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Promenons nous dans les bois Pendant que le loup n’y est plus

mis en ligne le 9 février 2024 - Nunatak

Après presque un siècle d’absence [1] , le voilà revenu. Depuis ces années 1990, où il a pointé ses crocs du côté de Mollières [2], il n’en finit pas de susciter polémiques et controverses, alimentées par une prédation, certes bien réelle, mais aussi par une perception irrationnelle de l’animal. Un argument en apparence plein de bon sens revient sans cesse dans le discours de ses détracteurs : « Nos aïeux avaient réussi à se débarrasser de ce fléau, pourquoi accepter aujourd’hui son retour ? ». Si nous remontons le fil du temps et surtout si nous sortons des sentiers battus de l’histoire officielle, nous verrons toute l’imposture de cette rhétorique, et aussi combien le sort du loup et celui du prolétariat rural ont été parfois intimement liés. Évidemment, depuis le néolithique, l’Homme (en fait l’éleveur) a cessé d’être l’ami du loup. Mais un fait reste indiscutable : durant une dizaine de milliers d’années, l’élevage et le pastoralisme n’ont cessé d’exister et de se développer, ceci avec la présence de plusieurs milliers de loups [3] sur le territoire équivalent à celui de l’actuelle France. Contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas les populations rurales mais l’État, qui à la fin du xixe siècle a décidé d’anéantir sur tout le territoire national ce grand canidé sauvage. Ceci pour des raisons éminemment politiques.

Une représentation construite à l’époque médiévale

Notre représentation du loup n’est pas universelle mais culturelle. Certains peuples, tels les Amérindiens, ont conservé une perception très positive de l’animal. En France, elle nous vient du Moyen Âge et nous en conservons aujourd’hui son reliquat. Elle s’est construite sous l’ordre féodal, sous lequel la pensée est étouffée par la chrétienté, le pouvoir exercé au fil de l’épée et la propriété concentrée entre les mains de la noblesse et du clergé. Pour ce monde chrétien, Dieu est le créateur de toute chose ainsi que de leur ordonnancement. Il a placé l’homme au sommet de la pyramide des espèces et lui a apporté la lumière. Or, le loup remet en question cet ordre immuable et divin. Il défie l’homme, dévore l’animal sauvage ainsi que l’animal domestique, toutes deux créatures de Dieu et propriétés l’une comme l’autre du seigneur des lieux. De plus le loup apparaît comme l’antithèse de la lumière divine. On ne l’aperçoit que furtivement, parfois au crépuscule – entre chien et loup – ou par temps de brouillard. Il agit le plus souvent de nuit, car il y voit comme en plein jour et ses yeux brillent dans le noir. Rusé, malin, il ne peut être qu’une créature diabolique, nuisible à l’homme, voire la bête anthropophage [4]. Pour ceux qui vivaient à l’ombre des murailles du château, du prieuré ou du bourg, le loup était aussi associé à la forêt, profonde, sombre et inhospitalière. Lieu maudit source de légendes, de superstitions et de sortilèges, là où avec la malebête était relégué le ban de la société médiévale.

Cette pression idéologique ne s’est pas exercée de façon constante. Par exemple, avec la publication des fabliaux, le xiie siècle voit paraître une littérature pratiquant la satire sociale, la parodie et la transgression de tabous religieux. Le Roman de Renart, publié à cette époque, présente le renard en héros fin et rusé tandis que le loup apparaît lourdaud et bien inoffensif. La peur du loup revient en force avec la fin du Moyen Âge, à l’époque moderne, notamment au xvie siècle, au moment où s’allument les bûchers pour sorcellerie, ou pour hérésie. C’est aussi la période des épidémies dévastatrices et des catastrophes climatiques entraînant de terribles famines. Elle est révélatrice des grandes peurs et va durer jusqu’au xixe siècle [5]. « Dans un monde chrétien qui prônait l’ordre domestique et se consacrait à l’élevage et à l’agriculture, le loup, ce fléau de la propriété, était l’ennemi à exterminer [6]. »

Chasse aux loups

La chasse aux loups, comme toute forme de chasse, a toujours été liée à la propriété. Depuis le haut Moyen Âge jusqu’à une époque récente, les loups ont été harcelés, pourchassés, traqués et détruits en grand nombre. Mais la quantité de loups tués variait énormément selon les années et les lieux car elle dépendait principalement des primes versées pour les abattre. Toutefois, la noblesse s’adonnait en permanence et à cœur joie à cette chasse. Prédateur puissant, rapide et endurant, au demeurant fort rusé et sachant se défendre, le loup était considéré comme un glorieux trophée. Sa chasse à courre était très prisée et pouvait durer plusieurs jours. Les seigneurs retiraient ainsi grand prestige à déployer leurs riches équipages, et en combattant ce « fléau » diabolisé par l’Église, ils affirmaient leur rôle protecteur sur lequel reposait le pouvoir féodal.

