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Quelques précisions sur la finance et son rôle économique
mis en ligne le 17 février 2013 - Henri Simon
Nous vivons dans un système capitaliste.
Cela signifie que toute personne physique ou morale disposant d’une somme d’argent (à l’échelle mondiale, cela reste une minorité) voudra non seulement la conserver, mais aussi empêcher sa dépréciation et, éventuellement, l’accroître. Pour l’immense majorité de ceux qui ne disposent que de sommes de faibles montant, cet argent, augmenté des intérêts, n’est qu’un moyen de paiement (le pécule mis de coté pour parer aux coups durs de la vie, pour un achat plus important ou pour arrondir une retraite). Aujourd’hui, la majorité des paiements de la vie courante (salaires, allocations diverses, règlements par chèques et cartes bancaires) se font par l’intermédiaire d’établissements financiers qui tiennent les comptes des particuliers ainsi que les pécules éventuels ; certains de ces particuliers peuvent se laisser séduire par des promesses de gains plus importants dans des opérations financières plus aléatoires. Mais si dépôts et économies vont, aux mains des établissements financiers, ainsi se transformer en capital, ils ne restent pour l’immense majorité que des moyens de paiement.
Par contre, pour ceux qui disposent de sommes plus importantes et qui veulent les « faire fructifier » quel que soit leur montant, qu’elles leur appartiennent personnellement ou qu’elles aient été empruntées, l’argent n’est plus un simple moyen de paiement immédiat ou différé, mais un capital qui doit être non plus simplement placé pour un simple intérêt et une protection, mais investi pour produire un « retour » aussi élevé que possible. Cela peut se faire directement en fondant une entreprise ou en participant à sa fondation (investissement) dans laquelle l’exploitation de la force de travail (la sienne propre ou celle de salariés) permettra de dégager une plus-value suffisante pour assurer non seulement le maintien du capital investi mais son accroissement. Dans la majorité des cas cette transformation de l’argent en capital se fait soit par l’achat de titres divers de collectivités ou d’entreprises qui participent directement ou indirectement à l’activité capitaliste, soit par la contribution à des fonds qui collectent de l’argent en garantissant un intérêt, soit tout simplement par un dépôt bancaire.
Quel que soit le mode retenu pour cet investissement direct ou indirect dans une activité capitaliste, l’élément primordial du choix initial et éventuellement de déplacement d’une solution sur une autre est le montant de l’intérêt offert. Même, comme nous l’avons relevé, ceux qui « mettent de l’argent de côté » ne pensent qu’à l’utiliser éventuellement comme moyen de paiement et n’assignent à l’intérêt que le maintien de la valeur de l’argent ainsi épargné, les organismes qui collectent cette épargne l’utilisent comme capital. D’une manière ou d’une autre, au centre de toute cette circulation de l’argent, quelle que soit son utilisation comme moyen de paiement ou comme capital, se trouvent non seulement les banques mais ce que l’on peut englober sous le nom d’établissements financiers, tant leur diversité est grande, depuis l’usurier et prêteur sur gage jusqu’au plus sophistiqué et obscur des « funds of hedge funds » [1] en passant par les caisses d’épargne, le micro-crédit, les transferts de salaires d’un pays à l’autre, et les circuits clandestins de déplacement d’argent.
Le rôle central de tous ces établissements financiers, qu’ils reçoivent de l’argent comme moyen de paiement ou comme moyen d’investissement, est d’assurer, par des canaux divers, la redistribution de la plus-value extorquée aux travailleurs dans la production (en gros la différence entre les coûts de production et le prix de vente). Mais ils ont une autre fonction, non moins importante, de régulateurs de cette production par le mécanisme du crédit qui évite aux entreprises comme aux particuliers les inconvénients parfois graves du manque de liquidités. Le crédit, l’avance d’argent destiné en principe à un paiement, n’est qu’une anticipation de remboursement. L’argent qu’un établissement financier quelconque reçoit de quelque source que ce soit (dépôt ou éventuellement emprunts), il l’utilise pour financer l’ensemble de ses activités (investissements, placements, crédits) : l’essentiel est que cela lui procure un intérêt supérieur à celui qu’il doit donner à l’ensemble de ses créanciers – déposants ou prêteurs.
