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La mère aux monstres

mis en ligne le 13 mars 2008 - Guy de Maupassant

Je me suis rappelé cette horrible histoire et cette horrible femme en voyant passer l’autre jour, sur une plage aimée des riches, une Parisienne connue, jeune, élégante, charmante, adorée et respectée de tous.

Mon histoire date de loin déjà, mais on n’oublie point ces choses.

J’avais été invité par un ami à demeurer quelque temps chez lui dans une petite ville de province. Pour me faire les honneurs du pays, il me promena de tous les côtés, me fit voir les paysages vantés, les châteaux, les industries, les ruines ; il me montra les monuments, les églises, les vieilles portes sculptées, des arbres de taille énorme ou de forme étrange, le chêne de saint André et l’if de Roqueboise.

Quand j’eus examiné avec des exclamations d’enthousiasme bienveillant toutes les curiosités de la contrée, mon ami me déclara avec un visage navré qu’il n’y avait plus rien à visiter. Je respirai. J’allais donc pouvoir me reposer un peu, à l’ombre des arbres. Mais tout à coup il poussa un cri :
“Ah, si ! Nous avons la mère aux monstres, il faut que je te la fasse connaître.”

Je demandai :
“Qui ça ? La mère aux monstres ?”

Il reprit :
“C’est une femme abominable, un vrai démon, un être qui met au jour chaque année, volontairement, des enfants difformes, hideux, effrayants, des monstres enfin, et qui les vend aux montreurs de phénomènes.
“Ces affreux industriels viennent s’informer de temps en temps si elle a produit quelque avorton nouveau, et, quand le sujet leur plaît, ils l’enlèvent en payant une rente à la mère.
“Elle a onze rejetons de cette nature. Elle est riche.
“Tu crois que je plaisante, que j’invente, que j’exagère. Non, mon ami. Je ne te raconte que la vérité, l’exacte vérité.
“Allons voir cette femme. Je te dirai ensuite comment elle est devenue une fabrique de monstres.”

Il m’emmena dans la banlieue.

Elle habitait une jolie petite maison sur le bord de la route. C’était gentil et bien entretenu. Le jardin plein de fleurs sentait bon. On eût dit la demeure d’un notaire retiré des affaires.

Une bonne nous fit entrer dans une sorte de petit salon campagnard, et la misérable parut.

Elle avait quarante ans environ. C’était une grande personne aux traits durs, mais bien faite, vigoureuse et saine, le vrai type de la paysanne robuste, demi-brute et demi-femme.

Elle savait la réprobation qui la frappait et ne semblait recevoir les gens qu’avec une humilité haineuse.

Elle demanda :
“Qu’est-ce que désirent ces messieurs ?

Mon ami reprit :
“On m’a dit que votre dernier enfant était fait comme tout le monde, qu’il ne ressemblait nullement à ses frères. J’ai voulu m’en assurer. Est-ce vrai ?”

Elle jeta sur nous un regard sournois et furieux et répondit :
“Oh non ! Oh non ! mon pauv’e monsieur. Il est p’t’être encore pu laid que l’saut’es. J’ai pas de chance, pas de chance. Tous comme ça, mon brave monsieur, tous comme ça, c’est une désolation, ça s’peut-i que l’bon Dieu soit dur ainsi à une pauv’e femme toute seule au monde, ça s’peut-i ?”

Elle parlait vite, les yeux baissés, d’un air hypocrite, pareille à une bête féroce qui a peur. Elle adoucissait le ton âpre de sa voix, et on s’étonnait que ces paroles larmoyantes et filées en fausset sortissent de ce grand corps osseux, trop fort, aux angles grossiers, qui semblait fait pour les gestes véhéments et pour hurler à la façon des loups.

Mon ami demanda :
“Nous voudrions voir votre petit.”

Elle me parut rougir. Peut-être me suis-je trompé ? Après quelques instants de silence, elle prononça d’une voix plus haute :
“A quoi qu’ça vous servirait ?”

Et elle avait relevé la tête, nous dévisageant par coups d’œil brusques avec du feu dans le regard.

