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Anarchistes et Communistes dans le mouvement des conseils à Turin Premier après-guerre rouge (1919-1920)

mis en ligne le 2 février 2020 - Errico Malatesta , Luigi Fabbri , Pier Carlo Masini

Ce n’est pas seulement pour satisfaire une curiosité - d’ailleurs vive chez beaucoup de camarades - que nous rappelons aujourd’hui le mouvement des Conseils, mais plutôt pour reproposer un thème, de façon critique et polémique, ainsi que sur la base d’une expérience, à la classe ouvrière en général, aux travailleurs communistes en particulier et enfin à nos propres camarades.

En fait, dans la recherche d’une tradition révolutionnaire dans le mouvement ouvrier italien, nous ne pouvons faire abstraction du mouvement des Conseils, de même que nous ne pouvons en faire abstraction dans la revendication et dans la reconstruction d’une « constante historique » de classe du mouvement anarchiste italien.

C’est dans ce but que nous avons commencé cette étude, déficiente et incomplète par beaucoup d’aspects, mais qui dans l’ensemble résume le problème dans ses aspects théoriques et pratiques en tenant compte des éléments contextuels.

Nous sommes certains qu’à peine aurons-nous écrit les derniers mots de cette série de notes, nous sentirons aussitôt le besoin de les revoir, de les compléter et de les amplifier : ce que nous ferons sûrement une autre fois dans la mesure où nous posséderons toujours mieux le sujet et où nous accumulerons une documentation plus abondante.

I - LE CERVEAU DU PROLETARIAT : TURIN

Le mouvement des Conseils, dans ses traits particuliers et distinctifs, a à Turin et seulement à Turin ses fondements historiques basés sur la solidité d’une organisation industrielle avancée et d’un système capitaliste très concentré.

Turin, qui après l’unification [1], avec le transfert de la capitale à Florence, s’était vidée, providentiellement vidée de toutes ses « toiles d’araignée » bureaucratiques et de tous ses privilèges de courtisans, réagit après une véhémente explosion de colère, impitoyablement réprimée par le gouvernement d’une dynastie qui à ce moment précis cessait d’être « piémontaise ». Elle réagit donc à la nouvelle situation par un rapide effort de reconstruction sur le plan économique dont la première preuve convaincante est l’Exposition de 1884.

La ville - bien que géographiquement défavorisée par rapport à Milan, centre de la vallée du Po et base des communications avec la Suisse, ou à Gênes - grand port et grande place commerciale, se place bien vite à l’avant-garde du progrès industriel de tout le pays et se développe vigoureusement dans son ossature démographique et urbaine.

La ville double puis triple sa superficie, ses surfaces bâties : elle s’étend dans la plaine, assaillant les collines environnantes, ses faubourgs se développant. Examinons les statistiques de l’ascension démographique : 1808 = 65.000 habitants ; 1848 = 136.849 habitants ; 1868 = 191.500 habitants. La population triple au cours des soixante premières années. Mais l’augmentation continue avec le même rythme incessant durant les soixantes années qui suivent : 1871 = 212.644 ; 1881=252.852 ; 1901=335.656 ; 1911=427.106 ; 1921 = 502.274.

Dans le premier après-guerre, au temps des Conseils, nous en sommes donc au demi-million (après la seconde guerre, la population approchait le million, elle le dépasse largement aujourd’hui). Le développement de certains quartiers ouvriers est encore plus significatif. En 50 ans, de 1871 à 1921, le quartier de la Barrière de Milan passe de 1.901 habitants à 39.967 ; le quartier de la Barrière Saint-Paul passe de 2.484 à 50.204.
Pourquoi tout cela ? Pourquoi la formation de Turin comme cité moderne dépasse en rapidité et surtout en « rationalité » tous les autres centres urbains italiens ? Pourquoi à Turin convergent, venant de toute l’Italie, de grandes masses d’immigrants qui, en quelques années, se fondent dans le nouveau creuset social jusqu’à l’acquisition de caractéristiques propres et originales ?

Parce qu’il se produisit à Turin un phénomène que nous pouvons observer ici dès l’origine : au cours de l’année 1889, naquit à Turin avec 50 ouvriers et de modestes équipements l’usine Fiat. Le fait, non enregistré par les chroniques de l’époque, aura pour le destin de la cité bien plus d’importance que la concession du Statut Albertino advenue près d’un demi-siècle auparavant. (En 1861, Turin est la première capitale du règne d’Italie, NdT.)

Les 50 ouvriers de la Fiat seront 50.000 après la première guerre mondiale ; au centre de Turin, en périphérie de Turin, la Fiat plantera ses tentes d’acier et de béton armé ; autour de ses bâtiments s’établiront d’autres grandes, petites et moyennes entreprises qui, en 1911, atteindront le nombre de 5.151 et en 1927 auront plus que doublé atteignant le nombre de 11.993. Mais surtout autour de la Fiat et des autres entreprises se densifiera un prolétariat compact et homogène, aussi unifié en son sein que différencié des autres couches et groupes sociaux plus ou moins instables, plus ou moins hétérogènes.

Ce sont la consistance et la cohésion particulières de ce prolétariat qui permirent à Turin d’être à l’avant-garde de la révolution ouvrière, comme elle avait été à l’avant-garde de l’unification nationale, conduite non tant par la bourgeoisie industrielle que par des groupes nobiliaires s’étant insérés promptement dans le sillage de la révolution bourgeoise et installés dans la diplomatie, l’armée, la bureaucratie (la « culture piémontaise »), et dans la transformation industrielle (promue avec la contribution prépondérante de la jeune bourgeoisie industrielle, mais toujours avec le patronage du patriciat « progressiste »).

Turin, cette fois, devient protagoniste de l’histoire par la seule force du prolétariat ; même les représentants de la culture bourgeoise « progressiste », rassemblés autour de la « Révolution libérale » de Gobetti, sont attirés dans le sillage de la révolution ouvrière incarnée par le mouvement des Conseils.

De la même façon, le centre national de la culture, jusqu’alors fixé à Florence, se déplace vers Turin et subit un substantiel changement de direction : c’est encore le prolétariat de Turin qui, à travers ses groupes d’avant-garde, emporte la primauté culturelle et s’en fait une arme contre la fausse culture, contre la vieille culture, monopole d’une intelligentsia bourgeoise dépassée et attardée. Sur le terrain politique, les Conseils sont l’expression de cette nouvelle culture.

II - PERIODE DE REVOLUTION

Turin a aussi été durant la première guerre mondiale la seule ville d’Italie qui se soit lancée dans une protestation massive contre la poursuite du conflit au cours de l’année 1917. Le mouvement d’août 1917, internationaliste et antimilitariste, suivi d’une violente répression accomplie par tous les corps de l’armée et de la police (500 morts en août 1917, des centaines d’ouvriers envoyés au front, des milliers d’emprisonnés), porta Turin aux côtés de Kronstadt et de Wilhemshafen, et fit que les ouvriers de la Fiat furent cités dans le courant de l’année à l’ordre du jour de la résistance auprès des ouvriers des usines de Berlin et de Petrograd [2].

C’est peut être la raison pour laquelle, quand de Petrograd et de Berlin se lève à la fin de la guerre la voix des Conseils, des Comités, des Soviets, cette voix a une résonance immédiate chez les travailleurs de Turin.

Dans les faits, sur le plan international, les Conseils n’ont eu un contenu révolutionnaire qu’en Russie, Allemagne, Bavière, Hongrie et Autriche ; et encore, seulement dans un premier temps. Une fois clos le cycle révolutionnaire ils perdent leur vraie fonction : ils sont dissous en Russie, supprimés en Hongrie, transformés en organismes de collaboration de classes et de préservation du système capitaliste en Allemagne et en Autriche.

Si les Conseils d’usine surgissent en effet partout avec une fonction de contrôle sur la production de l’entreprise, ils se transforment bien vite en instruments d’expropriation pour la conquête de l’entreprise, ils assument enfin la gestion directe de celle-ci tant qu’existent les conditions favorables à l’offensive révolutionnaire. Lorsque ces conditions viennent à manquer, les Conseils retournent aux fonctions de contrôle qu’on leur avait accordé dans la première phase et admises maintenant sous une forme de co-participation « morale » à la vie de l’entreprise, puis on leur ôte même ce droit.

En d’autres termes, la naissance des Conseils, et leur fin, sont étroitement liées à l’extrême radicalisation de la lutte des classes durant le premier après-guerre ; les Conseils sont le produit d’une situation particulière qui, dans une intense veille de conquêtes, mit les masses ouvrières face à la responsabilité de devoir prendre en mains tout l’appareil économique du pays et de le faire fonctionner.

Par ailleurs, la fin, glorieuse ou non, des Conseils en tant qu’organismes révolutionnaires, ensevelis sous les canonnades de la contre-révolution et sous les décrets-lois de la restauration bourgeoise, marque aussi le tragique épilogue du premier après-guerre rouge.

L’expérience devient patrimoine théorique du prolétariat et dans de nombreux pays le drapeau des Conseils sert à rassembler les forces dispersées de la minorité révolutionnaire (surtout en Allemagne et en Hollande, où naissent derrière ce symbole des mouvements organisés). Le mouvement anarchiste, n’étant pas resté indifférent aux expériences concrètes, ne pouvait rester indifférent à la théorie qui s’élaborait à partir de ces expériences. Pour cela, il se devait de rechercher les liaisons qui s’étaient établies, ici en Italie, durant l’après-guerre entre l’organisation anarchiste alors présente, l’U.A.I. (Union anarchiste italienne, communisme libertaire), et le mouvement turinois des Conseils.

III - LES ORIGINES DES CONSEILS D’USINE

A Turin, le 27 octobre 1906, fut signée une convention collective entre la F.I.O.M. (Fédération des Ouvriers de la Métallurgie) et l’usine automobile « Itala » qui instituait, pour trancher les éventuelles controverses sur l’application de cette convention, un organisme d’entreprise appelé « Commission interne », un organisme étroitement lié à la vie de l’entreprise, composé d’ouvriers de l’usine élus par le personnel ; la Commission interne se plaçait donc dans une position autonome vis à vis des organisations horizontales et verticales du syndicat, même si quelquefois elle assumait un rôle encore plus collaborationniste que le syndicat lui-même.

Toutefois, c’est précisément la Commission interne qui devait représenter la base organique sur laquelle se développera ensuite le Conseil d’usine.
Dans l’immédiat après-guerre, en août 1919, à Turin, dans le plus grand établissement de la Fiat, Fiat-Centre, celle en fonction démissionne et le problème de sa réintégration se pose.

Au cours des discussions prévaut la proposition d’un élargissement de ladite Commission, réalisable à travers l’élection d’un délégué pour chaque atelier. A la Fiat-Centre sont ainsi élus 42 délégués correspondants aux 42 ateliers en activité. Ces 42 délégués constituent le premier Conseil d’usine.

L’exemple est vite suivi à la Fiat-Brevets et dans toutes les autres usines de Turin. L’expérience des Conseils s’étend presque aussitôt à d’autres centres industriels, hors du Piémont.

A la mi-octobre 1919, à la première assemblée des Comités exécutifs des Conseils d’usine, sont représentés 30.000 ouvriers.

La rapide affirmation des Conseils ne s’explique cependant pas si l’on ne montre pas les principes fondamentaux sur lesquels ils reposent, c’est-à-dire la théorie qui s’échafaude autour d’eux : théorie non inventée par quelque fervent génie, mais germée sur le terrain même des pratiques sociales comme nous le montrerons pas à pas.

Si les Conseils étaient restés des « Commissions internes élargies » avec les mêmes fonctions de coopération et de concordat, ils n’auraient pas pu constituer le plus efficient des instruments de la classe ouvrière dans cette période d’extrême tension révolutionnaire qui fut le premier après-guerre.

IV - LA THEORIE DES CONSEILS

Schématiquement, la théorie des Conseils, qui fut élaborée par les groupes d’avant-garde du prolétariat turinois durant l’après-guerre, se fonde sur une série de thèses que l’on peut regrouper ainsi :

a) Le Conseil d’usine se forme et s’articule autour de toutes les structures complexes et organiques de l’entreprise ; il en fouille les secrets, il en saisit les leviers et les équipements, il en enveloppe le squelette de son propre tissu. Il adhère intimement à la vie de l’établissement moderne, dans les plans et les méthodes, dans les procès de production, dans les multiples spécialisations du travail, dans la technique avancée d’organisation interne.

