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Électeur, écoute !

mis en ligne le 4 avril 2017 - Indice , Sébastien Faure

Électeur, écoute

La période électorale peuple le monde d’agités. Le pays semble frappé de démence : candidats, arrivistes et commentateurs politiques, tour à tour confiants dans le succès ou désespérant de l’atteindre, vont et viennent, avancent et reculent, affirment et nient, implorent et menacent, acquiescent et pro­testent, attaquent et se défendent.

C’est un spectacle fou : drame, comédie, vaudeville, bouffonnerie, farce, pantomime, tous les genres, du tragique au burlesque, s’y donnent rendez-vous et se donnent en spectacle.

Et chaque fois que les élections arrivent, c’est un cri unanime :
« Enfin ! On va changer de politiciens ! »

Mais pourquoi faudrait-il espérer que les nouveaux vaudront mieux que les anciens ?

Il est vraiment surprenant que, périodiquement trompée, constamment abusée, la confiance de l’électeur survive aux déceptions dont il souffre et dont il se lamente ! Les élus se succèdent, chacun laissant derrière lui le même désenchantement, la même réprobation et néan­moins l’électeur et l’électrice persistent à considérer comme un devoir de voter !

Le malheur est que c’est aux frais du spectateur que la farce se joue et que, quels que soient les acteurs, c’est toujours lui qui paie, et qu’il paie de son travail, de sa liberté, de sa peine.

Eh bien lecteur, avant de passer au guichet pour solder ta place, écoute nos réflexions et approfondis les tiennes.

Qu’est-ce que l’État ?

L’État se flatte d’être l’émanation du Peuple souverain. Les partisans du système représentatif affirment que, en démocratie, c’est le peuple qui, par ses représentants, gouverne ; ils déclarent que, déléguant ses pouvoirs aux personnes de son choix, ce sont ses aspirations, ses besoins et ses intérêts, qu’il affirme par ses mandataires.

Mais les élus représentent d’abord leurs propres intérêts. L’État est le gardien des fortunes acquises ; il est le défenseur des privilèges usurpés ; il est le rempart qui se dresse entre la minorité gouvernante et la foule gouvernée ; il est la digue haute et large qui met une poignée de millionnaires à l’abri des assauts que lui livre le flot tumultueux des spoliés.

Dès lors, comment s’étonner que les détenteurs des privilèges, de la fortune et des médias votent avec entrain et conviction, qu’ils poussent avec ardeur aux urnes, qu’ils proclament que voter c’est accomplir un devoir sacré ?

Et pour encadrer leurs peurs et leurs névroses sont échafaudées des lois qui disposent, contre quiconque tente d’agir contre elles, d’une force de répression qui brise tout geste de révolte, qui blesse toute protestation contre les injustices, qui détruit toutes tentatives de s’y dérober.

Ce régime de menaces ne peut continuer qu’en empruntant son apparente légitimité au consentement populaire. Il est dans l’obligation de s’appuyer sur l’adhésion bénévole de ceux qui en sont les victimes : dans l’ordre économique, les travailleurs ; dans l’ordre politique, les citoyens.

Qui sont les élus ?

Tous les cinq ans, le peuple est appelé à désigner par ses suffrages les individus à qui il entend confier le mandat de se prononcer sur toutes les questions que soulève l’existence même de ce système.

Électeur, imagines-tu que le Parlement rassemble l’élite de la nation ? Penses-tu que l’Assemblée réunit les gloires de la Science et de l’Art, les illustrations de la Pensée, les compétences de l’Industrie, du Commerce et de l’Agriculture, les probités (?) de la Finance ? Estimes-tu que le redoutable pouvoir de gouverner un peuple de soixante-cinq millions d’habitants serait dévolu aux plus honnêtes et aux plus méritants ?

Leur siège est-il la récompense des mérites manifestes, des actions d’éclat, du bien accompli, des services rendus, qui les ont recommandés à l’estime et à la confiance publique ?

A-t-on exigé d’eux, comme pour d’autres professions à responsabilités qu’ils aient un CV fournis, d’innombrables stages rémunérés au lance-pierre, la maîtrise d’une langue étrangère ? Font-ils une période d’essai avant leur recrutement ?