Mon compagnon reprit :
“Pourquoi ne voulez-vous pas nous le faire voir ? Il y a bien des gens à qui vous le montrez. Vous savez de qui je parle !”

Elle eut un sursaut, et lâchant sa voix, lâchant sa colère, elle cria :
“C’est pour ça qu’vous êtes venus, dites ? Pour m’insulter, quoi ? Parce que mes enfants sont comme des bêtes, dites ? Vous ne le verrez pas, non, non, vous ne le verrez pas ; allez-vous-en, allez-vous-en. J’sais t’i c’que vous avez tous à m’agoniser comme ça ?”

Elle marchait vers nous, les mains sur les hanches. Au son brutal de sa voix, une sorte de gémissement ou plutôt un miaulement, un cri lamentable d’idiot partit de la pièce voisine. J’en frissonnai jusqu’aux moelles. Nous reculions devant elle.

Mon ami prononça d’un ton sévère :
“Prenez garde, la Diable (on l’appelait la Diable dans le peuple), prenez garde, un jour ou l’autre ça vous portera malheur.”

Elle se mit à trembler de fureur, agitant ses poings, bouleversée, hurlant :
“Allez-vous-en ! Quoi donc qui me portera malheur ? Allez-vous-en ! tas de mécréants !”

Elle allait nous sauter au visage. Nous nous sommes enfuis le cœur crispé.

Quand nous fûmes devant la porte, mon ami me demanda :
“Eh bien ! Tu l’as vue ? Qu’en dis-tu ?”

Je répondis :
“Apprends-moi donc l’histoire de cette brute.”

Et voici ce qu’il me conta en revenant à pas lents sur la grand’route blanche, bordée de récoltes déjà mûres, qu’un vent léger, passant par souffles, faisait onduler comme une mer calme.

***

Cette fille était servante autrefois dans une ferme, vaillante, rangée et économe. On ne lui connaissait point d’amoureux, on ne lui soupçonnait point de faiblesse.

Elle commit une faute, comme elles font toutes, un soir de récolte, au milieu des gerbes fauchées, sous un ciel d’orage, alors que l’air immobile et pesant semble plein d’une chaleur de four, et trempe de sueur les corps bruns des gars et des filles.

Elle se sentit bientôt enceinte et fut torturée de honte et de peur. Voulant à tout prix cacher son malheur, elle se serrait le ventre violemment avec un système qu’elle avait inventé, corset de force, fait de planchettes et de cordes. Plus son flanc s’enflait sous l’effort de l’enfant grandissant, plus elle serrait l’instrument de torture, souffrant le martyre, mais courageuse à la douleur, toujours souriante et souple, sans laisser rien voir ou soupçonner.

Elle estropia dans ses entrailles le petit être étreint par l’affreuse machine ; elle le comprima, le déforma, en fit un monstre. Son crâne pressé s’allongea, jaillit en pointe avec deux gros yeux en dehors tout sortis du front. Les membres opprimés contre le corps poussèrent, tordus comme le bois des vignes, s’allongèrent démesurément, terminés par des doigts pareils à des pattes d’araignée.

Le torse demeura tout petit et rond comme une noix.

Elle accoucha en plein champ par un matin de printemps.

Quand les sarcleuses, accourues à son aide, virent la bête qui lui sortait du corps, elles s’enfuirent en poussant des cris. Et le bruit se répandit dans la contrée qu’elle avait mis au monde un démon. C’est depuis ce temps qu’on l’appelle “la Diable”.


Elle fut chassée de sa place. Elle vécut de charité et peut-être d’amour dans l’ombre, car elle était belle fille, et tous les hommes n’ont pas peur de l’enfer.

Elle éleva son monstre qu’elle haïssait d’ailleurs d’une haine sauvage et qu’elle eût étranglé peut-être, si le curé, prévoyant le crime, ne l’avait épouvantée par la menace de la justice.

Or, un jour, des montreurs de phénomènes qui passaient entendirent parler de l’avorton effrayant et demandèrent à le voir pour l’emmener s’il leur plaisait. Il leur plut, et ils versèrent à la mère cinq cents francs comptant. Elle, honteuse d’abord, refusait de laisser voir cette sorte d’animal ; mais quand elle découvrit qu’il valait de l’argent, qu’il excitait l’envie de ces gens, elle se mit à marchander, à discuter sou par sou, les allumant par les difformités de son enfant, haussant ses prix avec une ténacité de paysan.