Les religieux possédaient aussi de vastes espaces forestiers et cultivés. Ils avaient pareillement privilège de chasse et n’étaient pas les derniers à s’y adonner. Le synode de Saint-Jacques-de-Compostelle, en 1114, décrète la chasse aux loups dans les pays de la chrétienté. Tous les samedis sauf les veilles de Pâques et de Pentecôte, prêtres, chevaliers et paysans doivent chasser l’animal. Noblesse et clergé détenaient le plus souvent droit exclusif de chasse et se considéraient propriétaires omnipotents de la faune sauvage. Ils possédaient aussi de très grands troupeaux d’animaux domestiques. Pour ces grands propriétaires, le loup était donc perçu comme le plus nuisible des prédateurs [7] .

Dès l’an 813 est institué le corps de louveterie. Fruits de rapines et de conquêtes, Charlemagne possédait d’immenses richesses. Ses innombrables villas royales [8] et domaines agricoles étaient disséminés à travers tout le vaste empire carolingien. L’administration de l’empire passait aussi par l’administration de ce patrimoine personnel, et certains capitulaires [9] donnaient des consignes très précises aux intendants des villas et domaines ruraux pour gérer et rentabiliser ces biens. Ainsi, vers l’an 800, avec le capitulaire De Villis, Charlemagne fixe les règles de gestion agricole et définit les obligations des intendants de ses villas et domaines. Très dense et complet, ce capitulaire traite, entre autres, du temps des semailles, de la fabrication du vinaigre, de l’hydromel, de la moutarde, des arbres à planter… et de la destruction des loups. Le deuxième capitulaire, de l’an 813, ordonne la création d’une sorte de corps de fonctionnaires, les luparii (louvetiers) afin d’éliminer par tous les moyens les loups adultes et leur progéniture. C’est également sous Charlemagne qu’apparaissent les premiers fonctionnaires chargés de la surveillance du domaine forestier royal, les forestarii.

Tous les souverains ont peu ou prou légiféré pour tuer les loups, afin d’en préserver leur royaume et leurs chasses royales. Mais il y eut des exceptions. Ainsi en 1560, l’ordonnance de Charles IX inscrit formellement la protection du loup. Elle autorise à tous de repousser les loups, « mais ceci sans les offenser », c’est-à-dire sans les blesser – ce qui démontre aussi que le loup n’a pas toujours été considéré comme un fauve anthropophage. Deux ans avant la Révolution, un décret royal supprime à nouveau la louveterie, pour cause d’abus de privilège. En 1789, les cahiers de doléances revendiquent le droit de repousser le gibier, qui porte atteinte aux récoltes, mais ils ne demandent pas le rétablissement de la louveterie, ni des battues aux loups. Cependant, huit ans plus tard, le Directoire ordonne, contre les loups et autres « nuisibles », trois battues par an. Et en 1804, Napoléon rétablira le corps des officiers de louveterie, qui va perdurer jusqu’à nos jours [10] .

Le loup et son monde

Le loup est capable de s’adapter à presque tous les biotopes, même s’il est vrai que la forêt ou les vallées perdues en haute montagne sont ses lieux de prédilection, surtout lorsque la pression de chasse devient trop importante. Il était répandu sur tous les territoires, et à différentes époques il est apparu à la périphérie des bourgs et des grandes villes [11]. Des générations de gueux ont vécu au voisinage immédiat du loup et leur rapport à l’animal a été sensiblement différent de celui établi par les grands de ce monde. La forêt primaire recouvrait au Moyen Âge une très grande partie de l’espace européen. Malgré – ou grâce à – la présence de loups par milliers, toute une population humaine, en rupture de ban, trouvait refuge et protection dans les vallées de haute montagne difficilement accessibles ou dans les profondeurs des massifs forestiers.

Ces montagnes et ces forêts réputées inhospitalières fournissaient à celles et ceux qu’elles accueillaient et qui apprenaient à en connaître les secrets les matériaux pour construire les chaumières, le bois de chauffage, les champignons, les salades, les fruits, les baies, les plantes médicinales… Et tout comme au loup, elles leur offraient, loin des gardes-chasses et de la soldatesque, du gibier pour améliorer leur ordinaire. Cette proximité d’habitat et de condition de vie avec le canidé sauvage a pu favoriser des rapprochements. Il est probable même que certains individus aient pu créer des liens avec un animal ou avec toute une meute. Ce qui a donné naissance à la légende des m’neux ou ménaïres, les meneurs de loups [12].

