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De la misère en milieu hippie suivi d’un extrait de "Confession d’un ennemi débonnaire de l’État"

mis en ligne le 28 juin 2005 - Ken Knabb


À propos du groupe "Contradiction"

"Nous avons développé deux projets collectifs : un groupe consacré à l’étude de la Société du Spectacle de Guy Debord (l’autre principal livre situationniste), qui venait d’être traduit par Black and Red, et une critique de la contre-culture et du mouvement radical américains. Le groupe d’étude n’a pas duré longtemps - nous avons vite trouvé que, pour comprendre les thèses de Debord, il valait mieux les utiliser directement (dans les graffiti, dans les tracts et dans les prémisses de notre critique du mouvement) que de les discuter seulement dans l’abstrait. Les premiers stades de la critique du mouvement confirmèrent un accord toujours plus étroit entre nous six, tout en éliminant trois ou quatre autres personnes qui avaient assisté au groupe d’étude, mais sans avoir jamais engagé aucune initiative autonome. En décembre Dan [Hammer], Isaac [Cronin], Michael [Lucas], Ron [Rothbart] et moi, avons fondé le groupe Contradiction. En plus de notre critique du mouvement, nous prévoyions l’édition d’une revue dans le genre de l’I.S. [Internationale Situationniste] ainsi que diverses autres activités critiques. [...] [John Adams] commença à collaborer avec nous sur la critique du mouvement et finit par devenir le sixième membre de Contradiction. Cette rencontre avec John m’a toujours semblé une confirmation frappante de la prétention des situationnistes à exprimer simplement les réalités qui étaient déjà là, plutôt qu’à propager une idéologie.

[...] En même temps, nous continuions à travailler sur la critique du mouvement et sur d’autres articles pour notre revue. Malheureusement, aucun de ces travaux ne devait aboutir, à part quelques tracts d’intérêt secondaire. Il y avait beaucoup de bonnes idées dans nos brouillons, mais bien des insuffisances aussi, et nous nous sommes montrés incapables d’achever nos projets. La raison était d’une part que nous voulions trop en faire, et d’autre part que nous avions mal organisé le travail. Il y avait beaucoup d’efforts redondants. Une personne pourrait consacrer beaucoup de travail à un sujet pour apprendre ensuite que son brouillon devrait être réorganisé radicalement pour s’accorder avec des changements introduits dans d’autres articles ; mais à la prochaine réunion elle trouverait peut-être que des modifications supplémentaires de ces autres articles exigeaient encore plus de changements de son article... Les réunions devenaient de plus en plus ennuyeuses."

Ken Knabb, in Confessions d’un ennemi débonnaire de l’État


De la misère en milieu hippie

Les valeurs qui ont anciennement soutenu l’organisation des apparences ont perdu leur puissance ; la morale, la famille, le patriotisme et tout le reste sont tombés comme autant de poids morts. Les anciens rôles et les anciennes mystifications ne peuvent plus dédommager le sacrifice d’expérience authentique qu’ils demandent. Homme d’affaire, professeur, honnête travailleur, play-boy, femme de ménage - qui peut encore les prendre au sérieux ? Les idoles et les héros dominants deviennent risibles. Toute falsification est en crise.

Cette désintégration des valeurs ouvre un vide positif qui rend possible une libre expérimentation. Mais si cette expérimentation ne s’oppose pas sciemment à tous les mécanismes du pouvoir, alors, au moment critique où toutes les valeurs sont aspirées dans le tourbillon, de nouvelles illusions viennent combler le vide ; le pouvoir a horreur du vide.

L’insatisfaction du hippie, sa dissociation des vieux clichés, a abouti à en fabriquer et à en adopter de nouveaux. La vie hip crée et consomme de nouveaux rôles - gourou, artisan, vedette de rock -, de nouvelles valeurs abstraites - l’amour universel, le naturel, la franchise -, et de nouvelles mystifications consolatrices - le pacifisme, le bouddhisme, l’astrologie, les débris culturels du passé remis au goût du jour pour la consommation. Les innovations fragmentaires réalisées par le hippie - et qu’il a vécu comme si elles étaient totales - n’ont fait que raviver le spectacle. Au lieu de se battre pour une vie réelle, le hippie assume une représentation abstraite, une image de la vie, et annonce son changement d’apparence comme étant un changement réel. Le sérieux moral avec lequel il s’attache à son style de vie donne la mesure de sa dépendance à la nouvelle image. Depuis que la prolifération des styles de vie grandit parallèlement à la décadence des valeurs, l’estimation tend à son tour à ne devenir rien de plus que le choix d’une pseudo-vie entière parmi les styles présents sur le marché.