Pour n’être pas volée, elle fit un papier avec eux. Et ils s’engagèrent à lui compter en outre quatre cents francs par an, comme s’ils eussent pris cette bête à leur service.

Ce gain inespéré affola la mère, et le désir ne la quitta plus d’enfanter un autre phénomène, pour se faire des rentes comme une bourgeoise.

Comme elle était féconde, elle réussit à son gré, et elle devint habile, paraît-il, à varier les formes de ses monstres selon les pressions qu’elle leur faisait subir pendant le temps de sa grossesse.

Elle en eut de longs et de courts, les uns pareils à des crabes, les autres semblables à des lézards. Plusieurs moururent ; elle fut désolée.

La justice essaya d’intervenir, mais on ne put rien prouver. On la laissa donc en paix fabriquer ses phénomènes.

Elle en possède en ce moment onze bien vivants, qui lui rapportent, bon an mal an, cinq à six mille francs. Un seul n’est pas encore placé, celui qu’elle n’a pas voulu nous montrer. Mais elle ne le gardera pas longtemps, car elle est connue aujourd’hui de tous les bateleurs du monde, qui viennent de temps en temps voir si elle a quelque chose de nouveau.

Elle établit même des enchères entre eux quand le sujet en vaut la peine.

***

Mon ami se tut. Un dégoût profond me soulevait le cœur, et une colère tumultueuse, un regret de n’avoir pas étranglé cette brute quand je l’avais sous la main.

Je demandai :
“Qui donc est le père ?”

Il répondit :
“On ne sait pas. Il ou ils ont une certaine pudeur. Il ou ils se cachent. Peut-être partagent-ils les bénéfices.”

Je ne songeais plus à cette lointaine aventure, quand j’aperçus, l’autre jour, sur une plage à la mode, une femme élégante, charmante, coquette, aimée, entourée d’hommes qui la respectent.

J’allais sur la grève, au bras d’un ami, le médecin de la station. Dix minutes plus tard, j’aperçus une bonne qui gardait trois enfants roulés dans le sable.

Une paire de petites béquilles gisait à terre et m’émut. Je m’aperçus alors que ces trois petits êtres étaient difformes, bossus et crochus, hideux.

Le docteur me dit :
“Ce sont les produits de la charmante femme que tu viens de rencontrer.”

Une pitié profonde pour elle et pour eux m’entra dans l’âme. Je m’écriai :
“Oh la pauvre mère ! Comment peut-elle encore rire !”

Mon ami reprit :
“Ne la plains pas, mon cher. Ce sont les pauvres petits qu’il faut plaindre. Voilà les résultats des tailles restées fines jusqu’au dernier jour. Ces monstres-là sont fabriqués au corset. Elle sait bien qu’elle risque sa vie à ce jeu-là. Que lui importe, pourvu qu’elle soit belle, et aimée !”

Et je me rappelai l’autre, la campagnarde, la Diable, qui les vendait, ses phénomènes.

12 juin 1883

Petite analyse possible du texte

“La Mère aux monstres” est une nouvelle fondée sur de nombreux parallélismes : ce constat nous permet alors de soulever quelques pistes de lectures. Tissé de contrastes et de situations symétriques, le texte nous amène à réfléchir sur le jugement social bourgeois, qui ne semble s’appuyer que sur une vision dichotomique du monde, qu’il observe l’espace géographique (ville/campagne), le milieu social (bourgeoisie/paysannerie) ou le genre (homme/femme).

