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Paroles d’enfermés

mis en ligne le 25 juillet 2019 - Collectif toutes et tous étrangers

Paroles d’enfermés, d’après des entretiens, menés par le Collectif toutes et tous étrangers, au parloir du Centre de rétention administrative de Sète au cours de l’année 2018

Medhi

Il a le visage creusé. Sculpté au couteau. Translucide.
Je veux l’opération. Je veux juste l’opération. Après je quitte le trottoir, d’accord
– il dit « trottoir » pour « territoire ». Mais d’abord l’opération.
Il a été frappé par des policiers. Le 8 janvier deux mille dix-seize. À 18h41. Il nous raconte comment il avait réussi à glisser ses mains hors des menottes au commissariat. Et cherchait, simplement, la sortie. Manque de bol, un policier le voit.
Medhi se lève, nous montre comment le policier l’attrape par les cheveux, lui donne un coup de genou dans les yeux.
Il se rassoit. Avant, j’avais 10 et 10, dit-il en désignant son œil droit, puis son œil gauche. Maintenant j’ai 8 et 7.
Il nous raconte. L’expulsion au Maroc. Les lunettes, là-bas, qui n’arrangent rien. J’ai mal. J’ai mal aux yeux. Il me faut l’opération. Il retourne en France en 2017. Son visa expire le 8 du 3 deux mille dix-huit.
Le 2 juillet, deux rendez-vous. Le matin, au commissariat, il ne sait pas bien nous dire pourquoi.
L’après-midi, avec le médecin, pour parler de l’opération. Il ne pourra pas y aller, le rendez-vous au commissariat l’emmène droit au centre de rétention.
C’est la quatrième fois qu’il est retenu. Au dépôt, il dit. Perpignan, Nîmes, Marseille, et maintenant Sète.
Il a décidé de ne pas porter plainte contre le policier qui l’a frappé aux yeux. Il veut bien quitter « le trottoir ».
Mais d’abord, l’opération.

Mourad [1]

Il entamait sa cinquième saison avec le même producteur de fruits et légumes lorsqu’il s’est fait contrôler à scooter, à quelques kilomètres de son domicile. Il était trois heures du matin. Placé en garde à vue à la Gendarmerie, il est transféré le lendemain au Centre de Rétention Administrative de Sète.
Il a passé dix ans en Espagne, dont cinq sans papiers, avant d’être régularisé parce qu’il a pu prouver qu’il était resté quatre ans avec le même employeur. En 2011, il s’installe dans la région de Montpellier, vend des vêtements sur les marchés l’hiver et signe, trois ans plus tard, son premier contrat de saisonnier.
Il est muni d’une carte de séjour espagnole qui est valide jusqu’en 2020. Il regrette de leur avoir dit qu’il n’était pas retourné en Espagne depuis plus de trois ans. Il espère tout de même que c’est de l’autre côté des Pyrénées qu’on le renverra si l’on doit le renvoyer quelque part. Il a aujourd’hui 37 ans. Il en avait 20 lorsqu’il a quitté le Maroc.

Moussa [2]

Il a 30 ans, il est originaire de Côte d’Ivoire et est détenu au CRA [3] depuis le 24 mai à Sète.
Il a fait appel du dernier jugement (Obligation de Quitter le Territoire Français et reconduite en Italie programmée le 12 juin). Sa première phrase est un cri : On chasse la liberté, ici !
J’ai quitté la Côte d’Ivoire en 2010. J’ai été blessé pendant la guerre civile, lors du coup d’État. Regarde : là (blessure au crâne), là (au pied) et là (au mollet). Des balles perdues...
J’habitais Duékoué, dans le quartier Carrefour, le premier quartier des chrétiens. J’ai grandi avec eux. La Côte d’Ivoire est une ancienne colonie française, je suis francophone. Même la monnaie est en francs ! En francs CFA.
Et puis un jour, ou plutôt une nuit, le 3 janvier, à cinq heures du matin, ça a commencé.
Beaucoup de musulmans tués, dans le quartier. Regarde, sur Internet, tu verras. Je me suis enfui dans la brousse. Je suis resté trois jours dans les bas-fonds. Quand la ville s’est calmée, la Croix Rouge m’a retrouvé. Ils m’ont soigné. Mais la guerre était pas trop finie : il y avait des cadavres pas encore enterrés, des coups de feu.
Alors je me suis enfui. J’ai traversé le Burkina, le Niger et la Libye. Puis j’ai traversé la mer.
Traversé la guerre, traversé les frontières, traversé la mer.
J’ai été braqué par des Nigérians. Au couteau. Tous les jours, ils tournent. Tous les jours, je donnais ce que j’avais gagné dans la journée. Ou tu donnes, ou tu meurs. Alors je donnais, pour garder la vie. Tous les jours, pendant six mois.
En Libye, j’ai été fait prisonnier par un couple, dans une maison, pendant trois ans. Je nettoyais, nettoyais, nettoyais... Pas d’argent. Une vraie prison. Moi, je rêvais d’Europe.
Quand ils ont compris que je n’avais pas de famille à contacter, ils m’ont libéré. Ils m’ont amené au bord de la mer et m’ont mis dans un zodiac. Ils ont dû trouver quelqu’un d’autre, pour me remplacer...
En Italie, j’ai laissé mes empreintes. Je ne savais pas que cela rendrait l’asile en France impossible.
"Dubliné".
Piégé.
Je parle français, ici on se comprend. Rester en Italie, c’est une perte de temps. Et puis il n’y a pas de travail... Je me souviens, il y avait des femmes qui nous amenaient de quoi manger. Sinon, on devait chercher dans les poubelles, pour manger. J’ai quitté l’Italie pour la France, je suis venu par la montagne, dans la neige.

Dernièrement, il dépose sa demande d’asile à la préfecture de l’Hérault. Il se présente à la convocation du 24 mai, à neuf heures. On lui demande de revenir à quatorze heures. On garde sa convocation, son récépissé de demandeur d’asile. À l’heure dite, la Police Aux Frontières l’embarque. Il est incarcéré à Sète. Je suis un voyageur sans papiers. Je ne veux ni le camp en Italie, ni la prison en France. Je veux la liberté.
Il est convoqué à la cour d’appel de Montpellier mercredi 6 juin, à dix heures. Moussa n’est pas présent au tribunal car la PAF, en sous-effectif, n’a pas pu l’escorter. La magistrate a statué et rejeté son appel.

Redouane [4]

Son corps est ployé sous le maillot de foot rouge.
Il vient de passer deux ans en taule à Villeneuve – arrivé du Maroc sous un camion à 13 ans, passé à 14 en France il en a aujourd’hui 22.
Passe son adolescence entre la rue et son grand-père, les hôtels pour mineurs non accompagnés et les foyers : « On te laisse comme ça sans personne, c’est là que c’est parti les conneries. Dans la rue j’ai rien fait de grave. »
Il ne sait pas quel est son avocat, il en a pris pour 28 jours supplémentaires et l’appel n’a rien changé, sa famille est à Ouarzazate, c’est la pensée de sa mère qui le fait tenir – son frère à déjà été renvoyé mais il s’apprête peut-être à revenir. Sa copine en France l’aide à ne pas péter un plomb.
« Un jour ils vont tomber sur quelqu’un qui n’a pas de vie... », parlant des flics, et il laisse échapper des mouvements de bras qui en disent long sur ce qui se passerait pour eux s’il le voulait vraiment – il se retient, il surnage, il pense à sa mère et il craque. Je l’appelle régulièrement sur la cabine, il m’aide à faire le lien de qui est là, qui est qui, mais il ne coopère pas toujours compte tenu de son accablement. Il est de plus en plus déprimé, le foot il s’en fout, il ne comprend pas comment on peut résister ici 45 jours. « On essaie de passer le temps, y a même pas de télécommande et y a des gens qui mangent des piles – on est enfermés 24 heures sur 24. »
« On nous traite pire que des chiens ici – personne ne dort il fait trop chaud on regarde la télé jusqu’à quatre heures du matin après on nous réveille on nous force à monter au réfectoire personne ne peut rester dans les chambres pendant les heures de repas – il fait très très chaud ça pue très fort ça sent l’urine. »
Et comment est la police ?
Il n’ose d’abord pas employer le mot de racisme puis il raconte avec dégoût et colère l’arrivée d’un nouveau que ce flic a accueilli comme un chien, en lui proposant notamment de s’installer dans une des « trois chambres sans fenêtre remplies d’urine jamais nettoyées », et qu’alors, pour la nuit, un enfermé a dormi par terre et lui a laissé son matelas.
Je lui parle de la grève des plateaux, il dit que « tout ce qui est contre eux moi je suis d’accord ».
Il pleure – s’excuse de se lâcher comme ça mais dit qu’il n‘a jamais parlé encore à quelqu’un comme ça (ni un flic ni un ami ou un codétenu ni la famille ni je ne sais quoi) et qu’il est « vraiment perdu ».
Dans ces conditions il préfère retourner au Maroc, trop de violences ici, « nettoyer au Kärcher comme on dit. »
« Ils ne savent pas ce qu’il se passe en Afrique. »
Quand je lui demande de quoi il a besoin il ne sait pas.
« Je suis perdu » reste son leitmotiv...

Omar [5]

Il vit en Italie depuis trois ans. Venu passer l’aïd chez des amis à Montpellier, il est arrêté dans la rue le 11 juin, puis transféré au Centre de Rétention Administrative de Sète le lendemain. Il ne comprend pas. J’ai rien fait de mal. J’ai juste été contrôlé. Il s’est fait barboter deux paquets de cigarettes qu’il avait laissés dans son casier en entrant. Je leur ai demandé ce qu’ils étaient devenus. Ils m’ont répondu : Je sais pas. Ou : Je fume pas, moi. En vrai, ils s’en foutent complètement.
Quand je frappe à la porte pour demander quelque chose, je le vois bien. Ils n’ont pas idée de ce que nous vivons. Eux, ils rentrent chez eux, ils mangent bien, ils dorment bien. Chaque fois qu’il demande un parloir pour utiliser son téléphone, ils le font attendre. Parfois toute la journée. Quand il l’obtient enfin, c’est toute une histoire pour capter le réseau de l’intérieur. Il lui faut monter sur une chaise.
Il raconte la chaleur dans les chambres où il n’y a pas d’air, où tu ne peux pas respirer. Il n’y a qu’ici qu’on profite de la clim’ ! Au parloir ! Le contrôleur des lieux de privation de liberté est passé la veille. Il lui a demandé si ça allait. Il lui a répondu que tout allait bien. On dort bien, on mange bien, on se douche bien. Il n’est pas dupe, non plus. Ils vont venir, ils vont aller parler dans les bureaux, et rien ne va changer. La crasse, la puanteur dans les chambres, les doses ridicules de shampoing, le bout de pain sec, trois fois par jour. Un morceau comme ça, nous montre-t-il avec sa main. Lésiner sur le pain n’est pas dans sa culture.
À son arrivée au centre, ses empreintes sont relevées. Il s’attend à être renvoyé à tout moment vers son pays d’origine s’ils s’aperçoivent qu’il a déjà déposé une demande d’asile sous une autre nationalité.
Il jongle avec les nationalités comme avec ses cartes SIM, française ou italienne. Libyen en France, Égyptien en Italie. Quand il dépose une demande d’asile en France en 2015, il comprend vite qu’Égyptien, ça ne vaut rien : on t’y renvoie direct. Il préfère dire qu’il vient de Libye. En Italie, en revanche, il obtient des papiers comme ressortissant égyptien et dépose une demande d’asile. Débouté une première fois, il fait appel. L’audience est prévue le 13 juin, soit deux jours après son interpellation. Il parvient à joindre son avocate en Italie. Le jugement est reporté au 13 juillet.
Quand on vient lui expliquer qu’il sera expulsé par avion le 18 juillet vers Italie, il pète les plombs. Mais tu peux pas parler avec eux. Ils viennent, ils mettent les gants et ils te forcent. Deux jours à l’isolement, sans fumer ni manger parce qu’il est malade. Lorsqu’ils le voient sur leur écran de contrôle jeter sa nourriture, ils débarquent à cinq et le passent à tabac.
Le lendemain, il simule un suicide avec son drap. Ils s’en aperçoivent, l’envoient consulter en psychiatrie. Il explique au médecin qu’il a simplement voulu les alerter pour qu’ils le sortent de là. Retour au centre où, depuis, il fait profil bas. Mais il ne peut s’empêcher de leur demander tous les jours : S’il vous plaît, l’audience, c’est le 13, ça fait trois ans que j’attends ça... Non ! L’avion, c’est le 18 ! Il est déjà passé deux fois devant le juge depuis son arrivée au centre. La prochaine audience est prévue pour le 14 juillet.