Disques, affiches, pattes d’éph’ : quelques marchandises vous rendent hip. Quand on reproche au « capitalisme hip » d’avoir « volé notre culture », on oublie que les premiers héros de cette culture (Timothy Leary, Allen Ginsberg, Alan Watts...) ont promu le nouveau style de vie sur le marché de la consommation culturelle. En combinant leur propre fétichisme culturel avec la fausse promesse d’une vie authentique, ces publicitaires pour un nouveau style ont engendré un attachement quasi-messianique à la cause. Ils ont "éveillé" [traduction choisie pour "turn on", ndt] la jeunesse tant à un nouvel ensemble de valeurs qu’à un ensemble de biens qui y correspondent. "S’éveiller" signifie à la fois consommer des drogues et acheter sans aucune critique une Weltanschauung [philosophie, ndt] entière. La différence entre le hippie « réel » et le hippie « synthétique », c’est le premier a des illusions plus profondes ; il a acquis ses mystifications dans leur forme pure et naturelle, tandis que l’autre les achète en kit prêts à l’usage - l’astrologie d’après un poster, la liberté naturelle en portant des pattes d’éph’, le taoisme via les Beatles. Bien que le hippie réel ait peut-être lu et contribué au développement de l’idéologie hip, le hippie synthétique achète les marchandises qui incarnent cette idéologie. Identifiées avec des objets dans la réalité renversée du spectacle, les qualités humaines - spontanéité, épanouissement, communauté -, deviennent des idéaux de consommation précisément parce que c’est ce dont manque la réalité ; et parce que l’illusion de l’authenticité devient nécessaire pour une vie qui n’est pas authentique. Le style de vie hippie reproduit le consumérisme auquel il imagine s’opposer [...].

La soi-disant révolution dans l’industrie du disque des années 50 aux années 60 fut précisément la victoire de cette industrie sur une partie insatisfaite de la population par le biais de célébrités et de symboles autochtones, une sorte de "libération nationale" de la jeunesse qui avait laissé de côté les maîtres indigènes et les illusions de liberté. Les festivals de rock n’étaient rien d’autre que la célébration du triomphe d’un assaut néo-impérialiste sur la consommation culturelle de la jeunesse essayant désespérément d’apparaître comme le succès de la "révolte de la jeunesse". La musique rock - ce point central de la "nation" jeune - exprime dans ses paroles l’idéologie de la révolte de la jeunesse. Transcendant les frontières de classe, de nation, le rock unit une brigade globale de jeunes consommateurs militants en un service fervent pour leurs marchandises star. Durant les festivals de rock la passion sexuelle est transformée en extase contemplative ; les enfants du spectacle pur ondulent en un désir orgiaque devant la présence totalitaire des célébrités du rock. C’est le magnétisme des marchandises qui assure fondamentalement la cohésion de cette communauté réifiée. Ceux qui ont présenté Woodstock et Altamont en une fausse dichotomie escamotent leur identité intrinsèque. À chaque pseudo-festival des groupes de musique succèdent à d’autres groupes de musique, et le public exhibe sa bonne volonté en endurant l’inconfort pendant des jours afin de réaliser leurs rêves de consommation les plus sauvages. Mais la cohésion de l’audience peut à tout moment se désintégrer et révéler sa vérité fondamentale - la séparation spectaculaire - dans sa désintégration.