Le Statut de la Mère

“La Mère aux monstres” semble redéfinir le statut de la mère. Les deux figures maternelles présentées inversent sa définition courante, le rôle de la femme étant ici celui de la maternité, aussi déviante soit-elle. En effet, elle se heurte à la doxa de l’époque (encore qu’il en reste des traces aujourd’hui…) : la femme ne viendrait au monde que pour deux choses, l’amour et la maternité (“Tota mulier in utero”).
Or dans le texte, ces deux femmes ne font part d’aucune humanité, elles incarnent elles-mêmes une monstruosité exemplaire. De plus elles semblent pleinement autonomes dans leurs actes, dans la mesure où l’on ignore tout des pères. Ainsi, elles sont alors mères non plus dans le sens étymologique du terme mater (“femme qui a mis un enfant au monde”) mais comme “matrice” (“cause, origine d’une chose ou d’un phénomène”). Elles deviennent ainsi les mères de tous les maux de leurs enfants puisqu’elles les chosifient. Doit-on également y voir le rappel de l’éternelle (puisque originelle) mise en cause des femmes dans la déchéance de l’Homme ?

Le regard normatif et la mise aux normes

A la base des deux cas de maternités présentés s’est joué ce que N. Heinrich, dans Etats de femme, l’identité féminine dans la fiction occidentale, nomme “l’ajustement identitaire”. Les deux femmes ont voulu (par choix ou non) allier leur auto-perception (une femme droite pour la provinciale, belle pour la parisienne) au jugement d’autrui, façonné par la norme. C’est ici que se lit la pesanteur de la normalisation. Le corset sert de réponse à ce qu’impose la société, à savoir : la virginité pour l’une (la femme célibataire), et la perfection de l’apparence pour l’autre. Le corset annule les signes extérieurs d’une grossesse autant qu’il se conforme aux canons esthétiques. Dans les deux cas il produit des conséquences dramatiques pour la femme et l’enfant. Néanmoins, il semble être la condition sine qua non de l’aisance financière et du rang social : la paysanne peut vivre de “rentes”, comme une bourgeoise, de son côté la bourgeoise conserve sa position, dans une société où l’admiration de l’homme est la clef du succès social. Or il n’y a pas de liens de cause à effet entre la richesse ou la position sociale et la monstruosité : “la campagnarde” agit comme la “Parisienne connue, jeune, élégante, charmante, adorée et respectée de tous”. C’est la norme la seule responsable, et elle est elle-même monstrueuse puisque source de violence : la contrainte imposée est celle d’un “instrument de torture”, à une femme “souffrant le martyre”. Mais cette violence évite celle d’autrui, qui condamne à être “torturée de honte et de peur”. La Parisienne, de son côté, “ risque sa vie à ce jeu–là”, et en est consciente. Mais ces “geôles vestimentaires” (expression de P.Perrot, dans Le corps féminin, le travail des apparences) sont un châtiment accepté pour éviter celui de l’anormalité.

L’essor du Grand Capital

Suite à l’accident premier, la volonté de créer des monstres chez la campagnarde devient entreprise et système. En effet, elle s’arrange pour trouver la matière première et utilise une “machine” pour fabriquer ses produits. Elle va même jusqu’à diversifier sa production pour répondre à la demande en variant les pressions qu’elle fait subir à ses enfants en devenir. Elle crée ainsi une nouvelle exploitation “familiale” et “maternaliste” dont elle gère tout de la chaîne de production à la distribution en parfaite entrepreneuse. Sa réputation (“reconnue aujourd’hui par tous les bateliers du monde”) invoque un “savoir-faire” et présage une “marque” de fabrique. Elle fixe les prix, fait des enchères établis par la loi du marché.
Or cette “fabrique de monstres”, seul le contexte historique a pu lui en donner l’idée. En effet, le narrateur de la nouvelle va voir des entreprises lors de sa visite touristique, car c’est un sujet de curiosité mais également le signe d’un nouvel environnement tant visuel qu’économique. La nouvelle se fait donc le reflet d’un révolution bien réelle au XIXe siècle, l’apparition du capitalisme industriel. Machinisation, transformation de matières premières en produits manufacturés, propriété privée des moyens production, recherche du profit et homme-marchandise (qui se vend dans les deux sens du terme) : toutes les composantes du capitalisme industriel naissant et de ses codes sont présents, dépassant ainsi l’anecdote pour placer cette histoire en exemple des nouvelles lois socio-économiques.

