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L’histoire d’un cadavre sans sépulture suivi de En revanche

mis en ligne le 2 octobre 2012 - B. Traven / Ret Marut

L’histoire d’un cadavre sans sépulture

C’était terriblement pitoyable

Le fait n’était cependant pas sujet à discussion : Joseph Hinteracker, un paysan du cru, avait découvert un homme mort de froid, il l’avait hissé dans sa carriole et ramené dans son village à Hennenholz. En y regardant de plus près, il s’avéra que l’homme était largement mort depuis belle lurette. De plus, on s’aperçut qu’il s’agissait d’un compagnon du devoir et d’un chemineau sans le sou. On le déchargea devant le local où l’on remisait les pompes à incendie et on le laissa là, à même la terre battue, sans plus de cérémonies ; il n’en méritait pas plus.

Le soir même, le curé de la paroisse et le maire de la commune vinrent examiner ce petit tas sans vie, et ses papiers révélèrent curieusement qu’on avait hérité d’un protestant, originaire, qui plus est, d’un trou perdu de la province saxonne, où il ne pouvait être question légalement de le renvoyer après une absence de plusieurs décennies.

Le maire était sans aucun doute un homme pieux. Pourquoi pas, d’ailleurs ? Pour rien au monde il n’aurait commis sciemment la moindre injustice. Et le curé était un vieux monsieur bien trop bon pour songer à faire expier après sa mort à un protestant l’erreur de ne pas avoir choisi à temps la bonne voie, celle qui mène au seul véritable salut, et de ne pas s’être efforcé avec le plus grand zèle à la rechercher sérieusement, ce qui aurait dû être le devoir essentiel de sa vie.

Seulement voilà, pas un seul luthérien n’était enterré au cimetière du village. Et faire reposer un protestant au beau milieu d’ouailles très catholiques n’irait pas sans créer une agitation pernicieuse dans la commune, en suggérant qu’il n’y avait pas de différence d’une religion à l’autre. En outre, c’eût été un manquement grave au règlement du cimetière, et comme le cimetière appartenait à la municipalité catholique, celle-ci pouvait évidemment en disposer à sa convenance et n’avait pas à y recevoir quelqu’un dont elle ne voulait pas.

Et monsieur le curé réfléchissait.

Or le maire aussi réfléchissait. Mais pour d’autres raisons.

- Joseph Hinteracker, dit-il au paysan qui restait planté là, indécis, vous auriez bien pu le laisser où il était.

Il se reprit rapidement en se rappelant la présence du curé :

- Je ne dis pas ça sérieusement, bien entendu ; on ne laisse pas pourrir un chrétien sur le bord de la route, ce serait un péché, et par dessus le marché une honte.
- Eh oui, enchaîna Hinteracker.

Le maire partit sur une autre idée ;

