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Sororité : la solidarité politique entre les femmes

mis en ligne le 27 janvier 2015 - bell hooks

SORORITÉ :

LA SOLIDARITÉ POLITIQUE ENTRE LES FEMMES




Introduction : dimanche après-midi, 12 janvier 1986.

Le bruit des sanglots se mélange à la musique de Lole y Manuel, Paco de Lucia et Camaron, trois chanteurs de flamenco − j’affronte l’insatisfaction qui me saisit quand j’essaie de commencer à écrire : je suis inquiète à l’idée de ne pas trouver les mots pour dire ce qui doit être dit, j’ai peur que ma capacité à parler par l’écriture ne diminue un peu plus chaque jour. Je sais que je ne peux pas écouter cette musique et écrire en même temps. Le son me submerge inévitablement, m’emportant dans un monde dont le langage passionné se situe au-delà des mots. C’est un chant de tension, d’intensité − une musique de lutte, à sa façon. En cette nouvelle année je sens qu’il est impératif que les militantes féministes reconnaissent la primauté de la lutte − l’importance de la lutte dans le travail politique aux niveaux individuel et collectif. S’engager radicalement dans la lutte politique, c’est accepter de plein gré la responsabilité d’utiliser le conflit de manière constructive, c’est à dire nous préparer à nous servir du conflit pour mieux nous comprendre mutuellement et pour définir les paramètres de notre solidarité politique.

Au sein du mouvement féministe, le conflit racial opposant les femmes blanches et les femmes de couleur demeure un enjeu important. Les tensions sont parfois tellement vives que nous désespérons de pouvoir jamais vivre ensemble dans des espaces sociaux qui ne seraient pas irrévocablement contaminés par la politique de la domination. Alors que l’énergie et l’espoir déclinent, il est fondamental que les militantes féministes réaffirment leur attachement à la lutte politique et renforcent leur solidarité. Cela signifie que nous devons nous atteler rapidement à la tâche consistant à combattre le racisme et les conflits qu’il engendre, en continuant à croire qu’une lutte menée avec conviction et persévérance débouchera sur un programme féministe libérateur.

Feminist Theory : from Margin to Center [1] témoigne des efforts que poursuivent actuellement certaines militantes féministes engagées pour formuler une théorie libératrice aux vues plus larges, une théorie qui conteste la domination au lieu de la perpétuer. Dans une certaine mesure, les réactions suscitées par cet ouvrage sont déterminées par le racisme. Contrairement à mon premier livre, Ain’t I a woman : Black Woman and Feminism [2], publié à un moment où les femmes blanches avaient décrété que la « race » était un sujet acceptable pour la réflexion féministe, From Margin to Center paraît alors que beaucoup de femmes blanches se comportent comme si les femmes de couleur n’avaient pas de rôle décisif à jouer dans la construction de la théorie politique féministe. Tout en se référant à quelques voix privilégiées (c’est-à-dire, aux voix qu’elles choisissent d’écouter, comme celles d’Audre Lorde ou de Barbara Smith), elles ignorent l’essentiel du travail théorique effectué par des femmes de couleur moins renommées ou tout simplement inconnues, surtout s’il n’y est pas question de l’idéologie dominante. Dans les cursus des women’s studies des universités américaines, on mentionne rarement les écrits théoriques des féministes de couleur, leur préférant le genre de la fiction ou celui des confessions autobiographiques. Depuis sa publication, Feminist Theory : from Margin to Center a reçu peu de compte-rendus (j’en ai compté deux). Malgré l’absence de reconnaissance, de discussion ou de critique de la part de l’ « establishment » féministe, les lectrices me renvoient des jugements positifs. Aussi n’ai-je pas l’intention de me plaindre : sur le plan personnel, j’ai trouvé beaucoup de plaisir à écrire ce livre et je suis heureuse de voir qu’il se vend bien. Cela ne m’empêche pas de percevoir que la réception de cet ouvrage est influencée par un certain racisme et par les effets du star system en vigueur dans la communauté féministe − les ouvrages de certaines personnalités reçoivent une grande publicité quand d’autres livres sont complètement ignorés.

Originaire d’un milieu noir ouvrier, sudiste et conservateur, je suis moi-même impressionnée par les circonstances qui me permettent de revendiquer un engagement politique radical. J’ai du mal à croire que j’ai écrit deux livres féministes. Récemment, le hasard a voulu que je m’installe dans le Nord, à New Heaven, Connecticut, où j’enseigne les études afro-américaines et l’anglais à l’université de Yale − c’est mon premier poste d’enseignante à plein temps. Je conçois l’enseignement comme un travail politique et la salle de classe comme un espace pour l’action politique radicale. Faire de l’université un lieu d’éducation à la conscience critique et un espace de politisation est une action subversive et difficile. Ce n’est pas la meilleure manière de se faire bien voir et d’assurer le renouvellement de son poste.

Mon radicalisme politique s’enracine dans une conviction : pour qu’un nouvel ordre social émerge, il faut contester et changer la politique de domination telle qu’elle se manifeste dans l’oppression impérialiste, capitaliste, raciste et sexiste. Il m’arrive de me définir comme une socialiste. Il m’arrive aussi d’être désenchantée et de considérer avec scepticisme le socialisme américain, en particulier sa version socialiste-féministe : enracinée dans une certaine orthodoxie universitaire, elle n’aspire nullement à susciter un mouvement politique de masse ou à provoquer un changement social. En règle générale, la littérature socialiste-féministe se contente de développer une critique féministe du socialisme au lieu d’imaginer une théorie radicale de libération socialiste qui permettrait de penser l’imbrication des systèmes de domination sexiste, raciste, sociale, impérialiste, etc. Tel est le programme autour duquel doivent nécessairement se mobiliser les socialistes-féministes et toutes les féministes qui s’engagent pour un changement révolutionnaire.