Des gens ont répondu à la contre-culture parce que son contenu était en grande partie une critique partielle du vieux monde et de ses valeurs - les premiers Ginsberg et Dylan, par exemple. Sous le capitalisme avancé, tout art qui n’est pas pure pacotille conçue pour le marché de la culture "érudite", ou pour ménager le soi-disant goût populaire, doit être critique envers la non-vie spectaculaire, ne fusse que d’une façon incohérente ou nihiliste. Mais n’étant que culturelle, une telle critique ne sert qu’à préserver son objet. Comme elle n’a pas réussi à abolir la culture en soi, la contre-culture ne peut rien faire d’autre que de substituer une nouvelle culture oppositionnelle, un nouveau contenu pour une forme marchande immuable. L’innovation culturelle est la raison de l’optimisme erroné du hippie : "Regarde, les choses changent" - oui, mais les choses seulement. Ce qui semble avoir été rejeté et détruit est recréé morceaux par morceaux dans la reconstitution du monde de la culture. Les chansons, autant que d’autres formes artistiques, peuvent devenir des armes révolutionnaires, mais seulement si elles vont au-delà de l’artistique en faisant partie d’une praxis agitationelle qui vise explicitement à la destruction des marchandises et de la culture en tant que sphère indépendante.

Le projet initié par les Diggers dans le quartier du Haight-Ashbury - à savoir la construction d’une « ville libre » dans la ville de San Francisco qui se nourrirait des déchets de son hôte et distribuerait librement les moyens de sa survie - a exposé le fait de l’abondance matérielle et la possibilité d’un nouveau monde fondé sur le principe du don. Mais comme le projet n’a pas mis directement en cause la pratique sociale du capitalisme, c’est resté un simple geste, un programme militant d’assistance sociale d’avant-garde. Malgré les espoirs des Diggers, cette autogestion des déchets fut loin de faire tomber l’État.

Au début, la pratique des Diggers était une réponse opportune aux besoins du moment dans le contexte d’une activité insurrectionnelle : ils furent les premiers à organiser la distribution de nourriture après l’émeute des Noirs de San Francisco (1966) et que le couvre-feu qui s’est ensuivi avait rendue difficile à obtenir. Mais en continuant ce projet dans un contexte non-révolutionnaire, en l’étayant avec une idéologie de communisme primitif, ils ont fétichisé l’idée de la distribution gratuite et ils sont devenus en quelque sorte une institution anti-bureaucratique. Ils ont fini par faire le boulot des travailleurs sociaux mieux que ceux-ci n’en étaient capables, désamorçant la critique radicale de la famille qui était vécue par les fugueurs en leur conseillant, dans le « langage de la rue », de rentrer chez leurs parents.

Dans le Haight-Ashbury il y avait bien sûr des tentatives de contester directement l’urbanisme de l’isolement et l’autorité qui l’impose (il est remarquable que le supermarché local ait dû fermer à cause du vol à l’étalage), et ces tentatives ont témoigné souvent d’une bonne part de jeu (notamment dans les premières tentatives d’occupation des rues). Mais parce que l’idéologie pacifiste et humaniste a dominé sa pratique, le Haight-Ashbury est devenu un exercice moral, une croisade plutôt qu’une révolte. Les actes critiques furent perdus dans l’espoir utopique que la société, comme un mauvais enfant, suivrait un bon exemple. Ce qui est utopique n’est pas l’idée d’une société basée sur le principe du don mais la croyance qu’un tel rêve puisse être réalisé sans supprimer la réalité qui l’enferme. L’activité critique mise dehors, ils ne reste que des idéaux à suivre ; le principe du don devient la giving attitude de la psychologie humaniste. Les bonnes vibrations des hippies sont comparables à l’assaut mené sur l’économie de marché par les dialecticiens pragmatiques des révoltes des ghettos, dans lesquelles ils ont réalisé pour un court moment un autre des principes du nouveau monde : "à chacun selon ses besoins".

