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“Qui ne dit mot consent” - Considérations sur le viol et le patriarcat

mis en ligne le 9 septembre 2015 - Anonyme

“Qui ne dit mot consent” - Considérations sur le viol et le patriarcat

L’année dernière, on a commencé un cycle de réflexion
autour du genre et du patriarcat [1]. « On », des filles, des garçons,
avec la volonté d’approfondir des réflexions, plutôt en mixité,
en examinant au cas par cas les envies et besoins de chacun.e.
Dans mon cas, ce cycle venait répondre à plusieurs besoins.
D’abord, celui de régler des comptes « personnels », des blessures,
des souffrances, infligées par le système patriarcal, mais aussi par
l’ensemble des normes imposées par le capitalisme et la morale. Une
tentative de reprendre pied dans mon corps et mon esprit mutilés par
ce monde. Ensuite, il s’agissait à mes yeux d’élaborer une perspective
de lutte autour d’enjeux trop souvent considérés comme secondaires.
J’ai trop entendu de personnes défendre une soi disant
priorité entre la vraie lutte et la question anti sexiste par exemple,
comme si ces choses n’étaient pas liées, ou encore l’idée que toutes
ces questions seront miraculeusement résolues après l’insurrection.
Pour d’autres, ces enjeux semblent trop abstraits, en opposition aux
choses qu’on peut attaquer et détruire physiquement.
La question est évidemment plus dérangeante,
étant donné qu’il s’agit de rapports présents
partout, tout le temps, et que nul ne peut,
honnêtement, prétendre y échapper.

Développer des idées seul.e ne suffit pas. A un moment,
l’échange d’expériences, ajouté à l’approfondissement théorique, permet
de sortir du singulier et de comprendre l’enjeu social et politique de
l’intime sur nos désirs de liberté.
Au cours de nos nombreuses discussions, la question du viol
s’est mise à revenir fréquemment sur le tapis. Avec cette même difficulté,
cette même gêne, ce malaise ; une panique dans les regards, un
retrait des corps ; comme une impuissance à briser le silence. Le tabou
sur le sujet montre l’ampleur du problème. Notre incapacité démontre à
elle seule la nécessité de rompre radicalement avec le silence imposé
socialement par des siècles de patriarcat et de résignation.

Personnellement, j’ai mis des années avant de pouvoir mettre
le mot « viol » sur ce truc que j’ai vécu quand j’avais 12 ans. Je me
suis longtemps refusée à l’aborder parce que ça me semblait trop embarrassant,
sauf avec des ami.e.s très proches, et au bout d’un certain
temps. Quelques mois après « ça », j’avais timidement essayé d’en
parler autour de moi, à demi-mots, à mes deux soeurs, mon frère. Ils
n’ont pas pu, pas voulu, m’entendre. Trop dur à avaler, j’imagine. J’ai
laissé le traumatisme s’enfouir, dans ma chair et dans ma tête, au plus
profond de moi, comme le font la plupart des personnes. En laissant
de temps à autre le paquet remonter à la surface. Je me suis convaincue
que ce que j’avais vécu était une chose commune, commune à tant
de femmes qui n’avaient pas l’air si détruites que si j’en faisais tout un
plat, on allait encore me reprocher de vouloir me faire remarquer. J’ai
gardé ça pour moi. La suite du développement de ma sexualité s’est
avérée désastreuse. Sans sentiment, ou si peu, sans notion de consentement,
sans plaisir. Selon le schéma hyper normé : rencontre entre
un homme et une femme, embrassades, tripotages, pénétration vaginale,
simulation d’orgasme, éjaculation masculine. Silence. Un corps à
prendre, à donner pour exister, séparé d’une tête qui finit par apprendre
comment ne pas être là.
Et puis j’ai rencontré des personnes qui m’ont aimée, que j’ai
aimées ; qui m’ont permis de me regarder autrement que comme une victime
embarrassante, coupable de rechercher encore le plaisir. Malgré
cela, mes relations intimes étaient toujours empreintes de frustration
et de tristesse. Malgré l’amour, dont j’étais pourtant entourée, il me
manquait les outils pour m’extirper de cette cage que sont les normes
et les clichés. Une femme violée est une femme traumatisée. Une
femme qui aime le sexe est une salope. Une femme qui se masturbe
est une chaudasse. Une femme est heureuse lorsqu’elle est en couple,
et une femme en couple ne se masturbe pas. Elle prend un peu l’initiative
mais pas trop, elle sait naturellement faire jouir et a des orgasmes
à chaque rapport, qui confortent son partenaire dans sa virilité, elle
n’a aucune demande, est prévenante, attentionnée, femme fatale. Je
n’étais pas tout ça. Pourtant, j’aurais donné cher pour pouvoir correspondre
au schéma-type.
Mais, le temps passant, j’ai développé d’autres formes d’intimité.
J’ai ainsi découvert que je n’étais pas « frigide », mais simplement
que je ne connaissais pas mon corps. En créant, notamment, une relation
privilégiée à mon propre plaisir, et en déculpabilisant la masturbation,
j’ai compris que je ne devais attendre de personne qu’il m’apprenne
ce que moi-même je ne savais pas. Que parler de sexe et de
plaisir n’était pas « nul », ne coupait pas forcément le désir, mais pouvait
permettre un saut qualitatif dans la relation, en terme de confiance,
de possibilités, de liberté. Toutes ces merdes avec lesquelles j’avais
grandi, qui me faisaient détester mon corps et le transformaient en prison,
n’étaient pas une fatalité. On pouvait lutter contre. On pouvait travailler
dessus. Et petit à petit, gagner du terrain.

C’est grâce aux personnes qui m’ont accompagnée, associées
à un ensemble d’idées et de conceptions émancipatrices et anti-autoritaires,
que j’ai pu changer en positif l’image que j’avais de moi, et acquérir
une certaine solidité, dans mon corps comme dans ma tête. Les
impulsions que je donne à ma vie me permettent de me renforcer. Je sens que des blessures cicatrisent, et que toutes mes vieilles haines
s’atténuent pour devenir surmontables. L’existence que je mène et les
personnes avec qui je la crée me persuadent qu’on peut agir sur tout
un ensemble de choses que je croyais définitives. Maintenant que je
ne suis plus une petite fille apeurée, je suis capable de nommer et de
poser des limites. Je ne suis plus une adolescente haineuse, au corps
tendu de vengeance, seule contre toutes et tous. Je ne déteste plus les
hommes, qui ne représentent plus fatalement une présence menaçante
ou une figure à séduire pour légitimer mon existence de « sexe faible ».
Je dépasse même, petit à petit, ma crainte des autres femmes, qui ne
sont plus des rivales à affronter en permanence. Je détruis peu à peu
en moi les restes de cette misogynie omniprésente, intégrée en chacun
et chacune de nous, parce que nous naissons dedans, pour ne pas
dénoter, pour être « normal ».
J’écris ce texte pour en finir avec la banalisation et l’acceptation
de toutes formes de rapports forcés, contraints, non désirés dans
nos quotidiens. Ne pas subir, pouvoir choisir, trouver les armes, les
soutiens, les formes possibles pour se réapproprier nos vies, et faire
de vrais choix. Casser avec ce mythe puant du « personnel », pour
remettre la domination patriarcale à sa place dans la hiérarchie : au
même niveau que toutes les autorités à détruire.

