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Trashing : le côté obscur de la sororité

mis en ligne le 11 février 2022 - Jo Freeman

Il y a longtemps que je n’ai pas subi de processus de trashing.
J’ai été l’une des premières dans le pays, peut-être la première à
Chicago, à voir ma personne, mon engagement et moi-même
attaqués d’une telle manière par les femmes du Mouvement. Cela
m’a dévastée et rendue incapable de fonctionner normalement. Il
m’a fallu des années pour m’en remettre, et même aujourd’hui, les
blessures ne sont pas entièrement cicatrisées. Je traîne donc aux
marges du Mouvement, m’en nourrissant parce que j’en ai besoin,
mais trop craintive pour replonger en son sein. Je ne sais même
pas de quoi j’ai peur. Je n’arrête pas de me dire qu’il n’y a aucune
raison pour que cela se reproduise - si je suis prudente - mais dans
un coin de ma tête, il y a la certitude irrationnelle et omniprésente
qu’à tout moment, je risque de faire face de nouveau à la même
hostilité.

Pendant des années, j’ai écrit ce laïus dans ma tête, généralement
sous forme de discours pour une variété de publics imaginaires du
Mouvement [féministe]. Mais je n’ai jamais pensé à m’exprimer
publiquement là-dessus parce que j’étais convaincue que je ne
devais pas laver le linge sale du Mouvement [féministe] en public.
Je commence à changer d’avis.

Tout d’abord, tant de choses ont déjà été exposées publiquement
que mes révélations ne seront pas particulièrement perturbantes.
Pour les femmes qui ont été actives dans le Mouvement [féministe],
ce ne sera même pas une découverte. Deuxièmement, j’observe
depuis des années avec une consternation croissante le
Mouvement [féministe] détruire consciemment toute personne se démarquant de quelque manière que ce soit. J’ai longtemps espéré
que cette tendance autodestructrice s’estomperait avec le temps et
l’expérience. J’ai sympathisé et soutenu de nombreuses femmes
dont les talents avaient été gâchés par le Mouvement [féministe]
parce que leurs tentatives de les utiliser avaient été accueillies avec
hostilité. Des conversations avec des amies à Boston, Los Angeles
et Berkeley qui ont été elles aussi traînées dans la boue aussi
récemment qu’en 1975 m’ont convaincue que le Mouvement n’avait
pas appris de ses erreurs passées. Au lieu de cela, le phénomène
de trashing a atteint des proportions épidémiques. Peut-être que
l’exposer nous permettra d’apprendre.

Qu’est-ce que le « trashing », ce terme familier qui exprime tant de
choses, mais qui explique si peu ? Ce n’est pas un désaccord ; ce
n’est pas un conflit ; ce n’est pas de l’opposition, qui sont des
phénomènes parfaitement communs et nécessaires afin de
maintenir saine une organisation.

Le trashing est une forme particulièrement vicieuse de diffamation,
d’anéantissement social et psychologique de l’individu. C’est un
procédé manipulateur, malhonnête et excessif, parfois enrobé dans
la rhétorique du conflit, ou utilisé pour cacher l’existence de
critiques dissidentes. Ce procédé ne vise pas à rendre compte des
désaccords ou résoudre des conflits mais à dénigrer et détruire.

Les moyens varient. Le phénomène de trashing peut être effectué
en privé ou en groupe ; en face à face ou dans le dos des gens ;
par l’ostracisme ou la dénonciation ouverte. Celle qui en est à
l’origine peut vous rapporter des paroles fausses et déformées sur
ce que les autres pensent de vous (des choses horribles) ; raconter
à vos amies des mensonges sur ce que vous pensez d’elles ;
interpréter tout ce que vous dites ou faites sous le jour le plus
négatif ; projeter sur vous des attentes irréalistes de sorte que lorsque vous ne pouvez y répondre, vous devenez une cible
« légitime » de colère ; nier vos perceptions de la réalité ; ou
prétendre que vous n’existez pas du tout. Le dénigrement peut
même être à peine voilé par les techniques de groupe les plus
récentes de critique/autocritique, de médiation et de thérapie.
Quelles que soient les méthodes utilisées, le phénomène de
trashing implique une violation de notre intégrité, l’affirmation
publique de notre inutilité et une remise en question de notre
engagement. En effet, ce qui est attaqué, ce ne sont pas nos
actions ou nos idées, mais nous-mêmes.

