussi un
écosystème, à manier
avec plus de
précaution ?
Partageant ma crainte que
le revenu garanti contribue à
exclure du marché du travail les
personnes les plus vulnérables et
les femmes, j’ai fait le constat avec
les réponses qui m’ont été faites
d’un refus de penser, de mettre en
danger la certitude d’avoir trouvé
la panacée. Je sais que ce sujet suscite de grandes passions, des
espoirs démesurés, au point qu’il
est difficile d’accueillir la critique.
Mais la réflexion politique n’a pas
vocation à nous réconforter...
Chacune de mes interventions sur
le sujet ayant ouvert la porte à des réactions auxquelles je n’ai
pas trouvé d’autre intérêt que de
conforter mon féminisme, j’ai jugé
bon de fermer les commentaires de
mon blog pour m’éviter la peine
de lire des hommes très assertifs,
refusant de tenir compte de mon
expérience et de ma réflexion et
récitant leur leçon.
Puisque c’est ici que nos chemins se séparent
Du silence gêné de cette auteure
dont j’admire la finesse et la
force des indignations aux cris
provoqués par la perte de leur
doudou chez des militants mâles
petits bourgeois amateurs de
simplicité plus ou moins volontaire,
le dialogue n’a jamais eu lieu
(j’ai dû décliner une invitation
très tentante et aimablement
formulée car je m’inquiétais de la
violence des réactions que mon
propos suscitait). L’imagination
n’est pas le rêve. Aujourd’hui, la
perspective de continuer à moisir
dans un milieu qui ne sait entendre
ni les cris du réel, ni les miens, et
qui ne sert qu’à payer à la petite
bourgeoisie une tranche de rêve
gratos dans un monde de merde
m’est insupportable. L’engouement pour le revenu garanti en régime patriarcal et dans un monde industriel me désole. Nous n’avons
pas les mêmes inquiétudes.
[2] Lire le portrait de « Jean Fourastié,
apôtre de la productivité : dire et
administrer le progrès » par Régis
Boulat dans Une autre histoire des
« Trente Glorieuses », La Découverte, 2013.
[3] Ce qui nous permet de parler
sans pouffer de société « post-industrielle ». Lire à ce sujet « We do
not live in a post-industrial age », in
Ha-Joon Chang, 23 Things They Don’t
Tell You about Capitalism, Penguin,
2010.
[4] A noter, que les travaux qui
impliquaient de porter de lourdes
charges ont quasiment disparu
(docker) dans le même temps qu’ils sont
devenus moins pénibles (construction).
Mais les mauvaises postures ou les
gestes répétés continuent à casser
le dos ou à provoquer des troubles
musculo-squelettiques, y compris dans
les services.
[5] Jeremy Rifkin est l’auteur de ces
prophéties dont la substance s’est
matérialisée dans des best-sellers
portant ces titres.
[6] On produira autant ou plus avec
moins de monde, grâce à ces gains
de productivité la diminution de
la population active n’est donc pas
un problème qui doive être résolu
par l’allongement de la durée decotisation. On trouvera une critique de
ce présupposé et de ses conséquences
pour la pensée de gauche productiviste
dans Le Cauchemar de don Quichotte, Julien Mattern et Matthieu Amiech
(2004), La Lenteur, 2013.
[7] Les activités
les plus « douces » et écologiques sont aussi
celles qui nécessitent le plus de travail et sont peu productives et
compétitives : réparation, soin aux personnes, agriculture bio, etc.
[8] Enquête Emploi du temps de
l’Insee, commentée dans « De quoi le temps libre est-il le nom ? », Jean-Yves
Boulin, 12 juillet 2012.
[9] Ayant travaillé 700 puis 1000 heures
annuelles gratuitement pendant six
ans pour deux associations délivrant
des gratifications symboliques élevées
à des intellos de sexe masculin sans
condition de participation, j’ai bien
observé que la rotation des tâches
n’était plus un idéal démocratique
et que la solidarité y était un vain
mot à partir du moment où la CAF
pourvoyait aux nécessités les plus urgentes. Le monde associatif anti-capitaliste donne beaucoup de leçons mais de plus tristes exemples.
[10] Y compris des élu-e-s ou candidat-e-s, comme si l’anarchisme était devenu un concept mou renvoyant à
une certaine coolitude politique.
[11] Jacques Ellul en désespérait déjà
après-guerre et démissionna de son
poste d’adjoint au maire de Bordeaux
en constatant que son pouvoir
politique était une « illusion » face à
l’administration et à l’organisation de
la machine municipale. Imaginons ce
qu’il peut en être 70 ans plus tard sur
un territoire autrement plus grand.