Regarde, celui-ci doit sa candidature ou sa nomination comme ministre à l’argent ; celui-là à l’intrigue ; cet autre à sa famille ; ce dernier à l’appui d’un journal dont le propriétaire est un ami ; tous à des procédés plus ou moins louches qui n’ont aucun rapport avec le mérite ou le talent ; tous, de toutes façons, prétendront être légitimes grâce au nombre de suffrages qu’ils auront obtenus.

Et le nombre n’a rien à voir avec le mérite, le courage, la probité, le caractère, l’intelligence, le savoir, les services rendus, les actions d’éclat. La majorité des suffrages ne consacre ni la valeur morale, ni la supériorité intellectuelle, ni la Justice, ni la Raison. Ne serait-ce pas même plutôt le contraire ?

Leurs salaires et primes qui sont de plus du double du salaire médian sont censés prévenir de leur corruption, mais ne leur permettent-ils pas au contraire d’organiser une société de privilèges ? Sinon, pourquoi leurs enveloppes budgétaires ne sont-elles contrôlées par personne, et les emplois qu’ils créent non évalués ?

Ces revenus, correspondent-ils à des connaissances spéciales qu’ils auraient acquises, à une expérience critique dont ils feraient profiter leurs pairs ?

Soyons justes : quelques rares personnes supérieures se sont, de temps à autre, fourvoyées dans ces mauvais lieux, mais bien peu dont l’Histoire ait retenu l’intelligence. Serait-ce que toutes ces personnes aient été indigentes et profiteuses ? Le problème n’est-il pas aussi au niveau de la structure de l’élection, qui ne permet aucun contrôle par les électeurs sur leurs élus, qui profitent de chèques en blanc pour les encaisser à leurs propres comptes ?

Car la délégation par le mandat électoral rend-elle présents les électeurs absents ou rend-elle absent les électeurs en se substituant à eux et en prenant les décisions à leur place ?

Que reprocher aux élus ?

Étant donné, d’une part, la complexité des rouages so­ciaux et, d’autre part, le développement des connaissances humaines, existe-t-il des personnes supérieures qui soient à même de faire face aux exigences du mandat législatif ?

À notre époque, on ne peut être compétent qu’à la condi­tion de se spécialiser. Nul ne peut tout connaître ; il n’y a pas de cerveau qui puisse tout embrasser.

Et pourtant, un député devrait être militaire, diplo­mate, juriste, docteur, éducateur, économiste, industriel, financier, agriculteur, administrateur, puisqu’il est appelé à formuler son avis et à se prononcer par un vote précis sur toutes les questions : stratégie, affaires étrangères, législation, santé publique, enseignement, commerce, indus­trie, finance, agriculture, administration, etc.

S’il connaît bien une ou deux de ces questions – et ce serait déjà beaucoup – il ignore certainement toutes les autres. Il en résulte que neuf fois sur dix, il vote à l’aveuglette, au doigt mouillé, en s’appuyant sur des attachés parlementaires pas plus formés que lui, ni plus experts.

Quant aux ministres, qui n’ont que rarement travaillé dans le domaine dont ils ont la casquette, ils n’ont même pas été élus et pourtant participent au jeu de la représentation et prennent des décisions, consenties par en haut et votées grâce aux consignes données par leur parti aux députés soumis.

L’accession au gouvernement est donc synonyme d’incompétence.
Synonyme aussi d’irresponsabilité. Deux décisions politiques suffisent à illustrer ce point : la construction des centrales nucléaires dont la destruction entraînerait un désastre majeur ; les subventions données aux véhicules diesels qui provoquent une pollution urbaine aux micro-particules.

Synonyme encore d’impuissance. Obligés de se can­tonner dans les limites étroites d’une Constitution politique, d’un régime économique et d’une Union européenne déterminés, les politiciens sont tel un lac entouré de montagnes qui peut, de temps à autre, être agité et même tempétueux, mais qui reste toujours enfermé dans le cadre que les hauteurs envi­ronnantes tracent autour de lui.