Cette attaque se parachève lorsque nous avons l’impression que
notre existence même est hostile au Mouvement [féministe] et que
la seule façon de mettre un terme à ça est de cesser d’exister.
Cette conviction est renforcée lorsque nous nous retrouvons seules
car nos amies deviennent convaincues que tout lien avec nous leur
portera préjudice à elles ou au Mouvement [féministe]. Tout soutien
qu’elles pourraient nous apporter les salira. Finalement, toutes nos
camarades se joignent à un chœur de condamnation qui ne peut
être réduit au silence.

Il a fallu que je subisse ce phénomène à trois reprises pour me
convaincre d’abandonner. Fin 1969, je me sentais si démolie
psychologiquement que je ne pus continuer. Jusque-là, j’interprétais
mes expériences comme étant dues à des problèmes de
personnalité ou à des désaccords politiques que je pouvais apaiser
avec du temps et des efforts. Mais plus j’essayais, plus les choses
empiraient, jusqu’à ce que je sois finalement forcée de faire face à
la réalité incompréhensible que le problème n’était pas ce que
j’avais fait, mais ce que j’étais.

Cela a été communiqué de manière si subtile que je n’ai jamais
réussi à amener personne à en parler. Il n’y a pas eu de grandes
confrontations, juste de nombreux petits affronts. Chacun en soi était insignifiant ; mais ajoutés l’un à l’autre, ils étaient comme mille coups de fouet. Pas à pas, j’ai été ostracisée : si un article collectif
était écrit, mes tentatives de contribution étaient ignorées ; si
j’écrivais un article, personne ne le lisait ; quand je parlais en
réunion, tout le monde écoutait poliment, puis reprenait la
discussion comme si je n’avais rien dit ; les dates des réunions ont
été modifiées sans que je sois informée ; quand c’était à mon tour
de coordonner un projet de travail, personne ne m’aidait ; quand
des envois postaux groupés étaient envoyés et que j’ai découvert
que mon nom ne figurait pas sur la liste de diffusion, on m’a dit que
j’avais juste regardé au mauvais endroit. Mon collectif a une fois
décidé de réunir des fonds pour envoyer des membres assister à
une conférence. Quand j’ai dit que je voulais y aller, il a été décidé
que chacune s’y rendrait par ses propres moyens (en toute
honnêteté, une membre m’a appelée par la suite pour m’aider à
hauteur de 5$, à condition que je n’en parle à personne. Elle a subi
le même phénomène de diffamation quelques années plus tard).

Ma réponse à cela a été la stupéfaction. J’avais l’impression d’errer
les yeux bandés dans un champ plein d’objets tranchants et de
trous profonds et que tout le monde m’affirmait que je pouvais
parfaitement voir et que je marchais dans une prairie lisse et
verdoyante. C’était comme si j’étais involontairement entrée dans
une nouvelle société, une société fonctionnant selon des règles
dont je n’étais pas au courant et que je ne pouvais pas connaître.
Lorsque j’ai essayé d’amener mon ou mes groupes à discuter de ce
que je pensais qui m’arrivait, ils ont soit nié ma perception des
choses en disant que rien n’était anormal, soit rejeté les incidents
comme insignifiants (ce qu’ils étaient, pris individuellement). Une
femme, lors de conversations téléphoniques privées, a admis que
j’étais mal traitée. Mais elle ne m’a jamais soutenue publiquement
et a admis très franchement que c’était parce qu’elle craignait de perdre l’approbation du groupe. Elle aussi avait été rejetée d’un autre groupe.