- Mais cet homme n’est peut-être pas du tout à nous, il est peut-être à Schmickelsdorf. Où l’avez-vous trouvé exactement ?
- Il gisait tout près de la route, adossé à un arbre.
- Où ça ? Je veux dire, à quel endroit ?
- Ben, à dix pas à peu près de la saussaie qui pousse près du ruisseau de Keuten.
- Ah, c’est vraiment bête, ça, commenta le maire. Si vous l’aviez ramassé à quinze pas de là, il était du ressort des gens de Schmickelsdorf. Ah oui, c’est bête. Ce sacré nigaud aurait tout de même pu aller s’allonger plus loin. Ça va encore nous coûter un joli paquet d’argent, juste au moment où la caisse est vide et qu’il nous faut encore envoyer deux hommes aux frais de la commune à la conférence épidémiologique. Nos fonds, ma foi, vont se retrouver à sec, Hinteracker, complètement à sec, ça je peux vous l’assurer. Sans compter les tracasseries avec le gouvernement, et toutes les paperasseries. Et en fin de compte pour qu’on aille raconter partout que nous aurons laissé mourir cet homme de faim et de froid. Ça va s’étaler dans toutes les gazettes : voilà ce qui est arrivé à Henennholz, où les riches paysans s’entassent comme des fourmis dans le sucre en poudre. Et ce sera de votre faute, à vous, Hinteracker, si les journalistes nous traitent de ladres et se mettent à tartiner que le village devrait plutôt s’appeler « Geizenholz » [le bois de l’avarice] puisqu’on y laisse mourir de faim son prochain sur le bord de la route. Vous êtes bien au chaud, vous, à vous empiffrer dans vos foyers, tandis qu’un pauvre diable meurt là-dehors d’inanition dans la froidure de l’hiver.
- Hein ? Mais en quoi est-ce ma faute ? S’écria Hinteracker révulsé. Qu’ai-je à voir, moi, avec votre trépassé ? Nous avions bien décidé au conseil municipal d’allouer 80 liards à chaque voyageur qui passerait. Lui avez-vous donné ses 80 liards ? Non, hé bien, fichez-moi la paix !
- Mais il n’est même pas venu jusqu’ici. C’était peut-être à moi d’aller lui porter l’argent sur la route ? Dans ce cas, vous n’avez qu’à vous chercher un autre maire, je ne m’en mêle plus. Et vous allez voir dans quel pétrin vous nous avez mis.
- Mais pourquoi moi, encore et toujours moi ? Se mit à brailler Hinteracker au comble de la fureur.
- Qui vous à demandé de nous l’amener ?
- Ah, vous faîtes un joli chrétien ! Rétorqua Hinteracker avec hargne.
- Eh bien quoi ? Chrétien par-ci, chrétien par-là ! Si vous l’aviez trouvé un peu plus loin, et je dis bien « trouvé », ce sont les gens de Schmickelsdorf qui l’auraient eu, et tout aurait été pour le mieux, puisqu’ils sont tous protestants.
- Oui mais voilà, il était dans notre circonscription.
- Ah, Hinteracker, ne le prenez pas mal, mais vous êtes un âne. Dans notre circonscription on ne trouve tout bonnement pas de vagabond mort, vous devriez être assez malin pour le comprendre, vous n’êtes plus un enfant.
- Mais il n’y a pas si grand péril. On peut toujours le trouver sur le territoire de Schmickelsdorf, s’il faut absolument en venir là.

Là-dessus, le curé dit que le résultat de leur algarade [1] ne risquait pas de donner le bon exemple et qu’il en avait assez d’une dispute qui ne témoignait guère en faveur d’un esprit chrétien ; il allait de ce pas rendre visite à Schusterfranz, depuis longtemps malade, qui avait bien besoin de réconfort.

Le curé parti, le maire et Hinteracker rechargèrent le mort sur la carriole, le recouvrirent de paille et, à la nuit tombé, ils l’emmenèrent et le déposèrent à l’endroit idoine.

Une heure plus tard, plusieurs habitants de Schmickelsdorf qui rentraient du marché en voiture croisèrent la route qui mène à Hennenholz ; un chien qui trottinait à leurs cotés se mit à aboyer en découvrant le cadavre du compagnon. Dûment convaincus qu’il se trouvait dans leur circonscription, ils l’emmenèrent chez le maire. Ce dernier était déjà couché. Ils tambourinèrent à sa porte jusqu’à ce qu’il sorte : constatant à la lueur d’une lampe qu’il s’agissait d’un pauvre diable, le maire fit entrer ses gens chez lui. Un froid piquant régnait dehors. Aussi accueillirent-ils avec plaisir la proposition du maire de leur faire préparer un bon grog par sa femme.

Puis ils prirent place autour de la table pour boire. Après avoir parlé un moment du temps qu’il faisait et des difficultés qu’ils éprouvaient à nourrir leur bétail, leur hôte entreprit de leur démontrer par un discours que Schmickelsdorf était une petite île protestante pauvre comme Job au milieu d’un océan catholique – ce qui du reste était la stricte réalité –, que, de plus, il n’y avait autant dire rien dans la caisse municipale et qu’en fin de compte le village protestant apparaîtrait sous un mauvais jour si on apprenait qu’un coreligionnaire, même si ce n’était qu’un vagabond, était mort misérablement de froid et de faim tout à coté. Sur le bord de la route. Il ne dirait même rien des tracasseries et des paperasseries que cela entraînerait vis-à-vis des autorités administratives. Tandis qu’à Hennenholz, chez les catholiques, les gros et gras paysans avaient tant d’argent dans la caisse municipale qu’ils parlaient maintenant de faire paver leur rue et qu’ils avaient les moyens d’envoyer deux députés à la conférence épidémiologique. Et c’était à la commune où on avait trouvé le trépassé de débourser les frais de cercueil et de pourvoir au reste. Les gens de Hennenholz pourraient bien le ramener après la mise en bière, on lui donnerait alors une sépulture au cimetière contre une modeste contribution. Ce qu’il faudrait pour que tout aille bien, justement, ce serait qu’on le trouve dans la circonscription de Hennenholz. Mais puisque ce n’était pas chez eux qu’on l’avait trouvé..., et ainsi de suite. Finalement, on se décida sans trop tarder et le mort se remis en route pour se retrouver à peu près à l’endroit où il avait rendu l’âme.