Tout comme les sociologues qui pensaient que les émeutes des ghettos n’étaient qu’une conséquence malheureuse de l’attitude des Noirs envers les conditions existantes, le hippie croit que l’aliénation n’est qu’une question de perception ("tout est dans ta tête"). Il croit que les entraves de la vie sociale sont finalement les idées et les attitudes dominantes, que c’est la conscience - séparée de la pratique sociale - qui a besoin d’être transformée. Il réinterprète donc, en effet, la réalité au point de l’accepter par les moyens de son interprétation. Il « s’adoucit », se pacifie pour se mettre « en phase » avec son environnement (qui est dominé par le capitalisme). Tout sentiment négatif n’est qu’un problème de conscience, qui peut être résolu en manifestant de « bonnes vibrations ». La frustration et la misère sont attribuées au « mauvais karma ». Les « bum trips » sont le résultat de ne pas « s’être laissé porter par le courant des choses ». Psycho-moralisant contre les « ego trips » et les « power trips », il les tient pour responsables de la pauvreté sociale actuelle, et entretient des espoirs millénaristes basés sur la détermination abstraite de tout le monde à « s’aimer l’un l’autre ». Tout continue comme avant mais, par une ruse dialectique, il fournit une interprétation secrète : les conditions existantes disparaîtront dès que tout le monde agira comme si elles n’existaient pas. Cette élévation quasi-chrétienne au dessus du monde mesure exactement à quel point le hippie est au-dessous de la vie et "destiné" à en rester là par la vertu de cette interprétation. Il accepte son destin dans un esprit de sainteté, de supériorité confiante ("ne laisse pas les choses te tirer à terre" ). Comme des adolescents lors d’un bal de fin d’année, tout le monde est encouragé à danser et à passer du bon temps. "Sois libre ! Sois naturel !" Un avant-goût discret de la force de police psycho-humaniste du nouvel ordre.

Émergeant de l’isolation désespérée du capitalisme avancé, les hippies réagissent simplement en s’accrochant les uns aux autres pour se soutenir. Leur rejet de l’isolement se perd rapidement dans les illusions de la communauté. Tout le discours à propos de danser dans les rues et tous les pseudo-festivals ne font que masquer la séparation réelle et la misère. Mesurant sa propre vie avec les critères du style, le hippie juge naturellement les autres de la même manière. Sourire à un autre cheveux-longs donne l’illusion d’une reconnaissance mutuelle ; la communauté de style devient un ersatz de communication. De toute part - de la communauté à la rue, des standards téléphoniques aux cliniques gratuites, des centres de conversation au commerce hip - la contre-culture met en place un nouveau réseau de faux liens. Tout le monde devient la chambre de commerce d’une soi-disant communauté hippie basée sur de fausses contestations, des marchandises ésotériques et des spectacles.

C’était la promesse d’une communauté authentique qui a attiré tant de gens vers le milieu hippie. Et pendant un certain temps, en effet, dans le Haight-Ashbury, les séparations entre les individus isolés, les frontières entre le domicile et la rue, ont commencé à s’écrouler. Mais ce qui était censé être une nouvelle vie a dégénéré en survie glorifiée. Parce que le désir commun de vivre en dehors de la société dominante ne pouvait être réalisé que partiellement en vivant en marge de cette société (économiquement ou culturellement), il a fini par réintroduire la survie comme base de la cohésion collective. Toute les platitudes domestiques sont fétichisées et les relations sociales sont marquées par une tolérance mutuelle et une dissimulation active des séparations réelles. La devise d’une communauté est "Je te tolérerai si tu me tolères".

Dans les communautés rurales, une pseudo-communauté de néo-primitifs, qui ne partagent que leur retraite commune, se réunissent autour de la pseudo-crise d’une aliénation naturelle auto-imposée. Cette réserve naturelle est pour eux un endroit sacré où ils espèrent retourner au lien érotique du communisme primitif et de l’union mystique avec la nature. Mais en fait ces zones pour l’expérimentation communautaire, qui servent d’amortisseurs pour la société dominante, ne font que reproduire les rapports hiérarchiques des sociétés précédentes, depuis une division naturelle du travail redécouverte et le chamanisme jusqu’aux formes modifiées du patriarcat du Far West. Tandis que la magie et les rituels que le communautariste pratique, d’abord par jeux puis sérieusement, avaient une raison matérielle quand la technologie était primitive - et constituait, à un niveau primitif, un jeu avec la nature -, leur application n’est qu’un substitut risible pour ce qui est aujourd’hui matériellement possible : un véritable jeu avec la nature sans l’entremise religieuse.

[...]