Une femme n’existe pas sans homme. Dans ce système de
domination masculine, et jusqu’à récemment encore, ce sont les hommes
qui font la guerre, prennent les décisions, assument les postes de commandement, édictent les lois, etc. L’ensemble de la société repose
sur cet asservissement de la femme à sa référence masculine, passant
de la propriété paternelle à celle de son époux, et même à celle
de ses enfants, à qui elle doit être entièrement dévouée. Ses fonctions
premières sont sexuelle et reproductrice, en tant qu’objet de plaisir,
de divertissement, ou comme une chose valorisante par son aspect
esthétique. En tant que « ventre », elle porte les futurs soldats et/ou
travailleurs de la nation autant que la continuation de la lignée ou de
la race, et sert aussi de monnaie d’échange, entre familles, royaumes,
clans dans une potentielle résolution de conflit ou volonté d’union politique.
Le corps féminin est un enjeu territorial qui dépasse la conquête
des terres ou du bétail. Il n’y a qu’à voir comment, en temps de paix comme
en tant de guerre, le viol a toujours été une arme pour atteindre les
hommes en tant que propriétaires des femmes de leur entourage. Ou
même, plus quotidiennement, la plupart des menaces ou insultes qui
prennent pour cible les femmes afin de blesser l’homme qui les possède.
En utilisant le viol comme arme de guerre, on salit les filles, les
mères, les compagnes, on sème le doute sur la paternité, on détruit les
corps et les liens jusque dans les relations les plus intimes. Pour punir
le « propriétaire », on réduit ainsi son « bien » à l’état d’objet, lui niant
ainsi toute existence en tant qu’individu à part entière. Dommage collatéral.
Parce que le mariage a perdu beaucoup de son importance aujourd’hui,
du moins dans les pays de culture occidentale, l’idée de la
femme en tant que propriété masculine semblerait presque avoir disparu.
La domination a, effectivement, pris d’autres visages, plus subtils,
mais pas moins brutaux. C’est la grande erreur du féminisme de la
première vague que d’avoir crié victoire lorsque les femmes ont obtenu
le droit de devenir esclaves en se vendant au même nombre d’heures
que les hommes. Le capitalisme s’en frotte les mains et leur dit merci.
C’est fermer les yeux sur la complexité du problème, qui va
bien au-delà de la charge des enfants, du ménage, bien au-delà de l’indépendance financière. Ce qui n’a pas été conquis, c’est notre autonomie,
notre capacité à nous autodéterminer, dans nos corps, nos esprits,
nos sexualités, ce que devrait supposer une réelle émancipation.
Soyons clair, les hommes ne sont pas plus libres de leurs désirs
que les femmes. A ce niveau, nous naissons tous sous l’autorité
de l’Etat, et subissons tous ses lois et ses bourreaux (flics, profs, psychiatres,
travailleurs sociaux, …), dans le même type de structure sociétale,
avec le noyau familial comme référence et toutes les normes
qui y sont véhiculées dès l’enfance. Seulement, j’estime qu’une société
hiérarchisée se maintient aussi par une redistribution interne du pouvoir
en accordant un certain nombre de privilèges à certaines catégories,
créant ainsi un sentiment d’appartenance, et entraînant un réflexe plus
ou moins conscient de défense de l’existant par les catégories au pouvoir
dès que celui-ci se trouve menacé.
Il suffit d’observer comment, depuis la naissance, les petits
garçons et les petites filles se voient dressés à suivre un certain
code de comportements et à correspondre à un certain nombre d’attentes.
Même si la réalité a beaucoup évolué par rapport à ce que nos
parents et grands parents ont vécu, on aurait tort de croire que le fond
a changé. Aujourd’hui, comme probablement il y a 100 ans, dans la
plupart des familles, les petits garçons ne pleurent pas, doivent être
courageux, et sont poussés à croire en leurs capacités, ce qui leur donne
un certain nombre de bases solides dans l’existence. Les petites
filles sont éduquées à être douces, délicates, et surtout à séduire, à ne
pas déplaire. Bref, à trouver un jour leur place dans la société, en tant
que propriété masculine.

Mère - C’est une femme qui a des enfants. On l’appelle maman ou mamounette.
Phrase d’exemple : Ma mère , c’est aussi la maman de mes frères et soeurs. / Ma mère repasse les affaires de toute la famille. / Cette femme est devenue mère à trente ans.

Femme - C’est une maman, une mamie ou une jeune fille. Elle peut porter des bijoux, des jupes et des robes. Elle a de la poitrine.
Phrase d’exemple : Miss France est la plus belle femme de France. / Cette femme va souvent acheter son pain dans la boulangerie de ce village.

Le Dictionnaire des écoliers (Ministère de l’Education Nationale – France, 2011)

Au premier abord, les attentes auxquelles nous devons
correspondre sont celles de notre famille. Faire la fierté de ses parents,
et, surtout, ne pas leur faire honte en dérogeant aux règles, est une
attention présente dans toutes nos petites têtes blondes. Mais au-delà,
ce sont les attentes d’un système, au sein duquel tous ces éléments
viennent s’imbriquer, pour renforcer son emprise sur nos vies.
Toute domination se maintient par une tension conjointe, qui
consiste à préparer les dominants à exercer, comme si c’était naturel,
leur pouvoir sur des dominés prêts à accepter leur soumission, et à la
considérer comme bonne. C’est exactement le même mécanisme concernant
la domination patriarcale : il est bien plus confortable de suivre
le courant dominant que de se faire traiter de tapette efféminée ou
de féministe frustrée mal-baisée. Heureusement, la réalité est un peu
moins caricaturale.
Mais le fait qu’une grande majorité de filles vivent depuis leur
plus jeune âge des violences et des humiliations qui les conditionnent
peu à peu à poser leur ressenti, leurs besoins, leurs désirs comme secondaires,
constitue en soi le processus d’acceptation de leur rôle social.
Jusqu’à ce qu’elles acceptent de n’être pas autorisées à décider pour elles-mêmes. Dans la forme moderne de la société patriarcale, les filles vont à l’école, ont accès à l’emploi, aux contraceptifs et peuvent ainsi avoir l’illusion d’être émancipées parce qu’elles peuvent s’acheter un vibromasseur. Pourtant, la majorité ont simplement été habituées à s’effacer pour le bien d’autrui, à ne pas faire de vague, à prendre sur elles [2]. Tout en clamant à qui veut l’entendre que la femme occidentale est libre en versant des larmes de pitié sur « nos pauvres soeurs musulmanes »...
Aujourd’hui, en nous et tout autour de nous, notre être reste un
champ de bataille qu’il nous faut reconquérir avec acharnement.

Dans une perspective d’abolition des genres au profit de la conception
d’individus libres et uniques, je préférerais ne pas employer les
termes d’homme et de femme. Je voudrais que chacun puisse être
ce qu’ille souhaite, chaque jour différent, sans sexualité définie une
fois pour toute. Libre d’être à l’écoute de ses désirs. Des désirs pour
des personnes, quelle que soit la boite dans laquelle nous avons été
rangé.e.s.
Mais nous grandissons dans un mode de classement binaire,
sans appel, où l’on opère quasi-systématiquement les personnes
qui naissent avec un sexe indéfini au mépris total de leur choix futur.
Où le modèle de réussite et de normalité est l’hétérosexualité et la
parentalité. Le capitalisme s’est basé sur la famille comme mode d’organisation
sociale généralisée afin de se garantir une population destinée
soit à être la main d’oeuvre de masse soit l’élite dirigeante, tous
unis dans le mythe de la consommation et du progrès. Si le modèle de
la famille avec le père qui assure les revenus et la mère pondeuse au
foyer semble aujourd’hui en pleine fragmentation - du moins dans les
sociétés occidentales comme on les connaît - le capital, qu’il le crée ou en soit la conséquence, trouve toujours de nouvelles manières d’exploiter
le sexisme. Quel que soit notre genre, il y a toujours quelque
chose à nous vendre. Des pilules amaigrissantes aux abonnements
dans des clubs de fitness, en passant par les séances chez le psy pour
régler les problèmes de couple, sans oublier le marché que représentent
les hormones et la chirurgie pour tous les êtres qui voudraient
transformer leur apparence afin de se sentir plus acceptables... Nos
sexes, nos corps, nos frustrations sont de véritables mines d’or et nous
enchaînent à nos propres oppressions. Performants, beaux, sveltes,
sportifs, à la fois père, mère et travailleurs, nous devrions travailler
sans compter et avoir encore le courage de baiser comme dans les
pornos de masse en rentrant, nous devrions être tout ce que cette société
exige de nous. S’attaquer au patriarcat, c’est dynamiter une des bases
qui permet à ce monde de se maintenir. Et à l’inverse, aucun changement
réel de l’existant [3] ne peut avoir lieu sans le priver d’un de ses appuis
les plus ancrés et les mieux intériorisés.
Nous naissons en plein dedans. Dans une société hiérarchisée
où un certain nombre de catégories de personnes possèdent le pouvoir
d’exercer une autorité. Et ce pouvoir passe par un certain nombre
d’actes destinés à conditionner les personnes, à les soumettre, à leur
rappeler sans arrêt de se plier à la norme. Que l’on soit fille ou garçon,
les rapports de domination font partie intégrante du monde dans lequel
nous grandissons. Appliqué de façon consciente ou inconsciente,
le viol est une des formes ultimes de châtiment et/ou de négation de
l’autre, en le réduisant à l’état d’objet. Dans les établissements pénitentiaires
pour mineurs (EPM), les foyers, les internats, les prisons, les
hôpitaux psychiatriques, les viols sont légions. Ceux des adultes sur les
enfants, des profs sur les élèves, des curés sur leurs ouailles, des matons
sur les prisonniers...