Par ces caractères, qui lui viennent de son expression immédiate dans les secteurs-base de l’entreprise, atelier par atelier, et en plus des fonctions qui lui sont attribuées, le Conseil d’usine, à la différence des organisations syndicales, produit deux faits nouveaux d’une grande force révolutionnaire :

 En premier lieu : au lieu d’élever chez l’ouvrier la mentalité du salarié, il lui fait découvrir la conscience de « producteur » avec toutes les conséquences d’ordre pédagogique et psychologique que cette découverte comporte.

 En second lieu : le Conseil d’usine éduque et entraine l’ouvrier à la gestion, lui donne une compétence de gestion : il lui donne jour après jour les éléments utiles à la conduite de l’entreprise. Conséquemment à ces deux faits nouveaux, même le plus modeste travailleur comprend aussitôt que la conquête de l’usine n’est plus une chimère magique ou une hypothèse confuse mais le résultat de sa propre émancipation. Ainsi aux yeux des masses, l’expropriation perd ses contours mythiques, assume des linéaments précis et devient une évidence immédiate, une certitude précise en tant qu’application de leur capacité à s’autogouverner.

b) Les Conseils, à la différence des partis et des syndicats, ne sont pas des associations contractuelles ou au moins à tendances contractuelles, mais plutôt des organisations dans l’ordre des choses, nécessaires et indivisibles.

Ce n’est pas un dirigeant ou une hiérarchie qui organise des individus à l’esprit grégaire dans un groupe politique déterminé ; dans les Conseils, l’organisation est ce même processus productif qui encadre fonctionnellement et organiquement tous les producteurs. Pour cela, les Conseils représentent le modèle d’une organisation unitaire des travailleurs, par delà leurs vues philosophiques ou religieuses particulières ; dans ce cas, l’unité est réelle parce qu’elle est le produit non d’une entente, d’un compromis, d’une combinaison, mais d’une nécessité.

L’unité interne du Conseil d’usine est tellement forte qu’elle rompt et lie deux résistantes barrières qui divisent les travailleurs : entre les organisés et les inorganisés, et entre les ouvriers manuels et les techniciens.

Dans le Conseil, chacun a sa place parce que le Conseil rassemble tout le monde, intéresse tout le monde jusqu’à ce qu’il s’identifie avec tout le personnel de l’usine.

C’est une organisation unitaire et générale des travailleurs de l’usine.

c) Les Conseils représentent la réelle préfiguration de la société socialiste ; le mouvement des Conseils constitue le processus de formation moléculaire de la société socialiste.

Ainsi l’avènement du socialisme n’est plus pensé comme une institution bureaucratique pyramidale mais comme une continuelle création de la base.

Les thèmes traditionnels de la rhétorique socialiste (et bolchévique en l’occurrence) comme « conquête du pouvoir politique » ou « dictature du prolétariat » ou « État ouvrier » sont évidés de leur contenu mythique et remplacés par une vision moins formelle, moins mécanique et moins simpliste des problèmes révolutionnaires.

Dans la ligne des Conseils se trouve le réalisme révolutionnaire qui abat l’utopisme de propagande, qui ensevelit la « métaphysique du pouvoir ».
Et même quand dans certains groupes survit une nomenclature désormais inadéquate, c’est l’interprétation nouvelle, c’est la pratique nouvelle qui en rompt les schémas, les apriorismes, les fixations logiques et phraséologiques (et ce sont ces mêmes groupes d’éducation anarchiste qui en forcent la répudiation totale). C’est ainsi que les Conseils deviennent en même temps une expérience et un exemple, une enclave dans la société d’aujourd’hui et contiennent en germe la société de demain.

d) Les Conseils, s’ils représentent sur le plan général de la stratégie révolutionnaire l’organisation générale, finale et permanente du socialisme (alors que le mouvement politique vaut seulement comme organisation particulière, instrumentale et contingente, « pour le socialisme »), constituent aussi sur le plan tactique une force complémentaire de masse, un instrument auxiliaire du mouvement politique.

Les Conseils possèdent en fait une grande potentialité offensive comme unités d’entreprises et développent en phase révolutionnaire la même fonction qu’accomplissent, durant une agitation, les Commissions internes et les comités de grève.

D’autre part, en phase de repli et de résistance, les Conseils disposent d’une grande capacité de défense. La réaction, qui peut dissoudre sans trop de difficultés les partis et les syndicats, en fermant leurs sièges et en interdisant leurs réunions, se heurte, quand elle se trouve face aux Conseils, aux murs mêmes de l’usine, à l’organisation de l’établissement ; et ne peut les dissoudre sans abattre ces murs, sans dissoudre cette organisation. Les Conseils, sous des noms divers, ou même au stade semi-officiel, survivront toujours.

V - LE MOUVEMENT DES CONSEILS

Deux groupes politiques distincts contribuèrent à l’élaboration de la théorie des Conseils : un groupe de socialistes et un groupe d’anarchistes.

Aucun autre groupe politique ne fut présent dans le mouvement, même si tous les groupes politiques italiens s’intéressèrent au phénomène. Par contre furent présents de larges groupes de travailleurs sans parti, témoins du caractère d’unité prolétarienne du mouvement.

Le groupe socialiste se constitua dans les dernières années de la guerre autour de « Grido del Popolo » (Cri du peuple), feuille de la section turinoise du parti socialiste. La figure de premier plan était Antonio Gramsci, qui sera plus tard le leader d’une des deux fractions qui concourront à la fondation du parti communiste d’Italie. Personnages de second plan : Tasca, Togliatti, Terracini et Viglongo.

Mais si tout ce groupe contribua à la fondation de l’hebdomadaire « L’Ordine Nuovo » (Ordre nouveau), dont le premier numéro sortit le 1er mai 1919, il n’y eut en fait que deux forces animatrices des Conseils du côté socialiste : d’une part l’esprit de Gramsci, de l’autre les groupes d’avant-garde, d’authentiques bien que modestes ouvriers turinois. Ces deux forces passeront sans tâches dans l’histoire et sauveront le nom des Conseils.

Du côté anarchiste, notons la collaboration assidue et qualifiée de Carlo Petri (pseudonyme de Pietro Mosso [3]) à « L’Ordine Nuovo ». Carlo Petri, assistant à la chaire de philosophie théorétique de l’Université de Turin, est l’auteur d’un essai sur le taylorisme et les Conseils ouvriers, et d’autres écrits défendant le communisme anarchiste.

Mais la contribution anarchiste se trouve surtout dans le travail d’organisation pratique des Conseils effectué par deux ouvriers métallurgistes anarchistes : Pietro Ferrero [4], secrétaire de la section turinoise de la F.I.O.M. et Maurizio Garino [5] (qui a apporté des souvenirs personnels et des observations critiques à ces notes sur les Conseils), et par tout un groupe : le Groupe libertaire turinois [6], dont ils faisaient partie.

Le Groupe libertaire turinois s’était déjà distingué non seulement par sa présence dans les luttes ouvrières avant et pendant la guerre mais surtout par les lignes directrices qu’il avait données au problème de l’action des libertaires dans les syndicats. Ce groupe avait en fait soutenu la nécessité d’opérer dans les syndicats fussent-ils réformistes (et peuvent-ils ne pas l’être ? se demandait-il) afin de pouvoir y établir les plus larges contacts avec les masses laborieuses.

Sous cet aspect, la critique que « L’Ordine Nuovo » faisait à l’U.S.I. (Union syndicale italienne, syndicalisme révolutionnaire) ne pouvait qu’être approuvée par ces anarchistes même si la forme de cette critique n’était pas la plus apte à convaincre les nombreux groupes d’ouvriers sincèrement révolutionnaires qui étaient à l’U.S.I.

Le Groupe libertaire turinois fut ainsi au centre des luttes de classes à Turin durant les quatre années de l’après-guerre et donna en la personne de Pietro Ferrero, assassiné par les fascistes le 18 décembre 1922, un de ses meilleurs militants à la résistance anti-fasciste. Nous verrons aussi plus loin quelle part notable eurent les anarchistes dans l’élaboration de la théorie des Conseils et quelles adjonctions théoriques ils apportèrent aux points énoncés au chapitre IV du présent essai.

VI - LA POLEMIQUE SUR LES CONSEILS

Le mouvement des Conseils trouva sa route barrée en Italie par deux forces de l’ordre constitué : les groupes de la grande industrie et les hiérarchies syndicales. Ces deux forces tendaient à conserver une structure déterminée de la société italienne : Olivetti, Agnelli, et Pirelli entendaient conserver leurs monopoles, leur prestige et leur hégémonie dans et hors de l’usine ; Colombino, D’Aragona et Baldesi entendaient conserver, grâce à leur médiation, l’équilibre instauré dans les rapports de travail et le droit exclusif de représenter les travailleurs auprès de leurs ennemis de classe et de l’État.

Le mouvement des Conseils changea cette situation et frappa au coeur plus qu’au porte-feuille l’organisation capitaliste, destitua les organisations syndicales en leur substituant une forme d’organisation ouvrière plus adéquate au mouvement révolutionnaire.

Nous verrons plus loin combien fut enragée la réaction des capitalistes piémontais et combien fut âpre le ressentiment des cercles confédéraux, inquiets de voir reculer leurs positions au Piémont.

Dans « Battaglie sindacali » (Batailles syndicales), publication de la C.G.L. (l’équivalent italien de la C.G.T.), le mouvement des Conseils fut soumis à de violentes attaques et fut dénoncé comme une soudaine éruption « d’anarchisme ». C’était alors une méthode assez répandue dans tout le camp social-réformiste européen que d’accuser « d’anarchisme » tout mouvement révolutionnaire, du Spartakisme en Allemagne jusqu’au Bolchevisme en Russie : signe évident du rôle prééminent que jouait alors l’anarchisme dans les luttes de classes.

Même le groupe de « L’Ordine Nuovo » et avec lui toute la section turinoise du parti socialiste fut l’objet d’âpres attaques dans ce sens, non tant par la présence dans le mouvement des Conseils d’anarchistes déclarés, que par le fait qu’il ait énergiquement défendu le droit pour tous les travailleurs, même les inorganisés, de faire partie des Conseils. « L’Ordine Nuovo » répliquait à ces critiques en dénonçant dans ses colonnes les fonctionnaires syndicaux qui cherchaient partout des adhérents à « encarter », des moutons dociles plutôt que des militants ouvriers décidés à défendre et à affirmer concrètement dans l’usine les droits de leur classe.

Ensuite, avec l’aggravation de la tension entre la droite, le centre et la gauche du parti socialiste, la polémique s’étendit et s’approfondit jusqu’au Congrès de Livourne, qui vit toutefois faussé le réel contraste entre gauche et droite par la question formelle de l’adhésion à l’Internationale de Moscou.

La polémique au sein même du mouvement des Conseils ou dans ses environs immédiats fut plus riche. Le débat fut riche et fécond entre les groupes qui, comme « L’Ordine Nuovo » de Turin et « Le Soviet » de Naples, convergeaient vers la fondation du Parti Communiste Italien, et entre les groupes qui se rassemblaient autour de l’U.S.I. (Union syndicale italienne) et de l’U.A.I. (Union anarchiste italienne).

Nous commençons avec « L’Ordine Nuovo ».

Le journal, hebdomadaire dans sa première série - commencée le 1er mai 1919 et terminée à la fin de 1920 - [durant la seconde série, il devint quotidien (21-22) et il redevint hebdomadaire durant la troisième (24-25)] présente deux périodes distinctes : la « période Tasca » et la « période Gramsci », c’est-à-dire la période pendant laquelle le journal, dans sa ligne et ses objectifs, se ressent de l’influence prédominante de Tasca et la période durant laquelle Tasca étant écarté, il suit une ligne plus résolue imprimée par Gramsci. Ces deux périodes sont historiquement bien différenciées par un incident entre Tasca et Gramsci sur le problème des Conseils qu’il convient de réévoquer ici. Tasca, incertain, confus et peut-être partisan peu convaincu des Conseils, avait lu un rapport sur les valeurs politiques et syndicales des Conseils d’usine, au Congrès de la Bourse du Travail de Turin, et ce rapport avait été publié dans « L’Ordine Nuovo » (a. II, n. 3).