Il y resta jusqu’au lendemain.

Et c’est là que le trouva un paysan de Hennenholz, Peter Buschhauser, qui rentrait chez lui avec ses bouvillons. Il chargea le mort, le déposa à nouveau chez le maire et fit tout un discours sur l’affreuse découverte, si bien qu’il n’y eut bientôt plus un enfant qui n’en ait entendu parler dans le village et qu’il devint impossible au maire de tenir la chose secrète. En apprenant où on l’avait trouvé, il se rendit compte que les gens de Schmickelsdorf étaient au moins aussi futés que lui.

Il fit alors porter le cadavre, une seconde fois, à la remise des pompes.

Le pauvre bougre y resta toute la journée et la nuit suivante sans que personne ne s’en soucie. Mais de ne point y penser n’allait pas plus le faire disparaître qu’il ne paraissait décidé à ressusciter ou à s’en aller de lui-même ; aussi le maire envoya-t-il quelqu’un annoncer à Schmickelsdorf qu’on avait trouvé dans le coin un protestant et qu’ils pouvaient venir le chercher contre la prise en charge des frais de transport et d’enterrement. On venait juste de mettre le mort dans une caisse des plus étroite, pas même rabotée, quand le maire de Schmickelsdorf arriva avec un véhicule pour l’emporter. L’édile de Hennenholz voulut alors lui remettre ses papiers. Tandis qu’il les cherchait en vain, celui de Schmickelsdorf se souvint tout à coup qu’il les avait pris dans la poche du mort et que, les vapeurs du grog aidant, il avait oublié de les y remettre. Et voilà qu’ils étaient restés chez lui au milieu d’un tas d’autres papiers. Le maire de Hennenholz n’ayant plus de papiers justificatifs à lui montrer, son voisin lui dit alors :

- Eh bien, vous prétendiez qu’il est protestant ; mais qu’en savez-vous si vous n’avez pas ses papiers ?

L’autre pouvait difficilement avouer qu’il avait vu ses papiers l’avant-veille : il serait clairement apparu qu’il avait voulu se débarrasser du mort de façon fort peu chrétienne. Et le maire de Schmickelsdorf comprit à l’instant comment son interlocuteur savait que le mort était protestant et pourquoi on l’avait trouvé dans sa circonscription plutôt que sur celle de Hennenholz. Mais il se garda sagement d’en souffler mot et adopta un air détaché. Au terme d’une longue discussion, il finit par dire :

- Bon, mon cher, tant que vous ne m’aurez pas prouvé qu’il est protestant, il n’entrera pas dans notre cimetière. C’est chez vous qu’on l’a trouvé, c’est chez vous qu’il doit être enterré. Nous n’avons rien à y voir. Si vous apportez la preuve formelle que c’est un protestant, vous pourrez nous le renvoyer, sinon rien à faire. Après tout c’est peut-être un juif ou un mahométan, nous n’allons quand même pas le laisser reposer parmi nos morts. Allez, portez-vous bien !

Après avoir longuement réfléchi à part soi sur ce qu’il convenait de faire, le maire de Hennenholz alla voir le curé, le priant de bien vouloir mettre le pauvre trépassé au cimetière. Et s’attira cette réplique :

