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Appréhender les tragédies dans un monde sans dieu

mis en ligne le 1er novembre 2017 - Greg Graffin

J’ai eu le grand privilège de vivre à l’intersection entre art et science – ou pour être plus spécifique, à l’intersection entre la biologie de l’évolution et le punk rock. Ces deux domaines peuvent paraître ne pas avoir grand chose en commun. Lorsque j’enseignais la biologie à l’université de Los Angeles, la plupart de mes étudiants ignoraient que j’étais le chanteur de Bad Religion, même s’il m’arrivait de repérer quelqu’un en train de regarder un concert sur son ordinateur. Et lorsque je chante sur scène, peu de gens savent ou s’intéressent au travail que j’ai fais en biologie de l’évolution. Mais j’ai trouvé entre les deux un point commun – une célébration de la créativité inhérente à la vie – qui rend cette combinaison moins exotique.

Beaucoup de personnes religieuses disent que toute création vient de Dieu, mais je n’ai jamais cru en Dieu. Mes parents n’ont jamais mis cette idée en moi, et je n’ai jamais vu aucune raison de l’adopter. Dans tout ce que j’ai fait, je n’ai jamais vu aucune preuve qu’une force extérieure à la nature quelle qu’elle soit n’ait influencé le monde physique ou biologique. Si de telles preuves pouvaient être présentées, j’aurais à reconsidérer ma position. Mais je ne crois pas que de telles preuves puissent être trouvées, et la plupart des croyants religieux ne s’attendent pas, ou même ne désirent pas que de telles preuves soient trouvées. Pour moi, l’existence ou la non-existence de Dieu est une question mal posée.

Si quelqu’un m’interroge sur ma vision du monde, je dis que je suis naturaliste. Lorsque les gens entendent ce mot, ils imaginent souvent quelqu’un qui passe son temps dehors à regarder les oiseaux et à admirer le paysage – et je suppose que cette description s’applique à mon cas. Mais je vois le naturalisme comme une philosophie plutôt que comme un mode de vie. D’un point de vue philosophique, les naturalistes croient que l’univers physique est l’univers. En d’autres mots, il n’y a pas d’entité surnaturelle ou de forces qui agissent sur la nature, car il n’y a de preuve empirique pour rien qui soit au-delà ou hors de la nature. Les naturalistes posent que l’univers est fait de seulement quatre choses : l’espace, le temps, la matière et l’énergie – et c’est tout [1]. La matière et l’énergie dans l’univers s’assemblent dans un nombre infini de configurations dans le temps, et ces configurations ne peuvent pas être prédites avec assurance dans des systèmes complexes qui s’étendent sur de grandes périodes. Mais la matière et l’énergie n’influencent pas et ne sont pas influencées par des forces surnaturelles.

Je suis devenu punk bien avant de me considérer comme un naturaliste, mais les deux visions du monde ont finalement beaucoup en commun. Le punk, dans ce qu’il a de meilleur, inclut une ouverture à l’expérience, une confiance en la raison et en la preuve, et un questionnement sur la sagesse populaire. La science, qui est basée sur une perspective naturaliste, questionne également et n’admet pas les dogmes. Lorsqu’une nouvelle hypothèse arrive, qui correspond aux observations, nous devons changer d’avis à propos des anciennes solutions. Si Charles Darwin vivait de nos jours, je pense qu’il trouverait quelque chose de très attirant dans le punk.

Ni le punk ni le naturalisme ne peuvent nous dire exactement comment vivre nos vies. Ils ne répondent pas aux questions fondamentales que nous affrontons. Est-ce qu’untel est une bonne ou une mauvaise personne ? Comment devons nous agir avec elle ou lui ? Où se tourner pour avoir de l’aide ? En quoi et en qui pouvons-nous croire ? La réflexion participe seulement à une partie de la réponse à ces questions. La vie est principalement impulsive, instinctive et en apparence automatique. Mais comprendre ce que nous pouvons et ce que nous ne pouvons pas contrôler est essentiel pour pouvoir bien répondre à ces questions.