Pour la grande masse des paysans, regroupés au sein des communautés paroissiales, leur vision du loup était contrastée entre ce qu’en disaient les prêtres, toujours prompts à mettre tous les crimes sur le dos de l’animal, et leurs rencontres fréquentes avec des loups, certes chapardeurs et tueurs d’animaux domestiques, mais aussi assez craintifs face aux humains. Jusqu’au xixe siècle, les loups sont restés très nombreux en France. Ils causaient parfois des prédations sur les animaux domestiques appartenant aux paysans. Mais sous l’Ancien Régime, ceux-ci ne possédaient que de maigres troupeaux, des cheptels domestiques très variés, composés d’ovins, bovins, caprins et porcs nécessaires à une économie de subsistance, notamment en montagne.

Un dénombrement effectué en 1389 dans une communauté du grand escarton du Briançonnais montre que le cheptel familial moyen était de trois vaches. Deux tiers des foyers ont des cochons, les trois quarts ont des chèvres et huit sur dix ont des moutons : « La plupart des éleveurs d’ovins ont un petit troupeau d’appoint. La vente d’agneaux et de laine aux foires d’automne leur permettra de compléter leurs provisions de céréales pour l’hiver [13] ». Il est bien évident que chacun de ces animaux domestiques était indispensable à la survie de ces paysans, qui se devaient de les protéger. On les rentrait à la nuit tombée, ou du moins pour l’hivernage. Pour pâturer ils étaient mis sous une garde constante. Les troupeaux étaient de taille raisonnable afin de préserver les ressources en herbe, en évitant le surpâturage, mais aussi pour en faciliter la garde. Bergers, aides-bergers et chiens étaient fort nombreux pour les surveiller. Cet usage était, semble-t-il, inhérent à toute activité pastorale et assez efficace pour prévenir les attaques de loups.

Dans son étude sur le pastoralisme au Moyen Âge en vallée de Vicdessos, en Haute-Ariège, Florence Guillot nous informe que dans les registres de l’Inquisition, 108 bergers étaient mentionnés. Ces bergers étaient associés à un ou plusieurs compagnons et ne travaillaient donc pas seuls. La présence de chiens était aussi attestée [14] . Nobles, religieux et notables pratiquaient de même pour la garde de leurs cheptels. Des documents de l’abbaye de Montrieux dans le Var montrent que celle-ci employait au xiiie siècle 25 bergers et 12 chiens pour garder 1 200 brebis [15].

Ainsi, pour les communautés paysannes, le loup était certes un prédateur dont il fallait se garder mais elles avaient aussi appris à vivre avec. En revanche, ce que ces paysans redoutaient, c’était d’être réquisitionnés par leurs seigneurs ou par les louvetiers, afin de servir comme rabatteurs lors des grandes chasses aux loups. Les chartes de louveterie prévoyaient des sanctions envers les paysans qui refusaient de participer aux battues. Un arrêt du Parlement d’Aix du 16 décembre 1675, définissant l’organisation des battues aux loups, prescrit : « le Procureur fiscal, ou tel autre officier de la justice qui sera nommé par le Juge, assistera à la chasse qui doit être commandée par le Seigneur de la paroisse […] Lorsque les habitants sont au rendez-vous, le Garde de la Terre en doit faire l’appel, et sur son rôle noter les absents […] quand les batteurs sont parvenus jusqu’aux tireurs, et que la battue sera faite, on rassemblera les chasseurs ; et lorsqu’ils seront tous joints, le Garde fera un second appel, pour savoir si, pendant la chasse, personne ne s’est échappé : en ce cas il en sera noté sur son rôle, et assignera celui qui s’est ainsi absenté pour le faire condamner en l’amende [16] ».

En 1395, en raison d’abus de privilèges des officiers de louveterie, le roi Charles VI, face au mécontentement de ses sujets, supprime le corps des louvetiers. Entre autres privilèges, lorsque ceux-ci abattaient un loup, ils prélevaient une prime sur chaque habitation située sur un rayon de deux lieux alentour. Cependant, en 1404, le même Charles VI rétablissait la louveterie et ses privilèges. Dans les annales de Normandie, l’historien Xavier Halard fait ressortir que les paysans normands s’opposèrent aux pratiques des louvetiers et : « en Bourgogne même, le Duc limita cette coutume qui provoquait de vives réactions chez les paysans ».

De plus, le sort appliqué aux loups était parfois aussi celui réservé aux gueux lorsque ceux-ci s’aventuraient à braconner. Toutefois avant le xviie siècle, selon les époques et les lieux, le braconnage a été plus ou moins toléré. De manière générale, plus le temps passe, plus la population humaine s’accroît, plus le droit de chasse est considéré comme une activité exclusivement nobiliaire. Il s’agissait là d’assurer l’exercice absolu d’un privilège et du droit de propriété, mais aussi d’un moyen permettant de mieux asservir au travail les classes roturières. Ainsi cette ordonnance royale du 16 août 1669, écrite par Colbert : « Nos Rois en défendant la chasse aux roturiers, ont eu en vue de bannir du Royaume l’oisiveté qu’ordinairement elle engendre, lorsqu’ils s’y adonnent, et qu’ils en font leur principale occupation. »

Il est bien évident que parmi tous les fléaux, le loup n’était pas et de loin, celui qui accablait le plus le monde paysan.