Les idéologues de la contre-culture ont justifié leur éclectisme mystique et religieux comme étant une recherche par les méthodes de la "libération spirituelle", dont certains d’entre eux prétendaient que c’était un pré-requis nécessaire à la révolution sociale. Entre leurs mains la révolution est devenue, non pas la chance pour la subjectivité de transformer la réalité, mais le problème technique de "changer d’état d’esprit", "de s’éveiller". Le hippie est devenu un consommateur avide et à plein temps des techniques les plus vielles et les plus récentes de la passivité induite : méditations, light shows, multimédia, drogues, posters psychédéliques. Utilisant tous les moyens techniques possibles pour simuler l’excitation - pour se convaincre lui-même qu’il est toujours en vie - le hippie crée des environnements totalitaires stimulants et se manipule lui-même dans une passivité euphorique. Son sensualisme n’est qu’un problème de conscience exacerbée, un pseudo-enrichissement dont il importe peu que le contenu soit appauvri. Vivant une titillation, il est bientôt perdu dans une autre. C’est la spontanéité de la marchandise : tu fumes un joint, tu allumes le stroboscope, tu écoutes du son quadriphonique, et tu attends que les choses se passent [and let things happen].

La fascination du hippie pour les drogues et l’occulte, en dépit de ses prétentions libératrices, est vraiment une fascination avec un esclavage plus intériorisé. Essayant compulsivement de se sentir bien au dedans et en dépit des conditions dominantes, il finit par se défendre lui-même de "sentiments d’aliénation" en essayant de les faire partir, ou au moins en les diminuant jusqu’à les rendre tolérables. Tout comme le retraité qui se trouve des hobbies parce qu’il s’ennuie, le hippie essaye de supprimer son malaise en s’occupant à quelque activité. Il rejette le travail et les loisirs de ses parents, mais seulement pour y revenir par lui-même. Il travaille dans des boulots « qui ont du sens » pour des « entreprises hip » où les travailleurs constituent une « famille », ou bien il fait de l’agriculture de subsistance ou du travail temporaire. S’imaginant être un artisan primitif, il cultive ce rôle et idéalise le métier artisanal. L’idéologie qu’il attache à son occupation pseudo-primitive ou pseudo-féodale dissimule son caractère petit-bourgeois. Ses intérêts, tels que la nourriture biologique, engendrent des entreprises florissantes. Mais les propriétaires ne se voient pas comme hommes d’affaires ordinaires, parce qu’ils « croient en leur produit ». De bonnes vibrations tout au long du chemin vers la banque [good vibes all the way to the bank].

Les loisirs du hippie sont tout aussi banals. Imaginant qu’il a rejeté le rôle d’étudiant, il devient un étudiant permanent. Les universités libres sont des buffets où sont servis les plats les plus métaphysiques ainsi que les plus banals. Dans ses limites idéologiques, l’appétit du hippie est sans bornes. Il lit le Yi King. Il pratique la méditation. Il jardine. Il apprend un nouvel instrument musical. Il fait de la peinture, des chandelles, de la cuisine. Son énergie est inépuisable, mais elle est toute dissipée. Chaque chose qu’il fait est en soi irréprochable, parce que banale ; ce qui est risible ce sont les illusions qu’il échafaude à propos de ses activités. Pour lui, plus l’activité est banale, plus elle est divine. En réalité, ce à quoi il s’occupe, que ce soit en ville ou à la campagne, ressemble à une immense distraction de créativité, une passivité occupée qui commence à résoudre pour le spectacle avancé le problème de la colonisation du "temps libre" qu’il rend disponible.

Rompant abstraitement avec son passé, le hippie vit une version superficielle d’un présent éternel. Dissocié du passé et de l’avenir, la succession de moments dans sa vie est une série décousue de divertissements (« trips »). Le voyage est son mode de changement, une consommation à la dérive de pseudo-aventures. Il traverse le pays à la recherche de ce « lieu formidable » qui lui échappe toujours. C’est un ennuie toujours en mouvement. Il dévore avidement toute expérience en vente, pour maintenir sa tête à la même bonne place. Partout où se réunissent les hippies on trouve un espace rempli de tensions non résolues, de particules non chargées qui errent autour de quelque noyau spectaculaire. L’urbanisme hip - essayant toujours de créer un espace confortable où pourrait fleurir sa pseudo-communauté - n’a jamais manqué de créer pour lui-même des réserves où les indigènes se regardent entre eux d’un air ébahi parce qu’ils en sont également les touristes. Le Haight-Ashbury, le festival rock, la piaule hip étaient censés être des espaces libres où les séparations s’écroulaient. Mais l’espace hip est devenu un espace de passivité, de consommation de loisirs, où les séparations ont reparu à un autre niveau. Le concert de rock dans l’Oregon qui fut organisé par l’État pour détourner les gens d’une manifestation, et où l’État distribua gratuitement de l’herbe et inspecta les psychédéliques avant qu’ils soient distribués, n’est que le cas limite d’une tendance générale : l’espace organisé avec bienfaisance pour les touristes du temps mort.