La religion, la justice et la science, Inquisitrices et coupables

Les précédentes lignes ont prouvé que la norme est monstrueuse puisque source de violence. Mais celle-ci est imposée non pas seulement par des êtres humains, mais également par des instances. Trois d’entre elles sont ici convoquées pour juger les mères indignes.
La religion : “elle eut étranglé [son enfant] si le curé, prévoyant le crime, ne l’avait pas épouvantée”. La religion est celle qui édicte des règles morales.
La répression judiciaire : “si le curé […] ne l’avait pas épouvanté par la menace de la justice”. La loi sert à faire appliquer les règles morales. Elle se sert d’“instruments de tortures” afin d’expier le mal, la faute du coupable.
La science, qui en la personne du médecin, dénonce le danger du port du corset. Pourtant, sous la pression des deux autres instances, celle-ci ne fait rien pour aider les femmes à avorter.
Or, cette triple accusation, qui cristallise l’ensemble des jugements normatifs est quasiment nulle pour la Parisienne (elle est jugée par le médecin) puisqu’elle continue de mettre au monde des êtres difformes sans se faire juger pour autant par l’individu lambda (représenté par la personne du narrateur). Ainsi on remarque que le jugement a deux poids, deux mesures.

Un jugement de classe ?

La mère aux monstres est marquée par le déterminisme de son lieu d’habitation, son langage et son travail.
Tout d’abord, le texte soulève la question de la marginalité tant topographique que du personnage lui-même. Elle vit excentrée, il faut au narrateur et son ami aller dans “la banlieue” pour aller voir ce “fameux personnage”. Et elle est marginale car elle ne correspond pas à son habitat idyllique ni à une humanité rassurante. Elle est donc un sujet de curiosité, de voyeurisme que l’on va voir pour se faire une petite frayeur et pour pouvoir en parler par la suite. Comme ses enfants, elle est elle-même un monstre (de foire) : “c’est pour ça qu’vous êtes venus, dites ? Pour m’insulter […]  ?”, mais bien plus encore, car puisqu’elle a le statut de créatrice, elle a, et est l’image de l’être “barbare”.
De plus elle a un langage paysan et patoisant. Cependant celui-ci n’évoque pas seulement une catégorie sociale, mais également une classe. Ainsi la campagnarde s’écrie : “J’sais t’i c’que vous avez tous à m’agoniser comme ça ?”. En effet, comme l’explique Anthony S.G. Butler dans Les Parlers dialectaux et populaires dans l’œuvre de Guy de Maupassant, la confusion entre “agonir” (accabler d’injures) et “agoniser” est propre aux “gens du peuple”, “aussi bien […] en Normandie qu’à Paris.”
Observons enfin son travail. Bien que cela semble contradictoire puisque l’on a dit qu’elle était une métaphore du capitalisme industriel naissant, elle peut aussi être considérée comme une figure possible du prolétariat. En effet, elle est avant tout une bonne travailleuse, son labeur étant une véritable obsession chez elle, qu’elle réalise avec une régularité intangible (“chaque année”). Son corps et sa force de travail sont son unique bien, sa seule richesse à l’opposé de la parisienne qui elle ne travaille pas. Elle est de la classe laborieuse, elle s’échine pour son gain mais avec une certaine fierté. Elle peut donc être une représentante symbolique du Prolétariat par l’usine (son corps est une fabrique et elle est une ouvrière) mais aussi par la terre (c’est une paysanne).
On peut imaginer la contradiction décrite plus haute (symbolique capitaliste et prolétaire) comme une démonstration du phénomène qui pousse les pauvres à vouloir ressembler aux riches. La paysanne se mutile comme la parisienne pour garder un certain statut social. Or, seule son appartenance de classe fait qu’elle n’est pas jugée de la même manière que la bourgeoise par la société bien pensante.

L’étude des cas de ces deux femmes montre que sous leur monstruosité se lit une accusation acerbe des normes. Les “monstres”, dans ce cas, sont à étudier dans le sens d’avertissements, comme l’étymologie le montre (monstrum signifie “attirer l’attention sur” d’où “avertir”). Selon l’expression de Philippe Hamon, dans Introduction à l’analyse du descriptif, le narrateur a pour but d’être un “anthropologue du corps social”. Les pratiques de la société sont donc ici révélées, et offrent à voir des comportements contradictoires : la norme ne veut pas de monstres, mais qui oblige à en créer pour répondre à sa propre exigence, et qui va les observer jusque chez eux ? Le narrateur et son ami fuient devant la campagnarde mais pas devant la beauté parisienne. Pourquoi ?