Pour moi, l’évolution fournit le contexte pour nos vies. Oui, l’évolution a des conséquences qui peuvent nous rendre profondément anxieux. Mais nous devons rechercher la vérité sur les questions importantes, même si cette vérité est difficile à accepter. Le naturalisme peut fournir les fondations pour construire une vision du monde cohérente et stable sur laquelle baser ses décisions importantes. En fait, je considère que c’est la seule perspective qui peut assurer aussi bien le bonheur individuel que notre survie en tant qu’espèce.

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Ce que nous faisons a une influence profonde, non seulement sur nos proches, mais sur des cercles plus larges que ce que nous imaginons. Avoir un rôle dans le récit de la vie sur cette planète me donne un sentiment d’appartenance. Cela me donne une perspective à partir de laquelle voir les mauvaises situations. Cela m’aide à reconnaître mon importance sur les êtres qui m’entourent et la nécessité d’améliorer plutôt que de détruire leurs vies.

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Pensez à tous les événements tragiques qui vous sont arrivés. Peut-être était-ce la perte d’un membre de votre famille ou d’un ami. Peut-être une opportunité manquée due à des imprévus, un licenciement ou un moment de gêne que vous vous remémorez encore. Les tragédies majeures et mineures s’accumulent tout au long de la vie, et pour rester sain d’esprit, nous cherchons tous à leur donner du sens. Quelques universitaires (dont Robert J. Richards, non traduit en français) considèrent que des événements tragiques dans la vie des premiers évolutionnistes ont influencé le développement de leur vision du monde naturaliste.

La tragédie a certainement été un des moteurs de mon développement intellectuel. Ma vie n’a pas été particulièrement tragique. J’ai été épargné de nombreux traumatismes qu’ont vécu mes amis. Mais de connaître la tragédie m’a amené à soutenir les autres et à savoir chercher le soutien des autres, et pour cela j’ai partagé mes difficultés et j’ai écouté celles des autres. La tragédie est si commune dans nos vies que j’en suis venu à la voir comme une menace familière qui plane sur toutes les formes de vie. Tous les organismes sont affectés par des changements traumatisants constants, qui, en termes humains, seraient considérés comme des tragédies. Et une perception tragique de la vie accompagne inévitablement une vision du monde naturaliste.

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Ma définition de « tragédie » est plus large que celle de la plupart des gens. C’est un changement abrupt dans des choses que nous considérions comme stables et immuables. La tragédie détruit des vies et des relations qui étaient supposées être indestructibles. Les événements tragiques sont des surprises, des bouleversements inattendus qui défient l’entendement. Il n’y a pas de vainqueurs dans une tragédie. Il n’y a qu’une perte absurde et implacable.
Les relations sociales sont la source de nombreuses tragédies personnelles. Les lois universelles qui lient les gens les uns aux autres émotionnellement servent à renforcer nos croyances sur les relations interpersonnelles. Nous n’examinons que rarement les lois tacites de l’amour, par exemple. Mais quand l’amour meurt ou qu’un mariage se termine, ou qu’un enfant est éloigné d’un parent, nous ressentons qu’une loi a été transgressée, et nous ressentons une profonde tragédie.

J’ai eu ma part de relations qui terminaient en tragédies, que j’attribue en partie à mon propre manque de compréhension. Lorsque j’étais adolescent, je considérais que les filles punks de notre bande étaient les égales des garçons en tous points. Nous étions unis par nos désirs de dépasser la pression sociale. L’emphase était toujours sur les tourments collectifs de notre groupe et non sur les problèmes personnels de ses membres. (Il y avait beaucoup plus de chansons sur « nous », « nos », « notre » que sur « je », « mon » et « moi ».) Mes amis punks et moi étions plus tolérants que compréhensifs. Malheureusement, cela servait d’excuse pour ne pas remettre en question les différences entre les besoins et points de vue des hommes et des femmes. Aujourd’hui encore, je tends à être tolérant avec les besoins des femmes sans complètement les comprendre. Cela a nui à ma capacité à être un bon mari. J’avais tendance à placer ma musique, ma formation et ma recherche au-dessus des besoins de ma famille. La fin abrupte de mon premier mariage fut la source d’un terrible déchirement pour moi. Cela me fit prendre conscience pour la première fois de la peine que mes parents avaient endurée lors de leur divorce. Je me promis alors de faire mieux lorsque l’amour et le mariage se présenteraient à nouveau à moi.