Si je ressens le besoin d’approfondir et de consacrer ce texte
plus particulièrement au viol féminin, ce n’est pas seulement parce que
je l’ai vécu, ou que, partant de ma condition de « femme » socialement
assignée, j’ai une certaine appréciation personnelle du sujet. C’est principalement
parce que je suis atterrée de voir à quel point cette question
est facile à jeter aux oubliettes. Je refuse de la considérer comme un
des aléas de ce monde mortifère. J’exècre cette atmosphère pourrie
de fatalisme qui plane sur la question. Je refuse de laisser dire qu’on
ne peut rien y faire, qu’il faut attendre l’hypothétique révolution sociale
qui viendra mettre un terme à toutes les questions sans réponse d’aujourd’hui.
Je refuse de donner raison à celleux qui ne veulent pas voir
que les pistes concrètes pour lutter contre ces oppressions sont innombrables.
Dans les rapports sexistes, peut-être encore plus que dans les
autres relations de domination, personne n’est en-dehors.

Pour commencer, démontons quelques évidences. Il existe
beaucoup plus de formes de violences sexuelles que l’image commune
que l’on a du viol dans une ruelle sombre par un ou des inconnus.
En réalité, les relations sans consentement font partie intégrante
de notre quotidien. Avec ou sans alcool, avec ou sans coups, avec
ou sans chantage affectif, au sein de notre famille, dans notre bande
de potes, dans le secret de nos relations. Je connais très peu de filles
qui n’aient pas une histoire glauque de ce genre à raconter. Certaines
en parlent presque en riant, parce qu’il est plus facile de garder un souvenir
de fête alcoolisée que de se dire que l’on s’est fait violer. Au-delà
de ça, les violences sexistes sont omniprésentes. Se faire siffler dans la rue, tripoter dans le métro, traiter de salope si l’on ose riposter, être
obligées de dire qu’on a un mec pour faire cesser les avances, en clair
de s’affirmer déjà propriété de quelqu’un…
La sexualité des femmes qui m’entourent depuis que la discussion
s’est ouverte est parsemée de baisers, d’attouchements, de caresses,
de pénétrations non-désirés, qu’elles se sentaient incapables
de refuser. Incapables, ou illégitimes. Salopes, allumeuses, bourrées,
indécises, faibles. Parce que nous sommes rongées par cette idée
que nous sommes à notre place, celle de donner du plaisir, et peut-être
par chance d’en prendre de temps à autre, sans qu’on n’ait compris
pourquoi cette fois-là c’était différent. Nous sommes tellement
habituées à cette idée de devoir convenir, au risque de nous retrouver
seules, que nous nous ôtons le droit de poser des limites. Et ce même
dans l’intimité. Il est extrêmement difficile pour beaucoup de femmes
de dire non ou de faire des reproches à quelqu’un qu’elles aiment, de
prendre position sur des faits quotidiens qui finissent par devenir invisibles.
De leur côté, et c’est tout aussi dramatique, les garçons se font
à cette absence de limites, à ces silences qui veulent dire oui selon
leurs envies, sans même envisager qu’un « oui » prononcé peut être
forcé, ou surfait. Habitués à prendre en conquérants et maîtres un territoire
où ils rejouent à chaque fois leurs privilèges.

C’est évidemment une oppression partagée. Nous sommes
tou.te.s enfermé.e.s dans des normes qui étouffent ce qu’il y’a de plus
unique en chacun.e de nous, et brouillent toutes les possibilités de rencontres
autres que celles que cette société hiérarchisée nous impose.
La plupart des relations intimes en portent la marque. Sans même
parler de viol conjugal, combien de femmes sont incapables de dire
clairement qu’elles n’ont pas envie d’un rapport, même, voire surtout,
avec les personnes qu’elles aiment ? Ou, à l’inverse, d’exprimer clairement
du désir sans avoir l’impression qu’elles franchissent les limites
socialement acceptables ? Et, de la même manière, combien de mecs vont se forcer à adopter des comportements virils parce qu’ils ont l’impression
que c’est ce que l’on attend d’eux ?
Dans ce monde où l’on est ou salope ou frigide, acteur porno ou coincé.e du cul, il est incroyablement difficile de savoir ce que l’on veut être. Alors on accepte tout. Parce que ce monde-là, avec la pauvreté de ses fantasmes mercantiles et hétéronormés, nous ôte la capacité de rêver à d’autres rapports. Baigné.e.s dans l’extrême violence qu’engendre
la frustration permanente, celle d’être ce que nous ne sommes pas,
de posséder et de dominer les corps exposés aux quatre vents comme
produits consommables à tous les prix... on accepte la misère sexuelle et affective comme seule existence possible.
Pourtant...
De toutes les personnes que j’ai rencontrées qui ont vécu une ou
plusieurs fois des rapports contraints, sous des formes variées (plus ou
moins violents physiquement, avec ou sans amour…), plusieurs sont
des êtres solides, confiants dans une certaine mesure, qui prennent
plaisir à séduire et dans leurs relations intimes ; et qui ne sont pas en
guerre ouverte, ni avec elles-mêmes, ni contre le genre masculin dans
son ensemble. Ces personnes-là, dont je fais partie, sont celles qui ont
pu partager leur douleur, trouver des espaces, du temps, pour mettre
des mots et dépasser le souvenir. S’il reste douloureux et continue à
exercer des influences sourdes sur nos comportements, il n’empêche
pas de vivre.
Le problème, c‘est que personne ne veut en entendre parler. Si
le viol fait partie intégrante de toutes les sociétés, de toutes les époques
(relisez la mythologie grecque si vous avez un doute), c’est aussi
à cause du tabou qui le rend quasi-indiscutable. Avant tout par l’existence
d’un certain réflexe de « caste » qui pousse les dominants (ici
en l’occurrence les hommes) à se défendre mutuellement et à protéger
leurs pairs et leurs privilèges.