Première grande atteinte à la biodiversité

Si notre époque est celle de l’extinction de nombreuses espèces, le capitalisme a dès ses premiers pas commencé à porter atteinte à la biodiversité. Au xixe siècle, avec le développement de l’industrialisation, les populations de loups (très probablement entre 5 000 et 6 000 individus en 1880 [17].) ainsi que celles de tous les grands animaux sauvages régressent énormément. Plusieurs facteurs y contribuent :

– c’est l’époque où la croissance de la population humaine commence à amorcer sa courbe exponentielle. Il y a énormément de monde dans les campagnes ;

– les massifs forestiers régressent considérablement du fait du défrichage de nouvelles terres, mais surtout par les innombrables coupes d’arbres servant à fabriquer le charbon de bois nécessaire à l’expansion industrielle (nous sommes à l’époque de la machine à vapeur, et par ailleurs la sidérurgie en plein développement consomme énormément de charbon de bois pour son apport en carbone dans la fabrication de l’acier). Afin de fabriquer ce charbon en quantité suffisante, on fait venir en renfort la main-d’œuvre étrangère, notamment du Piémont italien. Les forêts, lieux de chasse et refuges des loups, sont déboisées ; en même temps, elles deviennent les lieux de travail, d’habitation et de vie des carbouniés [18] et bouscatiés [19] ainsi que de leurs familles. Il faut avoir vu les photographies de nos montagnes et de nos collines, prises au tout début du xxe siècle, pour se rendre compte de l’ampleur des ravages. Tout un écosystème était sur le point de disparaître ;

– depuis la Révolution, bien que toujours lié à la propriété, le droit de chasse s’est généralisé. Le perfectionnement et la propagation des armes à feu, ainsi que l’apparition de poisons redoutables comme la strychnine ont aussi contribué à faire régresser les populations d’animaux sauvages, dont celle du loup.

L’extermination

L’extermination [20] du loup en France est datée : la Troisième République a pleinement assumé la décision d’exterminer tous les loups présents sur le territoire français en promulguant la loi du 3 août 1882. En revanche, les motivations de cette loi ont été complètement éludées. Si la plupart des régimes précédents avaient ordonné la traque et l’abattage de loups, personne encore n’avait envisagé l’extermination complète de cette espèce animale. Pourquoi l’avoir décidée alors que sa population était déjà en nette diminution ? Nous sommes au début de la Troisième République, une république née de deux traumatismes :

– la défaite de 1870, avec la capitulation et l’amputation d’une partie du territoire national ;

– la sanglante répression des insurrections communalistes de 1871 et notamment de la Commune de Paris, une révolution sociale qui a bien failli réussir et mettre à bas le pouvoir de la bourgeoisie. Cela a donné une République particulièrement nationaliste et anti-sociale. Pour assumer et pérenniser son pouvoir, la bourgeoisie républicaine se devait de laver l’affront de Sedan, celui de la capitulation de Bazaine [21], reconquérir l’Alsace et la Lorraine et éloigner à jamais le spectre de la révolution sociale. Elle aura aussi pour dessein d’étendre son empire colonial et va donc devoir se donner une armée à la hauteur de ses ambitions.

Comme toujours, les généraux mirent la responsabilité de la défaite militaire de 1870 sur le dos du peuple, mettant à l’index un prolétariat rural « analphabète, ne parlant que le patois et incapable de percevoir correctement les ordres donnés en français par les officiers ». Il se disait alors que c’était le maître d’école allemand qui avait gagné la guerre. Sont promulguées sur ces entrefaites les lois Ferry sur l’école, parallèlement aux lois de conscription militaire :

– loi du 16 juin 1881, instruction primaire publique et gratuite ;

– loi du 28 mars 1882, instruction primaire (6 à 13 ans) obligatoire et laïque dans les établissements publics.