Younes [6]

25 ans, Tunisien, enfermé depuis le 16 juillet, en France depuis 2011.
« J’ai des problèmes au pied, et malgré ça ils veulent me renvoyer, regardez : mon pied a lâché ! » Il se lève et me fait une sorte de déhanchement bizarre qui se déclenche quand il bouge le pied. Impressionnant.
« J’ai refusé de monter dans l’avion, alors ils m’ont prolongé de quinze jours, mais ils m’ont dit que la prochaine fois ils me forceraient à partir, en bateau s’il le faut. S’ils me renvoient en Tunisie, je vais être obligé de faire l’armée, ils ne vont pas se soucier de savoir si je suis inapte ou pas. La France vous a autorisé à voyager, c’est que vous êtes apte. Je ne sens plus mon pied. J’ai des radios à faire le 22 août, je dois voir un chirurgien ce jour-là, mais j’ai peur qu’ils me renvoient avant. Hier j’ai expliqué au juge. Et il y a un autre problème : je suis marié, mais on ne vit plus ensemble, et là je suis en couple avec une autre personne, une Française, elle est venue au jugement, j’aimerais divorcer, sinon je peux pas refaire ma vie. »
« J’ai demandé au tribunal de pouvoir régulariser ma situation, en proposant même de rentrer de mon plein gré, mais ils ont refusé. C’est la famille de ma première femme qui m’a fait enfermer, car je demandais qu’elle me rembourse la dot, mais la famille a refusé. Ils ont dit que je les harcelais et m’ont fait arrêter, et comme je suis pas en règle, j’ai atterri ici. »
« J’ai pensé au suicide, car là c’est double peine, ils ont dit qu’ils allaient me donner une interdiction de rentrer sur le territoire français pour un an, et je vais briser ma vie sentimentale. Si on pouvait m’aider pour remettre en cause la décision médicale de Toulouse, car je n’ai pas été examiné sérieusement, ils ont dit que je pouvais voyager normalement, alors que c’est faux. »
« Mon père a fuit vers l’Algérie après la révolution car il était dans l’ancien régime, il était menacé. Ma mère est encore en Tunisie, elle ne travaille pas, elle pourra rien pour moi. Ils me gardent illégalement ici, pour gagner des sous, car la France reçoit des sous pour investir dans des centres comme ça, c’est un esclavage moderne, mettez ça en gros. Par exemple, le gars qui a une fille ici, Issa, on peut pas le renvoyer dans son pays, on le garde ici, pour justifier ces lieux, pour gagner des sous. »
Une femme lui apporte un café. « J’ai l’impression que les juges prennent leur décision avant de nous entendre. J’ai pas eu beaucoup de rapport avec mon avocat. »
« Les visites ça les énerve, ma copine n’a pas pu rester longtemps par exemple... »
« Les rêves, oui... Là, j’ai fait un cauchemar, il y avait un rat qui voulait me mordre la jambe, c’était horrible. Parfois les rêves se réalisent... »
Je lui demande s’il lit, il me dit qu’il serait content d’avoir des livres : « Des livres de mathématique, ou pour apprendre des langues, l’italien ce serait bien. »
« Il y en a qui sont super énervés ici, c’est pas facile la cohabitation. La France, elle garde des gens qui ne savent pas parler, pas écrire, qui ne connaissent pas la loi, et elle jette des gens qui ont des compétences. Ils nous mettent la haine, ils créent des terroristes comme ça. J’ai travaillé pendant sept ans, j’ai fait des études d’informatique et un peu de mathématique. Je suis rentré avec un visa étudiant mais quand mon père a été arrêté, j’ai été obligé de me mettre au travail. »
Je lui propose d’écrire ce qui se passe ici, il est d’accord. Il s’y met ce soir, je repasserai mardi pour prendre son texte, il est content. On se quitte.

Mansour

Je cherche juste la liberté. Ça m’énerve. Je perds le courage. Tous les jours je réfléchis c’est pas bien. Je suis bloqué. Rester ici à Sète c’est comme si l’avenir est fini. J’ai un jugement le 6 août. Je n’ai rien dit à personne concernant mon arrivée ici, je n’ai pas de téléphone.
Je suis parti à cause de la situation de galère, la famille pas bien, y travaillaient pas. Moi je veux pas rentrer au bled. Y a rien, y a pas de travail. Je suis venu en France pour trouver du travail comme tout le monde, changer la vie. Je n’ai pas de contact avec la famille. Là-bas j’ai pas trouvé de travail ni de situation. Ça fait longtemps que j’ai pas eu de contact avec mes parents. Si je suis renvoyé au bled j’irai pas voir mes parents. J’ai besoin de vous pour sortir. Je préfère mourir plutôt que de rentrer au bled.

Johnson

Je sais, je souris, mais au fond, vous savez, j’arrive de la prison et je suis encore en prison. Ça fait une semaine ici. Là-bas je sortais pas de ma cellule. J’ai peur que ce soit comme en Amérique où c’est dangereux de se promener avec les autres – on sait jamais si ils veulent m’attraper. Parler avec l’aumônier, ça m’a fait du bien. Mon père m’a envoyé en Angleterre mais je me suis arrêté là. La police m’a dit que Calais, c’est fermé. En France depuis trois ans, sans l’aide de mon père, les foyers, etc.
Au lycée, j’ai de bonnes notes, j’ai appris le français en trois mois. 14 de moyenne la première année. Ils sont venus me chercher chez moi à six heures du matin. Y avait mes éducateurs avec les policiers. Y a une semaine de ça, la directrice du foyer qui me parlait toujours mal, elle m’avait justement dit que « ils peuvent TOUT faire si ils veulent ».
Deux fois elle me l’a répété – une semaine après, ils m’attrapent et je passe trois mois à Villeneuve. Encore une prison, c’est difficile. Et je n’arrive pas à dormir, je prends des médicaments. Je n’arrive pas à dormir parce que j’arrête pas de penser au policier avec sa haine dans les yeux : « Je sais qu’il y a des problèmes dans ton pays mais ce n’est pas notre faute ! » Le policier qui est venu me chercher à cinq heures du matin, je savais pas si c’était des gens de mon pays...
Tout le temps qu’ils mont gardé à la police, je savais pas à qui j’avais affaire...
En Angola, on nous a fait changer quatre fois de maison. Ma petite sœur, ils l’ont tuée avec du gaz. Tout ce qui peut faire du mal à mon père, ils le font – il est sorti du parti avec des secrets alors... J’ai pas envie de faire pareil que lui avec mes enfants, pas envie de rentrer pour faire de la politique. Je comprends, il fait ça pour son peuple, mais derrière y a sa famille. Et puis pourquoi il a attendu quinze ans avant de passer dans le parti d’opposition ?
S’il faisait un autre métier on aurait moins souffert.
Je veux mon diplôme bac pro climatisation et un métier. Simplement travailler. J’ai triché, j’ai perdu – ce que j’aimerais dire c’est que je comprends pas qu’on te donne du pain, puis on te dit : « Tu sais combien il a coûté ce pain ?! » Après t’en veux plus du pain ! Moi je veux que la France elle m’aide à trouver du pain – vous savez, on dit que trouver un poisson, c’est bon pour la journée, mais apprendre à pêcher, c’est pour la vie entière. Moi je veux apprendre à pêcher. J’ai très peur qu’on me kidnappe. J’aime bien le Barça et le PSG. Et le noir. Et le blanc. Et dans une chanson, ce qui est important pour moi, c’est le message – qu’est-ce que ça raconte. Ce que je veux dire une dernière fois ? C’est de pas juger avant de comprendre le but de l’histoire de quelqu’un.

Bilal [7]

Bonjour.
Non, ça ne va pas. Je n’ai rien fait. Ici, c’est pire que la prison.
J’ai 18 ans. Je suis en France depuis un an et demi. Quand je suis arrivé, j’étais mineur.
J’étudie. CAP Hôtellerie. À Cavaillon.
Voilà, c’est tout.
Mercredi, je vais au consulat tunisien. S’ils signent le laissez-passer, ils vont me renvoyer en Tunisie. Alors je ferai la grève de la faim pour qu’ils me renvoient pas. S’ils me renvoient en Tunisie, au bout d’une semaine, je repars. Je pourrai pas avoir de visa, je viendrai en bateau. Avec le bateau je ne sais pas si j’arriverais.
J’ai déjà fait la grève de la faim. Quatre jours. Des amis m’ont dit d’arrêter.
Un autre détenu a fait la grève de la faim quinze jours. Il a été trois fois à l’hôpital.
Mais ils l’ont pas libéré.
Voilà, c’est tout.
Mon lycée, ils savent pas que je suis ici. Mon oncle, il sait pas que je suis ici. Je peux pas l’appeler. J’ai la carte SIM mais j’ai pas de téléphone. Non, je ne demande pas aux autres.
Voilà, c’est tout.
Je suis là depuis dix jours.
Si je peux appeler mon oncle, je pourrais lui dire de venir et de me ramener mes affaires. J’ai rien ici. Chez moi, j’ai tout.
Voilà, c’est tout.
J’allais chez le coiffeur. Une voiture grise s’est arrêtée devant moi, j’ai trouvé ça bizarre. Des policiers sont sortis. Ils m’ont mis en garde à vue, et après direct ici. J’avais que 20 euros avec moi. Je les ai dépensés pour les cigarettes. Maintenant, j’ai rien.
Ma famille est en Tunisie. Ils savent pas que je suis ici. Je vais pas leur dire. Ma mère est malade, je peux pas lui dire. S’ils me renvoient en Tunisie, j’irai pas les voir. Je repars.
J’ai rien fait. Je suis là, tranquille, jamais de problème, jamais une garde à vue ou quoi. Et même, j’ai une copine ! Je leur ai dit : Si vous voulez me renvoyer, renvoyez-moi en Italie ou en Allemagne, j’irais étudier là-bas ! Ils ont répondu : On te renvoie en Tunisie.
Voilà, c’est tout.
Je connais quelqu’un, il a été au consulat, il a été gentil et tout, et le consulat n’a pas signé le laissez-passer. Je vais essayer de faire comme ça. Un avocat ? J’en ai un, je connais même pas son nom. Je l’ai vu une fois au tribunal, il n’est même pas venu parler avec moi. Ici, il y a des gens qui ont de l’argent pour payer un avocat et ils sortent. Et d’autres comme moi qui en ont pas et qui sortent pas.
Hier il y a eu du tapage. Un des retenus voulait prendre de la nourriture dans sa chambre pour manger plus tard. Le policier lui a dit non. Il l’a frappé, il l’a pris par le cou comme ça dans les escaliers. Après ils l’ont enfermé dans la pièce là, pendant deux, trois heures. Tous les autres on a tapé sur les portes, partout.
Voilà, c’est tout.
Ce soir, il y a un match avec la Tunisie ! Contre qui, je ne sais pas. Oui, il y a la télé, sinon il n’y a rien à faire ici.
C’est bon, je peux y aller ?

Boubacar

Tu as deux enfants au Ghana.
Il faut payer tous les ans pour qu’ils aillent à l’école.
Tu es en Italie depuis dix ans, tu travailles, tu fabriques des maisons.
Avant au Ghana, tu fabriquais des meubles.
Aujourd’hui, tu ne fabriques plus rien, tu es séquestré au CRA de Sète.
Tu as la main très molle quand tu me serres la main, l’esprit ailleurs, tu ne me regardes presque pas.
Il y a beaucoup de silence entre nous.
Tu allais voir un ami à Avignon, la police t’a arrêté, tu leur disais « J’ai un récépissé italien, j’ai un récépissé italien ». Ils n’en avaient rien à faire, ils t’ont mené au CRA de Sète.
Tu ne parles pas français, tu parles anglais, on parle anglais, après un petit moment d’adaptation, on arrive à se comprendre.
Ça fait trente-six jours que tu es enfermé au CRA, dans neuf jours, tu sortiras d’ici. La juge n’a pas voulu te libérer, tu ne comprends pas pourquoi, moi non plus. Elle t’a dit tu seras libre à l’issue des 45 jours, tu pourras rentrer en Italie.
Mais alors pourquoi ces neuf jours ?
Tu me dis « Je n’aime pas ce pays, pourquoi ils font ça ? C’est un endroit pour des meurtriers ou des dealers ici, je n’aime pas cet endroit, je ne m’y sens pas bien. »

Smaïn

Sur le quai de la gare où il attend le train qui le ramènera en Italie, nous entamons une conversation où se mêlent un peu de français, beaucoup d’italien et quelques mots d’arabe pour faire bonne mesure. Il sort à peine du Centre de Rétention Administrative de Sète, où il aura passé deux jours. Il ne comprend pas ce qu’il y faisait. Il a 27 ans, vit en Italie depuis onze ans, il a sa famille là-bas, y travaille comme jardinier, carreleur ou peintre, c’est selon. Des boulots qui ne lui font pas peur.
Il ne remettra plus les pieds en France. Trop raciste, la police, nous dit-il avec les quelques mots de français que lui a appris son amie. C’est en venant la voir qu’il s’est fait arrêter. Un soir, ils sortent prendre un verre, deux hommes s’approchent. Monsieur, s’il vous plaît... Là encore, c’est lui qui le dit avec les quelques mots de français que lui ont appris les policiers. Deux jours de garde à vue, puis direction le centre. Il est libéré deux jours plus tard. Plus jamais la France. Trop raciste, la police.