Dans l’exposé, la superficialité verbeuse et les considérations abstraitement juridiques trahissaient une évidente sous-évaluation de la tâche des Conseils et la tentative d’insérer la nouvelle organisation dans les cadres syndicaux afin de la subordonner à ceux-ci.

Gramsci, dans le numéro suivant (a. II, n. 4), annota soigneusement l’exposé de Tasca et écrivit entre autre, à propos d’un rapport contenu dans celui-ci, un passage qu’il nous plait de rapporter :

« Ainsi Tasca polémique avec le camarade Garino à propos de l’affirmation selon laquelle « la fonction principale du syndicat n’est pas de former la conscience du producteur chez l’ouvrier mais de défendre les intérêts de l’ouvrier en tant que salarié », affirmation qui est la thèse développée dans l’éditorial « Syndicalisme et Conseils » publié dans « L’Ordine Nuovo » du 8 novembre 1919. Quand Garino, syndicaliste anarchiste, développa cette thèse au Congrès extraordinaire de la Bourse du Travail en décembre 1919, et qu’il la développa avec une grande efficacité dialectique, et chaleur, nous fûmes très agréablement surpris, à la différence du camarade Tasca, et nous éprouvâmes une grande émotion. Puisque nous concevons le Conseil d’usine comme le commencement historique d’un processus qui nécessairement doit conduire à la fondation de l’État ouvrier, l’attitude du camarade Garino, libertaire syndicaliste, était une preuve de la certitude que nous nourrissions profondément, à savoir que dans un processus révolutionnaire réel, toute la classe ouvrière trouve spontanément son unité pratique et théorique et que chaque ouvrier, s’il est sincèrement révolutionnaire, ne peut qu’être amené à collaborer avec toute la classe au développement d’une tâche qui est immanente dans la société capitaliste et qui n’est pas une fin librement proposée par la conscience et la volonté individuelles ».

En faisant abstraction des réserves que l’on peut soulever sur certaines affirmations de ce passage, la différence d’attitude entre Tasca et Gramsci est notable par rapport au point de vue illustré par le camarade Garino.

Ceci est tellement vrai que Tasca, répliquant longuement à Gramsci, exprima sa foi fanatique dans la « dictature du prolétariat » et s’opposa à toute forme de démocratie ouvrière ; il demanda « des années, de longues années de dictature » et réduisit les Conseils d’usine à de simples « instruments » du Parti ; il définit l’idée de Fédération des Conseils comme « une thèse libertaire » et accusa Gramsci de « syndicalisme ».

« Le camarade Gramsci nous a donné, dans l’éditorial du dernier numéro, sa théorie des Conseils d’usine comme base de « l’État ouvrier ». Il y a dans cet article une claire description de la thèse proudhonienne : « l’usine se substituera au gouvernement » et la conception de l’État (sic !) qui s’y trouve développée est anarchiste et syndicaliste mais pas marxiste ».

Après cette auto-défense Tasca s’éloigna de « L’Ordine Nuovo » qui entra ainsi dans sa seconde période, en août 1920. Cette période fut inaugurée par un bilan âpre et autocritique écrit par Gramsci lui-même, pour conclure la polémique.

Avant de passer à une illustration de la contribution anarchiste, nous ferons une allusion aux interventions de Bordiga dans « Le Soviet » de Naples au cours desquelles fut soulevé, entre autre, le problème du pouvoir politique, qui intervient et écrase avec son appareil répressif toute tentative d’édification socialiste à la base comme les Conseils, quand ceux-ci ne sont pas simplement incorporés graduellement dans l’ordre bourgeois.

L’objection était juste, mais Bordiga, prisonnier de vieilles formules, ne réussissait pas à résoudre le problème du pouvoir, si ce n’est dans le sens de sa conquête plutôt que dans le sens de sa destruction ; c’est pourquoi il ne pouvait comprendre la fonction immédiatement positive des Conseils au cours de la destruction de l’Etat, opérée par le mouvement politique de la classe.

VII - LA CONTRIBUTION DES ANARCHISTES

La contribution des anarchistes à l’élaboration de la théorie des Conseils peut se résumer à deux apports essentiels :

a) Ce n’est que pendant une période révolutionnaire que les Conseils peuvent avoir une véritable efficacité, et se constituer en moyens valables pour la lutte des classes et non pour la collaboration de classes. En période contre-révolutionnaire les Conseils finissent par être phagocités par l’organisation capitaliste qui n’est pas toujours opposée à une cogestion morale de la part des travailleurs. C’est pourquoi avancer l’idée des Conseils dans une période contre-révolutionnaire signifie lancer des diversions inutiles et porter gravement préjudice à la formule même des Conseils d’usine comme mot d’ordre révolutionnaire.

b) Les Conseils ne résolvent qu’à moitié le problème de l’État : ils vident l’État de ses fonctions sociales mais ils ne lèsent pas l’État dans ses fonctions antisociales ; ils vident l’appareil étatique de son contenu mais ne le détruisent pas. Mais puisqu’on ne peut vaincre l’État en l’ignorant, du fait qu’il peut faire sentir sa présence à tout moment en mettant en marche son mécanisme de contrainte et de sanction, il faut détruire aussi ce mécanisme. Les Conseils ne peuvent accomplir cette opération et pour cela ils demandent l’intervention d’une force politique organisée ; le mouvement spécifique de la classe, qui mène à bien une telle mission. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut éviter que le bourgeois, jeté à la porte dans ses vêtements de patron ne rentre par la fenêtre déguisé en policier.

La question soulevée dans la polémique entre « L’Ordine Nuovo » et « Le Soviet » nous semble ainsi résolue. Les « ordinovistes » sous-estimaient le problème de l’État en ce sens qu’ils avaient tendance à ne pas s’en occuper [7] ; les « soviétistes » le surestimaient car ils voulaient s’en emparer, tandis que les anarchistes le plaçaient au centre de leurs préoccupations pour réaliser sa liquidation, sur le terrain politique. Les occasions, les documents, les réunions dans lesquels les anarchistes répétèrent les thèses sur les Conseils, énoncées au chapitre IV, et complétèrent ces thèses avec les « additifs » résumés ci-dessus, furent multiples.

La première occasion fut offerte par le Congrès National de l’U.S.I. qui se tint à Parme en décembre 1919. Déjà avant le Congrès, dans « Guerra di Classe » (Guerre de Classe), la publication de l’U.S.I., le problème des Conseils avait été examiné par Borghi, Garinei, et Giovannetti et « L’Ordine Nuovo » sous la plume de Togliatti avait souligné la méthode critique subtile avec laquelle avait été traitée la question dans ce journal.

Au Congrès de l’U.S.I., auquel les Conseils d’usine avaient envoyé leur adhésion et même un représentant, Matta, un ouvrier turinois, on discuta longuement des Conseils en n’ayant cependant pas toujours une connaissance suffisante du sujet (ainsi les Conseils furent comparés au syndicalisme industriel des Industrial Workers of the World, syndicalisme anglo-saxon ; ce qui ne correspond pas à la réalité, même si théoriquement Gramsci reconnaissait avoir emprunté des idées au syndicaliste nord-américain De Leon) et avec l’intention de faire passer le mouvement des Conseils comme une reconnaissance implicite du syndicalisme révolutionnaire, alors que les Conseils en étaient au contraire une critique et un dépassement.

A la fin du Congrès, cette importante résolution, dans laquelle sont condensées les observations positives du débat, fut approuvée :

« Le Congrès salue chaque pas en avant du prolétariat et des forces politiques vers la conception pure du socialisme niant toute capacité de démolition ou de reconstruction à l’institution historique, typique de la démocratie bourgeoise, qui est le parlement, coeur de l’État ;

Considère la conception soviétiste de reconstruction sociale comme antithétique de l’État et déclare que toute superposition à l’autonome et libre fonctionnement des soviets de toute la classe productrice, unie dans l’action défensive contre les menaces de la réaction et par les nécessités administratives de la future gestion sociale, sera considérée par le prolétariat comme un attentat au développement de la révolution et à l’avènement de l’égalité dans la liberté ;

Déclare pour ces raisons toute sa sympathie et son encouragement à ces initiatives prolétariennes que sont les Conseils d’usine, qui tendent à transférer dans la masse ouvrière toutes les facultés d’initiative révolutionnaire et de reconstruction de la vie sociale, en mettant cependant bien en garde les travailleurs contre toutes déviations possibles et escamotages réformistes de la nature révolutionnaire de telles initiatives, contrevenant ainsi aux intentions d’avant-garde de la meilleure partie du prolétariat.

Invite spécialement cette partie du prolétariat à considérer les nécessités de préparer les forces d’attaque révolutionnaire à l’affrontement de classes, sans quoi la prise en charge de la gestion sociale de la part du proletariat ne sera pas possible » [8].

Le Congrès explicita ensuite dans ces termes les dangers de déviation contenus dans les Conseils d’usine :

a) « Les Conseils d’usine pourraient dégénérer en de simples commissions internes pour le bon fonctionnement de l’usine, pour l’augmentation de la production au profit de la bourgeoisie, pour régler les différends internes, etc. »

b) « On pourrait invertir la logique du processus révolutionnaire, et croire que l’anticipation des formes de la future gestion sociale suffise à faire tomber le régime actuel »

c) « On pourrait oublier que l’usine est propriété du patron parce qu’il y a l’État - le gendarme - qui la défend »

d) « Il ne faudrait pas tomber dans l’erreur consistant à croire que la question de forme résoudra la question de la substance de la valeur idéale d’un mouvement déterminé ».

La discussion fut plus ample au sein de l’Union anarchiste italienne qui se préparait à tenir son Congrès national à Bologne du 1er au 4 juillet 1920.

Déjà dans la première moitié de juin, les camarades Ferrero et Garino avaient présenté la motion défendue auparavant à la Bourse du travail de Turin, au Congrès anarchiste piémontais. Celui-ci l’approuva et délégua le camarade Garino pour la soutenir au Congrès national [9]. Le 1er juillet parut dans « Umanità Nova » (Nouvelle humanité) un long et exhaustif rapport du camarade Garino, dans lequel étaient exposés les principes inspirateurs du mouvement et de l’action des Conseils [10]. Au Congrès, le camarade Garino, sur la base du rapport déjà publié, illustra la motion approuvée par le Congrès anarchiste piémontais. Après des interventions remarquables de Borghi, Sassi, Vella, Marzocchi, Fabbri, une résolution fut adoptée, qui malgré la naïveté de certaines expressions, reprend les thèmes essentiels de la motion de Turin.

En voici le texte :

« Le Congrès - tenant compte que les Conseils d’usine et d’atelier tirent leur importance principale du fait de l’imminence de la révolution et pourront être alors les organes techniques pour l’expropriation et pour la nécessaire et immédiate continuation de la production, et sachant que tant que la société actuelle existera ils subiront l’influence modératrice et conciliatrice de celle-ci »

« Considère les Conseils d’usine comme étant des organes aptes à encadrer, en vue de la révolution, tous les producteurs manuels et intellectuels, sur le lieu même de leur travail, et en vue de réaliser les principes anarchistes-communistes. Les Conseils sont des organes absolument anti-étatiques et sont les noyaux possibles de la future gestion de la production industrielle et agricole »

« Les considère en outre comme étant aptes à développer chez l’ouvrier salarié la conscience de producteur, et comme étant utiles aux fins de la révolution en favorisant la transformation du mécontentement des classes ouvrières et paysannes en une volonté claire d’expropriation »

« Invite donc les camarades à appuyer la formation des Conseils d’usine et à participer activement à leur développement pour les maintenir, aussi bien dans leur structure organique que dans leur fonctionnement, sur ces directives, en combattant toute tendance de déviation collaborationniste et en veillant à ce que tous les travailleurs de chaque usine participent à leur formation (qu’ils soient organisés ou non) ».

En outre, au Congrès de Bologne fut votée une seconde motion sur les Soviets qui réaffirmait selon des principes identiques l’impossibilité historique et politique d’expériences libertaires en période de contre-révolution.