Mois après mois, le message s’imposait : « partez », le Mouvement
disait : « partez, partez ! » Un jour, je me suis retrouvée à avouer à
mon colocataire que je doutais de ma propre existence ; que j’étais
le fruit de ma propre imagination. C’est alors que j’ai su qu’il était
temps de partir. Mon départ a été très calme. J’en ai parlé à deux
personnes et j’ai arrêté d’aller au Centre des femmes. Le manque
de réaction m’a convaincue que j’avais bien lu le message.
Personne n’a appelé, personne ne m’a envoyé de courrier. La
moitié de ma vie avait été effacée d’un revers de la main et
personne d’autre que moi n’en était consciente. Trois mois plus
tard, une rumeur a circulé sur le fait que j’avais été dénoncée par
l’Union de libération des femmes de Chicago, fondée après que
j’aie quitté le Mouvement, pour avoir écrit un article de presse
récent sans leur permission. C’était tout.

Le pire, c’est que je ne savais vraiment pas pourquoi cela
m’affectait autant. J’avais survécu en grandissant dans une
banlieue très conservatrice, conformiste et sexiste où mon droit à
ma propre identité était constamment attaqué. Le besoin de
défendre mon droit à être moi-même m’a rendue plus forte. Je me
suis aussi endurcie grâce à mes expériences dans d’autres
organisations et mouvements politiques, où j’ai appris à utiliser la
rhétorique et l’argumentation comme armes dans la lutte politique,
et comment repérer les conflits de personnalités se faisant passer
pour des conflits politiques. De tels conflits étaient généralement
articulés de manière impersonnelle, comme des attaques contre
nos idées, et bien qu’ils n’aient peut-être pas été productifs, ils
n’étaient pas aussi destructeurs que ceux que j’ai vus plus tard
dans le mouvement féministe. On peut repenser nos idées à la suite de critiques. Il est beaucoup plus difficile de repenser notre personnalité.

Cela arrivait que certaines personnes tentent d’anéantir la
réputation de quelqu’une mais c’était limité à la fois en termes
d’étendue et d’efficacité. Comme les actions des gens comptaient
plus que leur personnalité, de telles attaques n’entraînaient pas si
facilement l’isolement et ne prenaient pas tant d’ampleur.

Mais le mouvement féministe a entraîné ma chute. Pour la première
fois de ma vie, je me suis retrouvée à croire toutes les choses
horribles que les gens disaient à mon sujet. Quand j’ai été traitée
comme de la merde, j’ai cru que j’étais une merde. Ma réaction m’a
énervée autant que mon expérience. Après avoir survécu à ma
jeunesse, pourquoi devrais-je maintenant succomber ? J’ai mis des
années à avoir la réponse. C’est personnellement douloureux parce
que ça révèle une vulnérabilité à laquelle je pensais avoir échappé.
Pendant toute la première partie de ma vie, j’ai survécu parce que
je n’avais jamais donné à une personne ou à un groupe le droit de
me juger. Je m’étais réservé ce droit. Mais les douces promesses
de sororité du Mouvement [féministe] m’ont séduite. Il prétendait
offrir un refuge contre les ravages d’une société sexiste, un endroit
où l’on serait comprise. C’était mon besoin même pour le féminisme
et les féministes qui m’a rendue vulnérable. J’ai donné au
Mouvement [féministe] le droit de me juger parce que je lui faisais
confiance. Et quand il a jugé que je n’avais aucune valeur, j’ai accepté ce jugement.