La plupart des gens passent une quantité démesurée d’efforts émotionnels à se persuader qu’ils n’ont jamais vécu de tragédie. Ils ont peur d’admettre la tristesse qu’ils ressentent car elle pourrait les dévorer et nuire à leurs relations sociales. En public, il est attendu que nous ravalions notre tristesse. Nous essayons de ne pas pleurer ni exprimer nos sentiments trop ouvertement. Cela fait partie d’une grande conspiration. Si tout le monde affrontait la réalité de la tragédie, nous réaliserions à quel point la vie est pénible.
Je n’ai jamais été à l’aise avec le fait de me convaincre que ma tristesse n’est pas si grave. Lorsque je ressens une grande perte, il ne m’est d’aucun secours de savoir que les autres ont perdu davantage, sont plus peinés ou ont subi des choses bien pires. Mes sentiments me sont propres, et je ne peux pas les comparer à ceux des autres. Ma peine et la vôtre seront toujours différentes. Nous n’avons aucun moyen pour jauger de leur gravité. Mais les ignorer n’est que se mentir à soi-même.

Certaines personnes croient que trop de sentimentalité en public interfère avec les personnes qui essayent de vaincre leur propre tristesse. C’est comme si nous espérions aider les autres à gérer leurs fragiles émotions en ignorant dans le même temps notre propre aspiration à l’empathie. C’est une autre forme de mensonge pour occulter l’immédiateté de la tragédie. Nous avons à reconnaître qu’il n’y a qu’un moyen de considérer la peine, c’est de l’accepter comme un élément omniprésent de la vie, que nous avons à gérer en permanence.

La tragédie est également une partie inhérente de la nature et de l’évolution. Personne ne peut rester naturaliste sans reconnaître la terrifiante quantité de perte, peur, et mort qui a lieu dans le monde biologique. Mais la compréhension de la tragédie dans le monde naturel nous aide-t-elle à gérer les tragédies qui nous arrivent ? Je me pose souvent la question. L’étude des fossiles a certainement peu de choses à voir avec l’empêchement de futures tragédies. Mais d’un autre côté, l’étude de l’Histoire – dont la collecte de données sur les civilisations passées et leurs interactions avec l’environnement – pourrait être très importante pour résoudre les problèmes liés aux défis écologiques actuels. Si nous acceptions que les erreurs de nos ancêtres puissent être évitées à l’avenir, alors nous arriverions à la conclusion qu’il y a une utilité pratique à la connaissance historique. Cette utilité peut-elle être étendue aux autres sciences naturelles ? Je n’ai pas encore réussi à trouver de réponse satisfaisante. J’ai étudié l’histoire de la vie pour davantage que des raisons académiques. Pour moi, l’étude du passé de la vie a une composante émotionnelle.

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Lorsque Charles Darwin et Alfred Russel Wallace élaboraient leurs théories de l’évolution, ils étaient influencés par un essai écrit par l’un de leurs contemporains. En 1798, le pasteur anglican Thomas Malthus écrivait que la population humaine s’accroissait plus rapidement que les ressources nécessaires pour la nourrir. Malthus était un théiste et il croyait que la faim, la souffrance, la compétition et toutes les autres choses maléfiques dans le monde avaient été placées là par Dieu afin de nous donner une leçon. Sans la menace incessante de la faim et de la pauvreté, les humains n’auraient pas de raison de travailler dur et d’être bons avec leurs prochains. Il soutenait que la souffrance généralisée pour le bien de quelques-uns était en quelque sorte la source de la vertu humaine.