À son origine, la vie hip avait certes un contenu plus actif. Le terme spectaculaire « hippie » recouvre des phénomènes divers, et la contre-culture et les individus qui en ont fait partie sont passés à travers des stades divers. Quelques-uns des premiers participants avaient bien compris que le nouveau monde devait être construit consciemment, qu’il n’arriverait pas par hasard si seulement tout le monde se mettait à fumer de l’herbe et à s’aimer les uns les autres. Mais la culture spectaculaire qui est le legs de leurs activités, leur "succès", est en fait le signe de leur échec. Lorsque en 1967 certains ont joué les funérailles symboliques du hippie pour la presse, ils ont seulement montré, par leur expression théâtrale de l’échec, qu’ils n’avaient jamais abandonné le spectacle qui les avait produit et qu’ils n’avaient jamais compris le spectacle qu’ils produisaient. Le mouvement hip était un signe de l’insatisfaction de plus en plus répandue devant une vie quotidienne de plus en plus colonisée par le spectacle. Mais ne sachant pas s’opposer plus radicalement au système dominant, il n’a fait que construire un contre-spectacle.

Cela ne veut pas dire que cette opposition aurait dû être politique dans le sens ordinaire. Si le hippie ne savait rien d’autre, il savait en revanche très bien que la vision révolutionnaire des politicards gauchistes n’allait pas suffisamment loin. Bien que le style de vie hippie ne fût qu’un mouvement pour la réforme de la vie quotidienne, le hippie était dans une position où il pouvait au moins reconnaître que le politicard n’avait aucune critique de la vie quotidienne (c’est-à-dire qu’il était straight). Si les premiers hippies ont rejeté l’activité « politique » en partie pour de mauvaises raisons (à cause de leur perspective positiviste, leur utopisme, etc.), ils avaient aussi une critique partiellement juste de son ennui, de son caractère idéologique, et de sa rigidité. Ken Kesey avait raison de reconnaître que les gauchistes n’engageaient le vieux monde que dans ses propres termes. Mais en n’offrant rien de plus, sauf le LSD, lui et d’autres comme lui ont abdiqué effectivement aux politicards. Leur apolitisme simpliste les a menés d’abord à soutenir partiellement le mouvement politique, puis à être absorbé par lui. Même ceux qui avaient un semblant de perspectives politiques critiques ont eu un destin similaire. Par exemple, Gary Snyder, qui avait des sympathies gandhistes-anarchistes, impute, dans un de ses premiers essais, l’échec du mouvement prolétaire classique à "un état d’esprit" et des "traditions occidentales", mais finit plus tard par soutenir, même vaguement, les Black Panthers.

Si les hippies pré-politiques se sont laissés prendre par toutes les illusions et toutes les « solutions » utopiques, si leur critique de la vie quotidienne n’a jamais reconnu ses bases historiques et les forces matérielles qui aurait pu la rendre socialement efficace, l’apparition du hippie a quand même révélé l’étendue de l’insatisfaction, l’impossibilité ressentie par tant de gens de continuer dans la voie étroite de l’intégration sociale. Cependant, en même temps que la contre-culture a annoncé, même d’une façon incohérente, la possibilité d’un monde nouveau, elle a construit quelques-unes des voies les plus avancées de réintégration dans le vieux monde. [...]. Sur tous les fronts, la contre-culture fut une avant-garde de la récupération ; elle a canalisé un mécontentement réel avec l’isolation généralisée dans de fausses alternatives ; elle a servi le pouvoir en tant que recherche expérimentale nécessaire à l’étouffement d’une opposition potentielle.

groupe Contradiction


Confession d’un ennemi débonnaire de l’État - extraits

Partie 1 - Le Berkeley des années 60 :

"[...] En automne 1966 j’ai quitté l’école. Il y avait tant d’autres choses plus passionnantes ! La contre-culture hip, qui avait fait surface l’année précédente, se répandait comme une traînée de poudre. Le quartier de Haight-Ashbury débordait dans la rue en fête quasi permanente. Des milliers et des milliers de jeunes venaient ici pour voir ce qui se passait, y compris des dizaines de mes amis de Shimer, de Chicago et du Missouri.