Souad [8]

Vous devez aider les gens à l’intérieur, c’est vraiment mauvais ce qu’il se passe à l’intérieur, il y a même un sans-abri, il parle presque pas, personne ne lui parle. Moi j’y arrive, mais c’est compliqué, il a l’air perdu, c’est sûrement psychiatrique...
Demandez à la police comment ça se fait qu’il soit ici ! Il ne parle à personne, allez le voir s’il vous plaît et ramenez-lui des cigarettes. Moi je ne serai plus là demain mais allez le voir, on me renvoie à six heures du matin demain.
Les flics m’ont volé mon chargeur pour me faire chier, je suis allé les voir. Ils m’ont dit que c’était un gars qui était allé au tribunal aujourd’hui et qui a été expulsé qui me l’avait volé, mais on est dimanche, il y a pas de tribunal ! Ils se sont foutu de ma gueule. Je sais que c’est eux. Je leur ai dit moi je m’en fous qu’on me vole quelque chose, on m’a déjà tout volé : ma famille en Irak, ma liberté, ma vie ! Je suis plus à ça près. Mais je trouve ça révoltant que des policiers se comportent comme ça, ici en France, c’est ridicule.
Je ne veux pas passer un jour de plus dans ce centre, je préfère qu’on me renvoie en Suède et en Irak. Vous devez fermer ce lieu. Si vous arrivez à faire que ce lieu ferme vous commencez à fermer chaque lieu comme celui-ci. On ne peut rien faire ici, c’est pire que la prison, pas de sport, on est comme des animaux, vous devez aider les gens à l’intérieur.
Ici, c’est comme être en Irak, en Syrie ou dans un pays du Moyen-Orient, ce n’est pas la France, ce n’est pas de l’humanité ! Vous devez alerter les médias sur ce qu’il se passe ! Ici, c’est fermé, c’est secret, appelez les médias s’il vous plaît. Ça ne va pas !
Ils travaillent avec la préfecture, ils sont comme des serpents,
nous dit-il à propos du CADA (Centre d’accueil pour demandeurs d’asile) où il était avant d’être enfermé.
Et il y a un gars qu’a un bras gonflé avec une plaie, faut aller le voir aussi, il lui faut un médecin. Il me passe l’un de ses codétenus : « Il a eu une opération y a six mois, ils lui ont mis des broches, et c’est encore gonflé, avec la chaleur, ça gonfle de jour en jour, un médecin du centre est venu, il lui a donné un rendez-vous pour dans quelques jours, ça fait deux semaines maintenant, il était dans un foyer pour mineurs à Montpellier, là franchement, ce que je vois, c’est pas normal, ici ils font rien, c’est gonflé et il a mal, il galère avec son truc, on est comme des chiens dans une cage. »
Il me repasse Souad.
J’espère que vous allez fermer ce lieu. Il le faut !

Ismael

Il allait voir quelqu’un en Espagne et il s’est fait arrêter. Il a l’asile en Italie. La première fois au tribunal, ils ne le savaient pas. Mais là, ils ont pris ses empreintes. On lui demande s’il a besoin de quelque chose. Non, il veut juste partir. Je veux bien signer un papier pour dire je reviendrai jamais en France. Un truc à nous dire ? Il faut changer la loi qu’il y a ici en France. S’il reste 45 jours, il a trop de trucs à perdre en Italie. Y a que lui qui travaille pour sa famille, il a des p’tits frères, son père, et il envoie l’argent au Maroc. Il ne faisait que passer et à la fin il tombe dans un tribunal, c’est la folie... Il a jamais ressenti un truc comme ça de sa vie.

Salem [9]

26 ans. Né au Maroc de mère libyenne et de père marocain. Grandit en Libye. Y reste jusqu’au bout, insiste-t-il. Jusqu’à ce que des miliciens, en l’occurrence, entrent dans sa boucherie armes au poing. Tout le monde a des armes, là-bas ! Il y a des gamins de moins de douze ans qui rentrent chez toi pour te braquer !
En 2016, il s’embarque sur un zodiac. Deux jours sans manger ni boire, avant d’être secouru par un navire de commerce qui le débarque en Italie. Là, il donne tout, comme il dit : son nom, sa carte d’identité marocaine, son permis de conduire libyen.
On lui signifie qu’il doit quitter le territoire italien sous huit jours. Il prend le train sans billet, traverse la frontière à pied. Des parents le récupèrent sur une aire d’autoroute côté français. Il s’installe à Montpellier, vit en colocation, nettoie les bureaux la nuit. Il est au centre de rétention depuis le 24 mai et n’a encore jamais vu d’interprète. Il a du mal à comprendre ce que les policiers lui expliquent. Ce n’est que devant le juge qu’il bénéficie de l’aide d’un interprète. Condamné une première fois à quitter le territoire, il est en attente d’une nouvelle audience en appel.
Il en est à son quatrième séjour au centre de rétention de Sète. Il égrène comme une litanie son parcours, que jalonnent contrôles au faciès, interpellations, gardes à vue, séjours au centre... Fin 2016, première interpellation place de la Comédie à Montpellier, deux jours de garde à vue, il reste 45 jours au centre, on lui donne quatre mois pour quitter le territoire.
En 2017, rebelote, interpellé dans le quartier de Plan Cabanes à Montpellier, il reste 45 jours au centre, on lui donne six mois pour quitter le territoire. Fin 2017, interpellé à nouveau dans le même quartier, il reste 45 jours au centre, on lui donne un an pour quitter le territoire.
Le 22 mai, il est interpellé à nouveau place de la Comédie. Même topo : deux jours de garde à vue, puis direction le centre. Cette fois, on le prévient. Si l’on vous attrape une cinquième fois, vous écopez de dix ans de prison ! Il n’aura pas le temps de le vérifier.

Lahocine [10]

42 ans. Arrêté au péage de Chalon-sur-Saône la veille, il a été transféré le 14 juin au centre de rétention. En France depuis six ans, il vit à Paris avec sa compagne et son fils de 3 ans. Il nous regarde avec le regard perdu de celui qui se demande où il se trouve.
Le lendemain, il a retrouvé un peu de sa superbe, si l’on peut parler de superbe en ces lieux. Arrivé la veille, il passe demain matin devant le juge. Son dossier est prêt, sa compagne a envoyé les papiers, son cousin l’a aidé pour l’avocat. Il espère bénéficier d’un vice de forme mais sur le fond, il ne voit pas pourquoi on devrait le séparer de son fils. Il a pu parler à sa compagne, rassurer son fils qui sent bien – même à 3 ans – que quelque chose se passe. Sa mère l’a retrouvé en pleurs sous le lavabo ce matin.
Cette après-midi-là, par-dessus le muret qui sépare le centre de l’école maternelle, dépassait la tête d’un enfant qui jouait sur un toboggan. Il ne devait pas avoir plus de 3 ans, lui non plus, mais jouait avec cette insouciance que l’on envie aux enfants.

Reda [11]

Voilà trois jours qu’il est arrivé au CRA. Il vient de Bordeaux.
Regardez, ils m’ont frappé dans la voiture. Le policier à côté de moi, un Marocain, il me frappait, j’ai la trace à l’œil, regardez le compte-rendu du médecin. Je disais rien, lui il m’a dit « alors tu fais pas le ramadan ?? » et des choses comme ça. Comme il frappait je me suis tourné vers la fenêtre, comme ça, et il a continué. À un moment, j’ai mis ma tête contre les genoux pour me protéger, comme ça. Et il a tapé sur la tête.
Le conducteur, il disait rien. Celui à côté, il m’envoyait des insultes. Oui, oui, des insultes.

Il a une marque sur l’œil. Il a une feuille remplie des constats du médecin. Il montre, avec son corps, la position assise tournée vers la fenêtre. Puis, la tête contre les genoux.
Après, entre Toulouse et Sète, ça allait, c’était une autre équipe. Les autres leur ont dit que j’étais dangereux, alors ils m’ont attaché les genoux avec une corde. Mais ça s’est bien passé, ils m’ont même laissé fumer. À Bordeaux, quand ils m’ont arrêté, pendant deux jours j’étais enfermé et ils ne me donnaient pas de café, je pouvais pas fumer, pas manger. Au bout de deux jours ils ont commencé à m’interroger. Je leur ai dit « vous m’avez rien donné à manger, j’ai même pas eu le droit de fumer, je dirai rien ». Après ils étaient tous contre moi.
Il continue à parler, sans s’arrêter, doucement. Je dois parfois tendre l’oreille, et je prends conscience des bruits du CRA. Clé qui tourne dans la serrure. Retenu appelé à la cantonade, deux, trois fois. Porte qui claque.
Il raconte qu’il est entré en France en 1999. En 2000 il s’est marié, il est revenu en France légalement. Quelques années plus tard, la rupture, et tout bascule.
Elle m’a pris mes papiers, mon argent. On avait un compte commun, elle travaillait pas, elle a tout vidé. J’ai été au tribunal, le juge de Grenoble a dit qu’elle devait tout rendre, et elle doit payer 100 euros par jour de retard. Mais elle ne l’a jamais fait. Quand ils m’ont amené au tribunal pour les papiers, j’ai demandé à la juge : « Vous êtes là pour faire respecter les lois ? » Elle a dit oui, alors je lui ai montré le papier du juge de Grenoble : « Alors pourquoi vous faites pas respecter cette condamnation ? » Elle m’a dit « C’est trop vieux », mais après elle a plus rien dit ! C’est quoi cette justice ? C’est pour les riches, ceux qui ont le pouvoir.
Reda a déjà été enfermé. En prison, et au Centre de rétention de Marseille.
Là-bas, c’est plus grand – il y a des femmes aussi – et il y a des distributeurs de boissons et de gâteaux. Et la nourriture est propre.
Pas ici ? Il fait la grimace. Le pain est sec. Comme j’ai plus de dents, je peux pas le manger, je dois le tremper le matin dans le café.
Le Maroc, il n’y est pas allé depuis 2000. Quand mon cousin m’a montré des photos, j’étais choqué ! Ça a changé beaucoup ! Mais les endroits anciens restent, je connais bien là-bas.
Il ne veut pas y aller. Trop de problèmes.
Quand ils m’ont arrêté je leur ai dit : Vous voulez me renvoyer au Maroc ? Pourquoi vous me renvoyez pas en cercueil alors ? Ou alors vous me tirez une balle dans la tête directement, c’est pareil. Oui, je leur ai dit ça, c’est la vérité.
Il a son oncle à Sénas, point de repère familial, qui lui parle de Bordeaux.
Je suis parti là-bas avec une adresse : 26 rue du Commandant Arnould. Une adresse, c’est tout.
La domiciliation, le squat, l’incendie, la rencontre avec des assos sur place, la Cabane à gratter et les coups de mains, les rencontres, les amis. L’envie de travailler – j’ai trouvé un employeur mais il me faut des papiers ! Alors j’ai pas pu prendre le travail... L’envie d’être utile, d’être en lien.
Je rencontre des femmes, mais j’ai peur. Comme ça a fait tellement de problèmes avec ma première femme, j’ai peur. Quand on se rencontre, je discute, ça se passe bien, elle me donne son numéro de téléphone. Mais appeler, j’y arrive pas. Je peux pas. Alors je rappelle pas. J’ai plein de numéros de téléphone... Sète, c’est joli ! Quand ils m’ont sorti pour aller au tribunal, j’ai vu un peu, les bateaux, tout, c’est très joli ! J’aimerais bien voir plus. Bordeaux j’aime bien, les vieilles maisons, le fleuve... J’aimerais bien visiter la France. Voir le Nord aussi, il paraît que c’est joli !
Des sourires, de l’échange. Un policier vient nous signifier très poliment que la visite touche à sa fin.
Lui, il est gentil. Il y en a qui sont gentils, et d’autres mauvais. Comme partout, dans la vie. Moi je vois surtout ce qui est bon.
On m’a raconté que l’autre jour un des retenus s’est fait frapper, je sais pas pourquoi. Un policier l’a pris à la gorge et l’a frappé, mais les retenus ont fait du tapage, alors il l’a laissé. Il a eu de la chance qu’ils fassent du tapage, sinon il se serait fait engloutir.

Comme il faut clore l’entretien, je lui dis une nouvelle fois que j’en tirerai un texte, pour témoigner de ce qu’il me raconte.
Moi aussi j’aimerais écrire. J’ai demandé un stylo, mais ils veulent pas m’en donner.
Étonnée, je lui propose le mien. Il est gêné.
Je sais pas, je crois qu’on n’a pas le droit.
Petit silence. Je pense à une exposition que j’ai vue récemment à Sète. Il s’agissait de carnets de recettes écrits dans les camps de concentration, avec les moyens du bord et l’inventivité rageuse pour trouver de quoi écrire – faire office de papier, de crayon. L’écriture comme moyen d’évasion.
Je lui glisse mon stylo, une feuille. Si jamais c’est interdit (!), on dira qu’on ne savait pas…

Reda (suite)

J’suis allé en prison, affaires familiales, j’ai fait deux ans.
Quand j’suis sorti, le préfet du Vaucluse m’a dit que j’étais dangereux. J’ai eu une OQTF
 [12] dans le Vaucluse. J’ai une adresse là-bas.
J’ai été enfermé au CRA de Marseille. J’ai fait une visio-conférence à Marseille pour demander l’asile.
À ma sortie, je suis parti à Bordeaux, avec mon oncle.
À Grenoble, j’ai divorcé, ma femme m’a volé mes papiers.
À Bordeaux j’ai été à la Cabane à gratter, association d’accueil et d’entraide, après j’ai été coincé à Bordeaux, j’ai été dans un gros squat, il a pris feu dans la nuit, mes affaires sont restées dedans, heureusement que j’avais mon passeport avec moi. Je me suis domicilié au CCAS de Bordeaux.
Puis y a eu un contrôle d’identité, je dormais sous un pont, au bord de la rivière, la police est arrivée et ils m’ont arrêté, ils m’ont emmené au commissariat, pendant deux jours, ils m’ont rien donné à manger et j’ai pas pu fumer, puis ils m’ont envoyé à Sète.
Lors du trajet, entre Bordeaux et Toulouse, un policier marocain m’a frappé. Il me tenait fort contre la paroi, je lui ai dit lâche-moi et là il a pété les plombs... Il m’a frappé. Comme j’avais peur, je me repliais, avec mon âge de 48 ans, me faire frapper comme ça... franchement... j’étais tout replié sur moi et il continuait de me frapper... Il mettait son genou dans mon dos et il me frappait, j’ai déposé plainte.
Mais comme je la vois la police, et toute la misère qu’ils font, on peut plus faire confiance. Je voulais même retirer ma plainte, à votre avis je dois faire quoi ?