Lorsque Darwin et Wallace ont lu son essai, ils arrivèrent à des conclusions toutes autres que celles de Malthus. Ils réalisèrent chacun de leur côté qu’un décalage entre la population et les ressources naturelles pouvait générer un mécanisme que Darwin appela sélection naturelle. Il constate qu’il naît davantage d’organismes que ceux qui peuvent survivre et avoir une descendance. Il en résulte que les organismes les mieux adaptés perpétuent leurs traits aux futures générations tandis que les organismes inaptes souffrent de la faim et de maladie, ou sont dévorés par d’autres. De faibles variations dans la capacité à se procurer les ressources nécessaires amènent certains membres de la population à survivre, et d’autres à périr.

Prise sous cet angle, la théorie de l’évolution devient une justification pour la présence de tant de tragédies dans la nature. Il me semble que c’est la manière dont Darwin voyait l’évolution. La « lutte pour l’existence », la « survie du plus adapté » et la « compétition pour les ressources » semblent apporter une partie d’explication, dans un effort peut-être inconscient, à la souffrance dans le monde. Cette vision de l’évolution offre une justification pour la tragédie en mettant en avant le rôle de l’adaptation. Elle pose la mort comme un sous-produit de l’un des « mécanismes » principaux de l’évolution, qui est la sélection des individus les mieux adaptés dans une population d’organismes à traits variés.

Mais la tragédie ne sert pas le dessein de dégager la voie pour les individus les plus aptes. Elle est bien plus aléatoire, insensée et chaotique que ce que supposent la plupart des biologistes. Les traits et comportements inaptes sont monnaie courante dans la vie, y compris dans les nôtres.

Prenons un autre angle de vue pour avoir une meilleure prise en compte de la présence de la mort. Le monde est un espace fini. Sur de longues périodes de temps, la créativité biologique doit être équilibrée par de la destruction biologique. Si cet équilibre n’était pas maintenu, le monde suffoquerait sous l’exubérance biologique, et tout ce qui vit disparaîtrait rapidement. À diverses époques, les forces de la destruction ont dominé. Mais après ces périodes, l’équilibre était rapidement rétabli. D’un point de vue naturaliste, la tragédie n’exige et ne reçoit aucune justification. La mort est simplement le complément nécessaire à la vie.

La souffrance est une conséquence inévitable de l’évolution. Les naturalistes voient la tragédie comme une conséquence des processus naturels qui se sont produits dans les organismes multicellulaires à travers le temps : parasitisme bactérien, mortalité infantile, infection, famine, catastrophe, extinction d’espèces. Est-ce que toute cette souffrance sert un but quelconque autre que celui de nous rappeler d’essayer d’éviter de souffrir à l’avenir ? C’est probablement trop demander à une vision du monde – qu’elle soit basée sur le naturalisme ou sur une religion – d’apporter une réponse définitive à la question de la tragédie.

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Est-ce que toutes les extinctions massives (Crétacé-Tertiaire, Trias-Jurassique, Permien-Trias, Dévonien, Ordovicien-Silurien, etc.) font partie d’un grand plan cosmique ? Plus j’étudie la paléontologie et plus il m’apparaît évident que la réponse est non. La vie n’est guidée par aucune force intentionnelle. Tel ou tel embranchement phylogénétique pourrait dominer pendant une période puis être complètement détruit et remplacé par des organismes d’un autre embranchement. Même les êtres humains, dans cette perspective, apparaissent comme un produit imprévisible de l’évolution, et non l’apogée évolutive vers laquelle aurait tendu une succession régulière de formes de vie inférieures.
Il y a une vaste histoire de la vie qui demande à être expliquée si Dieu est le Créateur. Avant de créer les humains, Dieu aurait réalisé un nombre terrifiant d’expérimentations apparemment inutiles avec des créatures vivantes, causant des extinctions de masse, des souffrances et des douleurs infinies. En quoi cela était-il bienveillant et sage ? Il est difficile d’être théiste après avoir passé son temps à étudier les temps anciens.