Pendant au moins six mois, j’ai vécu dans une sorte de désespoir
engourdi, intériorisant complètement mon échec comme un échec
personnel. En juin 1970, je me suis retrouvée par hasard à New
York avec plusieurs féministes de quatre villes différentes. Nous
nous sommes réunies une nuit pour une discussion générale sur l’état du Mouvement [féministe], et nous nous sommes retrouvées à discuter de ce qui nous était arrivé. Nous avions deux choses en
commun ; nous avions toutes une réputation à l’échelle du
Mouvement [féministe] et toutes avaient été socialement anéanties.
Anselma Dell’Olio nous a lu un discours sur « La division et
l’autodestruction dans le mouvement des femmes » qu’elle avait
récemment prononcé au Congress To Unite Women (sic) à la suite
de son propre trashing.

« J’ai appris il y a des années que les femmes avaient toujours été
divisées entre elles, autodestructrices et remplies de rage
impuissante. Je pensais que le Mouvement [féministe] allait
changer tout cela. Je n’aurais jamais pensé voir le jour où cette
rage, déguisée en radicalisme pseudo-égalitaire, serait utilisée au
sein du Mouvement [féministe] pour abattre les sœurs pointées du
doigt.
« Je fais référence (...) aux attaques personnelles, à la fois
manifestes et insidieuses, auxquelles ont été soumises les femmes
du Mouvement [féministe] qui avaient péniblement réussi à
atteindre n’importe quel degré d’accomplissement. Ces attaques
prennent différentes formes. La plus courante et la plus répandue
est la diffamation : la tentative de saper et de détruire l’intégrité de
l’individu attaqué. Une autre forme est la « purge » : isoler la
personne.
« Et qui attaquent-ils ? (...) Si vous êtes autoritaire, si vous avez ce
qui est généralement décrit comme une « personnalité forte » / si
vous ne correspondez pas au stéréotype conventionnel d’une
femme « féminine » , c’est fini.
« Si vous êtes dans la première catégorie (une ambitieuse), vous
êtes immédiatement qualifiée d’opportuniste à la recherche de
sensations fortes, de mercenaire impitoyable, cherchant à faire sa renommée et sa fortune sur les cadavres de sœurs altruistes qui
ont consommé leurs capacités et sacrifié leurs ambitions pour la
plus grande gloire du féminisme. La productivité semble être le
crime majeur - mais si vous avez le malheur d’être franche et
articulée, vous êtes également accusée d’avoir soif de pouvoir,
d’être élitiste, fasciste, et enfin la pire épithète de toutes : un
identifiant masculin. Aaaarrrrggg ! »

En l’écoutant, un grand sentiment de soulagement m’envahit.
C’était mon expérience qu’elle décrivait. Si j’étais folle, je n’étais pas
la seule. Notre conversation s’est poursuivie tard dans la soirée.
Quand nous sommes parties, nous nous sommes sardonniquement
surnommées les « réfugiées féministes » et avons convenu de
nous revoir un jour. Nous ne l’avons jamais fait. Au lieu de cela,
chacune de nous est retombée dans son propre isolement et n’a
traité le problème qu’à un niveau individuel. Il en a résulté que la
plupart des femmes présentes à cette réunion ont abandonné
comme je l’avais fait. Deux ont fini à l’hôpital en dépression
nerveuse. Bien que toutes soient restées des féministes dévouées,
aucune n’a mis au profit du Mouvement [féministe] ses talents à la
hauteur de ce qu’elle aurait pu. Bien que nous ne nous soyons
jamais revues, notre nombre a augmenté alors que la maladie de
l’autodestruction a lentement englouti le Mouvement [féministe].