Mais, pour ces deux fonctions de la finance, l’ennemi est l’incertitude, le risque de perdre, car tout est basé finalement sur l’activité économique qui, par principe, est concurrentielle et aléatoire. Parallèlement à l’extension du rôle des établissements financiers comme moyens de transferts d’argents et à la recherche de rendements (intérêts procurés par une opération), ce risque prend de l’importance, d’autant que sa base, l’activité économique, est essentiellement fluctuante. Ce risque rejoint la préoccupation générale de tout capitaliste souhaitant sécuriser au maximum les sources de son activité, notamment les matières premières.
C’est ainsi que l’on a vu se développer, au sein des établissements financiers existants mais aussi dans des établissements spécifiques, des combinaisons de plus en plus élaborées qui visaient à garantir l’intérêt voire à l’accroître au maximum, à garantir le remboursement des emprunts et des prêts, à garantir une stabilité des prix des matières premières. Ce que l’on fustige sous le nom de spéculation n’est que la résultante du fonctionnement normal du capitalisme, qui, dans un monde d’incertitudes, tente de sécuriser son activité et ses profits. Cette interdépendance entre innovations techniques, globalisation économique, course aux bas prix des matières premières et de la main-d’oeuvre, expansion effrénée du capital et ses conséquences, rend cette sécurisation impossible.
Cette dérive masque ce qui reste les fonctions essentielles des banques dans le système capitaliste de production :
Assurer, de toutes les manières possibles et imaginables, la circulation – et l’accroissement – de la part de la plus-value extorquée par le capital
Dans la mesure où l’extension du capitalisme au monde entier et dans tous les domaines de la vie a entraîné une énorme accumulation de capital, le rôle des banques dans ce recyclage est devenu de plus en plus important : comme il devenait en même temps de plus en plus difficile de trouver des sources nouvelles d’exploitation et conséquemment de profit, les formes et les méthodes de cet énorme marché financier se sont extrêmement diversifiées et affinées. Ceci explique pourquoi on a vu se développer à la fois des institutions inconnues il y a des décennies, comme des sujets et des formes de spéculations également inconnues jusqu’à une date récente.
En ce qui concerne la forme de ces organismes financiers, chacune ayant en principe un but spécifique, la division traditionnelle en banques de dépôt (qui pour l’essentiel géraient les comptes des particuliers ou d’entreprises mais devaient, pour conserver des liquidités, se garder d’opérations trop hasardeuses) et banques d’affaires (ou d’investissement) (qui engageaient leurs capitaux ou celui de leurs clients dans l’opération plus risquée de financement des entreprises) est devenue totalement inadaptée.
Les barrières qui ici ou là (qu’aujourd’hui encore on tente de dresser, comme si elles pouvaient endiguer un mouvement des capitaux totalement incontrôlable, au point que certains parlent de « zone grise ») deviennent totalement inopérantes ne sont, au mieux, que des opérations politiques médiatiques. Les politiques précisément tentent de nous faire croire qu’il y aurait de « bons » établissements (les banques traditionnelles bien connues du public, qui est contraint de les utiliser) et des établissements « suspects » responsables de la crise économique et financière par leur opérations risquées.
Dans cette médiatisation, qui rejoint la diabolisation apparue dans les restructurations d’entreprises des « grands méchants » que sont les fonds d’investissements divers, autant que possible étrangers, on a vu apparaître des établissements méconnus aux noms plus ou moins barbares – fonds de pension, « hedge funds », « funds of hedge funds ». En même temps on vouait aux gémonies certains de ces financiers, du genre Soros ou Madoff, qui apparaissent plutôt comme des victimes expiatoires masquant l’immensité des problèmes financiers inhérents à la crise économique.