Maintenir le silence sur cette question permet d’éviter d’être confronté au problème, et ainsi de maintenir les conditions qui permettent aux hommes de croire que ce sont leurs instincts qui les poussent au viol. Les instincts étant naturels, il ne serait ni possible ni souhaitable de les enrayer.
Durant les dernières décennies, avec les luttes féministes et
l’intégration d’un certain nombre d’oppressions dans le domaine du
droit, le viol est maintenant puni par la loi, mais il est aussi devenu encore
plus souterrain. En 2012, il est désormais mal vu de frapper sa
femme en public, ou de mettre la main au cul de sa voisine dans le
bus. Mais tous ces comportements, je le répète, n’ont absolument pas
disparu, pas plus que les constructions mentales qui les rendent possibles.
Les grandes campagnes anti-viol en ont établi une certaine image,
qui est un des aspects de la réalité, mais qui n’en recouvre qu’une
partie, la plus spectaculaire, la plus monstrueuse. Le plaçant ainsi, le
plus généralement, hors de la sphère familiale, hors du couple, hors des
relations d’amour. Comme un acte de psychopathe.
Face à une telle représentation, beaucoup de femmes ne se sentent pas
« le droit » d’appliquer ce terme à leur propre vécu. Pire, cela nous ôte la capacité
de saisir le lien qui existe entre ce fantôme terrifiant et ce qui nous semble,
à côté, être de l’ordre de la banalité. Si l’on n’a pas été roué.e de coups
et tailladé.e dans un parking souterrain, on n’a pas vraiment « le droit » de se sentir
violé.e.
Toutes les formes de violences quotidiennes en deviennent normales,
et donc acceptables.
Cette acceptation de la « normalité » entraîne un processus de
culpabilisation destructeur, qui s’ajoute au traumatisme du rapport forcé
en lui-même. Le mot « viol » est entouré d’une aura de tragédie si insurmontable
qu’il paraît inconcevable, pour un être normal, d’y survivre.
Personnellement, j’ai mis des années à sortir de la culpabilisation, et, apparemment, il m’en reste encore des traces aujourd’hui. Je m’en rends compte quand il m’arrive d’en parler. « Si je n’avais pas fait ça », « oui mais j’aurais pu tenter de... », « ils ne se sont probablement jamais rendu compte... » Voilà bien une preuve flagrante de l’esprit de
sacrifice et d’abnégation issu de l’éducation féminine…

Nous vivons tellement emprisoné.e.s dans ces mécanismes que
notre incapacité à poser des limites ouvre le champ à un nombre considérable
de violences qui pourraient être évitées. Je suis à peu près
certaine que les deux types qui m‘ont violée ne se sont pas posé un
seul instant la question de mon ressenti ou de mes désirs. Eux, persuadés
qu’entre garçon et fille c’est comme ça que ça se passe, que
si elle ne bouge pas, qu’elle a même l’air d’avoir mal mais qu’elle ne
dit rien, c’est qu’elle est consentante. Et moi, convaincue avec horreur
mais résignation que mon rôle de femme était d’aller au bout de ce truc
que je n’avais peut-être jamais voulu mais que je ne me sentais ni la
force ni le droit de refuser.
C’était des connaissances de mon frère, je me refusais à leur
prêter de mauvaises intentions. L’alcool renforçant le brouillard dans
ma tête et rendant mes membres cotonneux, j’étais incapable de dire
quoi que ce soit, ni de crier, ni de me lever et de partir, même en courant.
Je me répétais que j’avais cherché ce qui m’arrivait, et que je devais
« assumer », « aller jusqu’au bout ». J’étais autant terrifiée des
conséquences sociales que mon refus pouvait entraîner que par la situation
en elle-même. Avec une réputation de coincée, j’aurais perdu ma valeur en tant qu’objet de convoitise sexuelle, ce que je percevais clairement comme invivable, même sans en avoir conscience en des termes aussi précis.

Il m’a fallu plusieurs années pour accepter que ce que j’avais
vécu dans ma chair et que je continue à porter, en prenant conscience
de toutes les conséquences que ça a eu sur mes relations par la suite,
était un viol. Je m’étais sentie violée. Eux ne mettraient probablement
pas ce mot sur cet acte-là. Mais ça ne change rien à ce que j’ai vécu.
C’est sur cette capacité à déterminer soi-même l’ampleur de
la douleur que je veux mettre l’accent. Cela implique nécessairement
un certain contexte permettant un dépassement de la souffrance. Ce
contexte est, pour la plupart des personnes, tout simplement inexistant.
Dire qu’on a vécu un viol demande énormément de courage, et c’est
encore plus difficile quand on se rend compte que peu de personnes
sont capables de l’entendre.
Beaucoup de gens repoussent le sujet hors de leur champ
de conscience parce qu’il les renvoie à leurs propres vécus, à leurs
propres traumatismes, à une peur de tout ce que cela entraîne. La
plupart du temps, j’ose espérer que cette fuite, ou cette absence de
réaction, provient de l’incapacité dans laquelle on peut se sentir face
à une personne en souffrance. De la peur d’être maladroit. Se sentir
faible et tellement impuissant est aussi cause de souffrance.
Mais chez certains hommes, il peut aussi s’agir d’un réflexe de
caste. Paniqués à l’idée que ça puisse les renvoyer à des choses qu’ils
ont faites. Quand il s’agit d’histoires se déroulant dans l’entourage, ce
réflexe de protection entre dominants peut devenir encore plus flagrant.
On ne veut pas y croire, alors on minimise, parce que ça implique trop
de choses qu’un de nos copains ait pu commettre un viol. Parfois aussi,
il s’agit de pure indifférence, il faut bien l’avouer. Enfin, du côté des
filles, c’est rarement plus glorieux : absence de réaction, dérision, voire
justification du viol parce que « provocation », et puis banalisation… Même
réflexe de caste, mais de celle des soumis.es. Tellement bien intériorisé
que nous protégeons instinctivement nos maîtres…
Finalement, ne pas en parler revient aussi, parfois, à épargner
les autres. Prêtes à sacrifier notre propre douleur au confort mental des
personnes qui nous entourent. Il n’y a qu’à des gens de confiance, dont
on sait qu’ils ne nous jugeront pas, ne nous condamneront pas à une
étiquette de victime d’un regard plein de commisération, aux yeux desquels
nous ne nous sentirons pas « sali.e.s » à jamais, qu’on peut dire
ce genre de choses. Quand on essaie d’en parler, et que personne ne
réagit, ou si peu, plutôt que d’attaquer la lâcheté des personnes qu’on
aime, on fait avec et on leur trouve des excuses.

C’est le pire des écueils. Personne n’apprend rien ! Les filles se voient confirmer que la domination est socialement acceptée, et donc acceptable, normale, voire naturelle. Que la souffrance se porte dignement seule et sans plainte. Les garçons voient entériné leur droit de propriétaire, sans avoir à se poser plus de questions.

Il n’y a pas de recette absolue qui permette d’être sûr.e de
ce qu’il faudrait faire dans une telle situation. Ne serait-ce que, principalement,
parce que, comme on l’a dit avant, les personnes qui ont
vécu des violences sexuelles ne veulent, la plupart du temps, pas en
parler. Énormément de personnes n’en font part qu’après bien des années.
Sur le coup, celles qui en parlent sont parfois tellement abîmées,
brisées dans leur propre estime qu’elles ne se sentent plus la force de
vouloir quoi que ce soit.
Être à l’écoute de la personne, c’est lui permettre d’en faire
quelque chose qu’elle peut appréhender, sur lequel elle devient capable
de mettre des mots. Évidemment, rien ne peut faire disparaître la
douleur instantanément, mais il n’y a rien de pire que de la vivre seul.e, et perdu.e. Se sentir soutenu.e, sans être jugé.e, avec ou sans mots selon les besoins et les moments, savoir que l’on est compris.e dans les moments où la douleur se fait trop forte pour être masquée, et ne pas en avoir honte ; pouvoir compter sur les autres pour proposer des
sorties, des activités qui permettent de penser à autre chose. Il y a des
personnes pour lesquelles c’est le restant de leur vie qui se joue à ces instants.
Mais je veux croire qu’il n’est jamais trop tard, ni pour reprendre
sa vie en main, ni pour affronter quelque chose qu’on avait fui par le
passé. Il suffit parfois d’une personne qui dépasse ce fantôme de la
tragédie insurmontable pour enrayer la lâcheté des personnes autour.
De celleux qui ne veulent pas savoir, ou le minimum, ou qui préfèrent
oublier le plus vite possible, enterrer l’histoire, en rire pour dédramatiser.
Qui regardent leurs chaussures, pâlissent et se murent dans le
silence, ou au contraire se réfugient dans une colère si destructrice
qu’elle vient renforcer la culpabilité de la personne qui demande du soutien.
On n’est pas coupable de ne pas savoir quoi faire, quoi dire. Mais le pire serait de ne même pas essayer.