- Et comment ferais-je ? J’ai constaté de mes yeux qu’il est protestant. Comment voulez-vous que ma conscience s’accommode de l’enterrer dans un cimetière de bons catholiques ? D’autant qu’un cimetière protestant se trouve à proximité. Certes, si je n’avais rien vu, j’aurais pu me disculper à mes yeux et devant Dieu de n’avoir pas été mieux informé, et d’ailleurs on ne laisse pas pourrir un homme, quel qu’il soit, dans le fossé, en pâture aux corbeaux et aux corneilles. Mais là, ça ne va pas. La chose, même, pourrait se savoir et je serais tombé dans un piège. Ça ferait un scandale irrémédiable. Non, non, je ne me prêterai pas à un tel péché, ni pour moi ni pour mon ministère.
- Mais, monsieur le curé, que faire, je vous prie ? Je dois pourtant mettre ce type en terre.
- Eh bien, je ne peux malheureusement rien pour vous. Il fallait y penser plus tôt. Vous n’avez donc aucun moyen de vous procurer ses papiers ?
- Si je savais seulement où ils sont. Mais si je commence maintenant à poser des questions, toute l’histoire va ressortir et ce sera la fin des haricots. Ah, ça ferait un joli procès ! Non, il n’y faut pas songer.

Alors le maire se mit en devoir d’écrire au chef de district pour lui demander ce qu’il fallait faire de ce compagnon qu’on avait trouvé sans papiers. Chaque mot éveillait dans sa conscience la douloureuse impression que tout ce qu’il écrivait avait un caractère officiel et qu’il était en train d’aligner mensonge sur mensonge.

Pendant ce temps, le mort reposait calmement et doucettement dans son caisson au fond de la remise des pompes, sans prendre le moins du monde en pitié ceux qui se faisaient par sa faute tant de soucis et de tracas.

Au bout de trois semaines, le bureau du chef-lieu de district fit savoir qu’il fallait prendre une photo du mort afin de l’identifier éventuellement par la suite. Mais avant tout on devait, au cas où ce n’était pas déjà fait, l’enterrer immédiatement au cimetière de la commune.

Mais rien n’y fit. Le curé refusa résolument de lui donner une sépulture. Le désarroi du maire était à son comble. Il n’avait aucun moyen de faire pression sur le curé. Car dès qu’il voulut faire état des exigences officielles du chef de district, le curé déclara qu’il raconterait la véritable version de l’affaire à l’administration plutôt que d’accepter d’inhumer le protestant dans le cimetière catholique.

Le maire était à la torture : que faire ? Finalement il se dit qu’il n’y avait qu’à laisser le mort là où il se trouvait, au dépôt des pompes à incendie. Peut-être espérait-il en secret que la remise soit un jour la proie des flammes ou que le diable emporte le cadavre. Mais les autorités n’en démordirent pas. Il y eut des demandes de renseignements sur l’habillement du mort, sur l’endroit de sa découverte, sur ce que ses poches recelaient et bien d’autres exigences. Puis ce furent de nouvelles questions : le mort avait-il bien été enterré, à quelle date, quel était le numéro exact de sa tombe ? Le douloureux embarras du maire allait croissant. Il aurait bien voulu renoncer à sa fonction. Mais ce n’était pas si simple. Car son successeur aurait refusé d’assumer cette responsabilité. Aussi fit-il la seule chose à faire en pareil cas, c’est-à-dire qu’il ne répondit pas du tout aux questions du bureau régional, et qu’entre-temps l’administrateur lui-même avait changé, le maire se berçait de l’espoir de faire traîner en longueur les réponses aux interrogations du bureau du district jusqu’à ce que la mort vienne le délivrer enfin de ce cadavre qui hantait jour et nuit tous les recoins de son cerveau et lui ôtait toute joie de vivre.

Quiconque connaît la bureaucratie ecclésiastique et séculière dira que c’était là, sans aucun doute, une manière de régler parfaitement l’affaire à la satisfaction de tous. L’histoire nous donne des exemples où des questions beaucoup plus compliquées ont trouvé leur solution sous cette forme.

Mais il en alla autrement dans ce cas d’espèce ; en effet, lorsque éclata la guerre, une compagnie du bataillon auxiliaire qui stationnait dans la garnison la plus proche fut cantonnée à Hennenholz. Comme il n’y avait pas assez de places disponibles chez l’habitant, on réquisitionna la remise des pompes à incendie comme dortoir et salle de garde de la compagnie. En faisant le ménage, on trouva dans le bric-à-brac accumulé depuis des siècles une caisse allongée, pleine de poussière, dont personne parmi les villageois ne pouvait dire à quoi elle servait ni ce qu’elle contenait.

On alla quérir le maire.

- Qu’y a-t-il donc là-dedans ? Interrogea le capitaine.