Un autre document important se ressentant largement de l’influence des anarchistes est le manifeste lancé dans « L’Ordine Nuovo » du 27 mars 1920 [11] qui est adressé aux ouvriers et paysans d’Italie pour un Congrès national des Conseils, signé par la rédaction du journal, le Comité exécutif de la section turinoise du parti socialiste, le Comité d’étude des Conseils d’usine turinois et le groupe libertaire de la même ville.

Mais le Congrès n’eut pas lieu car d’autres événements se produisirent.

VIII - L’ACTION DES CONSEILS

Nous avons déjà parlé de l’origine des Conseils d’usine à Turin et de leur extension dans le Piémont, où ces organismes avaient effectivement atteint un degré d’efficience élevé.

A Turin surtout, chaque usine avait son Conseil, composé de délégués d’atelier et représenté par un commissariat exécutif d’usine, dont le secrétaire constituait avec les secrétaires délégués par les autres usines, le Comité central des usines, et donc le Comité de la ville.

Mais nous n’avons pas encore parlé de la contre-offensive que le Capital préparait, à Turin précisément.

Déjà au Printemps 1919, sur l’initiative de l’industriel Gino Olivetti, était partie de Turin même l’idée de la constitution de la Confédération générale de l’industrie (Confindustria, équivalent italien du M.E.D.E.F.) : initiative qui reçut d’immédiats et larges soutiens dans le monde économique.

A Turin et dans le Piémont existaient dans l’immédiate après-guerre d’autres organisations patronales puissantes : l’Association des métallurgistes et mécaniciens similaires (A.M.M.A.), dirigée par l’ingénieur Boella et présidée par le « Gran Ufficiale » Agnelli, la Ligue industrielle fondée en 1906, dont le secrétaire général était l’avocat Codogni et le président le « Commendatore » De Benedetti, l’Association piémontaise des industries du caoutchouc, fondée sur le holding Michelin, la Fédération industrielle de Verceil, la Ligue industrielle du Val d’Aoste, etc.

Toutes ces forces tinrent en mars 1920 une conférence à Turin, au cours de laquelle fut élaboré un plan d’attaque contre le prolétariat turinois et contre ses Conseils qui, au mois de février, s’étaient étendus en Ligurie aux chantiers Ansaldo, Odero, Piaggio, Ilva, aux usines Fossati, San Giorgio et qui en mars apparaissaient pour la première fois à Naples dans les usines Miani et Silvestri. Cette dernière usine ne fut reprise aux ouvriers que par l’usage des mitrailleuses et des canons.

Dans la dernière décennie de mars, les paysans du Novarais se mettent en grève tandis qu’à Turin, 5.000 ouvriers de la chaussure, les ouvriers du textile et les fonctionnaires font de même. Le 25 mars un incident a lieu à l’usine Fiat, les locaux sont occupés : occupés matériellement parce que les Conseils avaient déjà « envahi » l’usine avant. Ils lui avaient arraché ses secrets, en avaient chassé les espions et les valets des patrons, y avaient dicté une nouvelle discipline interne, s’étaient documentés sur les indices de prix, de productivité, s’étaient liés au personnel technique, avaient organisé des sections armées pour défendre l’usine.

Les industriels réagirent en décrétant le lock-out. 50.000 métallurgistes entrent en grève.

Les tractations traînèrent vingt jours durant lesquels firent grève pour des raisons catégorielles les ouvriers du papier et les employés des postes et télécommunications. Le 14 avril, la grève générale est déclarée dans tout le Piémont ; Alexandrie, Asti, Novare, Casale, Biella, Vercelli y participent. Le 15, les cheminots de la province de Turin entrent en grève. La grève s’étend jusqu’aux receveurs d’impôts et aux gardes municipaux. Les industriels semblent vaincus.

Mais le gouvernement est de leur côté et il décide d’envoyer des troupes à Turin. Il envoie le 231ème régiment d’infanterie qui sera cependant bloqué par les cheminots. On essaie de transporter des troupes à Gênes à bord d’un navire de commerce mais les marins refusent. Finalement, on les embarqua sur le cuirassé « Caio Duilio », qui une fois arrivé à Gênes trouva la ville et le port en grève générale. La même chose se produisit pour les Gardes royales embarquées sur le contretorpilleur « Carini ». A terre, les cheminots de Florence, Pise, Lucques imitent leurs camarades de Livourne.

La grève générale s’étend par solidarité jusqu’à Bologne.
Nous sommes désormais à la veille d’une grève générale insurrectionnelle. Les Conseils d’usine de Turin, l’Union syndicale italienne et les anarchistes l’invoquent concordément. Des accords interviennent entre ces trois forces : socialistes des Conseils, syndicalistes révolutionnaires et anarchistes.

Malatesta, qui était depuis peu revenu en Italie et qui dans un rapide tour de la péninsule s’était voué à préparer dans la conscience des masses le concept de révolution, avait répondu à un groupe de socialistes turinois venu à la rédaction d’« Umanità Nova » pour savoir quelle serait l’attitude des anarchistes : « Quelles que soient les circonstances, les anarchistes feront ce qu’ils se doivent de faire ». De même, les responsables de l’U.S.I. leur avaient donné l’assurance de leur complète solidarité avec le mouvement.

La délégation des Conseils se rendit également aux réunions que tenait alors à Milan le Conseil national du parti socialiste (il aurait dû les tenir à Turin mais à Turin... c’était la grève) mais elle ne trouva là que l’hostilité ouverte des dirigeants du Parti, que des moqueries et des railleries et les membres de la délégation furent traités d’« anarchistes ». Ils apportaient la voix de Turin résistante, assiégée par 20.000 policiers et soldats, et l’« Avanti ! » (quotidien du parti socialiste, de 1896 à 1993, NdT) refusait de publier l’appel de la section socialiste turinoise.

La trahison de la direction socialiste, incapable de concevoir, d’organiser, de vouloir le passage victorieux de la grève à l’insurrection, marque le sort du mouvement de Turin.

Le 24 avril, trente jours après le début de la grève des métallurgistes, dix jours après le début de la grève générale, c’est la reddition.
La reddition ne signifie pas seulement la capitulation des ouvriers devant le patronat mais le début de la contre-attaque que le patronat lance cette fois avec l’aide des fascistes.

Depuis longtemps à Turin, des rapports étroits s’étaient établis entre De Vecchi (directeur du journal fasciste l’« Ardito » - Hardi) et des représentants de la Confindustria. Comme en témoignent aujourd’hui de nombreux documents dont l’authenticité est indiscutable, ce furent les industriels turinois qui les premiers financèrent les entreprises fascistes et la presse fasciste. Agnelli, De Benedetti, Boella, Codogni, Mazzini, Lancia, Olivetti : voici les parrains du fascisme turinois.

Et le fascisme turinois servit les industriels.

Le 27 avril, deux jours après la fin de la grève, les fascistes turinois lancent un manifeste qui est un abject tissu d’hypocrisie, mais qui mérite d’être lu au moins pour comprendre comment la provocation et le mensonge peuvent se camoufler sous une phraséologie extrémiste et philo-prolétarienne. Le 1er mai, à Turin, durant la manifestation commémorative, le sang de deux travailleurs tués et de trente autres blessés par les balles des gardes royales, consacre cette page de lutte du prolétariat turinois.

La bataille d’Avril est finie. On se rapproche de celle de Septembre.
En septembre, cependant, l’occupation des usines ne mettait pas en avant les problèmes d’expropriation et de gestion directe mais plutôt la question économique du contrôle de l’entreprise. L’action portée sur un tel terrain ne pouvait que déboucher sur des pourparlers entre la C.G.L. et la Confindustria, avec la médiation du gouvernement Giolitti. Entre les projets et les contre-projets, l’agitation, démarquée dans de nombreuses villes des plans de la bureaucratie confédérale par des expériences pratiques de gestion directe à la base, était reconduite sur le terrain de la légalité.

Toutefois, la présence des Conseils d’usine au cours de la lutte conduisit à deux résultats importants :

a) Elle accentua le caractère révolutionnaire de l’« occupation », si bien que l’accord survenu sur la base du contrôle apparut aux masses laborieuses comme une trahison ;

b) Elle prouva pratiquement que partout où existaient des Conseils d’usine, l’occupation ne fut pas seulement symbolique mais réelle en ce sens que, à travers mille difficultés techniques et financières, un rythme normal ou quasi-normal de production fut maintenu dans les usines. Citons comme exemple les usines Galileo de Florence (dont le secrétaire de Commission interne était un anarchiste) qui réussirent à maintenir la production à 90% de la normale et à surmonter les énormes difficultés d’ordre organisationnel, technique, financier, militaire et d’assistance.

Ce n’est pas pour rien que la résistance fut la plus tenace et la reddition la plus difficile à arracher dans les usines tenues par les Conseils.

IX - LA TRADITION DES CONSEILS

Il n’existe pas seulement une tradition italienne des Conseils, qui se rattache aux expériences de l’après-guerre rouge. Il existe une tradition européenne, mondiale. En Russie, le mouvement des Conseils eut un large développement durant la période de préparation révolutionnaire jusqu’en octobre puis sur la base des Conseils se développèrent deux courants : celui de l’« Opposition ouvrière » de Schiapnikov, Lutocinov et Kollontaï et celui du mouvement de Kronstadt qui avançait justement, entre autres revendications, un retour aux Conseils. Et encore dix ans après la révolution de 1917 un courant d’extrême gauche résistait encore dans le parti bolchevik, courant dit « de Smirnov », qui revendiquait le retour aux Conseils.

En Allemagne, la révolution brandit le drapeau des Conseils : les Conseils (Raete) constituent la forme concrète du développement de la révolution en 1918, en 1919, en 1921 et en 1923. Le système des Conseils est le noyau essentiel du programme du « Spartakusbund » et plus tard naîtra un parti partisan du communisme de Conseils : le Parti ouvrier communiste d’Allemagne (K.A.P.D.), appuyé par une organisation de masse, l’Union générale ouvrière d’Allemagne (A.A.P.D.).

En Hollande se développa un important mouvement théorique autour de l’idée des Conseils : ce sont les « tribunistes » qui s’étaient déjà distingués avant la guerre par leur critique de la social-démocratie et pendant la guerre par leur position internationaliste intransigeante, qui alors adoptèrent cette idée, collaborant étroitement avec la gauche allemande. Herman Gorter et Anton Pannekoek devinrent les théoriciens de cette tendance.

En France, dans de nombreux groupes, on accorde une place de choix au problème des Conseils : le groupe « Spartacus » avec René Lefeuvre et des noyaux d’exilés italiens et allemands s’en occupent plus particulièrement. Dans la myriade de publications des groupes révolutionnaires, la question des Conseils est soumise à un profond réexamen critique.

En Hongrie et en Bavière, l’expérience des Conseils ne se conclut qu’après le triomphe de la contre-révolution.

Partout, mais surtout en Bavière, en Hollande et en Allemagne, les anarchistes participèrent de façon positive à ce long travail pratique et théorique.

[1Unification de l’Italie autour du royaume de Piémont-Sardaigne dont Turin est la capitale. Turin reste capitale du royaume d’Italie de 1861 à 1864, puis ce fut Florence et en 1870, Rome (NdT).

[2La révolte qui dura 4 jours et eut presque les caractères d’une insurrection armée vit les anarchistes au premier plan dans l’organisation du mouvement de contestation.

[3Pietro Mosso, né à Cerreto d’Asti le 10 janvier 1893, mort dans la zone d’Asti le 29 janvier 1945 au cours d’un bombardement aérien, avait collaboré au début de l’après-guerre à « L’Ordine Nuovo » (citons entre autres articles « Le système Taylor et les conseils des producteurs » du n° du 25 octobre au n° du 22 novembre 1919 ; cette étude aurait dû être éditée comme cahier dans une collection, où l’on annonçait aussi un essai de Antonio Gramsci sur « Le problème du pouvoir prolétarien », mais l’initiative est restée à l’état de projet ; l’article « Bourgeoisie et production en régime communiste » dans le n° du 7 juin 1919 ; une intervention dans la polémique entre For Ever et le journal ayant comme titre « Communisme anarchiste » dans le n° du 26 juillet 1919 ; une discussion avec p.t. (Palmiro Togliatti) dans le n° du 30 août 1919, etc.).