Concernant l’autre personne, celle qui a fait subir, la question
est souvent encore plus complexe. D’après moi, prendre réellement en
compte la douleur de la personne qui a subi ne revient pas forcément
à condamner la personne qui a commis. En tout cas, pas sans avoir
auparavant tenté de comprendre. Et d’apprendre ensemble. Il s’agit là
d’un aspect tout aussi difficile dans la prise en charge de cette problématique.
Parce que punir, ou bannir, serait le plus facile. Se laisser
aller à une vendetta sanglante contient une part de fantasme extrêmement
jouissif. Quand il s’agit de quelqu’un que l’on connaît, pourtant, il
me paraît envisageable d’affronter le problème sous un autre angle.
Briser le silence, et briser l’isolement. Parce que certains ne se
rendent réellement pas compte. Parce que d’autres se haïssent à jamais
et n’oseront jamais en parler à quiconque.
Personnellement, parce que je me bats pour un autre mode
de rapports, je crois que, même après des années d’enfermement
dans les cages mentales de cette société, un vrai travail peut être
entamé s’il y a une prise de conscience réelle de la portée de nos
actes. Et une volonté de dépasser le déterminisme. Sur ces bases-là,
un accompagnement peut se faire. Sans complaisance, sans fausse
excuse. Mais sans cruauté. Bienveillance indispensable.
On n’annule pas toute une vie de conditionnement en un
claquement de doigt. Un travail de ce type demande énormément de
courage… Il n’y a aucun intérêt à renforcer la haine, la méfiance et le
repli sur soi. Pas seulement parce que l’on ne veut pas que cela se reproduise,
mais dans l’espoir que chaque individu en ressorte renforcé.
En nous renforçant tou.te.s par la même occasion.
Mais, s’il n’y a, en face, aucune reconnaissance de l’acte, ni
aucune volonté d’en faire quoi que ce soit, alors je suis pour que les
choses soient claires. Personnellement, le seul choix éthique qui me
semble cohérent est de couper les liens. D’instaurer une distance sans
équivoque. Au lieu d’une relation hypocrite empreinte de gêne, de
dégoût et de colère, je préfère le refus total de toute relation. Je me
refuse à faire comme si rien ne s’était passé, comme s’il suffisait de laisser passer du temps pour que les choses reprennent leur cours normal.
Quant à la solution des flics et la justice, qui est la seule qu’on
nous propose… Dans mon cas, on m’a proposé d’intenter un procès
aux deux mecs qui m’avaient violée, un an après. Je ne me battais pas
encore pour la destruction de toutes les prisons à cet âge-là. Toujours
est-il que la perspective d’aller raconter mon histoire à des flics, à cette
époque déjà, ne m’inspirait guère. Combien de nanas ont regretté
amèrement d’être allées parler à la justice !
Concrètement, cela signifie devoir étaler sa souffrance devant
des inconnus, souvent des mecs de surcroît ; répéter les détails, voire
leur montrer sa culotte pour voir si elle a bien l’air d’avoir été arrachée,
parce qu’il faut bien « des preuves » ; être obligée de se remémorer
encore et encore des moments qu’on voudrait pouvoir effacer de sa
mémoire ; et recommencer, encore, devant un tribunal, un juge, des jurés.
Dans mon cas, aucune garantie qu’ils ne me croient, alors autant
ne pas m’exposer à l’étalement public de toute cette histoire. Je voyais déjà les gros titres dans les journaux locaux :
« Une adolescente accuse d’agression sexuelle des amis de son frère ! »
Etant persuadée que ce que j’avais subi n’était pas un viol, et
que c’était de ma faute, aller demander justice revenait pour moi à demander
la condamnation de personnes innocentes. La question n’était
pourtant pas de savoir qui était coupable ou innocent. Mais la seule
réponse que l’on propose est celle de la punition, et donc de la prison.
Le concept de justice rendue crée l’idée absolument fausse que
quelque chose pourrait être rendu aux personnes qui ont souffert. Rien
ne peut offrir réparation de ce que l’on a enduré.
Condamner des humains, fussent-ils d’immondes pourceaux,
à l’enfermement, ne guérit pas les traumatismes, pas plus que cela
n’empêche d’autres viols de se produire, à chaque instant, partout dans
le monde, depuis la nuit des temps. Au mieux, on met hors d’état de nuire certaines personnes pendant un temps donné, mais on n’attaque absolument pas le problème à sa racine sociale : le fonctionnement patriarcal qui donne aux hommes le droit de laisser libre cours à leurs soi disant « instincts » de domination.
Il est atroce de voir comment ce monde se sert des violences
sexuelles comme justification hideuse pour l’existence de ses prisons,
qui lui servent pourtant bien plus à enfermer les pauvres, les
sans papiers et les réfractaires qu’à protéger les femmes de leurs
pères, de leurs frères, amis et amants.
Combien de fois, en distribuant des tracts contre la taule, on me
ressort cet argument : « Mais si vous aviez été violée, vous souhaiteriez
tout de même que votre agresseur soit puni non ? » Hé bien non ! Si
l’on veut s’attaquer à la question du viol, il faut s’attaquer à la domination
masculine, désolée. Parce que la prison ne fait rien comprendre à
personne. Valider le système carcéral empêche de se poser les bonnes
questions, et de faire le ménage dans sa propre maison.

Hélas, on n’empêchera jamais toutes les choses horribles d’arriver. C’est ici que la dimension sociale entre en jeu, comme un enjeu politique à porter à chaque instant. Une des premières choses à faire, d’après moi, est de maintenir collectivement une vigilance constante. Pas pour renforcer la paranoïa, mais pour créer un climat de confiance,
sentir qu’une attention particulière est portée autour de nous, aux violences
en général, et à cette oppression-là en particulier. On peut créer
des contextes qui tentent de les prévenir. Et si elles arrivent malgré
tout, soutenir les personnes concernées.
Grâce à des discussions à quelques-un.e.s, des réflexions publiques, des brochures, des films, et surtout, par des relations de confiance, ces mécanismes peuvent être identifiés, et petit à petit, démontés. Je ne suis pas à prendre, tu n’as pas à prendre.
Au fur et à mesure, des actes se mettraient en place de façon
collective. Un mec qui se prendrait une droite à chaque remarque sexiste
ou à chaque main au cul serait tenté d’arrêter, à un moment. Un type qui suivrait une nana dans la rue et qui se ferait sécher par des passant.e.s inconnu.e.s ne recommencerait sans doute pas ça tous les soirs. Ça commencerait à briser ce quotidien infâme dans lequel nous sommes des proies sur pattes, et où notre sort consiste à attendre plus ou moins craintivement la prochaine salve.
On peut d’ailleurs apprendre à s’en défendre. Si nous n’étions
pas tellement persuadées de notre propre faiblesse, tant physique que
mentale, il nous serait bien plus facile de nous sortir de beaucoup de
situations où, parfois, renvoyer un mot sec ou déplacer une main suffit
à désamorcer l’agression. La plupart des rapports forcés entre personnes
qui se connaissent, c’est à redire, arrivent parce que celui/celle qui exerce la violence ne s’en rend pas compte, parce que les limites n’ont pas été clairement posées, parce qu’ille n’est pas attentive, parce que toutes les relations se sont toujours passées comme ça, parce que l’autre ne « dit » pas qu’ille ne veut pas... N’appuyons pas la construction
d’une « figure du violeur ». Par contre, il est vrai que nous ne savons pas comment nous protéger ou nous défendre, tant physiquement que mentalement. Nous nous sentons si fragiles, si faibles… On nous le répète depuis l’enfance, il n’est pas étonnant qu’on finisse par le croire…