Toute personne théiste qui croit en un Dieu bienveillant, à l’écoute et tout-puissant doit en venir à se poser la question centrale de la religion : la présence de tant de souffrance et de misère dans la nature. Le paradoxe peut être formulé succinctement : si Dieu nous a fait à son image, ce qui implique que Dieu doit ressentir de la compassion pour d’autres entités, alors pourquoi permet-il à tant de tragédies de se produire dans le monde ?

Toutes les religions majeures ont tenté de répondre à cette question. Les humains sont intrinsèquement coupables et mauvais, disent-elles, ou le mal est un pré-requis nécessaire au libre arbitre humain. Dans certaines religions, le mal est une forme de punition divine, tandis que d’autres écoles de pensée prétendent que les voies de Dieu sont impénétrables. Les êtres humains ont eu des milliers d’années pour concilier leur expérience du monde avec leurs croyances religieuses. Cependant, aucune des explications qu’ils ont élaborées ne sont rassurantes ou satisfaisantes.

Beaucoup de gens utilisent les préceptes de leurs religions pour expliquer la tragédie. Ils disent que la mort d’une personne arrive car « Dieu l’a rappelé auprès de lui » ou qu’une personne est dans un monde meilleur après qu’il ou elle décède. Je n’aime pas ces explications. Elles font appel à une partie superficielle de notre empathie et dirigent notre regard loin de l’inéluctabilité de la tragédie et de la perte. Parfois, à un enterrement, une personne me dit : « Il est au paradis avec ses proches maintenant » ou « Eh bien, au moins il a vécu une vie vertueuse » et je ne sais pas quoi répondre à de telles affirmations. Je ne crois pas que les gens aillent au paradis, et peut-être que les personnes qui en parlent n’y croient pas non plus. Une telle affirmation me rappelle que chaque personne lutte pour donner un sens à la tragédie inhérente à la vie.

De telles affirmations me rappellent aussi que nous avons à être très précautionneux lorsque nous appliquons le principe que seul Dieu sait quand « il est temps » pour quelqu’un de partir. Pris littéralement, cette assertion peut offrir une justification à n’importe quelle action irresponsable. Je suis sûr que nombre de mes amis qui ont abusé de drogues l’ont fait en tenant une philosophie insouciante de type « Hé, je sais que j’abuse, mais je ne contrôle pas quand mon temps sera venu ! ». Dans la vie humaine, de nombreuses morts sont évitables, telles que les morts absurdes causées par des accidents de voiture, les milliers de morts par armes à feu aux États-Unis ou celles par la transmission de maladies infectieuses. La mort est peut-être imprévisible au final, mais les chances sont contre nous si nous échouons à prendre des mesures raisonnables telles qu’attacher sa ceinture de sécurité, rendre les armes inaccessibles ou utiliser des préservatifs. Échouer à faire cela représente le côté obscur des explications religieuses qui cherchent à justifier le mal. Ces explications peuvent sembler impliquer que tous les événements tragiques font partie du plan de Dieu et que nous n’avons pas à nous préoccuper de faire de notre mieux pour minimiser leurs conséquences.
Dans les religions occidentales, la figure centrale pour la tragédie est le péché. Les humains sont différents de leur Créateur car Dieu est parfait et nous non. Dieu, cependant, nous a donné le « libre arbitre » car nous sommes sa création préférée. Les humains doivent exercer leur libre arbitre pour faire le bien, bien qu’ils soient intrinsèquement coupables du péché, afin de gagner l’accès au paradis et de vivre une éternité de félicité. Le péché devient la justification pour blâmer et punir. Tu mérites d’être puni si tu n’exerces pas ton libre arbitre pour dépasser ta nature intrinsèquement coupable et pécheresse.
Lorsque la tragédie frappe les autres, on peut avoir tendance à rechercher les façons dont ces personnes ont péché plutôt que de reconnaître et analyser la longue succession d’événements qui ont mené à la situation en question. Est-ce qu’un voleur avait un besoin désespéré de nourrir sa famille ? Est-ce qu’un meurtrier était miné par une jalousie folle ou par la cupidité ? Est-ce que le comportement violent d’un homme était prévisible de par son entourage ou son parcours ? Si de telles influences étaient prises en compte, peut-être qu’un programme de réinsertion plus sensé pourrait être mis en place, plutôt que les institutions uniquement punitives que nous avons aujourd’hui, dans lesquelles les prisonniers vieillissent inutilement en arpentant et en mourant dans des cellules de ciment.