Dans ce contexte, quatre lois de recrutement militaire vont aussi se succéder de 1872 à 1914. La France républicaine du xixe siècle instaura l’école publique car la conscription militaire appelle la cohésion culturelle. Cette politique a aussi sonné le glas des langues et des cultures régionales pour les assigner au statut de folklores. Outre la volonté d’inculquer à la jeunesse le français comme unique langue nationale ainsi qu’un patriotisme fervent, Jules Ferry avait également comme ambition de freiner la progression des idées socialistes et anarchistes qu’il a eu l’occasion de combattre lors de la Commune de Paris. Ainsi, lors d’un discours au conseil général des Vosges en 1879, il déclara : « Dans les écoles confessionnelles, les jeunes reçoivent un enseignement dirigé tout entier contre les institutions modernes […] Si cet état de choses se perpétue, il est à craindre que d’autres écoles ne se constituent, ouvertes aux fils d’ouvriers et de paysans, où l’on enseignera des principes totalement opposés, inspirés peut-être d’un idéal socialiste ou communiste emprunté à des temps plus récents, par exemple à cette époque violente et sinistre comprise entre le 18 mars et le 24 mai 1871. »

Contrairement à l’idée qu’a imposée par la suite la bourgeoisie à travers l’histoire officielle, les lois Ferry n’avaient pas pour but l’émancipation des enfants de prolétaires. Il s’agissait tout au contraire d’en faire de « bons citoyens » capables d’obéir, de comprendre les ordres et de les exécuter. C’est si vrai que le programme de ces premières écoles comportait des cours d’instruction militaire. Dès l’école primaire, on apprenait aux garçons à se mettre en rang et à défiler correctement, à marcher au pas, se mettre au garde-à-vous, saluer le drapeau, manier des armes… et tirer. Les cours de gymnastique étaient enseignés avec la même intention militariste [22] . Jules Ferry adressa plusieurs lettres aux recteurs d’académie pour insister particulièrement sur l’importance de ces cours de gymnastique et de préparation militaire. Dans sa lettre du 29 mars 1881, on trouve cette perle : « Il ne s’agit plus seulement ici de la santé, de la vigueur corporelle, de l’éducation physique de la jeunesse française, il s’agit aussi du bon fonctionnement de nos lois militaires, de la composition et de la force de notre armée. Tous les enfants qui fréquentent nos écoles sont appelés à servir un jour leur pays comme soldats, c’est une œuvre patriotique que nous poursuivons [23]. »

Cependant, une chose était de décréter l’école gratuite et même obligatoire, une autre était, dans cette France majoritairement rurale, d’obtenir des paysans qu’ils renoncent à se faire aider de leurs enfants. Pour y parvenir, les vacances scolaires avaient été instaurées en période estivale, justement parce que c’est le moment où les travaux des champs sont les plus intenses. Mais pour le loup, sa prédation s’étendait tout au long de l’année. L’animal n’était-il pas lui aussi un obstacle, le dernier argument opposable à la scolarisation de ces enfants, d’autant que ceux-ci étaient le plus souvent affectés à la garde du troupeau familial [24] ? Ainsi est promulguée la loi du 3 août 1882. Celle-ci multiplie par sept la prime pour abattre un loup. Cette prime représentait un mois de salaire d’un ouvrier et bien plus encore pour une louve pleine ou suitée. Pour s’en donner les moyens, un budget spécifique et conséquent fut aussitôt voté et affecté au ministère de l’Agriculture, et afin de stimuler encore plus les chasseurs, le délai de règlement des primes fut nettement raccourci. Aussi, de septembre à décembre 1882, 423 loups sont tués ; 1 316 le sont en 1883 ; 1 035 l’année suivante. En 1889, on totalise 6 354 primes versées [25]. Cela va se poursuivre jusqu’à ce que le loup disparaisse totalement du territoire français. Plus rien ne s’opposera désormais à ce que les enfants de cette France rurale de la fin du xixe siècle soient scolarisés. Ils allaient pouvoir accéder enfin à une ouverture vers la connaissance et échapper, tout au moins jusqu’à l’âge de treize ans, à l’avilissement par le travail. Pourquoi fallait-il qu’il y eut une contrepartie, qu’on exigeât de ces enfants, à coups de châtiments corporels, qu’ils répudient leurs langues maternelles rabaissées au qualificatif de patois ? La mort du loup a-t-elle vraiment profité aux populations paysannes ? Et surtout, pourquoi n’apprend-on pas que sous la Troisième République cette grande œuvre émancipatrice qu’est l’école publique, laïque et gratuite, ouverte à toutes et à tous, a été créée à des fins de revanche nationale, à des desseins de grandeur coloniale ?

La guerre mondiale qui éclate en 1914 sera l’aboutissement de cette volonté de revanche, l’apothéose des politiques nationalistes et des rivalités impérialistes pour se partager le monde. Et les classes d’âge scolarisées dans les années qui ont vu se perpétrer l’extermination du loup allaient fournir le gros des troupes, la chair à canon pour ce conflit [26] . Une fois encore, l’extermination d’une espèce animale aura été le prélude à une autre immense boucherie, celle concernant l’espèce humaine [27] .