Il nous montre le compte-rendu du médecin qui l’a examiné : hématome palpébral, douleurs cervicales et crâniennes, dermabrasion épaule droite, douleurs épaules, discrète ecchymose aux deux poignets, douleur de la paroi thoracique gauche.
Ici y a un policier qui fait peur. Des fois, on regarde la télé et il éteint la lumière. Il nous interdit de prendre de la nourriture avec nous dans les chambres. Il parle mal, il est violent. Hier soir il criait « Gaaaarde à vuuuuue », « Gaaaarde à vuuuuue » et il rigolait, on n’arrivait pas à dormir.
Dans la voiture entre Bordeaux et Toulouse, un policier avait un Taser et il me menaçait avec, y en avait un autre avec une Kalach.
Un autre policier, ici, à Sète, le matin il crie « à la soupe ! » et il met une musique militaire à fond pour nous réveiller, très fort, ça fait peur.
Aujourd’hui, j’appelle un policier pour lui demander de fermer la fenêtre parce qu’il y avait des courants d’air, il me répond : « Je vais parler avec le chef pour baisser le vent ».
Je viens du Maroc, de Fès, j’ai encore pris vingt-huit jours ici.
Mon père n’avait pas assez pour les enfants là-bas. Je suis indépendant, j’ai été marié. Je suis parti du Maroc depuis 2000, je connais même plus le pays là-bas. Ça fait dix-huit ans que j’suis là.
J’ai travaillé dans l’agriculture, pêche, abricots, en règle. J’ai fait peintre et maçonnerie aussi.
De toute façon, moi, je choisis pas le travail, je prends ce que je trouve.
J’fais pas d’travail sale. Même si je crève, je peux pas agresser un gars.
J’ai pas de chance, j’ai fait que le bien, mais je suis là, j’ai pas de chance, j’ai passé des moments très très difficiles.
Je stresse beaucoup, je stresse beaucoup, j’ai plein de stress, des fois même je commence à trembler, je demande des tranquillisants pour dormir. J’en prends quatre par jour.

Ta couleur ?
Le bleu, le ciel, la mer, je porte le bleu.
Et le rose. C’est fleuri.

Ton animal ?
J’aime tous les animaux, je préfèrerais travailler avec eux. J’aimerais bien travailler à la montagne, avec les animaux, berger. On respire, on travaille, on transpire, c’est bon pour la santé, c’est pour ça que je fais de l’agriculture.
À la montagne, dans le Rif, y a des renards, des singes, des cochons sauvages, des sources, des grottes magnifiques, des torrents. Des grottes sans limites, tu peux disparaître dedans, très anciennes.
La route là-bas, on dirait l’Himalaya, très dangereuse. Y a des figues, des olives, de la menthe, des noix, des framboises, très grosses, comme des boules de billard, mais faut pas trop en manger, ça tourne la tête. Y a comme de l’huile noire qui sort de la terre, comme du pétrole.

Ton souhait ?
Je souhaite que le bonheur pour tout le monde et pour moi, qu’on vive ensemble, musulmans, juifs, chrétiens, comme à Fès, on vivait tous ensemble.
Même si je trouve un travail juste pour aider ça me va, c’est pas l’argent qui compte dans la vie, c’est le partage. L’argent, l’argent, on devient fou.
Le lendemain, il me rappelle :
Ce matin, un jeune, Kateb Younes, 19 ans. Y a un policier qui l’a étranglé.
Les policiers l’ont forcé à monter à l’infirmerie pour prendre un médicament.
Neuf heures du matin. Le jeune il s’est engueulé avec le policier et le policier l’a étranglé. Heureusement d’autres retenus les ont séparés. Même moi j’ai été tapé dans l’établissement. J’vous l’ai pas dit la dernière fois mais c’est vrai. C’est le policier qui fait la musique le matin.
Un mec a jeté un papier par terre. Le policier me dit : Ramasse-le et mets-le à la poubelle ! Je dis : C’est pas moi. Il me dit : Ramasse-le ! Je dis : Non. Il m’a étranglé avec son bras et il m’a mis par terre. J’avais mal des deux côtés du cou. Il a pas voulu lâcher mais il a fini par me lâcher.
Après il est revenu avec son chef. Il me dit : On fait la paix. Moi j’ai refusé. Je lui ai dit : Si t’es un homme enlève l’uniforme. Tu te mets nu dans une salle, moi aussi et on se bat. Si tu gagnes je te dis chapeau.

Amine [13]

19 ans, Marocain, en Corse depuis cinq ans, menacé d’expulsion vers le Maroc, où il n’a plus d’attaches. Ici depuis le 25 juillet.
J’ai pointé tous les jours, mais la préfecture a refusé d’en tenir compte. J’ai pas pu m’expliquer, rien. Hier, j’ai fait un malaise, je voyais tout noir, j’ai jamais fait ça. J’ai besoin de mes parents, je suis jeune, ils sont venus une fois me voir de Corse, mais le voyage est cher, 150 euros chacun. Je demande juste qu’ils regardent les caméras de surveillance pour voir que j’ai toujours pointé depuis le premier jour. J’ai eu une première avocate par rapport à mon interpellation, elle a fait la demande mais là, elle est en vacances. Mes parents quand ils sont venus, ils ont trouvé une autre avocate ici, mais je peux plus rien faire car j’ai passé deux jugements. Je demande juste qu’ils regardent les caméras le premier jour de mon pointage à Ajaccio. Là, ils vont se rendre compte. Je commençais à trouver du travail, l’été, j’avais trouvé un contrat avec une société de nettoyage, mais juste là, ils m’ont fait ça. Je me mélange pas avec les autres ici, je pète les plombs dans ma chambre.
Discrètement, il me dit qu’un pote lui a donné un crédit de 50 euros pour l’Internet. Avec ça, je passe le temps. Je comprends pas ce qu’ils font, j’ai jamais quitté mes parents. Il insiste : Les caméras de surveillance, à Ajaccio, de mon premier jour de pointage, vous pouvez pas m’aider à les retrouver ? Ils m’ont attrapé pour rien en fait, ils m’ont dit que j’avais insulté une policière, mais c’est faux, c’était pas moi, ils peuvent le voir, il y avait des caméras, et là, après ça, j’ai porté plainte au commissariat contre elle et depuis j’ai que des problèmes. C’était le ramadan, il y a deux mois... C’est chaud, pour qu’ils m’amènent ici, à Sète. Je deviens fou. Forum réfugiés, j’y crois pas, ils travaillent avec « eux »... Ils me demandent des preuves. Je suis ici, comment je donne des preuves ? Je préfère la prison au Maroc.
Samedi matin, ils sont venus me réveiller à sept heures du matin, comme ça, ils m’ont dit : Tu as un avion à midi à Marseille pour le Maroc, j’ai rien compris, à sept heures et demi comme ça, on était parti, j’avais rien, même pas ma puce téléphone, rien, si j’arrive au Maroc comme ça, je suis mort, pas le temps de me réveiller, rien. On est parti dans la voiture de police. Et là j’ai été en garde à vue pendant une heure, je sais pas où, à l’aéroport peut-être, et puis ils m’ont dit que c’était annulé, on est reparti, deux heures aller deux heures retour pour rien ! J’ai rien compris. Ils m’ont tapé parce que j’ai pété les plombs, j’ai craché du sang, ici je crache du sang tous les jours, ils se foutent de moi, ils me donnent des trucs pour les dents.
Le 24 j’ai mon jugement, après je sais pas ce qu’ils vont faire de moi. C’est plus simple qu’ils me laissent ici, en France, de toute façon.
Il me raconte à nouveau son histoire. Parti à quatorze ans du Maroc, pour regroupement familial, ses papiers n’étant plus valides, il devait se présenter à la préfecture tous les jours, ce qu’il a fait, des caméras de surveillance en témoignent, mais il y a eu un souci, lorsque la police l’a interpellé pour insulte à une policière. Ce n’était pas lui le responsable, du coup, il a porté plainte. Et depuis il a des problèmes. L’un des problèmes est que seulement la feuille 2 de ses signatures a été donnée, il manque la feuille 1 qui prouve qu’il est bien allé signer tous les jours depuis le premier jour. La nuit je dors pas, je rêve pas. L’animal que je préfère : le cheval. La couleur : le noir, la couleur de la peau, c’est classe. La musique : le rap. Je lui laisse mon numéro, je lui dis que je reviendrai demain, il insiste pour les caméras, qu’on l’aide à récupérer ça.

Ilyes [14]

24 ans. Entre en France en 2016 avec un visa touristique. S’installe à Montpellier où vit sa sœur. Y travaille comme coiffeur. Il est interpellé dans la rue le 29 mai et transféré deux jours après au centre de rétention.
Il entame une grève de la faim dès son arrivée. On le conduit à l’hôpital lorsqu’il se met à cracher du sang. Il y fait trois allers-retours, on le prive de visites, de télé, lui met la pression. Il arrête au bout de quinze jours. Affaibli, ses reins le font souffrir, il se dit que cela ne va rien changer. La première fois, il avait été libéré au bout de douze jours de grève de la faim.
Cette fois, il s’est fait une raison.
C’est lui qui coiffe ses codétenus lorsqu’ils sont convoqués devant le juge. C’est important qu’ils soient propres, nous explique-t-il. Des fois, même, on leur prête une chemise.
Il nous raconte l’ennui, la chaleur, le désœuvrement, pas même un ballon pour taper dedans, la nourriture insipide, toujours la même, la télévision dont on leur a confisqué la télécommande, et qu’ils actionnent avec une pointe de stylo. La nuit, quand il dort, il a toujours peur que des policiers débarquent dans sa chambre pour le menotter, direction l’aéroport, ou qu’ils viennent chercher l’un de ses codétenus. Il nous raconte qu’ils entrent sans prévenir dans sa chambre pour éteindre la musique, fermer la fenêtre, ou lui faire croire qu’ils vont l’embarquer : Allez, on t’emmène, on va t’expulser !

Hicham

Ça fait treize jours que je suis là.
Ça se passe pas bien. Ma fille est née le 3 juillet et moi je suis parti au tribunal le 6 juillet.
Ma femme a eu une césarienne. Le juge ne me donne même pas le droit de voir ma petite. Je sais pas pourquoi tous ces problèmes, problème de papiers, problème avec la maison…
La journée je fais rien, je dors, je prends des cachets : Lexomil, Atarax. Cachets, cachets... On dort à deux. Manger, c’est pas bien !
Les chiens ne mangeraient pas ce qu’on nous donne. Il y en a un qui ne mange pas depuis dix jours, il n’y a même pas une visite de l’hôpital, rien. C’est Hussein Mokrani. Il ne prend rien, même pas une bouteille d’eau. Il est très faible. C’est grave. Il faut faire quelque chose. C’est pas bien. J’ai même pas pu regarder mon bébé. Ma femme habite à Vendargues, elle ne peut pas venir à cause de la césarienne. Il n’y a personne pour nous aider. Personne. Elle est seule.

Il me donne son numéro. Elle s’appelle Yasmine. Elle parle français. Je lui propose de lui téléphoner et de lui donner des nouvelles de lui, de lui dire qu’il l’aime, il me dit de lui dire qu’il est trop mal ici, qu’il souffre de la police raciste, qu’il aimerait voir sa fille.
On est comme des chiens, même les chiens, c’est mieux.
En sortant, je téléphone, mais personne ne répond, alors je laisse un message. Je retenterai plus tard.