En faisant exister ces questions-là, en les rendant vivantes, présentes, on prend conscience et on expérimente concrètement que la fatalité peut être rompue, qu’on peut poser des limites, en sortir renforcé.e.s et qu’on n’est pas isolé.e.s. S’il est illusoire d’espérer sentir l’impact de ce type de comportements à l’échelle d’une ville, cela peut
marcher dans des lieux collectifs, des réseaux de personnes qui se
croisent assez régulièrement. Dans ces endroits, on fait attention à ces
choses-là, on prend soin les un.e.s des autres, et on fait face ensemble
à ce qui nous effraie. Sur un plus ou moins long terme, on peut espérer
que de moins en moins de personnes se permettent des gestes ou des
paroles sexistes, à force de se faire engueuler, voire virer des endroits,
peut-être sans avoir compris, mais en constatant au moins que ça ne marche pas toujours comme on l’espère…
Que de plus en plus de personnes, se sentant en confiance,
prenant conscience de la dimension collective de ces violences, trouvent
des espaces pour en parler ; que ce sujet ne soit plus la chose la
plus honteuse qu’on puisse avoir vécu, dont on ressort la plupart du
temps en se sentant coupable personnellement, alors que ce sont des
dynamiques de domination sociale qui sont le plus souvent en cause.

Il me semble qu’il serait faux d’avancer que le système patriarcal
est seul responsable des violences sexuelles. En tout cas, il est improbable,
même dans mon monde idéal, sans flics, sans écoles, sans prisons et sans Etat, que les comportements autoritaires et les rapports de domination disparaissent. Nous y serions toujours confronté.e.s, parce que je ne crois pas qu’il puisse exister une façon de grandir qui convienne à tout le monde ; parce que chaque personne naît avec un
certain caractère, que son parcours influence au fur et à mesure, je
n’espère pas pouvoir gommer toutes les « imperfections » du genre humain
qui me terrifient ou me dégoûtent.
A moins de prôner une expérience totalisante et fascisante, qui nous façonnerait tou.te.s à l’image que je me fais d’un individu épanoui et d’une vie en liberté, il me semble que, des conflits, il y en aurait toujours,
mais que nous trouverions d’autres façons de nous y confronter
que celles qui nous sont imposées aujourd’hui.

Le viol n’est pas juste une affaire personnelle, mais une violence
sociale qui perdure et se maintient avec la complicité du collectif.
Ne sont pas seulement concernées les personnes y ayant été confrontées. Comme dans d’autres aspects de la domination, qu’il s’agisse d’opposer les hommes aux femmes ou les travailleurs aux chômeurs ou aux personnes sans-papiers, nous percevoir en tant que
catégories séparées ne fait que nous isoler des conséquences réelles que cette division a sur nos vies. Ce n’est qu’en le projetant hors de l’espace privé pour en faire un enjeu qui nous implique tou.te.s qu’on peut espérer briser la résignation.

Bruxelles, janvier 2012 – avril 2013


QUELQUES TEXTES QUE J’AI PARTICULIÈREMENT AIMÉS, (OU QUI M’ONT BEAUCOUP APPORTÉ), AUTOUR DU PATRIARCAT, DU GENRE, DE LA SEXUALITE ET DU RAPPORT A L’ENFERMEMENT

(il en manque sans doute plein de biens mais, que voulez-vous, je n’ai évidemment pas tout lu...)

 Livres, essais, théâtre :

King Kong Théorie, Virginie Despentes (récits d’expériences
autobiographiques teintés de critique sociale par une féministe plutôt rock ‘n roll)

Du côté des petites filles, Elena Giuletta Bonnetti (pour mieux
comprendre comment les genres sont construits avant même la naissance)

Classer, dominer, Christine Delphy (analyse de fond très intéressante,
malgré une approche théorique sociologique des rapports de domination)

Récits de femmes et autres histoires, Franca Rame (solos de
théâtre abordant le patriarcat sous différents angles, le couple, le viol,
la prostitution, la maternité, l’avortement … chouette, mais parfois un
peu trop réducteur et simpliste. Très marqué par la tendance communiste
autoritaire. Rame était au Parti Communiste Italien)

Queer ultra violence (brochure provisoire en attendant la traduction
finale, collectant différents textes du mouvement queer insurrectionnaliste
Bash Back ! aux USA durant les dernières années. Très
très contradictoire ! Mais certains textes ont le mérite de faire le lien
entre tous les aspects de la domination, avec une rage et une détermination
qui me manquent cruellement dans ce que je vois autour de moi)

Femmes en flagrant délit d’indépendance, Gail Pheterson (textes extrêmement intéressants concernant l’analyse des rapports de domination genrés, faisant brillamment le lien entre des sujets tels que la prostitution et les femmes dites clandestines par exemple, ainsi que la problématique de l’enfantement, de la grossesse et de l’avortement. Met en évidence le rôle des Etats dans la construction et le maintien
de la catégorie « femme » , en organisant sa tutelle et en punissant ou
empêchant toute tentative d’autonomisation du carcan pré-établi)

Huye hombre huye, Xosé Tarrio Gonzales (autobiographie d’un
rebelle social, malade du Sida et enfermé en FIES (régime de haute
sécurité en Espagne), un récit bouleversant de longues années d’enfermement,
de mutineries, d’insoumission sans faille, de solidarité, de
l’horreur de l’univers carcéral et du monde qui le produit... ça fout la
rage au ventre et les larmes aux yeux)

 Sur infokiosques.net :

Comment les êtres humains ont été métamorphosés en
hommes et en femmes
, Alice Schwartzer (heu… tout est dans le titre)

Le consentement, 100 questions sur les interactions sexuelles (je vous laisse découvrir…)

Non, c’est non, Irene Zellinger (3 volumes - outil de base pour développer une confiance en soi, tant du point de vue technique, puisqu’il s’agit aussi d’autodéfense physique, que mental. Néanmoins, je ne partage pas du tout l’approche « légaliste », qui
n’est pas vraiment remise en question, notamment dans le rapport aux flics…)

A propos d’autonomie, d’amitié sexuelle et d’hétérosexualité, Corinne Monnet (issu de l’ouvrage Au-delà du personnel, ce texte a été pour moi un outil formidable il y a quelque années. Il m’a aidée à envisager de façon beaucoup plus claire comment les
relations peuvent être vécues, dans une tentative d’avoir des rapports anti-autoritaires et émancipateurs)

La fabrique artisanale des conforts affectifs (compilation de
textes vraiment chouettes, des témoignages qui donnent plein de pistes
sur d’autres manières de vivre nos rapports hors de la norme)

Réflexions autour d’un tabou, l’infanticide, ouvrage collectif (sur les questions de maternité, de comment l’Etat construit l’histoire et façonne une mémoire collective en fonction de ses besoins, sur les questions de l’adoption ou de l’avortement par exemple. Je ne vous en dis pas plus…)

Plaisirs de femmes, Les Farfadettes (pour re-découvrir comment fonctionnent nos p’tites minettes et se donner des frissons en lisant les histoires des autres…)

SelFrissons via la masturbation (ou pas) (petites histoires
pour se donner envie, réfléchir sur son propre rapport au plaisir, au désir,
à son corps, à ses sexualités...)

Nous sommes touTEs en devenir, Leslie Feinberg (malgré
une tendance quelque peu réformiste, ou du moins pas assez combative
à mon goût, ce texte a représenté une bonne introduction pour
moi, concernant la « question trans ». J’aime particulièrement sa façon
de se référencer au genre non pas uniquement comme construction
sociale, mais aussi comme une palette infinie de possibilités dans
laquelle chacun.e choisirait de s’autodéterminer)

Pourquoi faudrait-il punir ?, Catherine Baker (texte particulièrement
important dans ma vie. Tout est dans le titre…)

Pour en finir avec les prisons pour mineurs (texte fondamental
qui expose bien les raisonnements sécuritaires qui fondent notre société,
qui parle du rapport à l’anormalité et à la dangerosité...)