Ma petite maison (deux pièces de 3 mètres sur 3, une cuisine et une salle de bains, contre 150 francs par mois) servait d’étape, logeant parfois jusqu’à sept ou huit personnes à la fois. Maintenant que je suis habitué à une vie solitaire et plus tranquille, j’ai du mal à imaginer comment je pouvais supporter ça. Mais à l’époque nous étions tous jeunes, nous partagions les mêmes enthousiasmes, et quand nous n’allions pas aux concerts, quand nous ne cabriolions pas à Telegraph Avenue, au Haight-Ashbury, à Chinatown ou au Golden Gate Park, quand nous n’allions pas à la campagne pour faire du camping, nous étions contents de rester chez moi en lisant, en bavardant, en faisant des boeufs, en écoutant des disques et en bouffant du pain délicieux que nous faisions tous les jours, sans nous préoccuper qu’il n’y ait guère de place pour mettre nos sacs de couchage. Bien sûr le fait que nous planions à l’herbe presque en permanence favorisait l’harmonie générale.

Mes parents ont subvenu à mes besoins quand j’étais à l’école, mais dès que je l’ai abandonnée j’ai dû me débrouiller seul. Comme tant d’autres dans les années 60, j’ai survécu avec presque rien, touchant des bons de nourriture pour les pauvres, partageant un loyer bon marché avec plusieurs personnes, colportant des journaux underground, effectuant des petits travaux de temps en temps. En quelques minutes je pouvais me rendre en stop n’importe où à Berkeley ou dans la baie de San Francisco, et j’étais souvent branché par le conducteur qui m’offrait de l’herbe. Au besoin je pouvais facilement mendier le prix d’un repas ou d’un concert.

Après une année de ce mode de vie agréable mais précaire, j’ai travaillé comme facteur pendant six mois ; puis j’ai quitté ce travail et j’ai vécu de mes économies pendant les deux années suivantes. Quand cet argent a commencé à s’épuiser j’ai découvert un cercle de poker. Et la centaine de dollars que j’y gagnais tous les mois, augmenté des gains d’un boulot d’un jour par semaine comme chauffeur de taxi pour une compagnie coopérative hip, m’ont permis de me débrouiller pendant quelques années de plus.

Si les psychédéliques étaient le coeur de la contre-culture, son expression la plus visible, ou plutôt la plus audible, était évidemment la nouvelle musique rock. Quand la musique de plus en plus subtile des Beatles et d’autres groupes a rencontré les paroles de plus en plus sophistiquées de Bob Dylan, qui portait la musique populaire bien au-delà des chansons de protestation éculées et de la fixation rigide aux formes traditionnelles, nous avons eu enfin notre propre musique populaire. Pendant que Dylan, les Beatles et les Rolling Stones devenaient plus franchement psychédéliques, les premiers groupes totalement psychédéliques se développaient dans la Bay Area. Bien avant qu’ils n’eussent enregistré des disques, nous pouvions écouter les Grateful Dead, Country Joe and the Fish, Big Brother and the Holding Company et des dizaines d’autres groupes passionnants à presque n’importe quel moment, au Fillmore, à l’Avalon ou gratuitement dans les parcs.

Quand ils sont parvenus finalement à se faire enregistrer, leurs disques étaient loin de restituer l’expérience de ces concerts en public, partie intégrale d’une contre-culture qui battait son plein. Ces premiers concerts, Trips Festivals, Acid Tests et Be-Ins, aussi éculés que de tels termes pourraient sembler maintenant, comprenaient beaucoup d’improvisation et d’interaction, et pas seulement sur la scène. La musique et les light shows étaient manifestement subordonnés aux trips de »l’assistance », et plutôt que des spectacles, c’étaient l’accompagnement d’une célébration extasiée. S’il y avait quelques personnes célèbres sur l’estrade (Leary, Ginsberg, Kesey), ils n’étaient pas des vedettes inaccessibles ; nous savions qu’ils étaient aussi bouleversés que nous, compagnons d’un voyage dont personne ne pouvait prédire la destination, mais qui était déjà fantastique.