Au fil des ans, j’ai parlé avec de nombreuses femmes qui ont été
diffamées. Comme un cancer, les attaques se sont propagées, de
celles qui avaient une certaine réputation à celles qui étaient
simplement fortes ; de celles qui étaient actives à celles qui avaient
simplement des idées ; de celles qui se sont démarquées en tant
qu’individus à celles qui ne se sont pas conformées assez
rapidement aux méandres de la ligne changeante. Avec chaque
nouvelle histoire, ma conviction grandissait que le phénomène de
trashing n’était pas un problème individuel provoqué par des actions individuelles ; ce n’était pas non plus le résultat de conflits politiques entre ceux d’idées différentes, c’était une maladie sociale.
La maladie a été longtemps ignorée
car elle a souvent été
masquée par la rhétorique de la sororité. Dans mon propre cas,
l’éthique de la sororité a empêché une reconnaissance de mon
ostracisme. Les nouvelles valeurs du Mouvement [féministe]
disaient que chaque femme était une sœur, que chaque femme
était acceptable. Je ne l’étais clairement pas. Pourtant, personne ne
pouvait admettre que je n’étais pas acceptable sans admettre qu’il y
avait un défaut de sororité. Il était plus facile de nier la réalité de
mon inacceptabilité. Dans d’autres cas, la sororité a plutôt été
utilisée comme une arme plutôt que comme tentative de
dissimulation. Une vague norme de comportement sororal est mise
en place par des juges anonymes qui condamnent ensuite celles
qui ne répondent pas à leurs normes. Tant que la norme est vague
et utopique, elle ne peut jamais être respectée. Mais cette norme
peut être modifiée selon les circonstances pour exclure celles qu’on
ne désire pas avoir comme sœurs.. Ainsi, l’adage mémorable de Ti-Grace Atkinson selon lequel « la sororité est puissante : elle tue les sœurs » est toujours d’actualité.

Ce phénomène de trashing n’est pas seulement destructeur pour
les individus impliqués, il constitue aussi un outil très puissant de
contrôle social. Les attributs et les façons d’être qui sont attaquées
deviennent des contre-exemples à ne pas suivre - de peur de subir
le même sort. Ce n’est pas une caractéristique propre au
Mouvement des Femmes, ni même aux femmes. L’utilisation de la
pression sociale pour forcer la conformité et l’intolérance à
l’individualité est endémique à la société américaine. La question
pertinente n’est pas de savoir pourquoi le Mouvement [féministe]
exerce des pressions si fortes à la conformisation, mais à quelle
norme les femmes doivent-elles se conformer.

La rhétorique de la révolution et du féminisme enveloppe cette
norme. C’est celle décrite par Anselma Dell’Olio — la femme
performante et/ou affirmée, associée à une image de masculinité ou
de virilité. Ce genre de femme a toujours été rabaissée par notre
société avec des épithètes allant de « anti-féminine » à « chienne
castratrice ». La principale raison pour laquelle il y a eu si peu de
« grandes femmes » est que celles qui présentent un potentiel de
réussite sont punies à la fois par les femmes et les hommes. La
« peur du succès » est tout à fait rationnelle quand on sait que la
conséquence de l’accomplissement est l’hostilité et non l’éloge.

Non seulement le Mouvement [féministe] n’a pas réussi à
surmonter cette perception traditionaliste, mais certaines femmes
l’ont poussée à de nouveaux extrêmes. Faire quelque chose
d’important, être reconnue, accomplir, c’est impliquer que l’on « s’en
tire en s’appuyant sur l’oppression des autres femmes » ou que l’on
se croit meilleure. Bien que peu de femmes pensent cela, trop
d’entre elles restent silencieuses pendant que les autres sortent les
griffes. La quête de « l’absence de leader » que le Mouvement
[féministe] valorise tant est devenue plus souvent une tentative de
démolir les femmes qui font preuve de qualités de leader que de
développer de telles qualités chez celles qui n’en ont pas. De
nombreuses femmes qui ont essayé de partager leurs
compétences ont été punies pour avoir affirmé qu’elles savaient
quelque chose que les autres ignoraient. Le culte de l’égalitarisme
du Mouvement [féministe] est si fort qu’il se confond avec
l’uniformité. Les femmes qui nous rappellent que nous ne sommes
pas toutes identiques sont punies parce que leur différence est
interprétée comme signifiant que nous ne sommes pas toutes
égales.