La masturbation rend sourde

(notes de fond de tiroir)

Mon corps ne se laisse pas apprivoiser facilement. Il est blessé,
il a souvent eu mal, il a souvent été obligé de disparaître pour ne pas
hurler de douleur, de rage ou d’impuissance. Et surtout, mon corps est « il », il est autre que moi, il n’est pas moi, nous sommes séparés et nous en souffrons tous les deux.
Alors j’essaie de prendre soin de lui. De ne plus le considérer
comme autre, comme potentiel ennemi, mais comme mon allié. Comment
nous rassembler ?
Je dois nous aimer. Pour nous réconcilier, je dois nous accepter.
Je dois nous guérir de nos traumatismes, d’abord en les acceptant,
ensuite en acceptant de prendre le temps. J’ai vécu un premier viol,
puis une série de rapports sexuels non consentis qui restent dans ma
chair comme des viols. Même si je suis persuadée que mes partenaires
n’avaient qu’une faible perception de la violence qu’ils me faisaient
subir. Toujours est-il que mon corps est méfiant, il est toujours sur ses
gardes.
Dans la rue, quand on le siffle, où il est parfois prêt à crever
pour ne plus jamais se sentir victime, tant il se sent rappelé à sa faiblesse,
à sa condition de proie facile à longueur de temps... Et fatalement,
dans un lit aussi, où il est confronté à ses limites, ses frayeurs,
ses blocages. La sexualité est une autre facette de notre rapport au
monde. Je suis autant sur mes gardes à l’extérieur qu’à l’intérieur...

Mon corps a une volonté que je n’ai pas encore comprise. Il me
parle un langage qui m’échappe souvent. Il m’envoie des signes que
je ne sais pas interpréter. J’ai passé des années à croire que j’étais
“frigide”, cet horrible mot qu’on colle à tant de femmes qui ne trouvent
pas le plaisir. Et puis maintenant, j’en ai assez. Ma vie s’articule autour
d’un ensemble de luttes qui visent toutes à l’émancipation de l’indivi37
du de toute autorité : contre les prisons, les frontières, l’Etat, contre la
domination sous toutes ses formes. Je ne veux plus me plier devant
ces normes qui font de mon corps et de mon esprit les premières taules
dont je suis incapable de m’évader. Je veux me réapproprier mon plaisir
et mon imaginaire, je veux vivre mes désirs. Je n’attendrai pas la
révolution sociale pour commencer à vivre comme je rêve de pouvoir le faire.

Première étape. La masturbation.

Jusqu’à il y a quelques mois, je ne savais pas me faire jouir. Je
ne sais pas quelle(s) position(s) me donne(nt) un orgasme à coup sûr,
ni si elles existent. Je ne sais pas s’il existe une recette, un processus,
une marche à suivre, qui mettrait mon corps en situation. Je voudrais
ne pas me faire l’amour juste en attendant l’orgasme, éventuellement,
mais que chaque seconde, depuis le premier frisson de l’excitation
jusqu’au moment où mon désir s’éteint, soit une jouissance. Rompre
avec cette exigence de la finalité.
Je ne connais pas du tout mon sexe. Je ne le trouve pas beau.
Je sais, en ayant lu d’autres personnes, que c’est aussi par là que ça
commence : le regarder, l’accepter, le caresser, l’ouvrir, le mouiller, l’observer
pour voir comment il réagit ; créer une relation de confiance, et
puis, encore une fois, le ré-intégrer comme une partie de moi, pas un
machin extérieur. Peut-être ne pas trouver ça beau au début, mais accepter
la curiosité pour cette chose bizarre et inconnue qui se cache
entre mes cuisses.

Ensuite, prendre le temps. Ce soir, je me couche tôt. Ce soir, je
me touche. Je me couche dans mon lit. Avec ma bouillote, parce que
le froid m’a coupé tout désir durant mes nuits d’hiver en solitaire. Je
sors mes trois jouets : un petit vibro très pratique qui stimule le clitoris
et provoque des décharges de plaisir absolument hallucinantes, un
plus grand, rose, appelé gracieusement « perles de Thaïlande » pour son alignement de petites boules d’un diamètre croissant, flexible et assez fin. Un plus sophistiqué, avec 8 programmes différents (waouw !), au léger bout recourbé pour aller susurrer des mots doux en terre inconnue...

J’en ai trois. Le troisième est un acquis récent, mais les deux
premiers me suivent depuis maintenant trois ans. Je ne m’en servais
quasiment jamais. Parce que j’étais en couple, me donner du plaisir
toute seule devait signifier dans ma tête une forme de trahison vis-à-vis
du plaisir à deux . Comme s’il y avait un quota épuisable, et qu’il fallait
le réserver à son partenaire.
Me servir de vibros au cours des relations me semblait alors impossible.
Enfermée dans ma condition de “femme”, je me sentais incapable
de faire douter le mâle de sa capacité à me faire jouir sans
soutien extérieur... Pourtant c’était un homme que j’aimais et qui m’aimait,
mais je me sentais absolument impuissante quant à lui faire part
de mes envies...
Parce que, enfermée dans ma condition de “femme”, je m’interdisais
plein de choses. De dire que j’avais envie de faire l’amour, de
prendre des initiatives, de dire ce que je n’aimais pas ou au contraire
ce que j’aimais. En tant que femme violée, il était encore plus ancré
dans mon corps et dans ma tête que le sexe était, pour moi, criminel.
Enfermée dans un rapport de culpabilisation, je me flagellais, sans
vraiment m’en rendre compte. Je me disais qu’après des rapports tellement
violents, je devais être complètement tordue pour avoir encore
envie de faire l’amour. Et qu’alors, au moins, je devais le faire discrètement.
Je ne voulais pas avoir l’air d’une “chienne”. Je savais bien que
l’homme que j’aimais ne penserait jamais ça, au contraire. Que plus je
prendrais d’initiatives et serais capable d’être présente dans nos rapports,
plus il aurait envie de moi, et meilleures seraient nos relations.
Mais j’avais peur de mon être sexuel, de mes désirs, de cette puissance.
De tous ces aspects inconnus que l’on révèle dans ces instants
de “lâcher prise”. Le visage tordu de la jouissance, le regard fou, le corps qui devient incontrôlable, la voix qui se mue en cris, en râles,
en halètements animaux... C’est moi ça ? Ça serait moi ? L’autre m’aimerait-
il encore après m’avoir vue ainsi, moi, censée être une femme
fragile que l’on console, sans trop d’attentes ni de déceptions ?

Bref, je ne me suis quasiment plus touchée durant ces
dernières années où j’étais en couple exclusif. Maintenant, j’ai décidé
de ne plus laisser mon plaisir au hasard. Ni à quelqu’un, dont l’absence
me rendrait orpheline de toute possibilité de jouissance.
Je ressors mes joujoux, et je me colle au pieu.

Je mouille mes doigts, je me mets à toucher mon clitoris, à
pénétrer à l’intérieur de mon vagin. Je fais ça quelques fois, et puis je
me rends compte que je ne ressens rien. Morceau de chair étranger
entre mes cuisses contre doigts maladroits et désinvestis. Où suis je ?
Je suis dans ma tête, à chercher le plaisir. Comme une mécanique, à
chercher le bouton, la formule magique. Je ne suis pas excitée. Mon
corps est froid, mon sexe est endormi. Qu’est-ce qui ne va pas ?
Mon sexe n’est pas une machine. Il est relié à mon esprit, tout ça ne
fait qu’un. Si ma tête est préoccupée, dur d’envisager mon plaisir libéré.

Le porno

C’est là que j’ai commencé à regarder du porno.
Avant, je partageais avec beaucoup de femmes et d’hommes,
« réactionnaires » comme « progressistes », cette idée que « le porno » était
une industrie avilissante. Qui faisait appel aux plus bas instincts des
êtres humains, formatait les relations sexuelles aux rapports de domination
masculine et détruisait notre imaginaire et notre estime de nous-mêmes,
femmes. Si une partie de cette critique me semble toujours applicable
à une grande partie de la production de films pornos, j’ai eu l’occasion de réviser mon jugement.