Elias [15]

Nous avons le choix. Le choix du parloir.
Celui-ci est minuscule, deux des chaises sont fixées à la table, on y tient à peine à trois. Et la lumière ne fonctionne pas.
L’autre est plus spacieux et lumineux.
Dans le premier il y a une prise pour charger le téléphone ! Dans le second on capte mieux le réseau !
Au choix !
Elias a 23 ans, un visage fin. Il habite à Lyon. « Pourquoi tu n’es pas allé au CRA là-bas ? – Il n’y avait plus de place. »
Il comprend et ne comprend pas. C’est un bon gars, se défend-il, jamais de bêtise, jamais de prison. Les yeux criant d’innocence. Il sait pourtant pourquoi on l’a enfermé ici.
Elias est marié. À une Française. Comme elle n’a pas encore 18 ans, le mariage n’est pas encore validé. Ah oui ? Eh oui, c’est écrit là, sur tous ces papiers qui attestent du mariage, de la minorité. Papiers, papiers, papiers... Et aussi dans sa sincérité.
Ils sont charmants les tourtereaux, sur les photos. Main dans la main, un peu partout. Choupinous.
Elias enchaîne les tribunaux. Ce matin, le Juge des Libertés et de la Détention. Demain, la cour d’appel. Après-demain, le tribunal administratif. Il faut s’y retrouver. Il ne se laisse pas abattre, est entouré à distance par sa famille, ses amis, à Lyon. Magie du téléphone portable. Il s’accroche, aussi, aux lueurs d’espoir. Les yeux débordant d’y croire.

Nadir [16]

17 ans. Il entame sa deuxième semaine au centre de rétention. Condamné à trois mois de prison, il a effectué une partie de sa peine – un mois et trois semaines – à la prison de Villeneuve-lès-Maguelone avant d’être transféré au centre le 30 mai. Il nous raconte l’expulsion ce matin de son compagnon de chambre, mineur isolé lui aussi, et – tout en nous parlant – se demande s’il ne sera pas le prochain sur la liste. Les policiers sont venus le trouver dans sa chambre, il était huit heures du matin, il a résisté, mais ils l’ont pris de force, c’était tellement brutal. On est venu voir, on n’a rien pu faire, ils étaient trop nombreux.
Il serre contre lui un cahier d’écolier sur lequel il a écrit avec application, l’histoire de sa vie, tout simplement. Du haut de ses 17 ans. Sa famille de cœur, comme il dit, lui a donné ce cahier lorsqu’il est entré au centre, pour en faire un livre lorsqu’il en sortira. Il s’accroche à cet espoir autant qu’à ce cahier, comme le dernier lien qui le rattache encore à cette famille. Mes anges, nous lit-il, dans le livre je les appelle mes anges. Et l’espace d’un instant, il esquisse un sourire qui, mieux qu’un test osseux, atteste de son âge.

Mounir [17]

Il porte son bras en écharpe, il a une double fracture. Un sac de ciment qui lui a échappé sur un chantier. Quatre mois qu’il traîne cette fracture, deux opérations, le plâtre pendant plus d’un mois, et aujourd’hui la menace d’aller se faire soigner ailleurs.
En Algérie en l’occurrence, qu’il a quitté enfant, et dont il n’a plus aucun souvenir, ni plus de famille pour l’accueillir.
La veille, il se plaint de douleurs, son bras gonfle. Sollicités, les policiers de garde ne lui proposent qu’un anxiolytique en guise d’antalgique. Nous sommes accompagnés d’un médecin venu l’examiner. Il constate une invalidité importante avec blocage de l’extension du coude, des douleurs déclenchées, des troubles de la sensibilité de la main, et préconise, dans une lettre adressée au chirurgien, de poursuivre les soins et la rééducation en France. Il s’assurera par la suite auprès du médecin du centre que des antalgiques lui sont régulièrement délivrés.
Quand il est sorti, majeur, de sa première opération, ses éducateurs lui ont proposé de rester au foyer le temps de se soigner. Il n’a pas eu le temps d’en profiter. Il est arrêté dans la rue, en pleine journée. Il ne comprend pas pourquoi. « J’avais quartier libre. Je ne faisais rien de mal. Je leur ai dit d’appeler le foyer, mais ils n’ont rien voulu savoir. J’avais ma carte vitale, ils ne l’ont même pas regardée. T’as pas de papier !? Alors, on t’embarque ! » Direction le commissariat, deux jours de garde à vue, avant d’être transféré au Centre de Rétention Administrative de Sète.
Il est passé trois fois devant le juge, avant d’être conduit au consulat d’Algérie pour se voir délivrer un laissez-passer. Il en est ressorti sans le document qui l’aurait renvoyé directement en Algérie, mais il garde de l’épisode le souvenir d’un nouvel affront.
Ni l’Algérie ni la France ne veulent de lui.
Le consul ne l’a pas regardé lorsqu’il est entré dans son bureau. Il n’a pas levé le nez de ses papiers. Puis il a fait ce geste de la main, qui signifiait : « Retourne d’où tu viens ! »
Comme ça, sans un regard. Comme on chasse une mouche de la main, nous dit-il. Il nous raconte la tentative de suicide d’un de ses codétenus qui vient d’arriver à Sète.
« Il était à Nîmes depuis quarante-trois jours. Il a mangé sept pièces de 2 euros là-bas, deux lames de rasoir et un briquet. Deux lames de la taille d’un doigt ! C’était un Tunisien, ils voulaient le renvoyer en Roumanie, où il risquait un an de prison, et donc il a avalé les lames de rasoir. Il a eu une histoire à Nîmes, aussi. Sept mecs ont ouvert le grillage pour fuir, mais lui, il n’est même pas parti, il a regardé. Ils se sont fait prendre et ils ont dit qu’il était impliqué. C’est pour ça qu’il a été en garde à vue et qu’il a été transféré ici. »
Rester au foyer le temps de se soigner, c’est tout ce qu’il désirait lorsqu’il a été arrêté. C’est au centre qu’il devra poursuivre sa convalescence jusqu’à la fin de la période de rétention des 45 jours. Il en a fait quinze. Il lui en reste 30.

Aly [18]

Aly aura bientôt 17 ans, le 10 juillet prochain. Arrivé en France en mars 2017, il est ce qu’on appelle ici un « Mineur Non Accompagné ». Il est incarcéré depuis le 18 mai à Sète. Du statut de mineur isolé scolarisé, il a dégringolé à celui de « présumé majeur », condamné, enfermé et expulsable.
Après avoir été contrôlé et arrêté à Montpellier le 19 mars, il a été mis trois jours en garde à vue, a subi des tests osseux et dentaires qui ont permis de contester sa minorité (« entre 16 et 18 ans »), a été jugé en comparution immédiate, condamné pour falsification de documents et incarcéré à la maison d’arrêt de Villeneuve-lès-Maguelone, où il est resté deux mois et une semaine, précise-t-il, avant d’être transféré au CRA de Sète en vue d’une expulsion.
L’OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français) a été prononcée durant sa garde à vue, avant même qu’il ne soit jugé et condamné. Un recours a été déposé au Tribunal administratif par Forum réfugiés – l’association qui travaille au Centre de Rétention Administrative de Sète. Mais appels et recours ne suspendent pas l’OQTF.
En d’autres termes, il reste expulsable à tout moment, l’objectif étant de l’expulser AVANT sa convocation par le Juge des Libertés et de la Détention, le 17 juin. La preuve, Aly nous apprend que, la veille de notre visite, les agents de police sont venus le surprendre, à six heures du matin. Il a refusé d’être emmené et embarqué dans un avion pour la Côte d’Ivoire. Selon la loi, les futurs expulsés doivent être avertis de la date de leur « éloignement », ce qui n’a pas été le cas pour Aly.
En refusant d’embarquer, Aly s’expose à commettre un délit qualifié d’« obstruction à la mesure d’éloignement », à être jugé en comparution immédiate, à subir une peine de prison ferme et d’interdiction judiciaire de territoire. On peut alors demander un « report », le temps de préparer le contrôle judiciaire, mais une fois encore, le report n’est pas une mesure suspensive de l’OQTF. Ou alors, on les embarque de force au bout de deux ou trois refus. Le deuxième avion est déjà en vue...
Aly n’est pas un « sans-papiers ». Il est en possession d’un extrait d’acte de naissance prouvant sa minorité. Mais l’administration française ne reconnaît pas forcément les documents administratifs émanant de ses anciennes colonies, écrits à la main ou non authentifiés. Nous sommes en attente de l’envoi, par la famille d’Aly, de son extrait d’acte de naissance, qu’il faudra encore faire authentifier par le consulat. C’est une course contre la montre, car les procédures d’expulsion accélérées permettent d’exécuter les injustices avant même que ne puissent être établis la bonne foi et le droit des étrangers.
Aly est parti de Côte d’Ivoire avec quelqu’un de son quartier, plus âgé, de confiance. Ils ont fait la route ensemble. Après la mort de son père, sa mère étant gravement malade, la situation familiale était devenue beaucoup trop compliquée... Il a été scolarisé (en français) jusqu’en CM2 et a décidé de venir en France pour pouvoir continuer ses études, souhaitant devenir électricien. Passés par le Mali, l’Algérie, la Libye, ils ont pris un bateau pour l’Italie. Son compagnon de route est resté en Italie. Aly y est resté de juin 2016 à mars 2017, dans un hôtel pour réfugiés. Mais ne voyant pas de possibilités de poursuivre ses études en Italie, ne parlant pas la langue et ne bénéficiant que d’un cours hebdomadaire d’italien, il a continué vers la France.
Arrivé en France en mars 2017, il a été confié à l’Aide Sociale à l’Enfance. D’abord hébergé dans un hôtel pendant cinq jours, il a passé une évaluation, fait quatre mois de stage en électricité, puis a été scolarisé le 13 novembre 2017 au lycée Jean-Jacques Rousseau, à Montpellier, en première année de CAP paysagiste. Il était alors accompagné par l’association Un Toit Où Apprendre, dépendant du réseau de l’association RAIH, et était hébergé dans un appartement, avec deux autres jeunes et une éducatrice qui assurait un suivi. Il avait également trouvé un maître de stage paysagiste et effectué une période de formation en entreprise. Tout semblait en bonne voie pour cet adolescent dont les enseignants vantaient unanimement le sérieux et la motivation : « Intéressé et motivé » ; « Volontaire » ; « Attitude positive » ; « Bonne implication ». Les documents attestant de sa réussite scolaire avaient été transmis au juge.
Lors de notre première entrevue, il s’avère qu’il n’a pas de soutien, plus d’argent, plus de chargeur pour son téléphone, plus de carte SIM, plus aucun contact avec personne. Il nous donne le nom de deux de ses professeurs. Je parviens à joindre une personne de son établissement, qui me chargera de lui transmettre des messages de soutien de la part de ses professeurs et de ses camarades : « On ne t’a pas oublié, on pense fort à toi, tout le temps. On ne savait pas, comment te joindre, comment venir te voir... »
Aly ne comprend pas ce qui se passe, il dit qu’il est innocent, que si ses papiers ne suffisent pas, il peut en fournir d’autres, qu’il n’y a pas besoin de le mettre en prison pour cela.
« On s’est sacrifié pour venir en France et on nous accueille avec de la prison ! C’est pas bien ! Je suis innocent. Je veux être libéré. » Il nous dit qu’ils sont trois jeunes mineurs au centre et que trois personnes font une grève de la faim. Que l’ambiance n’est pas facile et que pour ceux qui font le ramadan, la nourriture servie consiste en un mélange de conserves qu’ils avalent, faute de mieux.

Yacine [19]

24 ans, né à Gaza. Arrêté la veille à Nice, il a été transféré le 15 juin au centre de rétention. Il s’excuse, il n’a pas vraiment dormi depuis. Une nuit au commissariat, une autre au centre, il fait chaud dans les chambres. Il n’a pas non plus les idées bien en place et n’a que son tee-shirt sur le dos, le même qu’il portait lorsqu’il est parti travailler.
On lui a dit qu’il passerait devant le juge dans les 48 heures. Il se frotte les yeux, pour essayer d’y voir plus clair. Cela fait neuf ans qu’il sillonne l’Europe, il en avait 15 à son arrivée. Ballotté de centre pour mineurs en foyer de l’enfance, il en fugue très vite.
Il apprend vite, aussi. Il compte sur ses doigts : Je parle espagnol, français, hollandais, allemand... L’allemand, perfekt !
Il sourit. Ça va aller, ça va aller... C’est la vie, je peux rien faire.

Yacine (suite)

Nouvelle visite dix jours après son incarcération. Entre-temps, il s’est retrouvé plaqué contre un mur pour avoir dérobé un morceau de pain au réfectoire, saisi à la gorge, maîtrisé au sol, traîné dans les escaliers, placé à l’isolement, puis libéré au bout de deux heures grâce à la pression de ses codétenus qui tambourinaient à la porte. Les retenus n’ont pas le droit de rapporter de nourriture dans leur chambre.
Trois jours plus tard, il est conduit à l’hôpital de Sète, service psychiatrie. Il ne dort plus depuis une semaine, son compagnon de chambre alerte le médecin qui ordonne son transfert à l’hôpital. Le psychiatre lui parle, lui rédige une ordonnance et lui propose d’être hospitalisé dans son service. Il décide de retourner au centre, où il a laissé le peu d’affaires qu’il a. Pour moi, c’est la même chose, nous explique-t-il. Il est reconduit au centre.
Depuis, on lui donne deux cachets le matin, deux à midi, trois le soir. Il ne sait pas de quoi. Il dit que les premiers jours, ça l’a soulagé un peu, mais que ça lui coupe l’appétit, lui file la nausée et lui permet de dormir seulement quatre heures d’affilée, entre trois heures et sept heures du matin. Il dit qu’il n’a pas demandé à recevoir des soins psychiatriques.
Pas plus qu’en Israël d’ailleurs, à l’hôpital militaire où il était interné. Il a peur d’être renvoyé à Gaza, où il a laissé ses empreintes et son ADN. Il en a surtout gardé les stigmates, des cicatrices qui courent le long des bras et sur le dos. La veille, il a reçu la visite d’un policier en civil venu relever ses empreintes.