Par conséquent, le Mouvement [féministe] a de mauvaises
exigences vis-à-vis de celles qui le composent. Il demande la culpabilité et l’expiation plutôt que la reconnaissance et la responsabilité. Les femmes qui ont personnellement bénéficié de
l’existence du Mouvement [féministe] lui doivent plus que de la
gratitude.

Je n’aurais jamais soupçonné l’autre type de femme couramment
victime de trashing. Les valeurs du Mouvement [féministe]
privilégient les femmes très solidaires et effacées ; celles qui
s’occupent constamment des problèmes personnels des autres ; les
femmes qui jouent très bien le rôle de la mère. Pourtant, un nombre
surprenant de ces femmes ont été traînées dans la boue.
Ironiquement, leur capacité même à jouer ce rôle n’est pas
appréciée et elle crée une image de pouvoir que leurs camarades
trouvent menaçante. (...)

Les femmes qui endossent ce rôle découvrent qu’elles fabriquent
des attentes qu’elles ne peuvent finalement pas satisfaire.
Personne ne peut être « tout pour tout le monde ». Alors quand ces
femmes se retrouvent à devoir dire non afin de conserver un peu de
leur temps et de leur énergie pour elles-mêmes ou pour s’occuper
des affaires politiques d’un groupe, ces « non » sont vécus comme
des rejets et créent de la colère. Les vraies mères peuvent bien sûr
se permettre de provoquer de la colère chez leurs enfants car elles
exercent sur eux un degré élevé de contrôle physique et financier .
Même les femmes dans des professions de soin qui se substituent
à des rôles maternels disposent de ressources pour gérer la colère
de leurs clients. Mais quand on est une « mère » pour ses pairs, ce
n’est pas une possibilité. Quand les demandes deviennent
irréalistes, soit on se retire, soit on est démolie.

La destruction de ces deux groupes a des racines communes dans
les rôles traditionnels. Chez les femmes, deux types de rôle sont
permis : celui d’"aidante" et celui d’"aidée". La plupart des femmes
sont formées pour endosser l’un ou l’autre à des moments différents. Malgré une prise de conscience et un examen minutieux de notre propre socialisation, beaucoup d’entre nous n’ont pas
réussi à quitter ces rôles ou à arrêter d’attendre des autres qu’elles les tiennent pour nous.

Bien que seules quelques femmes se livrent réellement au trashing,
nous sommes toutes responsables en laissant ce phénomène
perdurer. Une fois attaquée, une femme ne peut pas faire grand-
chose pour se défendre car, par définition, elle a toujours tort. Mais
celles qui y assistent peuvent faire beaucoup pour l’empêcher d’être
isolée et finalement détruite. Cela ne fonctionne bien que lorsque
ses victimes sont seules, car l’essence du procédé est d’isoler une
personne et de la rendre responsable des problèmes d’un groupe.
Le soutien des autres enraye cet engrenage et prive les agitatrices
de leur public. De nombreuses attaques ont été contrées par le
refus collectif de se laisser intimider par la peur d’être les
prochaines. D’autres ont été contraintes de clarifier leurs
accusations afin que celles-ci puissent être traitées posément.

Il y a, bien sûr, une démarcation fine entre le dénigrement et la lutte
politique, entre la diffamation et les objections légitimes à un
comportement inacceptable. Faire la différence demande des
efforts. Voici quelques indications à suivre.

Le trashing implique un usage intensif du verbe « être » et seulement un usage léger du verbe « faire ».
C’est ce que l’on est et non ce que l’on fait qui fait l’objet d’une
objection, et ces objections ne peuvent pas être facilement
formulées en termes de comportements indésirables spécifiques.
Les personnes à l’origine du trashing ont également tendance à
utiliser des noms et des adjectifs de nature vague et générale pour
exprimer leurs objections à une personne en particulier. Ces termes
ont une connotation négative, mais ne vous disent pas vraiment ce
qui ne va pas. Cette partie est laissée à votre imagination. Celles qui sont diffamées ne peuvent rien faire de bien. Parce qu’elles sont mauvaises, leurs motivations sont mauvaises, et donc leurs actions
sont toujours mauvaises. Il n’y a pas de rattrapage pour les erreurs
du passé, car celles-ci sont perçues comme des symptômes et non comme des erreurs.