La société patriarcale

Si l’on regarde la place des protagonistes : qui juge et qui est jugé, on remarque à nouveau une séparation. Ce sont des hommes qui donnent leurs avis, positifs ou négatifs, sur les femmes. Mais déjà, quand ceux-ci vont voir la mère aux monstres ils imposent un rapport de force numérique à deux contre une ; leur statut d’homme ne leur suffit apparemment pas à montrer leur supériorité.
Or si les femmes se mutilent et produisent ainsi des monstres, c’est :
pour le regard des hommes (rester belle pour la parisienne)
à cause des normes imposées par des instances tenues elles aussi par des hommes (ne pas être une mère célibataire avec un enfant pour la paysanne)
car elles doivent vendre aux hommes l’une ses monstres, l’autre son corps dans un rapport “prostitutionnel” de femme entretenue.
Les deux femmes intriguent car elles sont autonomes. Comme on l’a dit on ne sait rien des pères, ils sont absents. Ainsi la femme saurait se débrouiller sans l’homme, révélant une posture pour le moins dérangeante pour cet exclu ! Elles sont également cataloguées par l’homme qui se déresponsabilise de ses actes : “elle commit une faute, comme elles font toutes”.
Le regard, lui, est différent en fonction de la classe sociale de la femme. La campagnarde n’attire pas le désir et choque la société bien pensante, car elle fait partie de la basse société ; elle est donc rabaissée, n’est même pas considérée comme une femme à part entière, elle est proprement déshumanisée. Pour le narrateur il s’agit du “vrai type de la paysanne”, c’est à dire “demi-brute” et “demi-femme”. De plus on lui donne une figure proche de l’être démoniaque et satanique. Notons d’ailleurs que l’homme, lui, est toujours valeureux puisqu’il ose une sexualité avec l’être diabolique : “tous les hommes n’ont pas peur de l’enfer”. Toujours supérieur, se permettant d’exercer de la violence physique sur elle puisqu’il évoque “un regret de ne pas avoir étranglé cette brute”, l’homme montre une nouvelle fois sa violence et son présumé pouvoir. Or la Parisienne, au contraire, est belle car élégante et connue. Elle est une proie envisageable à conquérir. L’avoir à son bras procure du plaisir et du prestige pour l’homme, contrairement à la campagnarde où tout se fait dans le secret.

Finalement la nouvelle fonctionne comme un véritable miroir tératologique (étude des monstres) de la société. Sous l’apparente monstruosité des deux mères, c’est le collectif tout entier qui est visé, comme appartenant à un ensemble corseté de normes inévitablement créatrices de monstres. Les questionnements de Maupassant sont résolument novateurs puisqu’ils devancent les études sociologiques du XXe siècle, dans des travaux comme celui de Bourdieu (La distinction, critique sociale du jugement) qui montre que l’acceptation des normes est toujours “[proportionnelle] aux chances de profits matériels et symboliques qu’[on peut] en attendre raisonnablement”, justifiant alors tout effort.
Le corset dans sa valeur moderne (“vêtement féminin de dessous baleiné, serrant la taille et le haut du corps”) est né en 1789 mais semble rare avant 1821. Cette valeur correspond à un stade de l’histoire de la mode, avec de fortes connotations dans la seconde moitié du XIXe et le début XXe siècle, aboutissant à des emplois métaphoriques et figurés pour “ce qui opprime, contraint”. Le capitalisme lui serait né en 1753, mais sa définition moderne apparaît au milieu du XIXe siècle. Ainsi les deux “monstres” seraient nés et auraient eut leur essor à la même période. Serait-il malveillant de notre part de voir par là que la production de modèles de femmes standardisées par la norme telle la “belle” Parisienne serait issu d’une fabrication d’un produit [ici le corset] à grande échelle par l’outil de l’homme de la classe bourgeoise ?

Black-star(s)éditions, Grignoble, (St)-é, avril 2007



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