Notre système pénal reflète notre besoin de raconter des histoires pour donner un sens aux tragédies, alors même que les tragédies sont au final insensées. Les « récits fondateurs » forment les bases confortables et significatives de nos visions du monde. L’un des récits fondateurs les plus communs dans le monde actuel implique le péché et sa relation avec le blâme. Notre fascination pour le blâme nourrit notre passion pour la punition. Dès l’enfance, on entend que la punition est la conséquence d’avoir choisi de faire quelque chose de mal – une retombée de notre croyance infondée dans le libre arbitre. Ce message est tellement puissant qu’il nous rend obsédé par la punition. Nos informations, films et émissions de télévision souscrivent toutes au même récit fondateur et mettent en vedette des personnes qui indignent la société par leurs hideux péchés. Prenez une histoire aléatoire de votre journal préféré, d’un film ou d’un livre, et la punition et le péché seront susceptibles d’être la trame même du récit.
Cependant, il y a deux poids deux mesures dans les récits fondateurs. Nous ne nous sentons obligés de nous questionner que sur le côté tragique de la vie. Lorsque les choses vont bien, nous n’essayons pas de leur donner un sens. Mais lorsque des tragédies surviennent, nous nous agitons et nous nous tournons vers notre vision du monde pour avoir des réponses. Il paraît naturel de vouloir connaître comment la peine a été causée et quels événements ont mené à elle.

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Est-ce que la compréhension de l’omniprésence de la tragédie apaise notre peine ? Non. La peine ne peut pas être guérie par l’analyse. Il n’y a pas de réponse à la tragédie. Apprendre les causes d’une tragédie n’efface pas la tristesse. Je ne connais pas toutes les causes qui menèrent mes amis à leurs overdoses fatales. Je sais seulement que la mort fait partie de la vie et que j’ai été heureux d’avoir pu partager une partie de ma vie avec eux.

J’essaie de considérer que les événements tragiques sont typiques de la vie, et non des anomalies ou un malheur purement déprimant. Et j’essaie de comprendre ce qui est arrivé lors d’une tragédie, et en quoi cela différait de mes attentes. Une telle compréhension est au moins une compensation partielle pour la conscience de soi. La compréhension me donne également de l’empathie pour les tragédies que vivent les autres, car il n’y a pas de meilleure manière de gagner de l’empathie pour la peine des autres que de reconnaître les expériences douloureuses de la vie qui nous touchent.

La perspective naturaliste offre seulement une analogie aux événements tragiques de notre propre vie. J’essaie de toujours me rappeler que les tragédies se produisent depuis que la vie a commencé. Parfois, je pense à ce que les extinctions de masse révèlent sur la vie. La vie ne s’arrête pas après de telles catastrophes, mais elle acquiert une nouvelle complexité. Après une tragédie, les rôles de mes proches et de ma famille peuvent changer. Mais je ne devrais pas être obsédé par une seule expérience traumatisante. Je devrais me souvenir que les tragédies ne durent qu’un temps, et qu’ici et maintenant sont les produits d’une accumulation incalculable d’événements tragiques.

La vie est mieux décrite comme une série de tragédies, marquée par des progrès sporadiques et des revers récurrents. Il y a autant de déception que de joie. Mais les tragédies ne doivent pas provoquer le désespoir. Elles doivent nous rappeler les réalités du monde naturel auquel nous appartenons.

[1Les physiciens combinent habituellement l’espace et le temps en une seule entité appelée le continuum espace-temps. En considérant cela, il n’y a que trois choses dans l’univers : l’espace-temps, la matière et l’énergie.


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