***



Les femmes constituent le principal groupe victime de l’oppression sexiste. À l’instar d’autres formes d’oppression collective, le sexisme est perpétué par des structures institutionnelles et sociales ; par les individus qui dominent, exploitent ou oppriment ; et par les victimes elles-mêmes, amenées par la socialisation à adopter des comportements qui les rendent complices du statu quo. L’idéologie de la suprématie masculine incite les femmes à penser qu’elles ne valent rien tant qu’elles ne sont pas liées ou unies à des hommes. On nous enseigne que les relations que nous entretenons les unes avec les autres amoindrissent notre expérience au lieu de l’enrichir. On nous enseigne que les femmes sont « naturellement » ennemies des femmes, que la solidarité n’existera jamais entre nous parce que nous ne pouvons et ne devons pas nous unir les unes aux autres. Nous avons bien appris ces leçons. Nous devons les désapprendre pour construire un mouvement féministe durable. Nous devons apprendre à vivre et à travailler dans la solidarité. Nous devons apprendre le véritable sens et la vraie valeur de la sororité.

Alors que le mouvement féministe contemporain aurait dû former les femmes à la solidarité politique, la sororité n’a pas été envisagée comme un accomplissement révolutionnaire que les femmes s’efforceraient d’atteindre par la lutte. Telle que la concevaient les mouvements de libération des femmes, la sororité se fondait sur l’idée d’une oppression commune. Il va sans dire que ce furent surtout les femmes de la bourgeoisie blanche, de tendance libérale ou radicale, qui cultivèrent la notion d’oppression commune. L’« oppression commune » était un mot d’ordre mensonger et malhonnête qui masquait la véritable nature de la réalité sociale vécue par les femmes, sa complexité et sa variété. Les attitudes sexistes, le racisme, les privilèges de classe et toute une kyrielle d’autres préjugés divisent les femmes. Elles ne peuvent s’unir durablement qu’à la condition de reconnaître ces divisions et de prendre les mesures nécessaires à leur élimination. Certes, il est important de mettre en lumière les expériences vécues par l’ensemble des femmes, mais il existe aussi des clivages, et ce n’est pas avec des vœux pieux et de belles idées romantiques qu’on les fera disparaître.

Depuis quelques années, la « sororité » telle qu’elle s’exprime dans les slogans, les devises ou les cris de ralliement féministes ne suggère plus que l’union fait la force. Certaines militantes semblent désormais penser que nous ne pouvons nous unir, étant donné nos différences. Mais en abandonnant la notion de sororité pour exprimer la solidarité politique, on affaiblit le mouvement féministe. La solidarité renforce la lutte de résistance. Il ne peut y avoir de mouvement féministe de masse contre l’oppression sexiste sans un front uni : les femmes doivent prendre l’initiative et démontrer la force de la solidarité. Si nous ne parvenons pas à montrer que les barrières séparant les femmes peuvent être éliminées, que la solidarité peut exister, nous ne pouvons espérer transformer la société dans son ensemble. La sororité est passée à l’arrière-plan parce que beaucoup de femmes, irritées par les grands discours sur « l’oppression commune », l’identité partagée et la ressemblance, ont critiqué, voire rejeté, le mouvement féministe dans son ensemble. L’appel à la sororité a en effet souvent été perçu comme une manœuvre manipulatrice et opportuniste des bourgeoises blanches, un vernis rhétorique servant à masquer l’exploitation et l’oppression perpétuées par des femmes sur d’autres femmes. […]

S’il est vrai que nous avons beaucoup à gagner à nous unir, nous ne pouvons pourtant pas développer de liens durables ni de véritable solidarité politique à partir du modèle de sororité créé par la tendance bourgeoise du féminisme. Pour ce courant, l’union des femmes se fonde sur une expérience collective de la victimisation, d’où l’importance de la notion d’oppression commune. Cette conception du lien entre les femmes reflète directement la pensée de la suprématie masculine blanche. L’idéologie sexiste enseigne aux femmes que la féminité implique d’être une victime. Au lieu de rejeter cette équation (qui ne rend pas compte de l’expérience féminine, car dans leur vie quotidienne la plupart des femmes ne sont pas constamment des « victimes » passives et vulnérables), les féministes y ont souscrit, faisant de la condition de victime le dénominateur commun qui permet aux femmes de s’unir : les femmes devaient se concevoir comme des « victimes » pour se sentir concernées par le mouvement féministe. L’union des femmes-victimes semblait impliquer que les femmes sûres d’elles-mêmes et indépendantes n’avaient pas leur place dans le mouvement féministe. C’est cette logique qui a amené plus d’une militante blanche (aux côtés des hommes noirs) à suggérer que les femmes noires étaient si « fortes » qu’elles n’avaient pas besoin de s’impliquer dans le mouvement féministe. Et c’est pour cela que beaucoup de femmes blanches ont quitté le mouvement quand elles ont cessé de se représenter comme des victimes. L’ironie est que les femmes qui ont le plus revendiqué le statut de « victimes » étaient souvent plus privilégiées et avaient plus de pouvoir que la grande majorité des femmes de notre société. Les travaux sur les violences faites aux femmes permettent d’éclairer ce paradoxe. Les femmes qui subissent quotidiennement l’exploitation et l’oppression ne peuvent se permettre de renoncer au sentiment qu’elles exercent un tant soit peu de contrôle sur leur vie. Elles ne peuvent se permettre de se penser simplement comme des « victimes » car leur survie dépend de leur capacité à exercer sans relâche le peu de pouvoir personnel dont elles disposent. Ces femmes compromettraient leur équilibre psychologique si elles s’associaient à d’autres femmes sur la base d’une condition victimaire commune. C’est sur la base de forces et de ressources communes qu’elles s’associent à d’autres femmes : tel est le type de lien qui constitue l’essence de la sororité.