Et ces grands rassemblements publics n’étaient que la partie émergée de l’iceberg. Les expériences les plus significatives étaient plutôt personnelles et interpersonnelles. La contre-culture avait bien plus de substance intellectuelle que ne le pensaient les observateurs superficiels. Certes il y avait bien des flower children (hippies stéréotypés) naïfs et passifs, surtout parmi la deuxième vague des adolescents, qui adoptaient les ornements extérieurs d’un style de vie hip déjà existant sans avoir eu à faire aucune expérience indépendante ; mais nombre de »hips » avaient plus de sens critique, vivaient des expériences plus profondes et diverses qu’on le croit communément, et ils se consacraient à une grande variété de projets créatifs et radicaux.

D’aucuns seront peut-être surpris du contraste entre la critique caustique de la contre-culture à laquelle je me suis livré dans quelques-uns de mes anciens écrits et l’image plus favorable que j’en présente ici. C’est le contexte qui a changé, pas mes opinions. Au début des années 70, quand tout le monde était encore bien conscient des aspects radicaux de la contre-culture, je pensais qu’il fallait défier sa suffisance, signaler ses limites et ses illusions. Maintenant que les aspects radicaux ont été pratiquement oubliés, il me semble tout aussi important de rappeler son côté fantastique et libérateur. À côté de toute la publicité spectaculaire, des millions de gens procédaient à des changements radicaux dans leur vie, se livrant à des expérimentations audacieuses et scandaleuses qu’ils n’auraient guère songé à faire quelques années auparavant.

Je ne nie pas que la contre-culture comprenait beaucoup de passivité et de sottise. Je veux seulement souligner que nous visions - et dans une certaine mesure vivions déjà - une transformation fondamentale de tous les aspects de la vie. Nous savions à quel point les psychédéliques avaient changé profondément notre propre état d’esprit. Au début des années 60 il n’y avait que quelques milliers de gens qui en avait fait l’expérience ; cinq ans plus tard le chiffre avait dépassé un million. Qui aurait pu dire que cette tendance ne continuerait pas, pour saper finalement le système entier ?

Tant qu’elle a duré, la contre-culture était remarquablement bienveillante. Je trouvais tout naturel de faire du stop avec n’importe qui, d’offrir un joint à des inconnus, ou de les inviter à pieuter chez moi s’ils venaient d’arriver en ville. À l’époque cette confiance n’était presque jamais abusée. Il est vrai que l’âge d’or de Haight-Ashbury n’a pas duré longtemps. Les choses ont commencé à empirer vers 1967, quand la publicité faite à « l’été d’amour » attirât un énorme afflux de jeunes qui étaient moins expérimentés et plus vulnérables, disposés à se faire exploiter par le flot d’arnaqueurs et de dealers qui débarquaient. Mais ailleurs la contre-culture allait continuer son plein essor pendant plusieurs années encore.

Pour ma part, je m’intéressais à des expériences qui « élargissent l’esprit » et les frissons d’évasion qui l’engourdissent seulement ne me séduisaient en rien. La plupart des gens que je fréquentais pensaient de même. A part une bière de temps en temps nous ne buvions guère d’alcool, et il nous était difficile d’imaginer que l’on puisse préférer les effets grossiers et souvent insupportables de l’alcool aux effets esthétiques et bénins de l’herbe, à moins qu’on ne soit extrêmement refoulé. Quant aux drogues dures, nous n’en avions presque jamais entendu parler, à l’exception notable des amphétamines. À dose modérée l’effet des speed n’est pas très différent de celui du café à haute dose, et la plupart d’entre nous en avaient pris de temps à autre pour veiller la nuit dans le but de rendre un devoir pour l’école, ou pour traverser le pays en voiture sans s’arrêter. Mais il n’en faut pas beaucoup pour qu’ils deviennent dangereux. [...]"

Ken Knabb



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