Le test décisif, cependant, survient quand on essaie de défendre
une personne attaquée, en particulier lorsqu’elle n’est pas là. Si
votre défense est rejetée avec un « Comment pouvez-vous la
défendre ? » ; si vous êtes entachée de suspicion en tentant une
telle défense ; si elle est en fait indéfendable, vous devriez regarder
de plus près celles qui portent les accusations. Il se passe plus qu’un simple désaccord.

Au fur et à mesure que le trashing est devenu plus répandu, la
question de la cause m’a de plus en plus intriguée. Qu’y a-t-il dans
le Mouvement des femmes qui soutient voire encourage l’autodestruction ? Comment pouvons-nous d’une part parler d’encourager les femmes à développer leur potentiel individuel et
d’autre part écraser celles d’entre nous qui le font ? Pourquoi
condamnons-nous notre société sexiste pour les dommages qu’elle
cause aux femmes, et condamnons-nous ensuite les femmes qui
n’apparaissent pas comme gravement endommagées par elle ? Pourquoi il n’y a pas de prise de conscience concernant les mécanismes de trashing ?

La réponse la plus évidente pourrait se trouver dans le système
oppressif et dans la croyance que les femmes ne valent pas grand-
chose. Pourtant, une telle réponse est beaucoup trop facile ; cela
masque le fait que le trashing ne se produit pas par hasard. Toutes
les femmes ou les organisations de femmes n’ont pas recours à
ces procédés, du moins pas dans la même mesure. C’est
beaucoup plus répandu parmi celles qui se disent radicales que parmi celles qui ne disent pas l’être ; parmi celles qui mettent
l’accent sur les changements personnels plutôt que parmi celles qui
mettent l’accent sur les changements institutionnels ; parmi celles
qui ne peuvent voir de victoires sans révolution plutôt que parmi
celles qui peuvent se contenter de succès plus modestes ; et parmi
celles dont les groupes ont des objectifs vagues plutôt que celles
aux groupes avec des objectifs concrets.

Je doute qu’il y ait une seule explication au trashing ; les
circonstances peuvent être multiples et pas toujours évidentes,
même pour celles qui le subissent. Mais d’après les histoires que
j’ai entendues et les groupes que j’ai observés, ce qui m’a le plus
impressionnée, c’est à quel point c’est classique. Il n’y a rien de
nouveau dans le fait de décourager les femmes à se démarquer en
utilisant la manipulation psychologique. C’est l’une des choses qui a
ont bridé les femmes pendant des années ; c’est une chose dont le
féminisme était censé nous libérer. Pourtant, au lieu d’une culture
alternative avec des valeurs alternatives, nous avons créé des
moyens alternatifs de faire respecter la culture et les valeurs
traditionnelles. Seul le nom a changé ; les résultats sont les mêmes.

Si les tactiques sont classiques, la virulence ne l’est pas. C’est dans
le Mouvement [féministe] que j’ai vu le plus de femmes exploser de
colère contre d’autres femmes. Cela s’explique en partie par le fait
que nos attentes vis-à-vis des autres féministes et du Mouvement
[féministe] sont en général très élevées et donc difficiles à
satisfaire. Nous n’avons pas encore appris à être réalistes dans nos
exigences envers nos sœurs ou nous-mêmes. C’est aussi parce
que d’autres féministes sont disponibles pour devenir les cibles de notre rage.