Le retour

Revenu depuis presque trente ans, le loup bénéficie d’une partielle protection. Cela lui a permis de reconquérir une partie de son territoire antérieur. Cependant, rien ne nous autorise à affirmer qu’aujourd’hui sa présence en France est définitivement pérennisée. Nous avions effacé de nos mémoires l’animal réel pour n’en conserver que le mythe. De ce fait, nous avons perdu une culture et oublié comment vivre avec le loup. En conséquence, bergers et éleveurs [28] subissent violemment cette situation. Les aides à la protection des troupeaux sont souvent une poudre aux yeux face aux contraintes économiques et aux conditions de travail que celles-ci imposent. En France, les chiens de protection ne sont que très rarement en nombre convenable face aux meutes et il est très rare de les voir porter un collier anti-loup. Mais surtout, il faut repenser autour des troupeaux une présence humaine le plus souvent insuffisante en terre de loups, notamment en estive.

Difficile de concilier ces exigences respectueuses de vies humaines et animales avec les réalités d’une économie où tout est marchandise et doit créer de la valeur. Sans doute faut-il repenser dans ce domaine aussi l’entraide, les solidarités, de nouvelles formes de coopérations et d’échange, briser le carcan économique du capitalisme. Mais cela ne saurait suffire, car ce monde dans lequel le loup revient est profondément différent de celui où il a été exterminé. Un morceau d’histoire commune nous a été usurpé. Nous sommes passés d’une société pastorale à un monde où éleveurs et bergers sont conférés à des tâches de producteurs de côtelettes et de jardiniers des espaces, affectés à l’entretien de pâturages où l’hiver venu, les touristes viendront skier.

Ce qu’on appelle la nature, et la faune dite sauvage, ont elles aussi été profondément transformées [29]
. Certes, les forêts se sont étendues, mais pour l’ONF et les gros propriétaires forestiers elles sont devenues des champs d’arbres qu’il faut administrer, commercialiser, rentabiliser. Des animaux « sauvages », notamment les grands ongulés, ont été réintroduits, mais ils sont gérés, comptabilisés, confinés à des territoires bien déterminés. Mis là pour être vus l’été par les touristes et dès l’automne servir de cible à l’industrie de la chasse. On appelle cela « mettre en valeur un territoire ». Nos lieux de vie et d’habitation, nos villages même sont « aménagés » pour devenir peu à peu des zones périurbaines, corollaires d’un monde artificialisé où la métropolisation devient tentaculaire. Dans cet univers désormais presque entièrement domestiqué, nous voyons resurgir un « fauve » qui fait régner à nouveau les règles du monde sauvage. Le loup n’entre pas dans le cadre imaginé par nos aménageurs. Il ne se donne pas à voir et on ne peut pas le fixer à un territoire déterminé. Il est capable de se déplacer sur de très longues distances dans la plus grande discrétion. Imprévisible, il surgit là où on l’attend le moins. On l’imaginait volontiers croquant ici et là quelques proies, malades de préférence, afin de maintenir le bon état sanitaire de la faune sauvage. Mais ce n’est pas comme ça que ça marche, on ne lui impose pas les règles du jeu. C’est lui qui prend la main. Le loup est ingérable… et c’est tant mieux [30] ! Car les questions que soulève désormais sa présence remettent profondément en cause le monde dans lequel nous nous sommes parfois un peu trop habitués à vivre. Le combat pour réapprendre à vivre avec le loup est un combat pour la vie face à une société aseptisée et mortifère. Il peut contribuer – avec d’autres combats – à nous guider sur des chemins de liberté.

Ysengrin
_ Illustrations de Limcela et Clem

[1Officiellement, le dernier loup tué en France l’a été en 1937 (l’État, dans son souci de tout contrôler, tient à démontrer qu’il en est capable, en fournissant toujours des faits et des dates très précis). Cependant, au rythme avec lequel les loups ont été exterminés à la fin du xixe siècle, il ne restait plus en France, au tout début du xxe siècle, que quelques loups incapables d’assurer la survie de l’espèce. Il est possible cependant que des individus soient passés au travers du carnage ou que certains loups erratiques se soient par la suite baladés en France.

[2Mollières est un hameau situé au cœur du Mercantour. C’est là, dans un vallon, qu’a été observé le 5 novembre 1992 le premier couple de loups venu d’Italie (c’est du moins la version officielle du retour du loup en France et encore une fois, l’État nous fournit des dates, des chiffres et des lieux bien précis).