À partir du moment où les féministes se définissaient comme une association de « victimes », elles n’étaient pas tenues de se confronter à la complexité de leur propre expérience. Elles ne se sentaient pas obligées de se remettre en question, de s’interroger sur l’influence du sexisme, du racisme et des privilèges de classe dans leur perception des femmes qui ne faisaient pas partie de leur groupe racial et social. Le fait de s’identifier comme « victimes » leur permettait d’abdiquer toute responsabilité dans la construction et la perpétuation du sexisme, du racisme et de l’exclusion sociale, ce qu’elles firent en insistant pour que seuls les hommes soient considérés comme des ennemis. Elles évitaient ainsi de reconnaître l’ennemi intérieur et de s’y confronter. Elles n’étaient pas prêtes à renoncer à leurs privilèges et à effectuer le « sale boulot » indispensable au développement d’une conscience politique radicale (c’est-à-dire la lutte et la confrontation que réclame la politisation, et toutes les tâches fastidieuses qui font partie du quotidien militant) : ce travail doit commencer par une critique et une évaluation personnelle honnêtes de son statut social, de ses valeurs, de ses croyances politiques, etc. La sororité a donc fini par devenir un nouveau moyen de fuir la réalité. Cette conception de la solidarité entre femmes était déterminée par une certaine représentation de la féminité blanche, fondée sur des préjugés de classe et de race : il fallait protéger la lady blanche, la bourgeoise, de tout ce qui aurait pu la déranger ou la déstabiliser en la mettant à l’abri des réalités négatives susceptibles de conduire à la confrontation. En ce sens, la sororité prescrivait aux sœurs un amour mutuel « inconditionnel » ; elles devaient éviter le conflit et minimiser les dissensions ; elles ne devaient pas se critiquer les unes les autres, surtout en public. Pendant un temps ces règles créèrent une illusion d’unité qui neutralisa les rivalités, l’hostilité, les désaccords perpétuels et la critique outrancière (l’invective), qui étaient souvent la norme dans les groupes féministes. Aujourd’hui, cette interprétation de la sororité se retrouve dans de nombreux sous-groupes constitués sur des identités communes (travailleuses wasp, universitaires blanches, anarcha-féministes, etc.) ; si leurs membres se soutiennent et se protègent mutuellement, elles considèrent en revanche avec une hostilité souvent incroyable les femmes qui ne font pas partie de leur groupe. La manière dont ces femmes unies dans un cercle choisi renforcent leur solidarité en excluant et en dévalorisant les étrangères relève d’un type de relations féminines propre au système patriarcal : la seule différence est que cette exclusion se pratique au nom du féminisme.

Les militantes féministes ne développeront pas la solidarité politique entre femmes en reprenant à leur compte les conceptions validées par l’idéologie culturelle dominante. Nous devons poser nos conditions. Au lieu de nous unir sur la base d’une condition victimaire universelle ou par rapport à un ennemi commun fictif, nous pouvons nous rassembler autour de l’engagement politique dans un mouvement féministe expressément destiné à éradiquer l’oppression sexiste. Alors, nos énergies ne seraient pas monopolisées par la lutte pour l’égalité avec les hommes ou par la seule résistance à la domination masculine. Nous ne nous contenterions plus des explications simplistes de la structure de l’oppression sexiste − les braves filles contre les vilains garçons. Pour pouvoir résister à la domination masculine, nous devons rompre avec le sexisme, travailler pour transformer la conscience des femmes. En réfléchissant ensemble sur la socialisation sexiste pour nous en libérer, nous nous renforcerions mutuellement et nous construirions une base solide à partir de laquelle développer la solidarité politique.

Entre hommes et femmes, le sexisme prend en général la forme de la domination masculine et de ses corollaires − discrimination, exploitation, oppression. Mais les valeurs suprémacistes masculines se traduisent également dans la méfiance, le peur et la concurrence qui opposent les femmes les unes aux autres. C’est le sexisme qui conduit les femmes à se percevoir comme des menaces les unes pour les autres sans raison apparente. Le sexisme leur enseigne à être des objets sexuels pour les hommes ; mais quand des femmes qui ont rejeté ce rôle considèrent avec hauteur et mépris celles qui « n’en sont pas là », elles restent sous l’emprise du sexisme. Le sexisme conduit les femmes à dénigrer les tâches parentales en survalorisant leur emploi et leur carrière. De même, c’est parce qu’elles adhèrent à l’idéologie sexiste que certaines femmes enseignent à leurs enfants qu’il n’existe que deux types de schémas comportementaux : la domination ou la soumission. Le sexisme apprend aux femmes à détester les femmes, et, consciemment ou non, nous ne cessons de mettre cette leçon de haine en pratique dans nos échanges quotidiens. […]

Partout aux États-Unis, des femmes consacrent chaque jour une bonne partie de leur temps à s’en prendre verbalement à d’autres femmes en se livrant à des commérages malveillants (à ne pas confondre avec les aspects positifs du bavardage). À la télévision, les séries et comédies dramatiques ne cessent de nous montrer des relations féminines dominées par l’agressivité, le mépris et la rivalité. Dans les cercles féministes, le sexisme se manifeste à travers le dédain, l’indifférence et les commentaires malveillants dirigés contre les femmes qui n’ont pas intégré le mouvement. Cette tendance apparaît tout particulièrement à l’université, où l’on considère souvent les études féministes comme une discipline ou un programme sans lien avec le mouvement féministe. Dans son allocution inaugurale à Barnard College en mai 1979, l’écrivaine noire Toni Morrisson déclarait :