La rage est le résultat logique de l’oppression. Nous avons besoin
d’exutoire. Parce que la plupart des femmes ont appris à ne pas
attaquer les hommes dont elles sont entourées, leur rage est
souvent tournée vers l’intérieur. Le Mouvement [féministe] nous
apprend qu’il ne faut pas laisser aller cette rage contre nous-
mêmes mais ne nous fournit pas d’autres cibles. Alors que les
hommes sont inaccessibles et que le « système » est trop grand et
vague, les « sœurs » sont à portée de main. Attaquer d’autres
féministes est plus facile et les résultats sont plus rapidement
visibles qu’en attaquant des institutions sociales amorphes. Les
personnes sont blessées ; elles partent. On peut ressentir un
sentiment de puissance lié au fait d’avoir « fait quelque chose ».
Essayer de changer une société entière est un processus très lent
et frustrant dans lequel les victoires sont progressives, les
récompenses diffuses et les revers fréquents. Ce n’est pas une
coïncidence si le trashing le plus vicieux a le plus souvent lieu entre
des féministes qui apprécient le moins la valeur des petits
changements impersonnels et qui se retrouvent souvent incapables
d’agir contre des institutions spécifiques.

L’accent mis par le Mouvement [féministe] sur « le personnel est
politique » a facilité l’épanouissement du trashing. Nous avons
commencé par tirer certaines de nos idées politiques de l’analyse
de nos vies personnelles. Cela a légitimé pour beaucoup l’idée que
le Mouvement [féministe] pouvait dicter quel genre de personnes
nous devions être, et par extension quel genre de personnalités
nous devions avoir. Comme aucune frontière n’a été tracée pour
définir les limites de telles exigences, il a été difficile d’empêcher les
abus. De nombreux groupes ont cherché à remodeler la vie et
l’esprit de leurs membres, et certains ont démoli celles qui ont
résisté. Le trashing est aussi un moyen de mettre en scène la
compétitivité qui imprègne notre société, mais d’une manière qui
reflète le sentiment d’incompétence des personnes qui en sont à l’origine. Au lieu d’essayer de prouver qu’on est meilleure que n’importe qui d’autre, on prouve que quelqu’un d’autre est pire. Cela
peut procurer le même sentiment de supériorité que la concurrence
traditionnelle, mais sans les risques encourus. Au mieux, l’objet de la colère subit la honte publique, au pire l’accusatrice est en sécurité car elle se drape dans une indignation juste.

Franchement, si nous voulons de la concurrence dans le Mouvement [féministe], je préfère l’ancienne. Une telle compétitivité a des coûts, mais il y a aussi des avantages collectifs à tirer des réussites de nos concurrentes tout en essayant de se surpasser. Avec le trashing, il n’y a pas de bénéficiaires. Finalement, tout le monde est perdant.

Soutenir les femmes accusées de perturber le Mouvement
[féministe] ou de fragiliser le groupe demande du courage, car cela
nous oblige à nous lever et agir. Mais permettre au trashing de se
poursuivre aussi longtemps et aussi largement que nous l’avons fait
a un coût collectif énorme. Nous avons déjà perdu certains des
esprits les plus créatifs et des militantes les plus dévouées du
Mouvement [féministe]. Plus important encore, cela a découragé de
nombreuses féministes de s’affirmer, par peur de subir le même
traitement. Nous n’avons pas fourni à chacune un environnement
favorable pour développer son potentiel individuel, ou dans lequel
rassembler des forces pour les batailles avec les institutions sexistes. Un mouvement qui autrefois débordait d’énergie, d’enthousiasme et de créativité s’est enlisé dans de la survie de base — survivre les unes aux autres.

N’est-il pas temps d’arrêter de chercher des ennemies à l’intérieur
et de commencer à attaquer le véritable ennemi à l’extérieur ?

Références pour aller plus loin

Mis en page et traduit par Elsa Deck Marsault et le collectif Fracas :
collectif.fracas@@@gmail.com

Version originale à retrouver ici :
https://www.jofreeman.com/joreen/trashing.htm



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