[3Il n’existait évidemment au Moyen Âge ni même à « l’époque moderne », aucun moyen scientifique pour évaluer le nombre de loups. Ce qui nous est rapporté, par divers textes et chroniques, c’est que les loups étaient fort nombreux et répandus sur tous les territoires. Dans l’Encyclopédie des carnivores de France, fascicule I, le zoologiste François de Beaufort avance les chiffres de 3 000 à 7 000 loups, pour le début du xviiie siècle. Si on veut avoir une idée approximative du nombre de loups au Moyen Âge, il nous faudra faire appel à des outils modernes d’évaluation, notamment la méthode mise au point par le naturaliste biélorusse Vadim Sidorovich, en établissant un taux de densité de population de loups par rapport à la superficie d’un territoire. Si l’on tient compte des conditions particulières du début du Moyen Âge (très bas effectif des populations humaines, territoire européen recouvert aux deux tiers par de vastes forêts, moyens de chasse rudimentaires et gibier abondant) et en comparaison des taux établis par Vadim Sodorovich, on peut raisonnablement estimer la densité moyenne de loups à cette époque, à deux ou trois individus (voire légèrement plus) pour 100 km2. Ce qui, ramené à un territoire comme la France, donnerait une population de 12 000 à 20 000 loups. Bien entendu, il s’agit là d’une estimation très approximative. De plus, ces populations pouvaient fluctuer de façon importante suivant les conditions climatiques (hivers doux ou au contraire très longs et rigoureux), l’abondance du gibier, les pandémies déclarées, la persécution par les humains, etc.

[4Reliquat de cette représentation : aujourd’hui certains universitaires se fabriquent une notoriété en tentant de donner une assise scientifique à la thèse du loup anthropophage. Pour alimenter leurs travaux ils puisent abondamment dans les archives et états civils paroissiaux et comptabilisent aussi les victimes des bêtes anthropophages comme celle du Gévaudan, sans émettre le moindre doute, la moindre réserve sur la culpabilité du loup.

[5Geneviève Carbone, La peur du loup, éd. Gallimard, 1991.

[6Michel Folco, Un loup est un loup, éd. du Seuil, 1995.

[7Ours et lynx ont aussi payé très chèrement d’être des prédateurs.

[8Ces villas carolingiennes étaient de vastes demeures fortifiées par des remparts et tours de défense. Elles comportaient la maison de maître, les habitations des serviteurs, de nombreux bâtiments d’exploitation et ateliers d’artisans. Certaines d’entre elles ont donné naissance à des bourgs.

[9Décrets royaux de l’époque carolingienne.

[10Le corps des lieutenants de louveterie existe encore de nos jours. Dans chaque département, plusieurs lieutenants de louveterie sont nommés par le préfet sur proposition des fédérations de chasse. Leurs fonctions : détruire les « nuisibles », retrouver et abattre le gibier blessé, organiser les battues administratives. Malgré la ratification par la France de la convention de Berne, un nombre de plus en plus important de loups est abattu chaque année. Les lieutenants de louveterie participent à ces tueries. Voir Association FERUS, Mortalité des loups en 2019 : https://www.ferus.fr/actualite/mortalite-des-loups-2019

[11Au xve siècle des loups ont été aperçus à plusieurs reprises dans des rues de Paris. Il n’y a donc rien de surprenant à rencontrer à nouveau des loups aux abords de nos villes.

[12Dans un de ses contes, le conteur cévenol Patrick Rochedy nous amène sur les pas d’un ménaïre et de sa meute. Ceux-ci incarnent la justice populaire face à celle des riches et des puissants.

[13Nicolas Carrier et Fabrice Mouthon, Paysans des Alpes, chap. vii, repaires 2, 30, 33 et 46 : https://books.openedition.org/pur/141

[14Voir p. 7 sur https://hal.archives-ouvertes.fr/ file/index/docid/870874/filename/pastoralisme_ mag.pdf

[15Voir chap. 6 sur https://docplayer. fr/20945201-Le-loup-au-moyen-age.html

[16https://www.franceloups.fr/louveterie. htm#jvutHSwjjHsJx7Bc.99

[175 000 est le nombre avancés par Pierre Tirard, ministre de l’Agriculture, pour justifier les primes d’abattage (voir Journal Officiel du 12 juin 1880). Mais on peut déduire, à partir du nombre de loups abattus ultérieurement, qu’ils étaient plutôt autour de 6 000 (voir note 25)

[18Charbonniers en langue occitane. Ceuxci fabriquaient le charbon de bois au sein même des forêts. Le bois était empilé pour constituer une grande meule, que l’on recouvrait de terre. Un espace central était conservé pour faire cheminée. Le but était de contrôler une combustion sans oxygène, afin d’obtenir la carbonisation du bois par pyrolyse. On trouve encore au sein des massifs forestiers les vestiges de ces charbonnières, carbounieros, et des cabanes des carbouniés.

[19Bûcherons en langue d’oc. Il serait d’ailleurs bien plus juste dans ce cas d’employer ce mot au féminin bouscatieros, car bien souvent le travail des compagnes des carbouniés consistait à récupérer les branchages et le petit bois afin de confectionner des fagots qu’elles vendaient aux boulangers.