Tahar [20]

Terminus en gare de Sète. Le 16 juin, il monte dans le TGV pour se rendre en Espagne où du travail l’attend. Le jour même, il se retrouve au centre de rétention. Premier contrôle, il montre son billet. Au second, le contrôleur demande à voir son passeport. Il m’a dit : Si tu n’as pas de passeport, tu descends ! Il est débarqué en gare de Sète. Il n’a pas le temps de se retourner que deux policiers en civil l’abordent. Il leur montre son billet, appelle son patron, le leur passe. Lequel leur confirme qu’il l’a bien engagé et qu’il va l’héberger. Les policiers se montrent rassurants : ils vont certainement le relâcher, mais il faut voir ça avec la préfecture. Il est transféré au centre.
Lorsque nous le rencontrons le lendemain, il est très agité. Il n’a pas pu parler à ses proches depuis la veille. Il n’a pas pu parler tout court. Et n’a reçu aucune assistance juridique. Nous sommes venus avec une interprète. Ses premiers mots dans sa langue maternelle déclenchent un flot de paroles qu’elle a du mal à contenir. Il lui répète en boucle : Moi, je voulais aller en Espagne. Et, tout en la submergeant, cherche dans son regard un semblant de réalité à quoi se raccrocher. Puis, peu à peu, retisse le fil de son récit. Il n’a pas 30 ans. Il en a passé cinq en Espagne, avant de rejoindre Paris où il vit depuis cinq ans. Samedi, il a pris le train.

Djamel et Youssef [21]

Deux jumeaux, on dirait un sketch ! Rigolards, enthousiastes et détendus. Ils disent les choses simplement. Bien entourés – amis, collectif militant, etc. – ils ont l’air plutôt tranquilles.
Ben oui, après tout, c’est simple, non ? Ils étaient dans un PRADHA, un centre d’hébergement pour demandeurs d’asile à Villeneuve-lès-Maguelone, entre les salins et la prison. Et puis, on leur a dit qu’ils devaient repartir en Italie à cause de la fameuse « procédure Dublin ». Ils ne voulaient pas, alors ils sont partis. C’est aussi simple que ça !
Ben oui, ils ont quitté le PRADHA et voilà. Ils étaient tranquillement en train de se rendre à un cours de français et bim ! On les contrôle ! Juste eux, alors qu’ils étaient avec d’autres. Juste eux, alors qu’ils étaient habillés normalement, qu’ils ne faisaient rien de mal. C’est pas de bol quand même !
Quand l’un parle, l’autre acquiesce ; quand l’un rit, l’autre aussi, quand l’un regarde, l’autre voit. Ils sont plus que jumeaux, ils sont unis comme les bras d’un même corps, ensemble, profondément ensemble.
Oui, ils veulent bien un paquet de gâteaux. Ils ne font pas ramadan ? Non, ils ne sont pas musulmans. « Ah bon, vous êtes Soudanais et pas musulmans ? » Ils éclatent de rire. « Ben oui, c’est pour ça qu’on est là ! » Comme une bonne blague. Ils plaisantent sur tout, « Ici tu peux changer de lit tous les soirs si tu as envie ! Tu en vois un qui te plaît, tu y vas, c’est génial ! Ici tout le monde est nos amis. Ben oui, on est tous dans la même... situation ! »
« – Et comment vous vous sentez ici ? » Les rires cessent, les visages deviennent graves. « Ici, on ne sait jamais ce qui peut arriver. » Silence. Puis ils recommencent à rire et plaisanter.

Salah [22]

Tunisien, 29 ans, 37 jours enfermés, à Nîmes d’abord puis ici depuis le 24 juillet. Il ne comprend pas bien le français me dit-il, mais je note qu’il le parle assez bien. Je suis sans papiers, ils m’ont pris à Marseille, je suis là depuis 2015. Ils veulent m’envoyer au bled, le plus vite possible. Je travaille de temps en temps, dans le bâtiment... Pas tout le temps.
Le 5 juillet j’ai déjà eu le jugement... Personne n’est venu me voir encore, sauf mon oncle.
Je voudrais dire : Il faut la liberté, nous libérer, on n’est pas des criminels, juste sans papiers, c’est une prison ici, c’est pas un centre, c’est dur.
Il me raconte un cauchemar. Bon, toujours il y a des cauchemars, beaucoup. Bon, la dernière fois je vois un policier qui court derrière moi, et moi je prends la fuite, je cours je cours je passe la porte, et je tombe dans l’eau, et là je me réveille. Chaque nuit, chaque nuit. Ici, on a tous des allergies, ça gratte, ça gratte. Il me montre ses bras plein de boutons rouges. Ça fait trente-cinq jours et je sais pas ce que c’est...

Abdoulaye [23]

Trois mois de prison. Pour falsification de document.
Je préfère la détention que la rétention.
Je mange pas bien. J’ai le droit à rien. Hier ils ont refusé que je mange mon kebab. Un ami m’en a apporté un, je leur ai dit que je pouvais le manger au parloir mais ils ont pas voulu.
Mon rêve, c’est pas de retourner chez moi. J’avais une formation à Montpellier. Au lycée Léonard de Vinci. J’ai 20 ans. Je veux devenir quelqu’un.
Je vais péter un câble parce que je comprends rien à cette histoire. Moi je suis d’accord avec la justice mais l’humanité d’abord.
On nous fait des trucs, on n’y pense même pas. J’ai tout vu dans la vie des gens, j’ai tout vu. Y en a marre.
Et en plus j’ai pas envie de retourner chez moi. J’ai pris la décision de rentrer dans la Légion étrangère à ma sortie. C’est que je suis déterminé.
Je comprends pas.
Le consulat a délivré un laissez-passer valable jusqu’à décembre 2019. J’ai une OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français).
Je ne comprends plus rien dans cette histoire. J’ai dû perdre la mémoire.

Il connaît bien Aly, renvoyé en Côte d’Ivoire. Il l’a eu récemment au téléphone.
Aly avait la haine, même contre moi quand il est revenu en Côte d’Ivoire. Mais j’ai compris que ça fait mal sa situation et je l’appellerai plus tard. Tu renvoies quelqu’un. Il va être dans la rue. Il va être incapable d’aller aux champs. Sa relation avec sa famille s’est gâtée y a longtemps. Qui va l’aider ? Ils te renvoient et ils te donnent rien en argent. Même pas d’argent pour le taxi à l’aéroport.
Y a des gens qui font des bêtises. Nous, on est là. Depuis que je suis en France, j’ai jamais rien volé.
Je demande ma liberté même si on me laisse pas un job. Pour m’engager dans la Légion étrangère.
2015 perdu père. 2010 perdu mère.
Moi franchement, je ne comprends plus rien dans cette histoire. Ils viennent te chercher menotté comme si t’étais un colis de manioc. Si c’était un enfant français, ils feraient pas ça. Je suis d’une ancienne colonie et je suis venu là parce que je parle la langue française.
Et on nous... je sais pas comment m’expliquer... mais au bout d’un moment, y en a marre.
Je ne comprends pas que la justice mette l’humanité en danger. Celui qui veut faire des efforts, personne peut l’aider. On demande pas des millions.
Il me dit bien écrire le français, je lui propose d’écrire ce qu’il pense de ce qu’il lui arrive, de ce qu’il vit, sa colère, ses indignations, ses revendications et qu’on pourra le partager à l’extérieur. Il va écrire ça sur un papier. Nous nous sommes donné rendez-vous vendredi matin, j’irai le visiter au CRA.

Ousmane [24]

Ça va pas ici. J’suis v’nu en France pour étudier. J’ai dit que j’avais 17 ans. J’ai été en foyer à Montpellier. Puis y m’ont fait un test osseux. Y m’ont dit que j’avais 18 ans et que j’étais majeur. J’ai été condamné pour faux et usage de faux. Prison à Villeneuve : six mois, j’ai fait que quatre mois. J’suis arrivé samedi aprèm ici, direct de la prison.
J’suis venu ici pour étudier, je viens de Guinée Conakry, là-bas, je ne pouvais pas. Mon père ne travaille pas, ma mère est femme de ménage, elle a 60 ans, j’ai deux frères, eux aussi, ils faisaient rien. C’est pour ça que je suis venu ici, si les choses allaient très bien je n’aurais pas dû venir.
Ici au CRA toute la journée enfermé ça me rend fou, tu n’as rien fait, tu n’as frappé personne et t’es enfermé. Je suis interdit de territoire français pour cinq ans. Je veux sortir, être libre.
J’ai quitté l’Espagne car je parle pas d’autre langue que le français. Ça fait deux ans que je suis parti : Mali, Burkina, Niger, Algérie, Maroc, Espagne, France, j’ai failli mourir trois fois, je suis resté plusieurs jours sans manger.
Ce que je veux, c’est sortir et étudier, c’est tout.
À Melilla, j’ai dit que j’avais 21 ans parce que si tu dis que t’es mineur ils te gardent là-bas.
Arrivé ici j’ai dit que j’avais 17 ans. Ils m’ont mis dans un foyer pour mineurs mais après ils m’ont mis en prison en disant que j’avais menti. J’ai un extrait d’acte de naissance mais je l’avais donné à mon éducateur et il m’a dit qu’il l’avait perdu, j’avais la photocopie mais je l’ai donnée à la police, là j’ai plus rien. Au test osseux, ils ont dit que j’avais 18 ans, c’est pas vrai.
Ta couleur : Blanche, le Real Madrid, j’aime porter le bleu aussi.
Ton animal : Le cheval, j’aimerais grimper avec.
Tes rêves : Je fais des cauchemars souvent la nuit, je rêve que je suis dans le désert, dans tout ce que j’ai traversé.
Ta musique : La Guinéenne, la Mamaya. J’aime quand ça parle de la vie, de l’aventure, des gens qui souffrent dans le désert, parce que j’ai vécu ça, y a une chanson d’un chanteur guinéen que j’aime bien, dans le clip on voit le chanteur dans le désert, on le frappe comme en Libye, l’esclavage et tout ça.
Il va chercher son téléphone dans son casier et nous fait écouter la chanson : Degg J Force 3 – Falé. Il commente : Il est parti et il est revenu chez lui, il a beaucoup souffert, il a vu la mort, deux trois jours sans boire dans le désert, il a bu sa pisse. Partir c’est bien mais pas sans papiers. Le sable est brûlant dans le désert quand tu marches dessus ça fait mal aux pieds. C’est une musique de conseils. J’étais au Maroc quand je l’ai entendue. Si je l’avais entendue avant, je serai pas parti. Là-bas en Guinée Conakry c’est la souffrance, si les choses allaient très bien on viendrait pas ici, on est désespéré. Je préfère aller en prison les cinq ans qui viennent plutôt que de rentrer chez moi, au moins en prison je serai en sécurité, je vais manger deux trois fois par jour, alors que là-bas je n’aurai même pas cette occasion.
Le clip Falé de Degg J Force 3 a été financé par l’Union Européenne.