[12] Les prix agricoles prenant
acte de la distribution de primes et
n’ayant cessé de baisser, sans prime
il semble impossible de faire avec les
prix du marché, il faudra donc en
inventer d’autres. Les éleveurs/ses
et les personnes concernées tentent
de relever ce défi du prix au sein du collectif Faut pas pucer (Le Batz,
81140 St Michel de Vax).
[13] Passons sur les interprétations
du mot « autonomie » quand il
signifie indépendant-e du marché
du travail mais dépendant-e d’une
allocation distribuée au gré de l’État. Vincent Liegey, Stéphane Madelaine,
Christophe Ondet et Anne-Isabelle Veillot, Un projet de décroissance.
Manifeste pour une dotation inconditionnelle d’autonomie, éditions
Utopia, 2013.
[14] Parce que je me reconnais
plus dans les secondes. Bénévole
40 h/semaine, je devais saluer la magnanimité des collègues à 40 min/semaine qui m’offraient ce boulot
gratuit sur lequel ils avaient droit de
regard démocratique : « Il me semblait que c’était important pour toi de
t’investir dans un projet sérieux ».
[15] Colin Nicholas, Tijah Yok Chopil
et Tiah Sabak, Orang Asli Women and
the Forest. The Impact of Resource
Depletion on Gender Relations among the
Semai, Center for Orang Asli Concerns,
Subang Jaya, 2010. Chroniqué sur ecologie-politique.eu.
[16] D’où la relative absence de passerelles entre travail bénévole
associatif et travail rémunéré ?
[17] Les cotisations sociales des
personnes qui ont choisi de continuer
à travailler servent à financer le revenu
garanti. Si on continue à imposer plus
les célibataires que les hommes ayant
une femme « à charge » (prière de ne
pas s’esclaffer), alors les célibataires
payent la note plus durement que les
hommes qui bénéficient de services affectifs, sexuels, reproductifs et
domestiques gratuits dans le cadre du
couple hétéronormé. Lire au sujet du
travail gratuit des femmes les pistes
ouvertes par Christine Delphy, revenu
garanti compris, dans « Le "travail
ménager", son "partage inégal" et
comment le combattre ».
[18] Ayant grandi dans le même
canton rural mais ayant en tête plein de préjugés sur la disparition
de l’industrie et des ouvrier-e-s, je m’étonne à le voir enchaîner les
contrats du nombre d’entreprises qui y sont présentes. Bienvenue dans la vraie vie.
[19] Et encore moins en accablant
les personnes qui tentent de dépasser
cette critique un peu simplette. Au XXe siècle, pendant que mes critiques
lisaient Harry Potter ou militaient à la LCR, je contribuais à une
campagne « Revenu d’autonomie pour tou-te-s » et éditais une brochure
critique du travail qui m’a valu d’être protégée du travail rémunéré par un
entourage friand de l’idéalisme qu’il projetait sur moi. Qu’ils gardent leurs
explications sur le revenu garanti, j’ai très bien compris la première fois.
[20] « La Cause ne dit pas merci ».
[21] « In Berlin, you never have to
stop », Robert F. Coleman, New York Times, 23 novembre 2012.
[22] Une étude de Stefanie Böge à l’université de Wuppertal. « The Well-Travelled Yogourt Pot », et « Erfassung und Bewertung von Transportvorgängen : Die
produktbezogene Transportketten-analyse ».
[23] Les trois quarts des personnes
interrogées dans des enquêtes états-uniennes (une société pourtant moins
individualiste que la nôtre et où les standards bénévoles se rapprochent
plus de standards professionnels) estiment qu’elles travailleraient même
si aucune raison matérielle ne l’exigeait.
Et cela quand bien mêmes elles
éprouvent une profonde insatisfaction
à l’égard de leur emploi. Seuls un âge
avancé ou le fait d’avoir des enfants à
charge (pour les femmes, cela va de soi)
sont capables d’infléchir de quelques minuscules points la tendance. Une
enquête initiée par Nancy Morse et Robert S. Weiss à l’université du
Michigan, publiée en 1955 et souvent
répliquée dans les décennies suivantes
par d’autres équipes. A.R. Gini et T. Sullivan, « Work : The Process and the
Person », Journal of Business Ethics, 6, 1987.
[24] Je remercie pour cette idée Irène Pereira, auteure de « Revenu garanti : vers le travail invisible » dans le n°7 de
L’An 02, « Altercapitalisme ».
Aux ami-e-s désœuvré-e-s qui m’ont encouragée à montrer le côté obscur du temps libre.
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