« J’ai envie de vous dire (pas de vous demander, mais de vous dire) de ne pas participer à l’oppression de vos sœurs. Les mères qui maltraitent leurs enfants sont des femmes, et ce n’est pas une institution, mais une autre femme, qui doit se dévouer pour les en empêcher. Les mères qui mettent le feu à des bus scolaires sont des femmes, et ce n’est pas une institution, mais une autre femme, qui doit leur dire de ne pas aller au bout de leur geste. Les femmes qui bloquent la promotion des carrières d’autres femmes sont des femmes, et c’est une autre femme qui doit venir au secours de la victime. Les employés des services sociaux qui humilient leurs clientes sont parfois des femmes, et il appartient à leurs collègues féminines de désamorcer leur colère. Je trouve inquiétante la violence avec laquelle les femmes se comportent entre elles : violence au travail, violence de la compétition, violence affective. Je trouve inquiétant de voir des femmes disposées à réduire d’autres femmes en esclavage. Je trouve inquiétante l’indécence croissante avec laquelle les femmes de pouvoir n’hésitent pas à se comporter en tueuses. »


Pour construire un mouvement féministe politisé et représentatif, les femmes doivent redoubler d’efforts afin de surmonter leur aliénation mutuelle, qui persistera tant que la sociabilisation sexiste n’aura pas été désapprise et qui se traduit par l’homophobie, la tendance à juger d’après les apparences, les conflits entre femmes ayant des pratiques sexuelles différentes. Jusqu’à présent, le mouvement féministe n’a pas réussi à transformer les relations de femme à femme, surtout lorsqu’elles sont étrangères l’une à l’autre ou viennent de milieux sociaux différents − alors qu’il a permis de tisser des liens individuels et collectifs. Il faut aider les femmes à désapprendre le sexisme : c’est la condition pour construire des relations personnelles fortes et, au-delà, l’unité politique.

Le racisme est une autre limite à la solidarité entre femmes. L’idéologie de la sororité telle que l’ont formulée les militantes féministes contemporaines n’a jamais admis que la discrimination raciste, l’exploitation et l’oppression des femmes issues des minorités ethniques par les femmes blanches empêchent ces deux groupes de se rassembler autour d’intérêts politiques communs.

En outre, les différences culturelles peuvent rendre la communication problématique, et c’est particulièrement vrai des relations entre femmes noires et femmes blanches. Au cours de l’histoire, les premières furent nombreuses à faire l’expérience des inégalités raciales à travers l’autorité directe que les secondes exerçaient sur elles, de manière souvent plus brutale et plus déshumanisante que les hommes blancs racistes. Aujourd’hui, bien que la domination soit essentiellement exercée par des hommes adhérant aux idées patriarcales et suprémacistes, ce sont souvent des femmes blanches qui représentent le supérieur immédiat ou la figure d’autorité à laquelle sont confrontées les femmes noires sur le plan professionnel. Conscientes des privilèges que la domination raciale offre aux blancs des deux sexes, les femmes noires n’ont pas tardé à réagir aux appel à la sororité en soulignant qu’il était contradictoire de leur demander de participer à la libération de celles qui les exploitaient. Nous sommes nombreuses à avoir interprété l’appel à la sororité comme une invitation à soutenir un mouvement qui ne s’adressait pas à nous. […] Nombreuses à avoir eu l’impression que le mouvement de libération des femmes servait les intérêts des bourgeoises blanches aux dépens des femmes pauvres issues des classes populaires, souvent noires. La sororité reposait donc sur des bases bien fragiles et pour les femmes noires, ç’aurait été faire preuve de naïveté politique que de rejoindre ce mouvement. Cependant, hier comme aujourd’hui, les luttes à travers lesquelles s’est construite la participation politique des femmes noires suggèrent qu’il aurait mieux valu insister sur le développement de la solidarité politique et clarifier le sens de cette notion.

Tout en pratiquant la discrimination et l’exploitation des femmes noires, les blanches les considèrent avec envie et se posent comme leurs rivales. Aucun de ces processus d’interaction ne crée les conditions propices au développement de relations de confiance et de réciprocité. Après avoir oublié le racisme dans la théorie et la praxis féministes, les blanches ont laissé à d’autres la responsabilité d’attirer l’attention sur la race. Ne prenant aucune initiative dans les débats sur le racisme ou les privilèges raciaux, elles pouvaient réagir à ce que disaient les femmes non blanches intervenant sur ces sujets, sans pour autant changer quoi que ce soit à la structure du mouvement féministe et sans perdre leur hégémonie. Elles pouvaient insister sur la nécessité d’augmenter le nombre de femmes de couleur dans les organisations féministes, les encourager à participer davantage, mais elles ne s’attaquaient jamais de front au racisme. […]

Si le racisme est un enjeu primordial pour les féministes, ce n’est pas seulement parce qu’il existe parmi les militantes blanches. Ces dernières ne représentent qu’une fraction des femmes de la société. Quand bien même elles auraient toutes été antiracistes dès le départ, l’élimination du racisme n’en resterait pas moins un enjeu essentiel du féminisme. Le racisme est un problème fondamental pour les féministes car il est indissociable de l’oppression sexiste. En Occident, les fondements philosophiques du racisme et du sexisme sont identiques. Influencées par des valeurs ethnocentriques, les théoriciennes féministes ont été amenées à faire passer le sexisme avant le racisme, élaborant ainsi une conception de l’évolution culturelle qui ne correspond en rien à notre expérience de vie. Aux États-Unis, le maintien de la suprématie blanche a toujours été une priorité au moins aussi importante que le maintien d’une stricte division des rôles sexuels. Il n’y a rien d’étonnant à ce que l’intérêt pour les droits des femmes s’exacerbe chaque fois que surgit un mouvement de masse antiraciste. Nul n’est naïf au point d’ignorer que si un État dominé par la suprématie blanche est sommé de satisfaire les besoins des noirEs oppriméEs et/ou les besoins des femmes blanches (et notamment celles de la bourgeoisie), il sera dans son intérêt de satisfaire les blancs. Un mouvement radical visant à mettre fin au racisme (une cause pour laquelle tant de gens sont morts) est bien plus menaçant qu’un mouvement conçu pour permettre aux femmes blanches de s’élever dans la société.