Bien que s’étant distingué par sa lucidité et la méthode scientifique avec laquelle il analysait les problèmes, il n’a jamais participé à la vie politique militante du mouvement anarchiste.

Il était connu aussi pour son activité académique à l’université de Turin où il était assistant du Professeur Annibale Pastore à la chaire de logique et pour sa compétence technique en tant qu’ingénieur mécanique (système Mosso pour la construction de refuges blindés).

De Carlo Petri, Gramsci a écrit : « Dans la rédaction de « L’Ordine Nuovo » nous avons un communiste libertaire : Carlo Petri. Avec Petri la discussion est sur un plan supérieur : avec les communistes libertaires comme Petri le travail en commun est nécessaire et indispensable : ils sont une force de la révolution ».

[4Pietro Ferrero est né à Grugliasco, (Turin) le 12 mai 1892 ; en 1918 il est entré chez Fiat. Il a été un des premiers adhérents au Cercle d’études sociales né à Barriera di Milano en février 1905 qui avait pour but de lutter contre le réformisme. Lorsque le cercle s’est transformé en « école moderne » il en est devenu le secrétaire (1911). L’école - qui s’inspirait de l’idéal pédagogique de Francisco Ferrer - avait étendu son activité dans différents quartiers ouvriers de la ville, et avait une véritable fonction d’université prolétarienne. Pendant la guerre, Ferrero a fait une propagande active dans les usines et dans l’organisation syndicale pour faire triompher la ligne intransigeante d’opposition à l’entrée des représentants ouvriers dans les comités de mobilisation industrielle. Autour de lui et de Garino s’est réuni un groupe de militants de la FIOM qui s’est engagé dans une forte bataille antiréformiste et anticorporative. Elu secrétaire de la section FIOM de Turin en 1919 au cours d’une assemblée de commissaires d’ateliers, il a laissé son poste de mécanicien chez Fiat et s’est consacré à plein temps à l’organisation des conseils d’usine. Lorsqu’il était secrétaire, la section s’est engagée dans des batailles décisives telles la « grève des aiguilles » (avril 1920) et l’occupation des usines (septembre). Avec Garino, il a rédigé l’appel « Pour le congrès des Conseils » paru le 27 mars 1920 dans « L’Ordine Nuovo ». En juillet, dans la période la plus explosive qui a précédé l’occupation, il a présidé une assemblée de membres de Commissions internes au terme de laquelle a été approuvé un ordre du jour qui invitait la FIOM à entreprendre la lutte aux côtés de l’USI et déclarait que « la masse turinoise est prête à tout ». Au cours de l’occupation il a déployé une activité très intense, se déplaçant le jour et la nuit d’une usine à l’autre pour maintenir le contact avec les ouvriers armés, soutenant l’action jusqu’au bout contre tout compromis. Au congrès organisé par la FIOM nationale à Milan pour ratifier la décision d’évacuer les usines à la suite de l’accord D’Aragona-Giolitti, il s’est opposé vigoureusement en adoptant les paroles d’Errico Malatesta : « Si les ouvriers trahis abandonnent les usines, on ouvre la porte à la réaction et au fascisme ». Il est mort à Turin le 12 décembre 1922. Par « représailles » des blessures causées à deux fascistes pour une affaire personnelle, les gardes mobiles incendièrent la Chambre du travail, dévastèrent le siège de « L’Ordine Nuovo », fouillèrent, frappèrent et finalement massacrèrent 22 personnes, et en blessèrent autant. Parmi les victimes il y avait Ferrero, qui fut blessé par plusieurs coups de feu, puis suspendu par les pieds à un camion et traîné, vivant encore, sur les pavés de l’avenue Vittorio Emanuele. Son cadavre a été retrouvé après minuit, sous la statue de Vittorio Emanuele II, et identifié seulement grâce à une carte de la Croix verte qu’il avait sur lui (NdT, d’après une biographie de A. Andreasi).

[5Maurizio Garino, né à Ploaghe (Sardaigne) le 31 octobre 1892 de mère sarde et de père piémontais, mort à Turin en 1976, a vécu en Sardaigne jusqu’à l’âge de trois ans, puis sa famille s’est installée à Turin. Il a travaillé tout d’abord comme menuisier, puis comme modeleur mécanicien (il a été plus tard dirigeant d’une coopérative de production entre ouvriers modeleurs, la SAMMA). Inscrit en 1908 au mouvement des jeunes socialistes il en est sorti en 1910 pour fonder le cercle d’études sociales « F. Ferrer » de Barriera di Milano. Il a participé à toutes les manifestations prolétariennes les plus importantes : à la protestation contre l’arrestation et l’assassinat de Ferrer, aux agitations contre la guerre de Lybie, à la semaine rouge, aux désordres d’août 1917 contre la guerre mondiale impérialiste, aux Conseils d’usine, à l’occupation des usines, à la lutte antifasciste, etc.

[6Sur le Groupe Libertaire Turinois nous reprenons volontiers ces informations du camarade Garino : « Le Groupe Barriera di Milano qui a tant donné au mouvement ouvrier turinois dans la période 1910-1922 était le plus nombreux et homogène et composé presque exclusivement d’ouvriers. A part moi-même, Ferrero y adhérait et en a été le secrétaire pendant quelques années puis laissa sa place pour devenir secrétaire de la Fiom de la province ; et aussi Vianello, Mairone Antonio, interné plus tard dans les camps de concentration nazis, Garino Antonio, Piolatto, Carabba Quirico, Berra, Cocchi, Carrara et beaucoup d’autres tout aussi dignes que l’on se souvienne d’eux mais dont malheureusement je ne sais plus le nom ».

[7Nous avons traduit accantonamento (littéralement : cantonnement) par « isolement » qui exprime mieux la thèse défendue par « L’Ordine Nuovo » : le pouvoir grandissant des Conseils entraîne de fait l’extinction de l’État qui se trouve réduit à une forme sans contenu ni pouvoir (NdT).

[8« Guerra di Classe », an VI, n. 1, 1 janvier 1920.

[9Voir « Umanità Nova », 18 juin 1920.

[10Voir Annexes.

[11Voir reproduction intégrale en annexes.


ANNEXES

POUR LE CONGRES DES CONSEILS D’USINE AUX OUVRIERS ET PAYSANS D’ITALIE [1]

Ouvriers de Turin !

Quelques mois se sont écoulés depuis que grâce à vous le mouvement pour la constitution des Conseils d’usine a pris son essor dans l’industrie turinoise.

Après plus de six mois de discussions, d’épreuves et de dur travail, la nature et les buts de ce mouvement sont désormais clairs. On voit maintenant quels sont ses éléments de valeur transitoire, quels sont au contraire les nouveaux principes essentiels qui inspirent la formation des organismes dans lesquels la vie et la lutte de votre classe trouvent une nouvelle forme. On voit les principes pour lesquels vous vivez et travaillez et pour lesquels vous êtes prêts à lutter. Il faut tirer les conclusions du travail accompli, en extraire une norme sûre pour l’avenir, utiliser les fruits de la précieuse expérience que vous avez recueillie dans la tentative de résoudre les problèmes qui se présentent à l’heure actuelle à quiconque participe à la vie de la classe ouvrière. Vous avez démontré, en vous mettant directement, spontanément au travail, que vous jugez cette méthode supérieure à l’autre, qui conseille d’attendre les enseignements et les plans provenant de haut.

Vous avez démontré que vous voulez vous-mêmes devenir les maîtres de votre destin, que vous comprenez la rédemption de la classe des travailleurs comme une oeuvre que les travailleurs eux-mêmes doivent réaliser. Vous avez démontré qu’une nouvelle conscience est née en vous ; conscience qui cherchait une forme et un mode d’action dans lesquels se concrétiser et s’affirmer, et cette forme vous avez su la trouver. Les discussions que vous aurez aujourd’hui, les solutions que vous estimerez bonnes d’adopter, les plans que vous proposerez auront l’inestimable valeur d’être soutenus par une connaissance qui s’est formée dans les faits, par une volonté qui s’est consolidée dans l’action, par une résolution qui s’est renforcée, qui est devenue confiance tenace et inébranlable. Nous jugeons donc que le moment est venu de vous inviter à un congrès qui examine la quantité et la qualité du travail accompli jusqu’à présent et dans quelle direction il faut poursuivre. Nous invitons à y participer à vos côtés les ouvriers des usines et les paysans de toute l’Italie, par l’intermédiaire de leurs représentants directs.

Ouvriers de toute l’Italie.

L’appel à ce Congrès de Turin que nous vous adressons au nom des ouvriers turinois n’est ni un signe de vanité, ni d’orgueil particulier. Les ouvriers turinois sont persuadés que, s’ils se sont trouvés à l’avant-garde du mouvement de préparation prêt à la gestion communiste future de l’usine et de la société, cela ne constitue pas pour eux un titre spécial de fierté si ce n’est parce que c’est le signe qu’ils se sont retrouvés pour vivre et travailler dans des conditions spéciales qui ont favorisé le développement d’une conscience révolutionnaire et une capacité de reconstruction dans la masse des travailleurs.

Mais la concentration industrielle et la discipline unitaire instaurée dans les usines de Turin sont des conditions qui ont tendance à s’étendre à tout le monde de l’économie bourgeoise, ce sont les conditions dans lesquelles la classe des patrons cherche son salut.

Ouvriers, vos patrons, vos ennemis cherchent à résoudre aujourd’hui le problème de la conservation dans leurs mains du pouvoir social, par la création d’un système national et mondial qui garantisse le profit sans travail, qui défende leur activité absolue, qui leur permette de vous repousser, lorsqu’ils en auront la force, dans l’abîme d’obscurité et de misère dont vous voulez sortir à tout prix.

Votre volonté et votre conscience d’hommes se rebellent. Mais cette rébellion restera stérile, s’épuisera en vaines tentatives de révolte sporadique, facilement maîtrisables, difficilement dirigées vers un but durable, si vous ne parvenez pas à renouveler les formes de la lutte que vous voulez entreprendre, qui s’étend toujours plus et devient âpre et difficile. Vous devez passer de la défense à la conquête, tout le monde vous le répète, mais comment ? Les organismes de résistance, qui vous ont conduits jusqu’à présent, où vous vous réunissiez par catégorie et par métier, ont-ils en eux-mêmes la possibilité de se transformer valablement vers les nouveaux buts, vers les nouvelles méthodes de lutte ? Tout d’abord leur cristallisation dans une forme bureaucratique est très nuisible. Elle les empêche de répondre directement aux besoins, à la volonté, à la conscience des masses, qui aujourd’hui, en période révolutionnaire, se transforment rapidement.

Et de plus : la lutte de conquête doit être menée avec des armes conquérantes et non plus de défense seulement. Une nouvelle organisation doit se développer, comme opposition directe aux organismes de gouvernement des patrons. Elle doit donc naître spontanément sur les lieux de travail, et réunir tous les travailleurs car tous, en tant que producteurs, sont soumis à une autorité qui leur est étrangère et dont ils doivent se libérer. Le pouvoir du patron prend sa forme concrète dans les organismes qui règlent la production capitaliste. La volonté de votre classe aussi doit se concrétiser dans une forme d’organisation qui adhère au procès de la production, et dans laquelle chacun de vous soit amené à acquérir la capacité d’auto-gouvernement.

Voilà pour vous l’origine de la liberté : l’origine d’une formation sociale qui s’étendra rapidement et universellement, et vous permettra d’éliminer l’exploiteur et l’intermédiaire du terrain économique, de devenir vous-mêmes les patrons, les maîtres de vos machines, de votre travail, de votre vie, du destin de votre classe, d’être finalement les plus forts, dans la lutte des classes.

Mais même les organismes syndicaux se renforceront au contact intime avec les organismes de représentation des usines. On brisera l’oppression de la structure bureaucratique, l’on cherchera à dépasser même dans le terrain syndical le principe de l’union par métier, pour appliquer le principe nouveau de l’union par unité de production. L’on préparera ainsi des organismes qui auront en eux-mêmes dans un prochain avenir la capacité non plus de régler les conditions du marché de la main d’oeuvre salariée, mais de coordonner l’oeuvre des producteurs associés pour faire valoir, sur le terrain économique, seulement leur volonté.