Le maire commença par tergiverser avant de déclarer enfin :

- Un compagnon du devoir.
- Quoi, qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? Scanda le capitaine.
- Un cadavre, la dépouille d’un compagnon.
- Et que fait-il là ?

Tous les tourments et les tortures spirituelles qu’avait endurés le maire pendant toutes ces années à propos du cadavre l’empoignèrent à l’instant avec une telle violence que tout lui devint subitement indifférent et qu’il répondit avec un humour macabre :

- Ce qu’il fait là ? Il attend le Jugement dernier, mon capitaine.
- Et pourquoi ne l’attend-il pas, comme tout homme qui se respecte, au cimetière ?
- Parce que c’est un protestant, que le curé n’en veut pas dans notre cimetière catholique et qu’il n’y en a pas d’autre.
- Sergent Glassmann, commanda le capitaine, ouvrez la caisse !

Ce que n’avait pu obtenir cent trente-sept livres de papiers administratifs au cours d’années incroyablement longues, à savoir mettre un trépassé en terre en bonne et due forme, les vers, les souris, la nature et le temps secourable l’avaient accompli. Ils s’en étaient acquittés sans se soucier des mesquines querelles humaines, et avec un si grand soin et un tel zèle qu’on ne trouva plus dans le caisson qu’un petit tas d’ossements défaits, grisâtres, une boucle de ceinturon et trois boutons de culotte en plomb tout rongés. Devant ces pauvres restes, le maire n’arriva pas à comprendre comment il n’avait pu se défaire de l’idée que de lourdes peines de prison l’attendaient ici-bas, et les effroyables châtiments de l’enfer dans l’au-delà.

Puis le capitaine donna un ordre :

- Sergent Glassmann, venez au rapport dans une demi-heure pour me dire que l’homme est enterré au cimetière.

Mais le sous-officier n’était pas sitôt parti que le curé arriva et dit :

- Vous me pardonnerez, mon capitaine, mais je ne saurais tolérer sous aucun prétexte qu’un protestant soit enterré dans notre cimetière.

À quoi le capitaine fit cette réponse :

- Cher monsieur le curé, je n’ai nullement l’intention d’empiéter sur vos droits ni de troubler en quoi que ce soit la paix religieuse, comme vous semblez le croire. Je pourrais m’abriter derrière le fait que j’exerce ici depuis hier la plus haute autorité et que je n’ai de comptes à rendre qu’à mes supérieurs. Je serais désolé de devoir user de la force. Je pense que nous devrions considérer toute l’affaire d’un point de vue plus élevé. Qu’il ait été protestant ou catholique, ce pauvre diable a dû depuis longtemps tirer au clair cette petite différence avec le Seigneur. Vous pouvez être sûr qu’il ne s’arrête plus depuis longtemps à ces détails et que ces choses le préoccupent bien moins que nous ici. Mais, mon cher curé, vous paraissez oublier l’essentiel : nous sommes actuellement en guerre, la guerre la plus dure que l’Allemagne ait jamais eu à mener. Et face à cette réalité, qui relègue tout le reste au second plan, il est parfaitement indifférent que quelqu’un soit protestant ou catholique. Le principal aujourd’hui est qu’il soit allemand. Et ce malheureux gars est allemand ; cela ne souffre aucun doute et c’est pourquoi il a le droit imprescriptible d’être enterré en terre allemande. Et la terre d’un cimetière catholique est aussi allemande que celle d’un cimetière protestant. N’êtes-vous pas de cet avis ?
- Certes, mais...
- Ce n’est pas non plus sans intention que j’ai choisi ce moyen qui peut vous semblez un peu rude. Car s’il devait arriver qu’un des hommes de ma compagnie meure ici, et qu’il se trouve être protestant – car jusqu’ici nous n’avons pas de régiments protestants et de régiments catholiques et il est à espérer que cela n’arrive jamais -, je ne voudrais pas avoir avec vous ce genre de dispute. Et bien qu’étant moi-même catholique, je me verrais forcé alors de devenir très désagréable, ce que nous tenons à éviter. Laissez-moi vous dire une chose : pour la durée de la guerre, le camarade de combat m’est plus cher que le catholique. En ce qui me concerne, vous pourrez, après la guerre, agir à votre guise, et si cela vous fait plaisir, vous pourrez même faire exhumer ce pauvre bougre. Vous en ferez ce que vous voudrez. Bon, maintenant j’espère que pour aujourd’hui vous allez donner votre accord à l’inhumation que j’ai ordonnée.