Reconnaître l’importance de la lutte antiraciste ne diminue nullement la valeur ou la nécessité du mouvement féministe. La théorie féministe serait d’une grande utilité si elle montrait aux femmes comment le racisme et le sexisme s’articulent au lieu d’opposer le combat contre ces deux formes d’oppression ou d’évacuer purement et simplement la question du racisme. L’un des principaux enjeux du combat féministe portait sur le droit des femmes à contrôler leur corps. Or le concept de la suprématie blanche repose sur l’idéologie de la perpétuation de la race blanche. Le maintien de la domination du monde par la race blanche passe par le contrôle patriarcal du corps de toutes les femmes. Une militante qui s’efforce quotidiennement d’aider les femmes à obtenir le contrôle de leurs corps ne peut être raciste sans nier et saper son propre combat. Quand les femmes blanches s’attaquent à la suprématie blanche, elles participent simultanément à la lutte contre l’oppression sexiste. Ce n’est qu’un exemple de la manière dont l’oppression raciste et l’oppression sexiste se recoupent et se complètent. Il y en a bien d’autres, et les théoriciennes féministes devraient les examiner.

Le racisme conduit les femmes blanches à construire une théorie et une praxis féministes éloignées de toute radicalité. La socialisation raciste enseigne aux femmes de la bourgeoisie blanche qu’elles sont nécessairement plus capables de conduire les masses que des femmes issues d’autres groupes. Elles n’ont en effet cessé de faire comprendre qu’elles ne souhaitaient pas tant participer au mouvement féministe que le diriger. Alors même qu’elles étaient probablement moins équipées pour organiser les bases militantes que les femmes issues des classes populaires, elles étaient sûres de leurs capacités de leadership et ne doutaient pas de devoir assumer un rôle dominant dans la définition de la théorie et de la praxis féministes. Le racisme inculque un sentiment d’estime de soi démesuré, notamment lorsqu’il est associé au privilège social. Pour la plupart des femmes issues des classes populaires, comme pour certaines bourgeoises non blanches, il aurait été inimaginable de lancer un mouvement féministe sans avoir d’abord obtenu le soutien et la participation de différents groupes de femmes. Elizabeth Spelmann a souligné cette conséquence du racisme dans son essai, « Theories of Race and Gender : The Erasure of Black Women » :

« […] dans une société raciste, les blancs ont en général une estime d’eux-mêmes profondément conditionnée par la manière dont ils se différencient des noirs et s’imaginent supérieurs à eux. Quand bien même les blancs ne se conçoivent pas comme racistes parce qu’ils ne possèdent pas d’esclaves ou qu’ils ne détestent pas les noirs, il reste que leur amour-propre est largement alimenté par le racisme, qui détermine une distribution inégale des chances et des fardeaux entre les noirs et les blancs. »


Si les militantes féministes blanches furent si peu disposées à affronter le racisme, c’est entre autres parce qu’elles se persuadaient avec arrogance que leur appel à la sororité était un geste non raciste. J’ai entendu beaucoup de blanches me dire « nous voulions que les femmes noires et d’autres femmes non-blanches rejoignent le mouvement », sans s’apercevoir le moins du monde qu’elles se comportaient en « propriétaires » du mouvement, comme si elles étaient les « maîtresses de maison » et nous les « invitées ».

Bien qu’on insiste actuellement sur la nécessité d’éliminer le racisme du mouvement féministe, peu de changements ont eu lieu dans la théorie et la praxis. Les féministes blanches ont intégré des écrits de femmes de couleur dans les programmes universitaires et il leur arrive de recruter une femme de couleur pour faire un cours sur son groupe ethnique, ou encore de s’assurer que les femmes de couleur sont représentées dans les organisations. Si ces contributions sont nécessaires et estimables, elles ne servent la plupart du temps qu’à masquer la réticence des féministes blanches à renoncer à leur domination hégémonique sur la théorie et la praxis, domination qu’elles n’auraient jamais pu exercer si cet État n’était pas raciste et capitaliste. […]

On a également cherché à combattre le racisme en mettant en place des ateliers de désapprentissage du racisme, souvent dirigés par des femmes blanches. Ces ateliers sont importants, mais ils ont tendance à mettre l’accent sur une démarche cathartique par laquelle l’individue reconnaît ses préjugés personnels, démarche qui ne sert pas à grand-chose si elle n’est pas associée à un engagement politique tourné vers le changement. Une femme qui participe à ce genre d’atelier et apprend à reconnaître qu’elle est raciste n’en reste pas moins une menace. La reconnaissance du racisme n’a d’importance que si elle conduit à une transformation. Il faut développer la recherche et les publications, puis s’en servir pour lutter concrètement contre les effets de la socialisation raciste. Beaucoup de femmes blanches qui exercent chaque jour des privilèges raciaux ne s’en rendent même pas compte (d’où l’importance de la confession dans les ateliers de désapprentissage du racisme). Elles peuvent très bien être inconscientes du rôle que joue l’idéologie de la suprématie blanche dans leurs comportements et leurs attitudes à l’égard des femmes qui ne leur ressemblent pas. Il est fréquent que les femmes blanches s’associent sans le savoir sur la base d’une identité raciale commune sans s’en apercevoir. Cette perpétuation inconsciente de la suprématie blanche est dangereuse, car pour lutter contre les attitudes racistes il faut d’abord reconnaître leur existence. […]

Nous saurons que les féministes blanches ont sérieusement entamé la lutte révolutionnaire contre le racisme quand elles ne se contenteront pas de reconnaître son influence dans le mouvement féministe ou d’attirer l’attention sur les préjugés individuels, mais qu’elles s’engageront activement pour résister à l’oppression raciste qui sévit dans notre société. Nous saurons qu’elles ont engagé une politique d’élimination du racisme quand elles s’emploieront à changer la direction du mouvement féministe, travailleront à déconstruire la socialisation raciste avant d’endosser des positions dirigeantes, d’édifier des théories ou d’entrer en contact avec des femmes de couleur − quand elles feront en sorte de ne pas perpétuer l’oppression raciale ou de ne pas maltraiter les femmes de couleur, consciemment ou non. Tels sont les gestes véritablement radicaux au fondement d’une expérience de la solidarité politique entre femmes blanches et femmes de couleur.