Ouvriers, l’action des Commissaires d’atelier et des Conseils d’usine est la préparation à la révolution communiste de la société. Le fait qu’elle parte de l’équipe de travail, de l’unité élémentaire de production, ne lui enlève pas ce caractère. Au contraire, ayant en elle tant de force, elle peut espérer triompher avec la conquête de tout le pouvoir social. Les patrons l’ont bien compris, ils dressent l’oreille, ils sont en train de se mettre d’accord pour coordonner leur action, afin de vous livrer bataille lorsqu’ils le jugeront bon. Vous devez aussi vous organiser dans le même but, afin d’être les plus forts à l’heure suprême, pour ne pas disperser prématurément vos forces, pour les accroître dans la concorde, dans l’union, dans un même programme d’action. L’unité des prolétaires, bien que recherchée en vain par des accords entre les différents organismes de direction, entre les chefs, séparés par des rivalités personnelles, est néanmoins nécessaire à votre victoire. Et bien, nous croyons qu’elle naîtra spontanément quand vous vous unirez tous, dans l’atelier où vous êtes tous égaux, pour créer des institutions qui représentent et expriment votre réelle volonté.

Paysans, c’est à vous aussi que nous adressons l’appel à participer aux travaux du Congrès des commissaires d’atelier, parce que vous aussi vous êtes opprimés par la structure capitaliste pesante que les ouvriers veulent briser. C’est ici, dans les villes, que se trouvent le centre des banques qui absorbent vos économies, qui vous les volent pour les consacrer à financer les activités de rapine du capitalisme. C’est ici que se trouvent les représentants du pouvoir d’Etat que vous considérez comme un ennemi, parce qu’il garantit le droit de vos patrons et de vos exploiteurs. Les ouvriers sont vos alliés naturels, mais il vous faut vous mettre sur la même voie qu’eux et préparer dès l’heure tous les organismes aptes à vous donner le pouvoir économique et social.

Travailleurs, camarades :

Le Congrès des Commissaires d’atelier qui aura lieu à Turin avec la participation des ouvriers et des paysans de toute l’Italie va pouvoir marquer une date importante dans l’histoire du développement de la révolution prolétarienne italienne. Nous aimerions qu’il en émerge, si ce n’est une façon de voir explicite nouvelle, tout au moins le premier signe que toute la classe a commencé à s’organiser pour une conquête effective, et que les travailleurs de l’Italie entière se mettent spontanément à étudier les problèmes que la révolution leur présente, et qu’ils cherchent à les résoudre de façon unitaire, concrète, cohérente. Nous voulons que ce Congrès soit une manifestation de force et de sérieux d’une classe qui est à la veille de sa libération. A vous de réaliser ce programme.

RAPPORT SUR LES CONSEILS D’USINE ET ENTREPRISE [2]

Le problème des Conseils d’usine et d’entreprise revêt en ce moment une importance particulière en ce qui concerne le mouvement anarchiste communiste. Issu de raisons sociales profondes, il s’est imposé en peu de temps à l’attention des organisations politiques et économiques de la classe ouvrière, apparaissant comme un postulat de premier ordre. Surgi au début d’un centre industriel où l’existence d’établissements énormes avait créé des conditions très favorables, il s’est diffusé dans plusieurs localités. Maintenant, les tentatives de création des conseils sont nombreuses, dans les conditions les plus différentes.

Certes, ce nouvel organisme s’est frayé un chemin à travers des obstacles importants. L’ambiance même de la première expérience où il s’est déroulé, a offert de grandes facilités, et elle a également offert, pour des raisons diverses, de tenaces résistances. Les plus importantes, au début, apparurent sur le plan syndical, mais elles furent dépassées par l’élan des organisés eux-mêmes. D’âpres résistances furent opposées par les patrons de l’industrie, dès qu’ils eurent la certitude que les conseils tels que nous les entendions annonçaient la révolution et non la collaboration ; profitant d’une situation qui nous était défavorable, ils donnèrent l’assaut avec l’intention de nous étouffer. Malgré tout cela, les conseils se renforcent aujourd’hui, entraînant dans leur orbite de nombreux éléments qui leur étaient contraires, gagnant chaque jour plus de sympathie dans le milieu ouvrier.

Il est donc opportun de notre part d’examiner cette importante question non seulement pour éclairer et préciser notre attitude à son égard, mais éventuellement pour nous préparer à défendre les conseils contre de possibles déviations, que des organisations ou des hommes de droite pourraient leur imprimer. La conviction que nous sommes finalement à la veille d’une transformation sociale qui, si elle ne nous mènera pas à la réalisation des postulats les plus importants de l’idée anarchiste, déblayera certainement le terrain pour des conquêtes ultérieures, est une prémisse indispensable avant d’affronter l’étude des conseils. La nécessité de forger, dans la recherche de possibilités bien délimitées, des armes mieux adaptées à la poussée révolutionnaire, nous a conseillé de favoriser l’éclosion de ces nouveaux organismes. Ce sont des instruments excellents : d’abord pour l’action immédiate, ensuite pour garantir la continuité de la production dans la période insurrectionnelle et enfin parce qu’ils peuvent être les cellules de base de la gestion communiste.

Le conseil d’usine est un organisme en soi. Il regroupe tous les producteurs manuels et intellectuels sur le lieu même du travail. Etant édifié sur les différents moments de la production, il donne une garantie pour connaître tout le processus de la production. Par conséquent, il a en soi des qualités suffisantes pour assumer l’éventuelle gestion, en se débarrassant de l’enveloppe capitaliste, en rejetant hors du système de production tous les éléments parasites.

En outre, comme moyen de lutte révolutionnaire immédiate, le conseil est parfaitement adapté, tant qu’il n’est pas influencé par des éléments non communistes. Il substitue à la mentalité du salariat la conscience du producteur, en donnant au mouvement ouvrier une tendance claire à l’expropriation. Une des plus grandes qualités des conseils comme moyen de lutte révolutionnaire est précisément celle-ci : il porte la lutte de classe sur son terrain naturel et il la dote d’une grande force.

L’ascendant que la machine possède sur l’ouvrier est immense. Donnez-lui la sensation tangible que la machine, sur laquelle il passe une grande partie de son existence et à laquelle il est indissolublement lié, peut et doit lui appartenir, et vous verrez qu’il demandera son droit sur elle, même s’il n’est pas un ouvrier considéré comme " subversif ".

On a confondu le conseil d’usine avec le soviet. Il est utile de répéter que tandis que le premier encadre tous les producteurs sur le lieu de travail, dans le but de gérer les moyens de production, le deuxième est l’organe politique, par lequel les communistes autoritaires entendent exercer leur pouvoir.

Le conseil tel que nous l’entendons, devrait être le travail librement associé et coordonné pour produire les denrées et les objets nécessaires à la communauté. Loin de nous l’intention de dicter a priori une quelconque norme fixe, qui devrait organiser demain les relations entre les personnes. Nous laissons cet objectif à la révolution sociale, qui fera son chemin sans s’occuper des schémas de tel ou tel parti.

Mais comme nous sommes convaincus que la production loin de diminuer doit augmenter le lendemain même de l’insurrection et comme nous jugeons absurde dans les conditions actuelles de détruire et de désorganiser les grands complexes industriels, où se trouvent les systèmes de production les plus avantageux et les plus rapides, nous sommes décidés à nous préserver de toute surprise en constituant dès maintenant une libre confédération de conseils. Au fur et à mesure des besoins, elle formera des bureaux techniques et de statistiques, en étendant un réseau de rapports utiles entre les différentes communautés qui auront indiscutablement intérêt à se mettre d’accord sur un travail d’entraide.

Nous avons parlé plus haut des soviets. Il est bon de préciser les rapports que, d’après les communistes autoritaires, les conseils d’usine devraient avoir avec ces organismes, sans approfondir les raisons qui nous portent à croire que nous ne pouvons pas adhérer au système des soviets et à leur fonction, comme les veulent les socialistes et tels que même la Troisième Internationale les a fixés. Nous jugeons que si nous devrons subir le soviet politique, il ne doit toutefois absolument pas s’introduire dans la vie des conseils d’usine. Voilà pourquoi nous sommes résolument contraires aux superstructures politiques qui enveloppent les organismes de production afin de les maintenir dans l’orbite de l’Etat, même socialiste.

Pour les communistes autoritaires les conseils d’usine de l’entreprise devraient être une partie des éléments constituant le soviet. C’est-à-dire que le conseil devrait nommer ses représentants au soviet de la ville, de la province, etc... lesquels, devraient assumer avec les représentants des conseils des autres fractions productives, la fonction des actuels conseils municipaux, départementaux, etc... jusqu’à remplacer le parlement (représentants des différentes classes sociales, représentants nationaux des seuls producteurs) par le commissariat central des soviets, et le gouvernement actuel par le Conseil des commissaires du peuple.

Il est évident qu’en prenant le premier élément de représentation au soviet dans le conseil d’usine ou d’atelier, les communistes le revêtent d’un mandat politique et jettent ainsi les bases de la dictature prolétarienne au beau milieu d’un organisme qui doit par sa nature rester étranger à toute fonction de gouvernement. Au contraire, cette nature rend d’après nous le conseil un organisme authentiquement anti-étatique.

Les finalités des conseils, tels que les veulent nos « cousins », divergent donc fondamentalement des nôtres. Tandis que nous visons à abattre tout pouvoir et acceptons le conseil en tant qu’organisme anti-étatique, ils veulent y jeter les bases du nouvel Etat, inéluctablement centralisateur et autoritaire, lui faisant développer sa fonction à travers la hiérarchie représentative des différentes gradations des soviets. Nous avons dit plus haut qu’à leur naissance les conseils ont trouvé des obstacles de la part d’organismes syndicaux préexistants. Comme ces résistances étaient motivées par de profondes raisons d’ordre public et syndical, il est bien d’en parler.

Les vieilles organisations économiques à système centralisé (confédérales) et leurs dirigeants, ont vu dans l’institution des conseils (tels que nous les entendons) un grave danger, un danger même mortel pour les syndicalistes.

La lutte que les personnes organisées de cette ville ont dû soutenir pour ouvrir une brèche dans la vieille mentalité syndicale a été très dure.
La victoire qu’ils ont remportée correspondait aux besoins de la masse ouvrière, lassée désormais d’une discipline pas toujours nécessaire, et qui aspirait à une plus grande liberté d’action. La transformation de ces organisations fut le premier but des partisans des conseils qui, à travers le syndicat, réussirent par la suite à faciliter le développement des conseils. L’innovation consistait à donner un droit de délibération dans le syndicat à l’assemblée des commissaires d’atelier, qui tout en étant organisés, étaient élus par tous les ouvriers syndiqués ou non, indistinctement - à raison d’un élu pour trente ouvriers -. Il est facile de comprendre pourquoi un tel système était inacceptable pour cette organisation puisque les inorganisés auraient influencé les directives du syndicat.

Les syndicalistes désiraient donc limiter la nomination des commissaires d’atelier par les ouvriers. Cependant le système que nous avons choisi et qui confondait - durant un certain temps - le conseil d’usine avec le syndicat, représentait le seul modus vivendi qui sauvait l’esprit des conseils d’usine et éliminait dans la période de l’action des oppositions trop graves entre les conseils et le syndicat, en fournissant de cette manière une base unique de délibération.

Par contre, en excluant les inorganisés du droit de vote, on ajoutait un nouvel appendice au syndicat. Le contraste entre les deux thèse est évident ; l’acceptation de la thèse syndicale aurait complètement dénaturé les conseils.

Une seconde thèse soutenue par les socialistes centristes est l’élection des conseils par tous les producteurs, qui ont droit à élire des commissaires. Cependant ces commissaires sont tenus à l’écart de la direction syndicale et admis uniquement en tant qu’organe consultatif et chargé de certaines tâches syndicales dans les ateliers en attendant que les syndicats prennent la direction des entreprises. Cette thèse est également opposée à l’esprit des conseils en tant qu’elle les soumet à des organismes auxquels - tout en ayant aujourd’hui quelques points de contact - ils ne peuvent en aucun cas être soumis, puisqu’ils tirent exclusivement de l’unanimité des producteurs leur raison d’être, ce qui est profondément différent de ce qui anime les syndicats.