Synonyme, enfin, de corruption. Les escroqueries avérées et plus encore, les scandales à demi étouffés ont fixé l’opinion à tel point qu’il est banal de dire d’un politicien qu’il est pourri ! Les malversations et les magouilles sont le quotidien de politiciens qui n’envisagent aucune autre carrière et visent des positions qui les protègent des tribunaux.

Et à propos des amis qui souhaiteraient être élus ? S’introduire par la représentation dans les sphères législatives, c’est y glisser une fraction de soi-même, c’est apporter à ces Assemblées la caution de ses idées ; c’est leur infuser un sang nouveau ; c’est servir la cause de l’État au lieu de le combattre.

C’est donc tourner le dos au but à atteindre ; c’est paralyser l’effort progressiste et émancipateur ; c’est retar­der la mise en place d’une organisation sociale égalitaire et dont la structure soit connue et ouverte.

Voter, est-ce un acte politique ?

Voter, c’est confier à des élus le mandat de formuler la règle, et leur attribuer le pouvoir ; pis encore, c’est leur imposer le devoir de la faire respecter par la force. Voter, c’est renoncer à sa propre liberté et l’abdiquer en faveur de l’élu.

Par ton suffrage exprimé, électeur, tu participes à la composition du gouvernement ; par ton vote, tu lui as donné pleins pouvoirs. Il leur appartient – tu l’as voulu – d’amender, de corriger ou d’abroger les lois qui favorisent ces élus et leurs amis, qui entravent ton indépendance politique et consacrent ta servitude économique.

Enrage, proteste, indigne-toi, tu en as le droit. Mais c’est tout ce qu’il t’est permis de faire. En votant, tu as renoncé à ton pouvoir de décider, à ton autonomie, tu as abdiqué en faveur de représentants, tu leur as donné sciemment mandat à te dominer, pour tout dire en un mot, tu as cessé d’être libre.

Sinon le chaos ?

Imagine maintenant que certains ont choisi de ne jamais avoir de représentant siégeant dans les assemblées parlementaires, de ne jamais être candidats. De refuser de se servir du bulletin de vote que la Constitu­tion met entre leurs mains.

Ne suppose pas que ce soit pour ne pas faire comme les au­tres, pour se singulariser. Les raisons d’agir sur la vie de la société autrement que par le vote sont multiples, et les possibilités innombrables.
Tout le monde est astreint à subir la loi mais la respecter n’implique pas de l’estimer équitable ni de s’incliner devant elle. Il est parfois impossible de s’y soustraire, souvent possible d’imaginer des alternatives collectives et collaboratives, de vivre hors des sentiers balisés.

Pourquoi accepter l’origine, le caractère ou les fins des lois sans les questionner ? Sans en montrer l’iniquité, la partialité ou le parti-pris ? C’est un faux choix que de considérer qu’il faut prendre le tout ou craindre le désordre, quand d’autres voies sont possibles, d’autres sociétés envisageables.

C’est pour cela que beaucoup, et notamment les anarchistes, ne votent pas. Ils veulent être libres et refusent de perdre la voix, d’enchaîner leurs consciences, de ligoter leurs volontés.

Ils entendent garder, à tout instant et en toutes circonstances la possibilité à la révolte, à l’insurrection, à la révolution.

Ils ne souhaitent pas s’emparer de l’État, mais l’anéantir.


Et maintenant, électeur, tu resteras peut-être en désaccord avec ces idées, mais au moins, tu auras entendu pourquoi certains considèrent l’abstention comme un rejet actif d’un système qui n’a de démocratique que le nom.

Avant de savoir pour qui voter, électeur, questionne donc l’action même de voter.

Ce texte est librement inspiré d’un texte éponyme écrit par Sébastien Faure il y a un siècle, et édité en 1919 par le Bureau Anti-parlementaire.
Il a été écrit par le collectif Indice dans le cadre des élections de 2017 en France pour une diffusion locale à Lyon et pour une mise en ligne sur indice.site.free.fr et sur infokiosques.net
L’original est dans le domaine public, cette version aussi. Reproductions et modifications autorisées.



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