Les femmes blanches ne sont pas les seules à devoir se confronter au racisme pour que la sororité prenne corps. Nous, les femmes de couleur, devons réfléchir à la manière dont nous avons assimilé les croyances de la suprématie blanche, prendre la mesure du « racisme intériorisé » qui nous pousse parfois à nous haïr, à nous déchirer les unes les autres au lieu de nous en prendre aux forces d’oppression, à nous enfermer dans un groupe ethnique sans chercher à communiquer avec les autres. Les femmes de couleur issues de différentes communautés ont trop souvent appris à se détester ou à se conduire en rivales. Les femmes asiatiques, latines ou indiennes découvrent trop souvent qu’elles peuvent s’associer avec blancs dans la haine des noirs. En réaction, les noirs perpétuent des stéréotypes et des images racistes de ces groupes ethniques, et le cercle vicieux se referme.

Les divisions entre les femmes de couleur ne seront éliminées qu’à condition que nous prenions la responsabilité de nous unir, non seulement pour résister au racisme mais aussi pour faire connaissance avec nos cultures respectives, pour partager nos savoirs et nos compétences, pour faire de notre diversité une force. Nous devons développer les recherches et les publications portant sur les barrières qui nous séparent et les moyens de les franchir. Les hommes en général nouent plus facilement des contacts interethniques que les femmes. Les nombreuses responsabilités professionnelles et domestiques que nous devons assumer font que nous manquons de temps (ou que nous ne le prenons pas) pour lier connaissance avec des femmes étrangères à notre groupe ou communauté. La barrière des langues nous empêche souvent de communiquer, ce qui changerait si nous nous encouragions mutuellement à apprendre l’espagnol, l’anglais, le japonais, le chinois, etc.

Si les interactions entre les femmes issues de différents groupes ethniques sont difficiles, et même parfois impossibles, c’est notamment parce que nous avons du mal à réaliser que les comportements n’ont pas forcément le même sens selon le contexte culturel dans lequel ils s’inscrivent : ce qui acceptable pour telle culture ne le sera pas ailleurs. Le cours que j’ai donné sur les « Femmes du Tiers Monde aux États-Unis » m’a appris qu’il était important d’apprendre à décrypter nos codes culturels respectifs. Une étudiante asiatique-américaine d’origine japonaise a évoqué un jour sa réticence à participer à des organisations féministes en expliquant que les militantes parlaient très vite, sans faire de pause, et avaient toujours une réponse prête pour réagir au quart de tour. Elle avait grandi en apprenant à marquer des pauses, à réfléchir avant de prendre la parole et à anticiper l’impact de ses paroles (attitude typique, selon elle, des américainEs d’origine asiatique), si bien qu’elle ne se sentait pas à sa place dans les assemblées féministes. Dans notre classe, à notre tour nous avons appris à faire des pauses et à les apprécier. En partageant ce code culturel, nous avons créé une atmosphère qui permettait de communiquer selon différents modes.

La classe en question était majoritairement constituée d’étudiantes noires. Plusieurs étudiantes blanches se plaignaient parce qu’elles trouvaient l’ambiance « trop hostile ». En exemple, elles évoquaient le niveau sonore et les confrontations directes qui avaient lieu dans la classe avant le début du cours. Nous leur avons expliqué que ce qu’elles percevaient comme de l’hostilité et de l’agressivité représentait pour nous des provocations ludiques et des expressions affectueuses de notre plaisir d’être ensemble. Notre tendance à parler fort nous apparaissait à la fois comme le résultat d’une situation (une salle où plusieurs personnes parlaient en même temps) et comme un trait culturel : beaucoup d’entre nous ont grandi dans des familles dans lesquelles on parle fort. Les étudiantes que notre comportement mettait mal à l’aise avaient reçu l’éducation des jeunes filles blanches de la classe moyenne et appris à voir dans les paroles directes et fortes des signes de colère. Nous leur avons expliqué notre point de vue, les avons invitées à changer de code et à envisager notre mode de communication comme un geste d’affirmation. Ce faisant, elles ont commencé non seulement à vivre ces cours de manière plus créative et joyeuse, mais elles se sont aussi aperçues que, dans certaines cultures, le silence et la réserve peuvent être interprétés comme des marques d’hostilité et d’agressivité. En nous familiarisant avec nos codes culturels respectifs et en respectant nos différences, nous avons eu le sentiment de mieux comprendre ce qu’est la communauté, la sororité. Il ne s’agit pas de rechercher l’uniformité ou l’identité.

L’un des enjeux essentiels de ces classes multiraciales était de reconnaître nos différences et l’influence qu’elles exercent sur la manière dont les autres nous perçoivent. Il fallait constamment nous inciter mutuellement à apprécier la différence, car beaucoup d’entre nous avaient grandi en apprenant à la craindre. […]

Au-delà des différences raciales, l’appartenance sociale constitue une des grandes sources de division politique entre les femmes. Les premiers écrits féministes laissent entendre que la question de l’identité de classe ne serait pas importante si les femmes issues de milieux populaires étaient plus nombreuses à participer au mouvement. Ce raisonnement revient à nier l’existence de privilèges de classe acquis grâce à l’exploitation, ainsi que la lutte des classes. Pour construire la sororité, les femmes doivent critiquer et rejeter l’exploitation sociale. Une bourgeoise qui emmène une de ses « sœurs » moins privilégiée déjeuner ou dîner dans un restaurant chic reconnaît peut-être l’existence des classes sociales, mais elle ne rejette pas les privilèges liés à sa classe : elle les exerce. Ce n’est pas en choisissant de porter des vêtements récupérés et de payer un loyer modéré dans un quartier pauvre qu’on exprime sa solidarité avec les défavoriséEs et les laisséEs pour compte. Dans le mouvement féministe, la question des classes a été traitée de manière analogue à celle du racisme : on s’est concentré sur le statut et le changement individuels. Mais tant que les femmes n’auront pas compris qu’il faut redistribuer les richesses et les ressources des États-Unis et qu’elles ne travaillerons pas dans ce sens, elles ne pourront s’associer par-delà les barrières sociales. […]