[20Le terme extermination est employé ici à dessein, par opposition à éradication, trop souvent utilisé à propos du loup. On éradique un fléau, une épidémie, une nuisance. Les êtres humains et autres animaux sont eux exterminés.

[21Lors de la guerre franco-prussienne de 1870-1871, le 2 septembre 1870, dans Sedan encerclée, l’empereur Napoléon III donne la reddition de l’armée française et se laisse capturer par l’armée prussienne. Cependant, le 4 septembre, Paris se soulève, proclame la République et désigne un gouvernement de défense nationale. Le 18 septembre, la capitale est assiégée et Metz résiste toujours avec une partie de l’armée – 150 000 hommes. Bazaine, maréchal de France et commandant de cette armée du Rhin, intrigue avec l’impératrice Eugénie, probablement en vue de restaurer l’Empire, et négocie avec les Allemands l’autorisation de désengager son armée « pour sauver la France d’elle-même » dit-il, c’est-à-dire de la République. Il capitule le 28 octobre alors qu’une armée était en train de se réorganiser dans la Loire. Bazaine a été surnommé le traître de Metz par ses habitants.

[22Voir la déclaration du sénateur George, auteur de la proposition de loi du 20 janvier 1880 sur l’enseignement obligatoire de la gymnastique.

[23Lettre du 29 mars 1881 de Jules Ferry aux recteurs : https://education.persee.fr/doc/baip_12540714_1881_num_24_465_68938

[24Le texte de loi du 28 mars 1882 qui rend obligatoire la scolarisation des enfants de 6 à 13 ans montre que celle-ci n’allait pas de soi. Ainsi sur 18 articles que contient cette loi, 11 sont consacrés à des mesures d’incitations, de contrôles, de pressions et de sanctions pour parvenir à faire scolariser les enfants. Dans chaque commune, une commission municipale scolaire est instituée pour surveiller au plus près les familles et encourager la fréquentation des écoles. Les articles 12, 13 et 14 prévoient envers les parents dont les enfants ne fréquenteraient pas régulièrement l’école des pressions et des sanctions pouvant aller jusqu’à des condamnations relevant des articles 463, 479 et 480 du code pénal. En revanche, par souci d’éviter la confrontation – surtout dans les campagnes dont le vote n’était pas franchement acquis au gouvernement – l’article 15 de la loi prévoit des dispenses temporaires, à condition que celles-ci soient justifiées. L’extermination du loup permettra de supprimer un motif sérieux de justification d’absence. Voir texte de loi : https://www.senat.fr/evenement/archives/D42/ mars1882.pdf

[25Voir tableau, chapitre L’extermination par l’homme du loup sauvage : https://fr.wikipedia.org/ wiki/Loup_gris_en_France

[26La première guerre mondiale a fait 10 millions de morts et 8 millions d’invalides, dont pour la France : 1 450 000 morts et 1 900 000 blessés lourds et invalides, particulièrement dans une tranche d’âge de 17 à 45 ans.

[27Les grands massacres d’animaux ont parfois accompagné ceux de populations humaines. En Amérique du Nord, massacre de bisons, de loups et d’Amérindiens sont allés de pair. Pour les massacreurs, il s’agissait d’exterminer la vie sauvage, d’apporter la civilisation.

[28Il convient de distinguer les bergers, les petits éleveurs-bergers et les éleveurs possesseurs de gros troupeaux :
– les bergers sont les prolétaires de la montagne. Ilstravaillent pour un éleveur dont ils gardent les bêtes, ont des conditions de vie et de travail très précaires et des relations souvent affectives avec les animaux. Ils subissent donc tous les inconvénients lors d’attaques de loups : surcharge de travail, nuits blanches, stress et chocs émotifs devant les bêtes prédatées ;
– la situation des petits éleveurs-bergers se rapproche bien souvent du statut de berger dont ils partagent les conditions de vie, de travail et la relation au troupeau. Certains sont parfois dans une situation de précarité économique. Malgré les aides et indemnisations, ceux-ci sont accablés par les prédations ;
– les éleveurs n’ont qu’un rapport économique avec le troupeau dont ils sont propriétaires. En basse Provence, où existent de gros cheptels, on nomme depuis toujours le troupeau l’avé, c’est-àdire l’avoir, le capital. Les éleveurs perçoivent des aides pour compenser la présence du loup et sont indemnisés pour chaque bête prédatée.

[29Voir Andy Manché, « Chasse, pêche, nature et réintroduction. Une critique de la gestion de la faune », Nunatak n°4, hiver-printemps 2019.

[30Malheureusement, comme toujours, face à ce qu’il ne parvient pas à contrôler, l’État possède une réponse, elle est au bout du fusil.


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