L’accusation de vouloir tuer les syndicats nous a été injustement faite en plusieurs occasions. Nous admettons que l’action des syndicats est en partie absorbée par le conseil, mais nous avons la conviction que ce dernier exerce une influence féconde sur le syndicat, puisqu’il le rapproche des vibrations de la masse, en le mettant en mesure d’interpréter de près les besoins.

Nous reconnaissons donc implicitement que les syndicats ont encore aujourd’hui plusieurs raisons d’exister, d’exercer des fonctions encore nécessaires. Nous leur refusons cependant la possibilité d’aller plus loin - pas de façon absolue naturellement - que la défense des intérêts des ouvriers comme salariés et de créer - comme le conseil le fait avec une relative facilité - une prise de conscience claire de l’expropriation communiste.

Nous reconnaissons cependant que le conseil a aujourd’hui une base commune avec les syndicats. Ces derniers, en tant qu’organes de protection des intérêts ouvriers comme salariat, s’engagent à observer des pactes et des accords pris au nom de la collectivité, pour plusieurs usines. Le pouvoir des syndicats s’étend donc sur de vastes groupements d’usines et, surtout aujourd’hui où la tendance à créer de grands syndicats d’industries, va jusqu’aux catégories les plus récalcitrantes pénètre dans l’usine en tant que contrôle de l’application et du respect des pactes de travail des conseils, composés presque toujours des mêmes adhérents que l’organisation syndicale.

Sur ce terrain le conseil est obligé en fait d’aider le syndicat (dire qu’il ne le fera pas officiellement est un sophisme), sauf dans le cas où cette fonction deviendrait un objectif, ce qui comme nous l’avons vu, dénaturerait le conseil. Trop souvent cette fonction que les conseils acceptent à contrecoeur, leur a donné l’aspect de suite des vieilles commissions internes. Ainsi , on s’est basé sur le fait que dans certaines localités la commission interne exerçait de grandes fonctions dont certaines étaient fusionnée avec les syndicats d’industrie, pour dire que sa structure est identique au... conseil d’usine.

La comparaison n’est valable que superficiellement, mais si nous voulons au contraire approfondir nous trouverons une nette différence, pour les raisons déjà exposées, et non seulement à cause de notre façon de voir les conseils, mais aussi à cause de celle des communistes autoritaires.
Aujourd’hui les différentes thèses tendent à se diviser entre deux conceptions fondamentales : le conseil en tant qu’organisme anti-étatique et le conseil en tant qu’organisme de pouvoir.

Au niveau pratique les partisans de celles-ci appliquent généralement leurs idées fondamentales.

Dans les rapports entre les conseils et les syndicats les éléments socialistes, des centristes aux communistes, se sont mis d’accord en ligne générale sur une plateforme (congrès de la bourse de Turin, motion Tasca), qui tout en voulant laisser aux conseils la possibilité d’un développement, garantit le syndicat contre l’influence des éléments non adhérents, par la création de conseils généraux formés par les comités exécutifs des conseils d’usine des ateliers où les organisés regroupent 75% des ouvriers, et de commissions spéciales nommées par les seuls organisés s’ils sont moins de 75%. L’intention du professeur Tasca est nous le croyons, ainsi que ceux qui ont accepté sa motion (car je suppose qu’elle servira de base pour les discussions ultérieures au congrès socialiste) de suivre les conceptions élaborées à ce sujet par la Troisième Internationale (thèse Zinoviev), qui serait d’après Tasca la voie intermédiaire entre la thèse anarchiste et celle réformiste.

Pour notre part, ayant eu la chance de nous trouver présents à ce congrès et de participer aux discussions, nous avons présenté une motion à ce sujet, conformément à nos conceptions et qui a déjà été approuvée par le congrès anarchiste du Piémont. Et nous vous la soumettons.

Nous n’avons pas la présomption de croire que le problème est résolu. Nous vous avons seulement soumis le matériel à notre disposition à ce sujet et qui est le fruit de la dure expérience des premiers conseils en Italie, de leur naissance à aujourd’hui. Nous vous avons aussi exposé synthétiquement et objectivement quelques-unes des thèses principales.
Pour conclure, nous jugeons souhaitable de la part des anarchistes communistes de favoriser la création et le développement de ces instruments de lutte et de conquête sans en faire toutefois l’unique terrain d’action et de propagande, et comme par le passé sans nous enfermer dans le seul plan syndical, tout en continuant à développer notre plus grande activité sur le terrain politique.

Ainsi, sans nous faire des illusions excessives sur les vertus des conseils d’usine qui ne sont nullement miraculeuses, nous vous invitons à imprégner d’esprit anarchiste ces nouveaux organismes très utiles à la révolution et, si nous savons nous les rendre proches, au communisme anti-autoritaire [3].

AUX OUVRIERS METALLURGISTES ! [4]

Vous vous êtes emparés des usines, vous avez fait ainsi un pas important vers l’expropriation de la bourgeoisie et la mise à la disposition des travailleurs des moyens de production. Votre acte peut être, doit être le début de la transformation sociale.

Le moment est plus propice que jamais. Le gouvernement est impuissant et n’ose vous attaquer. Tout le prolétariat, des villes et des campagnes, vous regarde avec une fébrile anxiété et est prêt à suivre votre exemple.
Si vous demeurez unis et fermes vous pourrez avoir fait la révolution sans qu’une goutte de sang ne soit versée [5]. Mais pour que cela soit réalité, il faut que le gouvernement sente que vous êtes fermement décidés à résister en utilisant s’il le faut les moyens les plus extrêmes. Si au contraire il vous croit faibles et hésitants, il se tiendra sur ses gardes et tentera d’étouffer le mouvement en massacrant et en persécutant. Mais même si le gouvernement tente de réprimer, en particulier s’il essaie, tout le prolétariat s’insurgera pour vous défendre. Cependant un danger vous menace : celui des transactions et des concessions.

Sachant qu’ils ne peuvent vous attaquer de front, les industriels vont essayer de vous leurrer. Ne tombez pas dans le piège.

Le temps n’est plus aux pourparlers et aux pétitions. Vous jouez le tout pour le tout, tout comme les patrons. Pour faire échouer votre mouvement, les patrons sont capables de concéder tout ce que vous demandez. Et lorsque vous aurez renoncé à l’occupation des usines et qu’elles seront gardées par la police et l’armée, alors gare à vous !

Ne cédez donc pas. Vous avez les usines, défendez-les par tous les moyens.

Entrez en rapport d’usine à usine et avec les cheminots pour la fourniture des matières premières ; mettez-vous d’accord avec les coopératives et les gens. Vendez et échangez vos produits sans vous occuper des ex-patrons.

Il ne doit plus y avoir de patrons, et il n’y en aura plus, si vous le voulez.

SANS REPANDRE UNE SEULE GOUTTE DE SANG [6]

Nous avons dit que la nouvelle méthode d’action révolutionnaire entreprise par les ouvriers métallurgistes de prendre possession des usines, si elle était suivie par toutes les autres catégories de travailleurs, de la terre, des mines, du bâtiment, du chemin de fer, des dépôts de marchandises de tout genre, des moulins, des fabriques de pâtes alimentaires, des magasins, des maisons, etc., amènerait la révolution, qui se ferait même sans répandre une seule goutte de sang.

Et ce qui semblait être jusqu’à hier un rêve, commence aujourd’hui à être une chose possible, étant donné l’état d’âme du prolétariat et la rapidité par laquelle les initiatives révolutionnaires se propagent et s’intensifient.

Mais cet espoir que nous avons ne signifie pas que nous croyons au repentir des classes privilégiées et à la passivité du gouvernement. Nous ne croyons pas aux déclins paisibles. Nous connaissons toute la rancoeur et toute la férocité de la bourgeoisie et de son gouvernement. Nous savons qu’aujourd’hui, comme toujours, les privilégiés ne renoncent que s’ils sont obligés par la force ou par la peur de la force. Et si pour un instant nous pouvions l’oublier, la conduite quotidienne et les propos exprimés tous les jours par les industriels et par le gouvernement avec leurs gardes royales, leurs carabiniers, leurs sbires soudoyés en uniforme ou non, sont là pour nous le rappeler. Il y aurait là pour nous le rappeler, le sang des prolétaires, le sang de nos camarades assassinés.
Mais nous savons aussi que le plus violent des tyrans devient bon s’il a la sensation que les coups seront tous pour lui.

Voilà pourquoi nous recommandons aux travailleurs de se préparer à la lutte matérielle, de s’armer, de se montrer résolus à se défendre et à attaquer.

Le problème est, et reste, un problème de force.

La phrase sans une seule goutte de sang, prise au pied de la lettre, restera, malheureusement !, une façon de dire. Mais il est certain que plus les travailleurs seront armés, plus ils seront résolus à ne s’arrêter devant aucune extrémité, et moins la révolution répandra de sang.
Cette noble aspiration de ne pas répandre de sang ou d’en répandre le moins possible, doit servir comme encouragement à se préparer, à s’armer toujours plus. Parce que plus nous serons forts et moins de sang coulera.

LA PROPAGANDE DU CAMARADE ERRICO MALATESTA [7]

Dans l’après-midi d’hier notre camarade Errico Malatesta a visité les établissements métallurgiques Levi e Bologna, et l’usine de chaussures Bernina, invité par les ouvriers de ces usines.

Dans les trois établissements le travail continue dans l’ordre, malgré l’absence des techniciens et des employés. L’enthousiasme est très vif et tous les ouvriers n’entendent plus céder les usines à l’exploiteur oisif : l’ancien patron.

Errico Malatesta a parlé, et a été applaudi par les ouvriers et les ouvrières de Messieurs Bologna e Levi, à peine la journée de travail terminée. Il a illustré l’importance du mouvement d’expropriation actuel, l’inéluctabilité de la révolution sociale. « Vous avez commencé - a dit l’orateur - la révolution en Italie. Les révolutions du passé avaient changé de gouvernement, sans détruire le système social bourgeois. Aujourd’hui au contraire les ouvriers ont pris possession des moyens de production, et par cet acte nouveau ils ont commencé la vraie révolution. Les patrons devront travailler comme vous et avec vous, s’ils veulent manger. Le gouvernement est impuissant à arrêter votre marche par la seule force brute. Bourgeoisie et gouvernement tenteront alors de vous leurrer : ils vous promettront beaucoup, tout ce que vous demanderez, les augmentations de salaires et le contrôle d’entreprise qui n’est qu’un piège, tout pour redevenir patrons. Si vous cédez, vous rentrerez à l’usine en esclaves, vos ateliers seront présidés par les gardes royales et les mitraillettes. Tout le prolétariat doit évidemment intervenir, malgré les tâtonnements et les indécisions de vos dirigeants. Vous ne devez céder les usines à aucun prix ; vous devez tenir dur. Malgré les décisions des "pompiers" la cause de la révolution n’est pas encore perdue ; il faut que les douches froides de vos chefs n’aient pas prise sur vous, si vous voulez que cette fois soit la bonne pour vous émanciper. Rappelez-vous de la noble mission que l’histoire vous a confié : une mission de libération et de progrès ».
A la fin de son discours notre camarade a été vivement applaudi.

TOUT N’EST PAS FINI ! [8]

Tout n’est pas fini !

Dans l’après-midi du 20, Errico Malatesta, réclamé avec insistance, se rendait à l’atelier de Fibre Vulcanisée rue Monza à Milan, malgré la " fête nationale " on y travaillait ferme, comme du reste dans les autres ateliers occupés. Aux ouvriers et aux ouvrières réunis dans la cour à l’heure de la sortie, notre camarade tint un bref discours en appliquant notre pensée à la situation créée à la suite de l’accord entre les dirigeants ouvriers et les patrons, conclu à Rome avec l’absence inqualifiable du parti socialiste.
Retraçant à grands traits l’histoire du mouvement parti d’une lutte placée sur un plan purement économique pour aboutir, du fait de l’occupation spontanée des usines, à un véritable mouvement révolutionnaire, notre camarade y voit une des situations les plus favorables aux principes de l’émancipation intégrale, et il met en garde ses auditeurs sur les hésitations, les soucis bureaucratiques des dirigeants des organismes centraux, qui placent leurs calculs mesquins au-dessus du seul objectif que dans cette crise il faut défendre, au dessus des efforts du prolétariat conscient : la révolution sociale.