Les femmes issues des classes inférieures ont vite réalisé que l’égalité sociale dont parlaient les militantes de la libération des femmes renvoyait à des aspirations de carrière et de mobilité sociale. Elles savaient aussi pertinemment qui serait exploité au service de cette libération. Faisant une expérience quotidienne de l’exploitation, elles ne peuvent ignorer la lutte des classes. Dans l’anthologie Women of Crisis, Helen, une femme blanche employée comme bonne au service d’une bourgeoise, blanche et « féministe », exprime à sa manière la contradiction entre la rhétorique et la pratique féministes :

« Je crois que Madame a raison : tout le monde devrait être égal. Elle n’arrête pas de dire ça. Sauf qu’elle me fait travailler dans sa maison, et que je ne suis pas son égale − et qu’elle ne veut pas être mon égale ; je la comprends, parce que si j’étais à sa place, moi aussi, je m’accrocherais à mon argent. C’est peut-être ça, ce que font les hommes − ils s’accrochent à leur argent. Et c’est une vraie bagarre, comme toujours quand on parle d’argent. Elle en sait quelque chose. Elle ne va pas s’amuser à signer des gros chèques à son « assistante ». Elle est juste − elle n’arrête pas de nous le rappeler − mais elle ne va pas nous « libérer », pas plus que les hommes ne vont « libérer » leurs femmes, leurs secrétaires, ou toutes celles qui travaillent dans leurs entreprises. »


Les militantes pour la libération ne se sont pas contentées de relativiser les privilèges sociaux en mettant la souffrance psychologique sur le même plan que le manque de moyens ; elles sont souvent allées jusqu’à suggérer que le premier problème était plus grave que le second. Elles ont réussi à ignorer que beaucoup de femmes souffrent à la fois sur le plan psychologique et matériel, ce qui suffit à justifier qu’on s’attache d’abord à transformer leur statut social avant de s’intéresser aux perspectives de carrière des plus privilégiées. Il est clair qu’une bourgeoise qui souffre psychologiquement a plus de chances de trouver de l’aide qu’une femme qui connaît des difficultés matérielles en plus de ses problèmes psychologiques, sentimentaux ou relationnels. Il existe une différence fondamentale entre les perspectives dans lesquelles se situent une femme issue de la bourgeoisie et une femme issue des classes populaires : cette dernière sait qu’aussi cruelles et déshumanisantes que soient les discriminations et l’exploitation que l’on subit en raison de son sexe, la douleur, la déshumanisation et la peur peuvent être encore plus grandes lorsqu’on ne peut plus se nourrir ou se loger, lorsqu’on est gravement malade et qu’on n’a pas les moyens de se faire soigner. Si les femmes pauvres avaient défini l’ordre du jour du mouvement féministe, elles auraient peut-être décidé de mettre la lutte des classes au centre de leur combat ; elles auraient peut-être fait en sorte que les femmes pauvres et les privilégiées s’efforcent de comprendre la structure sociale et la manière dont elle dresse les femmes les unes contre les autres.

Les socialistes-féministes, qui sont en général des femmes blanches, ont mis l’accent sur la notion de classe mais elles n’ont pas réussi à changer les attitudes sociales au sein du mouvement féministe. Bien qu’elles soutiennent le socialisme, leurs valeurs, leurs comportements et leurs mode de vie continuent à être façonnés par les privilèges. Elles n’ont pas mis en œuvre de stratégie collective visant à convaincre les bourgeoises éloignées de la politique radicale que l’élimination de l’oppression de classe faisait partie des efforts les plus importants à fournir pour éliminer l’oppression sexiste. Elles n’ont pas fait suffisamment d’efforts pour s’organiser aux côtés des femmes pauvres et des ouvrières qui, sans s’identifier à la cause socialiste, croient néanmoins à la nécessité de redistribuer la richesse des États-Unis. Elles n’ont pas cherché à forger une prise de conscience collective des femmes. Elles ont consacré l’essentiel de leur énergie à s’adresser aux hommes de gauche, à discuter des liens entre marxisme et féminisme, ou à expliquer aux autres féministes que le socialisme-féminisme était la meilleure stratégie pour la révolution. On a tort de penser que la notion de lutte des classes fait partie du domaine réservé des socialistes-féministes. Bien que j’attire ici l’attention sur les pistes et les stratégies qu’elles ont négligées, j’aimerais souligner que ces enjeux doivent être pris en compte par toutes les militantes du mouvement féministe. Quand les femmes regarderont en face la réalité des divisions sociales et prendront des engagements politiques destinés à les éliminer, nous ne nous heurterons plus aux conflits de classe tellement évidents dans le mouvement féministe. Tant que nous ne nous concentrerons pas sur les divisions de classe entre femmes, nous serons incapables de construire une véritable solidarité politique.