Sans doute, à l’occasion des méfaits des restructurations entraînant licenciements de fermeture ou de « dégraissage » le terme LBO [2] est apparu pour fustiger le genre d’opération spéculative destinée à garantir une rentabilité élevée du capital. Mais, plus récemment, d’autres opérations ont gagné la faveur des médias, par exemple les « Credits Default Swap » (CDS) [3], vulgarisés à l’occasion des déséquilibres budgétaires de la Grèce. Il n’est pas nécessaire d’entrer dans les détails, dont seuls quelques-uns se dévoilent à la faveur des crises des Etats ou des établissements financiers. Tout ce que l’on appelle « scandale », comme s’il ne s’agissait pas du fonctionnement normal du capital.
L’ensemble du système, qui s’affine pour échapper à tout contrôle et à toute réglementation, ne fonctionne qu’autour de la plus-value, de la circulation des capitaux et de l’argent en général. Toutes choses qui ne se valorisent que par l’appropriation de masses monétaires du secteur financier ou des Etats, à défaut de reposer sur l’activité de production.
Les mécanismes complexes dont nous parlons permettent de réaliser une telle appropriation non seulement par une élévation du prix de la marchandise ou produit financier sous la pression de la demande (même fictive), mais aussi par la baisse de ce prix (ce qui est parfois difficile à saisir mais pourtant bien réel) [4].
Il est fréquent de lire partout dans le monde, dans les écrits des milieux qualifiés de « gauche », y compris dans les marginalités ultra-gauche, que les Etats ont déversé des sommes impressionnantes pour aider les banques à surmonter leurs difficultés, sommes qui pourraient tout aussi bien être utilisées soit à relancer l’économie (capitaliste bien sûr, même s’il s’agit de « grands travaux ») et/ou à aider les travailleurs que la crise accule à d’insurmontables difficultés.
D’une certaine façon, c’est inverser le problème : ce ne sont pas les Etats et les hommes ou partis politiques qui commandent les mouvements du capital, même à l’intérieur des frontières, mais l’inverse : les mesures politiques nationales ou internationales (style G8 ou G20) en faveur des capitalistes sont dictées par leurs intérêts. Quant aux mesures elles-mêmes, elles doivent permettre aux différentes fonctions des circuits financiers dans l’ensemble de l’activité économique de continuer à être assumées, afin que le système survive, afin de ne pas accentuer la crise économique elle-même, cause des difficultés financières, et la transformer en débâcle.
Cela ne veut pas dire que les mesures prises, si importantes soient-elles, vont résoudre la crise : elles assurent un minimum de fonctionnement de l’activité économique, et elles éloignent le spectre d’un mouvement social de grande ampleur.
De ce dernier point de vue, ce n’est pas un hasard si les gouvernements ont assuré, dès les débuts de la crise financière, que les dépôts bancaires des particuliers (les comptes courants) seraient garantis par l’Etat. Il pouvait sembler que les aides financières directes qui ont suivi étaient, à cet égard, beaucoup plus importantes que ces garanties qui n’ont pas eu à jouer et ont évité toute forme de panique financière. De fait elles l’étaient et, indirectement, étaient également une garantie de paix sociale, atténuant les conséquences de la crise sur l’activité des entreprises.
Il était essentiel en ce sens que les entreprises, bien plus que les particuliers, puissent avoir un accès au crédit bancaire, qui est une partie importante du mécanisme de gestion du système capitaliste.
L’insistance du pouvoir politique, lors du versement de ces « aides aux banques », pour que celles-ci surmontent leur « frilosité » dans l’octroi de crédits, illustre bien leur importance économique et sociale. Ce n’est pas tant ces avances des Etats qui permettent aux établissements financiers de se redresser et d’engranger des bénéfices substantiels mais, essentiellement, la possibilité d’emprunter à des taux d’intérêts proches de zéro auprès des banques centrales des sommes importantes qu’elles prêtent à leurs clients à des taux parfois à deux chiffres.