" Si les circonstances vous imposent - termine-t-il - d’abandonner malgré tout les ateliers, faites-le en sachant que pour le moment par la faute de vos dirigeants ineptes, vous êtes vaincus. Mais bientôt vous reprendrez la lutte et alors ce ne sera pas pour obtenir des concessions qui finissent en mystification, mais pour exproprier définitivement vos exploiteurs, sans aucune collaboration de classes d’aucune sorte ".

Le discours persuasif de notre camarade a été écouté avec la plus profonde attention et sa conclusion a été soulignée par de très vifs signes d’approbations.

Puis Errico Malatesta s’est rendu aussi à l’Atelier mécanique Franco Tosi et y a exposé nos conceptions, tout aussi écoutées. Ensuite il a a eu une discussion brève et aimable sur les possibilités techniques de la révolution. Notre camarade a été l’objet de la plus grande sympathie et aurait dû se rendre aussi chez Pirelli, et dans d’autres établissements, mais l’heure avancée ne le lui a pas permis.

LA PROPAGANDE DE ERRICO MALATESTA [9]

Accueilli par la sympathie habituelle des ouvriers, le camarade Malatesta a visité hier après-midi les Ateliers Mécaniques Italiens et l’établissement Moneta à Musocco. Désorientés, trompés et déçus par les tergiversations, les promesses illusoires et les expédients de basse politique de leurs propres dirigeants, les ouvriers attendaient avec anxiété une parole claire et sincère, une parole qui les rassurât et leur redonnât du courage.

" Ceux qui célèbrent l’accord signé à Rome [entre les syndicats et les patrons] comme une grande victoire, vous trompent. La victoire revient effectivement à Giolitti, au gouvernement, à la bourgeoisie qui se sont sauvés de l’abime où ils allaient.

Jamais la révolution n’a été aussi proche en Italie, et n’avait eu autant de chances de réussite. La bourgeoisie tremblait, le gouvernement était impuissant face à la situation. Le pouvoir et la violence ne furent pas utilisés parce que vous avez su opposer au pouvoir du gouvernement un pouvoir supérieur, parce que par la conquête des usines vous aviez préparé votre défense avec les habitudes apprises pendant la guerre, vous aviez démontré que vous opposeriez la violence à la violence et que cette fois ce n’était pas vous, mais vos ennemis qui étaient en situation d’infériorité.

Parler de victoire alors que l’accord de Rome vous soumet de nouveau à l’exploitation de la bourgeoisie que vous auriez pu balayer, est un mensonge. Si vous livrez les usines, faites-le en étant convaincus que vous avez perdu une grande bataille et en ayant la ferme intention de reprendre et de réaliser fondamentalement la lutte, à la première occasion. Vous expulserez les patrons des usines et vous ne leur permettrez de rentrer que comme ouvriers, comme vos égaux, prêts à travailler pour eux et les autres. Rien n’est perdu si vous ne vous faites pas d’illusion sur le caractère trompeur de la victoire.

Le fameux décret sur le contrôle des usines est une plaisanterie, car il fait naître une nouvelle bande de bureaucrates qui, bien qu’ils viennent de vos rangs, ne défendront pas vos intérêts, mais leur place, parce qu’ils veulent combiner vos intérêts avec ceux de la bourgeoisie, ce qui est vouloir ménager la chèvre et le loup. Ne faites pas confiance aux chefs qui vous prennent pour des idiots et qui reculent la révolution de jour en jour. C’est à vous de faire la révolution, si l’occasion s’en présente, sans attendre d’ordres qui ne viennent jamais, ou qui n’arrivent que pour vous demander d’abandonner votre action. Ayez confiance en vous, en votre avenir et vous vaincrez ".

Il est inutile de dire que le discours direct et sincère de notre camarade, suivi attentivement par les ouvriers et les ouvrières, a fait une profonde impression.

DEUX JUGEMENTS HISTORIQUES SUR LES CONSEILS EN ITALIE

ERRICO MALATESTA [10]

L’occupation des usines. - Les ouvriers métallurgistes commencèrent le mouvement pour des questions de salaires. Il s’agissait d’une grève d’un genre nouveau. Au lieu d’abandonner les usines, ils restaient dedans sans travailler, en les gardant nuit et jour pour que les patrons ne puissent lock-outer.

Mais on était en 1920. Toute l’Italie prolétarienne tremblait de fièvre révolutionnaire, et le mouvement changea rapidement de caractère. Les ouvriers pensèrent que c’était le moment de s’emparer définitivement des moyens de production. Ils s’armèrent pour la défense, transformant de nombreuses usines en véritables forteresses, et ils commencèrent à organiser la production pour eux-mêmes. Les patrons avaient été chassés ou déclarés en état d’arrestation. ... C’était le droit de propriété aboli en fait, la loi violée dans tout ce qu’elle a de défense de l’exploitation capitaliste. C’était un nouveau régime, une nouvelle forme de vie sociale qui étaient inaugurés. Le gouvernement laissait faire, parce qu’il se sentait incapable de s’y opposer, comme il l’avoua plus tard en s’excusant de l’absence de répression.

Le mouvement s’étendait et tendait à embrasser d’autres catégories. Des paysans occupaient les terres. C’était la révolution qui commençait et se développait à sa manière, je dirai presque idéale.

Les réformistes, naturellement, voyaient les choses d’un mauvais oeil et cherchaient à les faire avorter. Même " Avanti ! " ne sachant à quel saint se vouer, tenta de nous faire passer pour des pacifistes, parce que dans " Umanità Nova " nous avions dit que si le mouvement s’étendait à toutes les catégories, si les ouvriers et les paysans avaient suivi l’exemple des métallurgistes, en chassant les patrons et en s’emparant des moyens de production, la révolution se serait faite sans verser une goutte de sang. Peine perdue.

La masse était avec nous. On nous demandait de nous rendre dans les usines pour parler, encourager, conseiller, et nous aurions dû nous diviser en mille pour satisfaire toutes les demandes. Là où nous allions c’étaient nos discours que les ouvriers applaudissaient, et les réformistes devaient se retirer ou se camoufler.

La masse était avec nous, parce que nous interprétions mieux ses instincts, ses besoins et ses intérêts .

Et cependant, le travail trompeur des gens de la Confédération Générale du Travail et ses accords avec Giolitti suffirent à faire croire à une espèce de victoire avec l’escroquerie du contrôle ouvrier et à convaincre les ouvriers à laisser les usines, juste au moment où les possibilités de réussite étaient les plus grandes.

LUIGI FABBRI [11]

Si elle s’était étendue à toutes les autres catégories professionnelles, et si elle avait été soutenue par les partis et les organisations du prolétariat, l’occupation des usines, en août-septembre 1920, aurait pu entraîner une des révolutions les plus radicales et les moins sanglantes que l’on puisse imaginer.

De plus, en la circonstance la classe ouvrière était pleine d’enthousiasme et efficacement armée. Le gouvernement même a avoué plus tard qu’il n’avait pas à l’époque de forces suffisantes pour vaincre autant de forteresses qu’il y avait d’établissements, où les ouvriers s’étaient barricadés.

Il n’en a rien été, à aucun moment !

Et la responsabilité en retombe un peu sur tous, principalement sur les socialistes qui représentaient le parti révolutionnaire italien le plus fort. En juin 1919 on n’a rien voulu faire, pour ne pas porter préjudice à une manifestation pour la Russie fixée par les socialistes pour les 20 et 21 juillet et qui n’eut finalement aucune efficacité. Au cours du soulèvement d’Ancone en 1920 les communistes qui dirigeaient le parti socialiste ont repoussé toute idée de soulèvement républicain, parce qu’il aurait amené à une république social-démocrate modérée, et ils voulaient la dictature communiste : ou tout ou rien ! On sait comment s’est conclue l’occupation des usines : la tromperie de Giolitti sur la promesse du contrôle des usines ! Et cette fois-ci ce sont les réformistes de la Confédération du Travail qui se sont opposés à la continuation et à l’extension de la révolte, car ils ont eu peur que le gouvernement n’ait recours à une répression féroce pour vaincre, répression qui aurait brisé, selon eux, définitivement tout mouvement ouvrier et socialiste. Malheureusement l’on a eu tout de même une rupture bien pire et plus violente - comme nous le verrons - justement pour ne pas avoir eu à l’époque le courage d’oser !

La responsabilité la plus grande, je l’ai dit, de ce " dolce far niente " retombe sur les socialistes. Mais une part de responsabilité - moins grande, naturellement, en rapport à leurs forces moins grandes - retombe aussi sur les anarchistes, qui avaient acquis à la fin de la période en question un ascendant remarquable sur les masses et qui n’ont pas su l’utiliser. Ils savaient ce qu’il fallait faire, pour l’avoir dit mille fois auparavant et pour l’avoir répété dans leur congrès de Bologne en juillet 1920. Le gouvernement et la magistrature ont même cru que les anarchistes avaient fait le travail de préparation qu’ils avaient tant propagé. Plus tard, quand la réaction reprit le dessus, une fois Malatesta, Borghi et d’autres arrêtés, on a tenté de bâtir des procès sur cette préparation que l’on supposait avoir été faite. L’on a cherché des preuves dans toute l’Italie, l’on a fait des centaines de perquisitions et d’interrogatoires. Et on n’a rien trouvé. Le juge d’instruction lui-même a dû conclure que les anarchistes n’avaient fait que... des discours et des journaux.

Je parle, naturellement, en ligne générale et pour l’ensemble du mouvement. Cela n’exclut pas que, dans telle localité ou telle autre, spontanément, de différentes manières, des révolutionnaires de différentes écoles aient fait, préparé et agi. Mais tout travail d’ensemble a manqué, tout accord concret, toute préparation un peu vaste qui aurait pu assumer une attitude révolutionnaire, même contre la mauvaise foi et la résistance passive des socialistes les plus modérés. L’abandon des usines, dès la signature de l’accord entre le syndicat et le gouvernement, fut comme le début de la retraite d’une armée. Qui, jusqu’à alors, ne faisait qu’avancer. Aussitôt un sentiment de découragement s’empara des rangs ouvriers. A l’inverse, le gouvernement commença à faire sentir sa force. Ici et là les perquisitions, puis les arrestations ont commencé. Un mois seulement après l’abandon des usines un premier exemple de réaction a été fait au détriment du parti révolutionnaire le moins nombreux, les anarchistes.

Borghi, plusieurs rédacteurs et administrateurs de Umanità Nova (le quotidien anarchiste de Milan), Malatesta et d’autres anarchistes dans plusieurs villes, ont été arrêtés entre le 10 et le 20 octobre avec des prétextes dérisoires [12] ce qui aurait été impossible trois mois auparavant.

L’on a eu quelques démonstrations sporadiques, quelques grèves locales à Carrare, dans le Valdarno, dans la Romagne Toscane, mais les chefs avaient lancé le mot d’ordre de ne pas bouger et en général la masse n’a pas bougé. Les socialistes réunis à Florence ont répondu qu’il n’y avait rien à faire à ceux qui sont allés leur demander un conseil ou un appui. Les anarchistes ont été laissés seuls.

La réaction conservatrice avait désormais la voie libre, et elle a continué son chemin, à petit pas tout d’abord, puis de manière progressivement accélérée.

Je dois dire que beaucoup de camarades anarchistes ne sont pas d’accord pour reconnaitre leur part de responsabilité. A un nouveau congrès anarchiste (Ancona, novembre 1921) j’ai répété ma pensée, et certains de mes amis m’ont reproché de fournir des verges pour nous faire fouetter. Alors que je crois qu’il y a eu des moments où les anarchistes auraient pu prendre l’initiative d’un mouvement révolutionnaire. D’autres, plus nombreux peut-être, soutiennent que cela n’était pas possible : que sans le concours direct et volontaire du parti socialiste et de ses organisations économiques il n’y avait rien à faire ; et donc que toute la responsabilité de la révolution manquée retombe sur les socialistes.



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