Le sexisme, le racisme et les préjugés de classe séparent les femmes. Au sein du mouvement féministe, les divisions et les désaccords sur la stratégie et les priorités de la lutte ont conduit à la formation de groupes qui soutiennent des positions politiques diverses. L’éparpillement des factions politiques et des groupes poursuivant des intérêts spécifiques freine la solidarité : ces divisions sont inutiles et pourraient être facilement éliminées. La spécialisation des groupes amène les femmes à croire qu’il appartient exclusivement aux socialistes-féministes de se pencher sur la question des classes ; que seules les lesbiennes féministes sont habilitées à lutter contre l’oppression de l’homosexualité féminine et masculine ; que le racisme n’est que l’affaire des femmes noires ou de couleur. Toute femme peut s’élever pour s’opposer politiquement à l’oppression sexiste, raciste, hétérosexiste ou sociale. Même si elle décide de concentrer ses efforts sur une question politique donnée ou une cause spécifique, à partir du moment où elle s’oppose fermement à toutes les formes d’oppression collective, cette perspective générale se manifestera dans son travail, aussi particulier soit-il. Quand les militantes féministes s’élèveront contre le racisme et l’exploitation sociale, la question de la présence des femmes de couleur ou des femmes pauvres ne constituera plus un enjeu. Reconnues comme essentielles, ces questions seront traitées par tout le monde, même si les femmes les plus concernées par ces formes particulières d’exploitation resteront nécessairement à l’avant-garde des combats destinés à les faire disparaître. Nous devons accepter de prendre la responsabilité de lutter contre des oppressions qui ne nous affectent pas nécessairement en tant qu’individues. Comme d’autres mouvements radicaux, le mouvement féministe s’affaiblit quand la participation est exclusivement motivée par des préoccupations et des priorités individuelles. En manifestant notre engagement pour l’intérêt collectif, nous renforçons notre solidarité. […]

Il faut que les femmes agissent ensemble sur des sujets qui suscitent des désaccords idéologiques, en cherchant à transformer l’interaction conflictuelle afin de rendre la communication possible. Par exemple, quand nous nous rassemblons, il ne s’agit pas de faire semblant d’être unies : il faut au contraire reconnaître que nous sommes divisées et trouver les moyens de vaincre les peurs, les préjugés, les ressentiments, les rivalités, etc. Les désaccords violents et négatifs qui ont éclaté dans les cercles féministes ont conduit de nombreuses militantes à fuir les situations d’interaction collective et individuelle qui dégénèrent parfois en disputes et en confrontations. On en est arrivé à penser que le confort et la solidarité nécessitaient de se retrouver dans des groupes dont toutes les participantes étaient semblables et partageaient les mêmes valeurs. Si aucune femme ne souhaite se retrouver dans une situation qui la réduirait psychiquement à néant, les femmes sont néanmoins capables de s’affronter, puis de dépasser leur opposition pour arriver à se comprendre. L’expression de l’hostilité ne saurait être une fin en soi, mais elle a du sens lorsqu’elle est conçue comme un catalyseur qui nous permet de clarifier notre compréhension de la réalité. Le développement de la solidarité féminine passe par l’expérience de ce travail dans l’affrontement, ne serait-ce que parce que nous devons nous libérer de la socialisation sexiste qui nous a appris à éviter la confrontation sous peine de souffrir ou d’être détruites. […]

Quand nous nous engageons activement en nous aidant mutuellement à comprendre nos différences, à corriger les idées fausses ou déformées, nous posons les fondements de l’expérience de la solidarité politique. La solidarité, ce n’est pas simplement le soutien. Pour en faire l’expérience, nous devons avoir une communauté d’intérêts, de croyances et d’objectifs autour desquels nous unir et construire la sororité. Le soutien peut s’exprimer par intermittences : on peut le reprendre tout aussi facilement qu’on l’a donné. La solidarité nécessite en revanche un engagement durable et permanent. Le mouvement féministe a besoin de la diversité, du désaccord et de la différence pour grandir. Comme l’ont souligné Grace Lee Boggs et James Boggs dans Revolution and Evolution in the Twentieth Century [3] :

« Les concepts de critique et d’autocritique reposent sur une même appréciation de la réalité de la contradiction. La critique et l’autocritique renvoient à la manière dont des individus unis autour d’objectifs communs peuvent consciemment utiliser leurs différences et leurs limites, c’est-à-dire des traits négatifs, afin d’accélérer leur avancée positive. Il faut savoir tirer le meilleur parti des choses, comme on dit. »


Les femmes n’ont pas besoin d’éradiquer leurs différences pour se sentir solidaires les unes des autres. Nous n’avons pas besoin d’être toutes victimes d’une même oppression pour toutes nous battre contre l’oppression. Nous n’avons pas besoin de haïr le masculin pour nous unir, tant est riche le trésor d’expériences, de cultures et d’idées que nous pouvons partager entre nous. Nous pouvons être des sœurs unies par des intérêts et des croyances partagées, unies dans notre appréciation de la diversité, unies dans la lutte que nous menons pour mettre fin à l’oppression sexiste, unies dans la solidarité politique.


[1bell hooks, Feminist Theory : from Margin to Center, South End Press, Boston, 1984.

[2bell hooks, Ain’t I a woman : Black Woman and Feminism, South End Press, Boston, 1982.

[3Grace Lee Boggs, James Boggs, Revolution and Evolution in the Twentieth Century, Monthly Review Press, New York, 1974.


Ce texte est paru en 1986 dans le n°23 de « Feminist Review », sous le titre original : "Sisterhood : Political Solidarity between Women".

Il s’agit d’une version remaniée du chapitre 4 de « Feminist Theory : from Margin to Center », South End Press, Boston, 1984.

Cette traduction en français, par Anne Robatel, a été publiée dans « Black feminism, Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000 », L’Harmattan, Bibliothèque du féminisme, Paris, 2008.

bell hooks est auteure de nombreux livres, dont voici quelques titres : « Ain’t I a Woman ? : Black women and feminism » (1981), « Feminist Theory : From Margin to Center » (1984), « Talking Back : Thinking Feminist, Thinking Black » (1989), « Sisters of the Yam : Black Women and Self-recovery » (1993), « Reel to Real : Race, Sex, and Class at the Movies » (1996), « Where We Stand : Class Matters » (2000), « Rock My Soul : Black People and Self-esteem » (2003), « Soul Sister : Women, Friendship, and Fulfillment » (2005), « Belonging : A Culture of Place » (2009), ou encore « Writing Beyond Race : Living Theory and Practice » (2013).

À ce jour, aucun des livres de bell hooks ne semble avoir été traduit en français.



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