Issa [25]

C’est lui qui choisit son pseudo. Issa. Comme le père qu’il a perdu à 13 ans. Ancien champion de lutte en Algérie. Il ne se souvient pas l’avoir vu combattre, mais il a vu ses médailles. Il a surtout marché dans ses pas. Tous les soirs, on s’entraînait dès que je rentrais de l’école. Son père lui-même ne l’a jamais vu combattre. Il était en prison lorsque j’ai remporté le championnat d’Algérie. Il se souvient lui avoir apporté sa médaille au parloir. Aujourd’hui, il ne pratique plus. Mais il en a gardé les gestes, les réflexes, la discipline. Il n’oublie pas ce qu’il a appris, ni à qui il le doit.
Issa a 28 ans. Il est en France depuis cinq ans et père d’une petite fille de 22 mois. En fait, quand j’étais petit, j’avais un père, une mère, un frère. Moi, j’étais l’aîné. Quand son père décède, il se retrouve à travailler sur un chantier. Il n’a pas 13 ans. Une adolescence volée avec pour seul horizon, l’autre rive de la Méditerranée. Quand j’étais jeune, je voyais tout le monde partir. On ne parlait que de ça dans le quartier. Il y a ceux qui partent et qui restent, d’autres qui reviennent avec rien, ou qui deviennent fous, d’autres encore qui reviennent avec femme et enfants. Depuis la fenêtre de sa chambre, il peut voir la plage d’où il est parti avec trois de ses amis.
On a fait une fête où on a vendu tout ce qu’on avait pour acheter un bateau. Deux jours et demi en mer, le moteur n’est pas de première jeunesse, il cale sans arrêt. On perdait de l’essence à chaque fois pour le redémarrer. Jusqu’à la panne. On voyait des montagnes au loin, on avait l’impression qu’on avançait, mais on avait peur des courants. Ils épuisent vite les quelques fusées de détresse qu’ils ont embarquées et se retrouvent à ramer à la main. Repérés par un chalutier italien, ils arborent fièrement le drapeau du Milan AC qu’ils ont pris soin d’emporter. On n’avait pas de téléphone pour appeler les garde-côtes, mais on avait des cigarettes. On leur a demandé de prévenir les secours et proposé des cigarettes en échange. Il nous ont répondu : Les cigarettes, d’abord ! J’en revenais pas ! J’étais parti d’Algérie parce que je croyais que ça allait – enfin – être tranquille, et ils commençaient par nous réclamer des cigarettes !
Pris en remorquage par le chalutier qui refuse de les prendre à son bord, ils sont remis aux garde-côtes italiens, puis accueillis dans un centre pour demandeurs d’asile. Son premier appel est pour sa mère. Je lui ai dit : Ça y est, je suis en Italie. Mais elle le savait ! Tout le monde ne pense qu’à ça dans le quartier !
Depuis, il économise avant les fêtes pour lui envoyer un peu d’argent. Il compte sur ses doigts le nombre de fêtes passées sans eux. Cinq. Même si j’ai une famille ici, je pense à ma famille là-bas. Dès que j’ai les papiers, j’y retourne. Pour que ma mère puisse voir sa petite-fille. Elle n’attend que ça ! Et que ma fille voit sa grand-mère.
Sa famille d’ici. Celle qu’il a fondée avec sa compagne rencontrée à Marseille il y a quatre ans, et qui s’est agrandie depuis d’une petite fille qui fêtera ses 2 ans en octobre. Elle porte un prénom égyptien, suivi – pour faire bonne mesure – de ceux de ses deux grands-mères. Comme ça, il n’y a pas de jaloux ! L’enfant porte également les deux patronymes, puisqu’il l’a déclarée avec sa carte d’identité algérienne. Depuis, acte de naissance à l’appui, il a déposé une demande de carte de séjour à la préfecture d’Amiens, où ses beaux-parents qui y résident lui ont fourni une attestation d’hébergement.
Sa carte d’identité algérienne, assortie de cette demande, lui avait permis jusqu’ici de passer à travers les contrôles. Cinq à six fois par jour, précise-t-il. À chaque fois, ils appellent et me relâchent. À force, ils finissent par me connaître. Surtout dans le quartier où il vend des cigarettes à la sauvette.
Il y en a même qui m’en achètent, d’autres qui me rapportent des bonbons pour ma fille  ! D’autres aussi qui lui confisquent la marchandise. Mais ils ne m’attrapent qu’avec trois ou quatre paquets, jamais avec un carton, je suis pas un grossiste, moi ! Quand il ne vend pas des cigarettes à la sauvette, il travaille au noir. En mécanique – bloc moteur, embrayage, freins. Ou maçonnerie. J’ai le diplôme en Algérie. Son oncle était maçon. Tout petit déjà, il maniait la truelle en famille. Une spécialité ? Il regarde autour de lui, dans les trois mètres carrés de concentré de sordide qui nous entourent, puis désigne du doigt : Carrelage, plinthes, cloisons, façades... Parce que je suis un travailleur, moi ! S’ils me donnent les papiers, je travaille !
Il est arrêté le 15 juillet dans le quartier de la Joliette à Marseille, puis transféré au centre de rétention de Sète dans la foulée, après deux jours de garde à vue. Cette fois, sa carte d’identité algérienne ne lui est d’aucun secours. Et il n’a plus sur lui le récépissé de sa demande de carte de séjour, plié, déplié, replié plus que de raison... Il était mort ! Sa compagne contacte la préfecture à Amiens qui lui assure que son dossier a été transféré à Marseille. Pourtant, à l’audience, ils m’ont dit qu’ils n’avaient rien trouvé ! Il est sous le coup d’une OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français) et s’apprête à reprendre le chemin de l’Italie, comme en 2015. À l’époque déjà, il était parti travailler sur les marchés avec son oncle. Sa compagne l’avait rejoint. Cette fois, elle ne pourra pas l’accompagner, elle a commencé à travailler, ses parents gardent leur fille, et lui-même ne prendra pas le risque, comme il dit, de revenir avant un an déposer une nouvelle demande de séjour. Devant le juge en appel, il n’a pas le temps d’évoquer sa fille qu’il se voit rétorquer : Ça, je ne veux pas l’entendre ! Moi, je suis un juge administratif ! Il nous regarde les yeux ronds : C’est quoi, l’administratif !?

Bachir

Bachir s’assoit en face de nous, il se frotte les yeux et quand il les lève vers nous, c’est dans son regard fatigué, très fatigué, que nous nous efforçons de lire, parce que très vite nous réalisons que Bachir ne comprend et ne parle que très peu le français.
Il répète « France » aux questions que nous tentons de lui poser concernant son lieu d’arrestation et son lieu de naissance... Au bout d’un moment, nous croyons comprendre qu’il est tunisien, qu’il a été arrêté à Lyon, chez sa sœur, dont il attend de l’argent. Un avocat lui aurait dit qu’il sortirait dans quinze jours. Mais la communication est très laborieuse et nous ressortons sans être bien sûres de nous, de la parole que nous retranscrivons ici. La seule certitude, son immense fatigue et son isolement. Nous le quittons en lui assurant, les yeux dans les yeux, qu’il n’est pas seul. Il sourit et remercie.

Boualem

Il a l’accent du sud et des expressions de Marseille. Ses yeux noirs brillent de colère, d’indignation, de fatigue.
Je suis en France depuis que j’ai 9 ans. Là j’en ai 22.
J’ai une interdiction du territoire français pour une affaire de stups, à vie. À cause de ça j’ai fait huit mois de prison. À la sortie ils m’ont emmené au dépôt à Nîmes, directement.
Au centre de rétention de Nîmes, ils nous traitent vraiment mal, ils nous mettent la pression, les gens ils deviennent fous. Il y en a qui se tailladent. Il y a eu une tentative d’évasion. Pas moi, hein, j’étais pas avec eux, mais il y en a ils ont cassé la fenêtre et essayé de s’enfuir. Les policiers les ont attrapés mais ils ont pas coopéré, tu comprends ?
Alors le lendemain à cinq heures du matin les policiers ont débarqué. Ils étaient 20, avec des casques, ils faisaient deux mètres !
Moi il y a une policière qui est venue me chercher dans ma chambre. Elle m’a réveillé, comme ça, elle avait un casque, moi j’ai rien dit ! Quand tu vois une policière avec un casque tu dis rien. Mais j’étais malade, j’avais la grippe, alors j’ai demandé si je pouvais mettre mes chaussettes et une écharpe. Elle m’a dit non, tu sors. Ils nous ont emmenés dans la cour, il faisait -5°C ! Il faisait froid. Ils nous ont rassemblés, là, et ils ont pris ceux qui avaient tenté de s’évader. Après ils ont dit aux autres « c’est bon vous pouvez gagner vos chambres ». J’ai rien dit. En revenant dans ma chambre, je croise la policière, alors je lui demande juste pourquoi ils nous ont levés comme ça. Et là elle s’énerve. Alors moi je me suis énervé, c’était trop, j’avoue je l’ai insultée. Mais je l’ai pas menacée de mort, ça non, je menace jamais de mort, jamais j’ai tué quelqu’un et jamais je pourrais tuer, c’est pas dans mon cœur.
La policière a porté plainte pour menaces de mort, je passe en jugement le 22 octobre. Mais je l’ai pas menacée de mort, jamais ! Ils veulent me renvoyer en prison. J’ai fait huit mois de prison, ici c’est 45 jours, et après ils veulent me renvoyer en prison. Je perds deux ans de ma vie. Ils nous enferment, pour rien ! Juste parce qu’on n’a pas les papiers. Ça rend fou. On est humain, on a des sentiments, on peut pas vivre ça.
Ils m’ont transféré il y a quinze jours. Dans le transfert ils ont perdu mes affaires, deux gros sacs avec mes vêtements, mon téléphone, mon argent. Le centre ici c’est pas bien. Les policiers il y en a qui sont bien et d’autres non. Il y a que Forum réfugiés qui est avec nous. La dame de l’OFII c’est pire qu’un policier, c’est le commissaire ! Les femmes de ménage, il y en a deux qui sont gentilles, et deux c’est comme les policiers. Il n’y a que Forum Réfugiés et deux femmes de ménage qui sont avec nous.
Ici la cour c’est 2 mètres sur 4 mètres, avec des grilles, des protections, la lumière du jour arrive même pas. Qu’est-ce qu’on peut faire dans 2 mètres sur 4 mètres ? Dans les chambres, les fenêtres c’est pire que la prison : une grille avec des tout petits trous, une autre grille, des barreaux, et entre les deux une vitre. À peine la lumière elle entre.
La nourriture c’est vraiment mauvais. On a un tout petit morceau de pain chacun. La viande, je mange pas parce que je mange hallal. Le poisson je mange, mais c’est des portions pour survivre, pas pour manger. J’ai perdu 7 kilos depuis que je suis ici. Je pesais 62 en sortant de prison. Maintenant 55.
L’eau on ne peut pas la boire. Elle est très calcaire, et il n’y a que de l’eau chaude au robinet, elle n’est pas bonne, on sait qu’il y a plein de trucs mauvais pour la santé dans l’eau chaude, et quand tu la mets dans ta bouteille il faut attendre des heures qu’elle soit froide.
Le baby-foot est cassé. Les machines avec les boissons et les gâteaux ne marchent pas. La vérité, il y en a ici qui ont de l’argent, ils peuvent même pas s’acheter une canette !
Il y a la télé, mais on n’a pas le droit à la télécommande. Alors pour changer de chaîne il faut appeler les policiers. Et souvent ils sont occupés, ils ne viennent pas. Ça rend fou.
Ils viennent chercher les gens à cinq heures du matin, sans prévenir, pour les expulser. À Marseille j’ai été au centre de rétention, c’est pas comme ça, ils préviennent quand il y a un bateau, un avion. À Nîmes il y a un retenu ils l’ont pris à cinq heures du matin, il voulait pas partir, ils l’ont fait partir de force, avec des scotchs, dans la soute à bagage. Même pas avec les passagers, il a voyagé avec les bagages ! Même les chiens on les traite pas comme ça. Les chiens si on les voit, perdus, on les soigne, on les traite pas comme ça.
Un Français qui n’a pas ses papiers, en Tunisie, on ne le traite pas comme ça. On l’emmène au consulat et s’ils ne lui font pas ses papiers, après on le lâche dans la nature, il se débrouille. Il se débrouille pour travailler, manger, mais on le laisse tranquille.

Quelque chose que tu voudrais dire, à l’extérieur ? Qu’on est tous égaux, on est tous des humains.

Bassem

Il a les cheveux gris. Il a le visage gris. Des ombres sous les yeux, au creux des joues, le front qui se ride, des ombres dans les yeux aussi. Il parle peu français, la conversation est difficile. Il est en colère, une colère douce, faite d’incompréhension et d’injustice.
Il me parle de la dame de l’OFII. « Donner moi pantalon, pourquoi pas donner moi pantalon ? Elle pantalons partout, pourquoi pas donner moi ? » il fait de grands gestes pour signifier les vêtements. Tout à l’heure la policière lui signifiait qu’il n’avait plus de sous. Il s’étonne. « Donner moi argent, France donner moi argent. RSA, CAF ». Manifestement, il y a peu, il avait ces revenus.
Il est Syrien, arrivé en France en 2010. Il a eu le statut de réfugié, mais son titre de séjour n’est plus valable. Je peine à comprendre pourquoi il est là. Lui-même ne comprend pas.
Sa jambe frétille, elle tape sur la chaise frénétiquement, j’entends clac clac clac, fort, ça vient rythmer la conversation, clac clac clac, alors qu’il s’exprime plus lentement. Clac clac clac. Et il explique. Avec les gestes, toujours, pour imager ses mots. « Moi emmené hôpital. Je sais pas pourquoi. Eux faire des piqûres, là, là, des piqûres des piqûres, je sais pas pourquoi, pas d’ordonnance, je sais pas. Ça, non c’est bien [je mets un temps à comprendre que « non c’est bien », c’est « ce n’est pas bien »]. Depuis, ma jambe comme ça, tac tac tac tout le temps, non c’est bien, je sais pas pourquoi. »
Il me parle de ses envies. « Donner moi argent école à voiture, moi apprendre conduire voiture, après donner moi argent pour maison, donner moi argent pour snack. » Une vie à acheter. « Le snack, la voiture, la maison, dans la tête ». Son index pointe son crâne. « Maintenant rien. Travail stop. »
Je comprends que sa famille est à Dubaï. Qu’il voudrait les rejoindre. Et, là-bas, se marier. Se marier ? Super, tu as une fiancée ? « Oui, quelqu’un famille ». Et tu veux avoir des enfants ? « Oui, plein des bébés des bébés des bébés ». Il montre, comme plein de bébés qui auraient envahi le parloir. Et il sourit. Son visage s’éclaire, les joues s’arrondissent, les yeux brillent. « Des bébés, des bébés. » Puis tout se referme. Merci, bon courage, au revoir.