Oui, voir des personnes avoir du plaisir me donne incontestablement
envie de faire l’amour. Voire de « baiser ». La première fois que je me suis autorisée, toute seule, à regarder un bout d’un film au hasard trouvé sur internet, j’ai été ultra-gênée et chamboulée de sentir cette vague monter en moi, et une réaction aussi fulgurante que celle de mouiller ma culotte, littéralement. J’étais d’autant plus mal à l’aise
que c’était un site dégueu où ma conscience ne pouvait que vomir de
titres tels que « grosse salope aime s’en faire foutre plein le cul » ou « sale pute qui s’fait prendre de force ». Qu’est ce que j’avais à voir avec ça, moi ? Je me sentais mal d’avoir été si excitée devant cette scène alors que ma tête ne pouvait ressentir que du dégoût avec de telles images. Alors, autant chercher du porno qui me ressemble.

Début d’une longue recherche. Aller voir les copines qui assument
depuis longtemps, leur demander conseils, en regardant un peu
par terre, les joues rouges. Et revenir finalement chez soi avec une
sélection variée !

Qu’est ce qui m’excite ? Quel est mon univers ? Si je repousse
mes blocages, mon auto-censure, et que je me laisse surprendre ? Pas
facile. Je suis un peu angoissée. Et si je me révélais être une adepte de
la zoophilie ? Ou, le pire pour moi, si je découvrais que voir une femme
se faire violer m’excite ? Je ne suis pas encore tombée sur une scène
comme celle-là, il n’y en a pas dans la sélection des copines. Mais les
films que j’ai regardé jusqu’à maintenant viennent provoquer des réflexions
plutôt nouvelles.

Ce qui m’excite à l’écran ressemble rarement à la manière dont
j’aurais envie d’avoir un rapport sexuel. C’est souvent trop rapide, trop
frénétique, sans subtilité dans le toucher. Mais, incontestablement, ça
éveille mon désir. Il n’y a donc pas corrélation entre mes « fantasmes »,
mon univers mental, et ce que j’aime vivre en réel. D’ailleurs, il y a des
situations, des positions qui m’excitent énormément mais qui ne provoquent pas tant de plaisir en pratique.
Je trouve ça rassurant, qu’il n’y ait pas forcément de lien entre
ce que j’aime concrètement et ce qui se passe dans ma tête. Je peux
ressentir une réaction physique puissante liée à un stimulus cérébral,
sans pour autant que ça ait un lien avec ma conscience. Même si
j’étais excitée par des images de soumission ou de rapports forcés,
cela ne signifierait pas que j’ai aimé être violée, et que je l’aimerai encore.

Ouf ! Ce qui se passe dans ma tête n’appartient qu’à moi. Personne
n’y a accès sans que je l’y invite. Le reste se joue entre moi et
ma conscience, si ça me pose problème. Et ça ouvre de sacrées questions.
Sur la morale, notamment. Jusqu’où je pose mes propres limites,
qu’est ce que je considère comme une « déviance », si ça existe ? Est-ce
que je trouve « mal », nocif, de montrer certaines choses à l’écran pour
provoquer le désir, que je trouverais immondes dans la vie ? Faudrait-il
que je m’auto-censure si je découvrais que certaines choses dépassent
les limites que j’ai fixées à mon éthique ? La fonction du porno, ne serait-elle pas, aussi, de servir de soupape pour nos idées les plus noires, afin qu’elles trouvent une échappatoire plutôt que de ronger nos consciences ?

Etape suivante. Dialoguer.

Mettre des mots avant, et pendant les rapports intimes pour aiguiller,
indiquer. Prendre mon plaisir en main, ça veut dire arrêter de
croire que l’autre doit savoir ce que moi je ne sais pas. Que l’autre doit
deviner ce que je ne dis pas. Aller là où je ne lui fais pas sentir qu’il peut.

Je regrette d’avoir pourri toutes mes histoires par mon incapacité
à émettre des signes. Je ne suis plus fâchée contre moi. Ni contre
mes amoureux. Eux comme moi, nous sommes les produits d’une
société castratrice, et ça n’est que des années plus tard que je commence à avoir des clés de compréhension. Pour chaque minute de gâchée par la normalité intégrée, je me suis fait la promesse de ne plus perdre une seule seconde. Alors je me suis foutu un bon coup de pied au cul. Combien d’heures passées à ressasser ce que j’aurais dû dire,
les gestes que j’aurais pu faire... A me parler comme on parle à une
enfant bornée, en m’engueulant intérieurement de toutes mes forces !
Mais qu’est-ce que tu attends, sors de ta stupeur ! Tu as une bouche, sers-t’en ! Tu as des mains, fais ce que tu veux avec !
Et petit à petit, comme on dit... Je suis sortie de mon nid. J’ai entamé un processus lent mais incontestable.
Bien entendu, je ne suis pas toute seule dans cette histoire. Je
dois énormément à mes compagnons. A mes ami.e.s aussi, pour tout
ce que l’on déconstruit ensemble. Mais sans un partenaire attentif, patient,
à l’écoute, même de ce que je ne dis pas, mes résolutions seraient
de la gnognote. Si, maintenant, j’ai recommencé à me masturber,
et que je suis capable de parler de mon premier viol, de dire que j’ai
envie de faire l’amour, que je n’ai plus peur des hommes et de moins
en moins des femmes, c’est grâce à moi bien sûr. Mais c’est dans un
élan de libération conjoint que l’on trouve le plus de forces.

[1Le genre, entendu comme la division des individus en deux
catégories distinctes, masculine et féminine ; une construction
engendrant un ensemble de rapports prédéterminés en termes
de rôles et de privilèges au sein de la hiérarchie sociale.
A ne pas confondre avec le sexe physiologique, le genre serait
plutôt la façon dont on est perçu socialement ou la façon dont
la société nous classe ou nous impose de nous comporter.
Le patriarcat, entendu comme le système structurel de domination
du genre masculin sur le genre féminin.

[2Certes, de plus en plus de filles adoptent des comportements qualifiés de « masculins » : agressivité, détermination, ambition professionnelle, sexualité hors couple, etc. Il y aurait beaucoup trop à dire sur ce phénomène « d’égalisation » pour le développer convenablement ici. Basiquement, je l’analyse comme une volonté de s’affranchir de sa position de dominé pour acquérir les mêmes privilèges, en adoptant les comportements de la classe dominante et en espérant ainsi se faire reconnaître comme égal. Ce qui, d’après moi, est une grande erreur : d’abord parce que les femmes ont toujours plus d’efforts à fournir pour prouver leur valeur, et sont de surcroît souvent méprisées ou haïes lorsqu’elles sortent du rôle féminin classique. Ensuite parce que je ne considère pas comme émancipatrice l’adoption de certains comportements valorisés comme masculins. Qu’il s’agisse d’utiliser les autres comme objets sexuels ou de diriger une entreprise ou un ministère d’une main de fer... A cela, je voudrais ajouter qu’au-delà du genre qui nous détermine, nous sommes aussi des individus, plus ou moins forts, égoïstes et autoritaires, et que c’est aussi ce caractère personnel qui peut nous pousser à vouloir dominer. Ce qui ajoute pour moi une complexité à la seule analyse du déterminisme de genre et de milieu social.

[3L’existant : concept désignant la réalité tant matérielle que mentale qui nous entoure, acceptée généralement comme ne pouvant être changée et à laquelle il faudrait s’adapter
(l’Etat, le capitalisme, l’école, la prison, les frontières, les rapports de domination interindividuels, etc.) ; voir A couteaux tirés avec l’existant, ses défenseurs et ses faux critiques
pour un possible approfondissement.




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