Le sous-officier revenait et annonça :

- Mission accomplie, trois mètres sous terre.

C’est ainsi que la question fut réglée et l’affaire conclue. Même chose pour le maire. C’est ainsi qu’il fut parmi les rares personnes à avoir trouvé une certaine consolation dans le déclenchement de la guerre.


En revanche

Comédie en un acte. Durée : 125 secondes.

Lieu de l’action : la petite rue d’une ville de n’importe quel pays belligérant. Personnages : Une vraie mère à la fenêtre. Un passant. Un autre passant. Un tohu-bohu de bruits invisibles.

Le tohu-bohu de bruits invisibles. - À la Patrie, la Très Chère, rallie-toi ! Souscris des emprunts de guerre ! Adhères-y de tout ton coeur ! Souscris des emprunts de guerre ! C’est ici que sont les solides racines de ta force ! Souscris des emprunts de guerre ! Là-bas, dans le monde étranger, tu resterais seul ! Souscris des emprunts de guerre ! Tu serais un roseau chancelant, menacé par la tempête.

La vraie mère à la fenêtre. - Ô ma Patrie ! Ma chère Patrie ! Ma très, très chère Patrie ! Tu m’es véritablement devenue chère. J’avais huit fils. Je les ai mis au monde dans la douleur et le tourment, et je les ai élevés à grand-peine et avec moult efforts, afin qu’ils vivent. Ô chère Patrie ! J’avais six fils. Et oui, je les ai eus. Maintenant c’est la Patrie que les a. À jamais. Oh, ma chère Patrie ! Ô, ma chère, très chère... (elle continue à parler, sans s’interrompre, redisant sans cesse la même chose)

Premier passant. - C’est une folle.

L’autre passant. - C’est pour cela qu’elle dira la vérité. C’est pour cela qu’elle a le droit de dire la vérité.

Le premier. - Elle vous tape sur les nerfs.

L’autre. - C’est ce qu’elle dit qui vous tape sur les nerfs.

Le premier. - Ça devrait être interdit. Ou quelque chose dans ce goût-là...

L’autre. - C’est interdit. Ou quasiment. Cinq ans de camp. En France.

Le premier. - Mais ces choses-là devraient jouir de l’impunité. Il y a atteinte à la liberté de conscience. Elle a droit à l’impunité. Ne serait-ce que parce qu’elle est folle. Apparemment.

L’autre. - Apparemment. C’est le terme exact.

Le premier. - Enfin, cet invraisemblable obstacle à la circulation sera bientôt enlevé. On l’enferme demain dans une maison de fous.

L’autre. - Demain ? Pourquoi pas aujourd’hui ?

Le premier. - Aujourd’hui ? Vous ne seriez pas un traître, par hasard ? Aujourd’hui, c’est férié. On ne trouverait personne pour l’embarquer.

L’autre. - Ah, c’est férié ! Et je n’en savais rien.

Le premier (le regard menaçant et roulant les yeux). - C’est férié, monsieur, vous dis-je. Férié et jour de grande fête. On fête une grande victoire. Cent vingt mille prisonniers et six cents canons.

L’autre passant. - Et combien de morts comptons nous ? Combien de fils tués ? Combien de mères en pleurs et de veuves en deuil avons-nous ?

Le premier passant ne répond pas. Il brandit son gourdin et assène à l’autre un coup mortel. Il sait qu’il ne risque rien.

La vraie mère à la fenêtre (témoin du coup mortel, d’effroi retrouve la raison et se met à pousser des cris dans la ruelle). - Gloire à toi, ma chère Patrie ! Sois mille fois bénie ! J’avais six fils. Maintenant c’est la Patrie qui les a. Pour toujours. Sois bénie, ma chère Patrie ! Sois mille fois bénie !

Le tohu-bohu de bruits invisibles. - Quelle femme courageuse ! Souscris des emprunts de guerre ! Voilà une femme extrêmement courageuse ! Souscris des emprunts de guerre ! Chapeau bas devant cette courageuse femme ! Souscris des emprunts de guerre ! La Patrie peut être fière de posséder de pareilles femmes. Et à bon droit. Souscris des emprunts de guerre !

[1Discussion vive, dispute. (NdAE)




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