Bien sûr, si tout ce que nous pouvons observer dans le secteur financier depuis deux ans ne résout pas la crise mondiale du capital et ne concoure pas directement au relèvement du taux de profit, il n’en apparaît pas moins que jusqu’à maintenant (on pourrait se demander jusqu’à quand ?) les mesures financières et sociales ont évité des mouvements de grande ampleur pouvant menacer le système capitaliste.
H. S.
Échanges n°132 – printemps 2010, p.52-57.
[1] « Hedge Fund » : fonds d’investissement spéculatif, sorte de club privé, accessible seulement aux grosses fortunes ou aux fonds de pension (l’accès ne s’y ouvre qu’avec une mise minimale de 1 million de dollars) qui garantissent des rendements élevés autant que des déculottées de taille. Ils ne sont soumis à aucune réglementation et ne rendent jamais de comptes au public, seulement aux « participants ». Plus de la moitié d’entre eux sont basés à Londres, les autres aux Etats-Unis ou dans des paradis fiscaux. Leur nombre est passé en dix ans d’une quarantaine à plus de 10.000, à la mesure de la baisse du taux de profit. Ils spéculent sur tous les produits ou marchandises possibles. Toutes les tentatives de contrôle étatique récentes ont jusqu’à présent totalement échoué... Le « hedge fund of hedge funds » est une association de hedge funds visant à se prémunir par des compensations contre les risques spéculatifs.
[2] Le « Leverage Buy Out » » (LBO) est une des opérations pratiquée par les hedge funds mais aussi par d’autres établissements financiers. Elle a toujours été pratiquée, mais est devenue dans la période récente plus systématique et plus importante. Elle consiste à acquérir le moins cher possible et avec un apport minimum une entreprise connaissant des difficultés passagères, le reste du prix étant emprunté à bas taux d’intérêt. L’entreprise acquise est, dans la recherche de gains financiers immédiats, épurée, dégraissée, etc., dans une période très courte, puis revendue après qu’on en ait ainsi soutiré tout ce qui était possible. L’opération se solde, une fois l’emprunt initial remboursé, par un juteux bénéfice pouvant dépasser 20% des capitaux engagés.
[3] Le « Credit Default Swap » (CDS) est une sorte d’assurance pour garantir le remboursement des dettes. Pas pour le commun des mortels. Ce système est pratiqué par les hedge funds ou établissement similaires pour se prémunir contre les défaillances éventuelles de leurs propres débiteurs mais il est aussi vendu à d’autres créanciers, pour garantir les remboursement des dettes des Etats comme des professionnels (entreprises ou banques). Il s’avère particulièrement vicieux : comme c’est l’Etat ou le particulier débiteur qui doit payer cette sorte de prime d’assurance, plus sa situation est mauvaise, plus le risque de défaillance est élevé et plus la prime CDS est élevée. Cela veut dire que sa dette s’accroît d’autant. De plus, comme ces primes fonctionnent comme des sortes de baromètres liés à la note d’évaluation de la fiabilité de la dette, le débiteur qui doit éventuellement emprunter pour faire face à toutes ces obligations se trouve contraint de le faire à des taux d’intérêts plus élevés et donc de s’enfoncer encore plus. C’est ce qui s’est passé pour la Grèce. Certains ont ainsi pu dire que toute cette activité des hedge funds avait pour le capital dans son ensemble une fonction d’assainissement en éliminant les canards boiteux et en favorisant les concentrations autour d’une rationalité de gestion.
[4] Le mécanisme financier permettant de gagner de l’argent avec la baisse du prix de n’importe quelle marchandise (actions, créances, monnaie, matières premières, etc.) est facile à comprendre même s’il ne semble pas rationnel. Il consiste à vendre à un certain cours une grande masse de cette marchandise sans la posséder, ceci pour une date fixe : une telle vente réalisée à grande échelle fait baisser les cours (baisse que d’autres facteurs peuvent accroître) : il suffit au spéculateur d’acheter à ce cours pour honorer le contrat initial. La différence entre les deux cours est le profit du spéculateur.
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