Edin [26]

Lorsqu’il comprend que je ne suis pas venu à la gare de Sète prendre un train mais simplement le rencontrer une dernière fois avant qu’il ne parte pour les sept jours de circulation autorisés par la PAF, je reconnais cette tête d’enfant malicieuse et communicative plantée sur un corps d’athlète.
Il offre des barres chocolatées pour « la dame » et moi, très chaleureusement, me dit encore que nous sommes les bienvenus chez lui dans son village, où tout le monde le connaît surtout sous son ancien nom. Seize ans qu’il n’est pas retourné en ex-Yougoslavie. Je note son adresse macédonienne dans mon carnet pour lui envoyer le texte de nos rencontres et lui donne la mienne sur une page arrachée. Pas d’autre moyen d’échange pour l’instant.
Cette fin d’après-midi chaude de septembre voit grimper dans un train pour Marseille ce fanatique de sport, comme il se décrit, avec deux sacs Tati et une liste d’avocats auprès desquels il veut porter plainte contre le sort qui lui a été réservé lors de ses 45 jours de rétention au CRA de Sète. Une plainte au procureur de la République portée en son nom et avec l’aide de Forum Réfugiés contre le comportement d’un des policiers du centre.
Sur le quai comme dans le parloir minuscule, Edin est très volubile, et ne cesse de dénoncer les injustices qui lui ont été faites depuis sa sortie de prison. En effet, ce cinquième enfermement en centre de rétention n’a strictement aucun sens (il n’a jamais été éloigné du territoire français) car il a manifesté dans de nombreux courriers, qu’il m’a fait lire, son souhait imminent de rentrer dans son pays. Edin estime que sa dette à la justice est payée par ses dizaines d’années de prison en Europe de l’Ouest.
Il parle volontiers de « dictature démocratique » pour qualifier la France et sa situation administrative. Il refuse d’endosser la place de « moderne esclave » que lui imposent la justice et la rétention. Il a une grande soif de témoigner aux médias, « aux journalistes à la télé », de l’absurdité de sa situation, de « l’humanité écrasée sous les pieds » et de la colère contre le système qui l’a gardé enfermé pendant 45 jours. « Pire que la pire prison d’Europe, la prison de Marseille ». Il nous dit au parloir : « Je donne ma parole, je suis correct, ne mens pas – si ils ont fait bonnes choses, je dis bonnes choses, si ils ont fait mal, je dis mal, parce que je suis un mec comme ça. »
L’incompétence judiciaire à répondre à ses requêtes qui vont pourtant dans le sens de son expulsion, les maladies qui lui sont venues par le manque d’hygiène (il témoigne d’une semaine sans eau chaude au CRA du Canet fin juillet et de multiplies visites chez les médecins), propulsent à ses yeux la France et sa rengaine des droits de l’homme au côté de régimes politiques et de pratiques dignes de « Saddam Hussein ou Milosevic ». « Sarkozy, Macron, ils ont parlé de démocratie fraternité. Pour moi, c’est démocratique dictature ».
La première fois que j’ai rencontré cet homme je ne l’ai pas vu, nous étions réunis sous les fenêtres de la prison pour étrangers qui n’ont pas les bons papiers de Sète, et alors que l’un d’entre nous lisait un texte, un homme criait qu’ici on brisait la démocratie, qu’il voulait témoigner à la télé, qu’il était prêt à accueillir les journalistes pour dénoncer leurs conditions. « Je suis avec vous je suis avec vous – bravo – vas-y vas-y – journal appeler – journal journal – vous êtes courageux – merci ! » Le gardien de la PAF vient l’interrompre de l’intérieur : « Tu cries liberté liberté mais tu vas faire une émeute ! »

Lakhdar

Un homme pleure, pas vieux, musclé, tatoué mais on ne le voit pas.
Pourquoi je suis là ? Je suis jamais rentré dans un commissariat et je me retrouve avec les menottes. Au mariage de mon copain, là-bas à Marseille, c’est normal, on tire en l’air, c’est comme ça, là-bas ! Pas des vrais vrais fusils, mais pas des faux faux non plus. Ils sont venus et ils en ont embarqué un seul, c’était moi – j’ai pas tiré. Je suis pêcheur et je vais à la salle de sport tous les jours même le dimanche – ma copine est enceinte de neuf mois, j’ai tout aménagé chez moi, acheté un beau lit, beaucoup travaillé. Mon patron attend depuis six mois que la préfecture renouvelle mes papiers. Mon patron est un Français en plus, et je suis en CDI – je suis menuisier et j’aime aller à la pêche à la ligne. Tu sais ce qu’on dit, un pêcheur, c’est un tranquille.
Je veux vivre en France pour être normal, travailler, j’ai du boulot ici, personne ne m’attend en Tunisie, ma mère est morte, mon père aussi, je sais pas où je vais aller là-bas, ça m’empêche de dormir. Je prends des cachets. Trois jours que je suis là, je comprends pas pourquoi. Deux heures et demi par jour je m’entraîne – tu veux voir mon badge de salle de sport, combien de fois j’y suis allé ? Ce qui me fait le plus mal, c’est qu’ils m’ont pris devant mon copain et que j’ai même pas vu la mariée. J’étais jamais rentré dans un commissariat avant la garde à vue.
Quand je travaillais pas, j’appelais cent dix fois par semaine la préfecture, ça fait des milliers de fois depuis des semaines, comment faut faire ? J’ai payé 4000 euros l’avocat pour qu’il m’accompagne à la préfecture. J’ai pas besoin de beaucoup d’argent pour vivre, je vais à la pêche et à la salle de sport c’est tout, je sors pas. Même l’autre jour, quand les collègues sont allés voir Marseille au stade, j’ai dit d’accord mais d’abord je vais à la salle de sport, 120 kg développé couché, surtout pour le haut, si tu fais trop les jambes aussi, après ça fait moche dans le pantalon – tu veux voir mon badge ?
J’ai arrêté de fumer. J’apprends le français avec ma petite cousine. J’en ai neuf à Nice. Je lui achète des glaces, elle se moque de moi mais j’apprends bien avec elle – suis pas un criminel. J’ai le droit au chômage, je le prends pas. Suis pas là pour profiter, mes cousins me donnent un salaire. Je voudrais être un chat pour toujours, dormir au chaud, pas comme un chien qui dort dehors. Un chat, un poisson ou un oiseau même. J’ai un canard, un chien et j’aimerais bien un serpent. Mon rêve, c’est travailler avec les animaux. Où j’vais dormir en Tunisie ? J’ai plus personne là-bas. Ça me coupe le sommeil, je prends des cachets. Ma copine est enceinte de neuf mois. Je paie mes impôts, mon dentiste. Suis venu pour vivre tranquille, honnête. J’ai neuf tatouages, tu vois, je suis différent. On m’a pris pour un Français quand je suis arrivé ici.
Avec ma femme, on s’était marié en règle. On s’est marié et tout, mais après les attentats à Nice, son père corse, il a plus voulu, et elle a plus voulu de moi. J’insiste pas, alors j’ai demandé le divorce à l’amiable. Les menottes, la prison, j’ai pas l’habitude. Jamais été chez la police. Le pire, c’est qu’ils m’ont arrêté devant mon copain le jour de son mariage.
Mets-toi à ma place, c’est comme si on te laisse en Espagne, tu vas aller voir chez les gens pour dormir chez eux ? Je peux plus dormir. Où je vais aller là-bas. Ouais, j’aime bien le beau ciel et toutes les musiques. Moi, les poissons, je les relâche parce que j’en mange pas, c’est juste pour le plaisir de les attraper et d’être tranquille là. Je sais pas comment dire ce que je sens, c’est comme une grosse boule dans mon cœur, j’ai fait de mal à personne, j’ai même arrêté la cigarette mais là, y a tout qui s’effondre, tout – qu’est-ce que ça veut dire, pourquoi moi ?

En intro : gravure d’Ddbanan - Atelier autonome du livre.
Contact : toutesettousetrangers@@@riseup.net

[1Mourad est expulsé vers le Maroc le 3 juillet 2018.

[2Moussa est expulsé vers l’Italie le 12 juin 2018.

[3Centre de rétention administrative.

[4Redouane est libéré au terme des 45 jours de rétention.

[5Omar est libéré le 14 juillet 2018, trop tard pour se présenter devant le juge en Italie. Son permis de séjour expire le 25 juillet. Sur le quai de la gare où il attend le train qui le ramènera en Italie, il compte sur ses doigts les quelques jours qu’il lui reste d’ici là. Il vient d’en passer trente-deux au centre.

[6Younes est expulsé vers la Tunisie le 25 août 2018.

[7Bilal est libéré le 21 juin 2018. Au téléphone, je l’entends expliquer aux contrôleurs qu’il n’a pas de billet parce qu’il sort de prison et rentre chez lui. Heureusement, ils ont l’air compréhensifs…

[8Le lendemain matin, nous l’avons au téléphone, à 5h30, il est déjà dans l’avion. Arrivé à l’aéroport, en Suède, Souad n’est ni enfermé en Centre de rétention ni expulsé en Irak, comme il le craignait, mais laissé libre.

[9Salem est expulsé vers le Maroc le 22 juin 2018. Les policiers sont venus le chercher dans sa chambre au petit matin, sans lui laisser le temps d’emporter ses effets personnels. Ses codétenus n’osent pas y toucher depuis.

[10Lahocine est libéré pour vice de procédure le 16 juin 2018.

[11Reda est expulsé vers le Maroc le 16 juillet 2018. Il m’appelle. Il est à l’aéroport de Montpellier. Il ne va pas s’opposer, pas refuser. Il avait déposé une plainte pour violences policières et il lui restait quatre jours pour faire appel. C’est du cinéma tout ça, que du cinéma. Même là-bas, au Maroc, je vais pas lâcher l’affaire et continuer pour la plainte ! Ils disent liberté égalité fraternité rien du tout ! L’avion va direct à Casablanca. Après je vais à Fès. Je ne sais même pas ce qu’il se passe dans le pays depuis dix-huit ans. Quand je vais arriver là-bas, on dirait je vais tomber de l’échelle. Ils m’ont pas dit hier que j’allais partir. Juste ce matin. Même pas je me suis rasé la barbe, rien du tout, même pas de douche. Ce matin, ils me disent : Tu vas à Montpellier. Je leur dis : Pourquoi ? J’ai pas de tribunal, rien !? Ils me disent : À l’aéroport.

[12Obligation de Quitter le Territoire Français.

[13Amine est expulsé vers le Maroc le 27 août 2018.

[14Ilyes est expulsé vers son pays d’origine le 28 juin 2018.

[15Elias est libéré pour raisons médicales le 12 juillet 2018, après plusieurs séjours à l’hôpital.

[16Nadir est libéré le 29 juin 2018. Il dormait quand on est venu le lui annoncer. Il est sorti par la porte de service, dont ils ont actionné l’ouverture à distance. Tout seul comme un grand.

[17Mounir est libéré le 30 juillet, au terme de sa période de rétention comme il s’y était résolu. Pour autant, deux heures avant sa libération, il répétait encore, incrédule : C’est vrai, c’est fini, je sors ? Un éducateur l’attendait à sa sortie.

[18Le 14 juin, trois jours avant son rendez-vous avec le Juge des Libertés et de la Détention, Aly a été pris de force à six heures du matin. Direction : l’aéroport. Affaire Classée. Ils étaient dix contre un ! Ils ne m’ont pas laissé le choix. Ils m’ont soulevé, menotté, embarqué. Ils m’ont eu ! Après tout ce travail, tous ces efforts... J’ai fait des stages gratuits et on m’attache comme un cheval ! Chaque fois que j’y pense, je pleure. Ils ont gelé la loi ! La seule loi, c’est le racisme ! Je lui dis que sa colère est juste. Je lui dis que ce n’est pas lui, l’animal.

[19Yacine est transféré à l’hôpital trois jours plus tard. Interné en psychiatrie, il en ressort libre le 12 juillet 2018.

[20Tahar est libéré le 18 juin 2018.

[21Djamel et Youssef sont expulsés vers l’Italie le 28 juin 2018.

[22Salah est libéré le 24 août 2018.

[23Abdoulaye n’aura pas le temps de me transmettre ses écrits. Il est expulsé le jeudi matin vers son pays d’origine.

[24Ousmane est expulsé dix jours plus tard vers son pays d’origine.

[25Issa est libéré le 2 septembre 2018. Sur le quai de la gare de Sète où il attend le train qui le ramènera à Marseille, il tient un sac plastique à la main, dans lequel il a rassemblé les papiers de la procédure. Je suis sorti comme je suis rentré. En survêtement, en l’occurrence. Mais cette fois, c’est un survêtement de marque que lui a offert pour l’occasion l’un de ses codétenus. Il regarde autour de lui. Je n’arrive pas à croire que je suis dehors. Dans ma tête, je suis encore dedans. Il est surtout déjà dehors : sous le coup d’une OQTF, il a sept jours pour aller embrasser sa fille avant de rejoindre son oncle en Italie. Quand il en reviendra, elle aura appris à parler.

[26Edin monte dans le train le 11 septembre 2018. Trois semaines plus tard, je reçois une carte postale d’Allemagne.


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