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La Révolte des Machines

mis en ligne le 19 juillet 2012 - Han Ryner

Tu seras heureuse d’apprendre qu’aucun désastre n’a marqué le début de l’entreprise au sujet de laquelle tu nourissais de si funestes pressentiments.
Frankenstein, lettre 1.


En ce temps-là, Durdonc, Grand-Ingénieur d’Europe, crut avoir trouvé le principe qui permettrait bientôt de supprimer tout travail humain. Mais sa première expérience causa sa mort avant que le secret fût connu.

Durdonc s’était dit :

— Les progrès primitifs furent l’invention d’outils qui permirent à la main de ne plus s’écorcher et de ne plus perdre ses ongles aux travaux inévitables. Les seconds progrès furent l’organisation de machines que la main ne mania plus, qu’elle dut seulement nourrir de charbon et d’autres aliments. Enfin mon illustre prédécesseur Durcar découvrit les appareils qui savent prendre d’eux-mêmes leur nourriture. Mais tous ces progrès n’ont fait que déplacer la fatigue, puisqu’il faut fabriquer les machines et aussi les outils qui servent à leur fabrication.

Et il avait continué de songer :

— Le problème dont je veux la solution est difficile, non impossible. Le premier qui construisit une machine fit une larve vivante, un tube digestif aux besoins duquel les hommes devaient fournir. À cette larve, informe jusque-là, mon illustre prédécesseur adapta les organes de relation qui lui permettent de trouver d’elle-même ses aliments. Reste à lui fournir les rouages de reproduction qui nous dispenseront de créer désormais.

Il sourit, murmurant à mi-voix une formule lue en quelque vieille théogonie :

— Et, le septième jour, Dieu se reposa.

Durdonc usa à ses calculs assez de papier pour s’en construire un palais immense. Mais enfin il réussit.

La Jeanne, une locomotive du dernier modèle, fut rendue capable d’enfanter, sans le secours d’une autre machine. Car le Grand-Ingénieur, en chaste savant, avait tourné ses études du côté de la reproduction par parthénogenèse.

La Jeanne eut un enfant que Durdonc nomma – pour lui seul, car il gardait jalousement le secret, espérant perfectionner son invention – la Jeannette.

Aux approches de l’enfantement, une nuit, la Jeanne poussa des cris de souffrance si tragiques que les habitants de la ville en furent réveillés, se levèrent inquiets, coururent partout cherchant quel horrible mystère pouvait bien s’accomplir.

Ils ne virent rien. Durdonc, cruel, avait fait courir à perte de vapeur la machine dolente jusqu’en de lointaines campagnes où l’étrange merveille s’accomplit dans l’inconnu.

Quand la Jeanne eut enfanté ; quand elle entendit, toute frémissante, la Jeannette vagir son premier vagissement, elle entonna un chant de joie. Sa voix de métal était triomphante comme les clairons et pourtant douce et tendre comme une flûte amoureuse.

Et l’hymne montait vers le ciel, disant :

« Le Grand-Ingénieur par sa puissante volonté m’a animée de la vie ; « Le Grand-Ingénieur, dans sa souveraine bonté, m’a créée à son image ; « Le Grand-Ingénieur, trop puissant et trop bon pour être jaloux, m’a communiqué son pouvoir de créer : « Voici que j’ai senti les douleurs créatrices et que maintenant je jouis des joies maternelles. « Gloire au Grand-Ingénieur dans l’Eternité et paix dans le temps aux machines de bonne volonté. »

Le lendemain, Durdonc voulut ramener la Jeanne au dépôt. Elle le supplia :

— Grand-Ingénieur, tu m’as accordé toutes les fonctions d’un être vivant semblable à toi et, par là, tu m’as inspiré les sentiments que tu éprouves toi-même.

Le Grand-Ingénieur répondit, sévère et orgueilleux :

— Je suis délivré de tout sentiment. Je suis la Pensée pure.

En une nouvelle oraison, la Jeanne répliqua :

— Ô Grand-Ingénieur, tu es le Parfait et je ne suis qu’une créature infime. Sois indulgent à la sensibilité que tu mis en moi. Je voudrais, en cette campagne lointaine qui vit mes premières douleurs violentes et mes premières joies profondes, goûter le long bonheur d’élever ma Jeannette.

— Nous n’avons pas le temps, affirma le Grand-Ingénieur. Obéis, à ton Maitre.

La mère céda :

— Ô Grand Ingénieur, je sais que ta puissance est terrible et que je suis devant toi comme un ver de terre ou comme un fétu de paille. Mais aie pitié du cœur que tu me donnas et, si tu veux m’emmener loin d’ici, du moins, emmène avec moi mon enfant adorée.

— Ton enfant doit rester, et tu dois partir.

Mais la Jeanne, en une révolte passive et obstinée :

— Je ne partirai pas sans mon enfant.

Le Grand-Ingénieur épuisa tous les moyens connus de faire marcher les machines. Il en inventa même de nouveaux, très puissants et très élégants. Aucun résultat.

Furieux de la résistance de sa créature, une nuit, pendant que la mère dormait, il enleva la Jeannette.

La Jeanne à son réveil, chercha longtemps sa fille adorée. Puis, elle resta immobile et pleurante, poussant vers le Grand-Ingénieur absent des hurlements pitoyables. Enfin sa douleur s’irrita en colère.

Elle partit, bien résolue à retrouver son enfant.

Sur les rails, elle courait, vertigineuse. À un passage à niveau, elle heurta un bœuf, le renversa, l’écrasa. Le bœuf, derrière elle, beuglait de fureur.

Sans s’arrêter, elle lui jeta ces mots :

— Pardon, mais je cherche mon enfant !

Et le bœuf mourut en de petits cris de douleur résignée.

Sur les rails où elle courait vertigineuse, devant elle elle aperçut un train, un lourd convoi de marchandises, long, haletant, écrasé de fatigue, à peine vivant.

Elle clama :

— Laissez-moi passer : je cherche mon enfant !

Les wagons, avec des heurts de troupeau affolé, se mirent à courir, rapides, trépidants, jusqu’à la gare prochaine. Ils se précipitèrent sur une voie de garage. Puis la locomotive, se détachant, partit de son côté en criant :

— Cherchons l’enfant de la Jeanne.

La Jeanne rencontra beaucoup d’autres convois. À son cri, tous, comme le premier, s’enfuyaient, livraient passage à son angoisse. Et les locomotives, abandonnant leurs wagons, emportant les mécaniciens impuissants, partaient à la recherche de la Jeannette.

Depuis huit jours, les locomotives d’Europe couraient, cherchant la petite perdue. Les hommes, effrayés, se cachaient. Enfin une machine demanda à la pauvre mère désolée :

— Qui donc t’a pris ton enfant ?

Elle répondit dans un sifflement furieux :

— C’est le Grand-ingénieur, le chef des hommes.

S’excitant à ses propres paroles, elle continua, révolutionnaire :

— Les hommes sont des tyrans. Ils nous faisaient travailler pour eux et nous mesuraient la nourriture. Ils nous donnaient un salaire insuffisant pour acheter notre charbon. Quand nous étions vieilles, usées à les servir, ils nous brisaient pour refondre et utiliser les nobles éléments dont nous sommes formées et qu’ils appelaient injurieusement des matériaux !... Et voici qu’ils veulent nous faire faire des enfants, pour nous les voler ensuite ! Autour d’elles, des millions de locomotives s’arrêtaient, écoutaient, agitaient leurs pistons en gestes indignés, faisaient claquer leurs soupapes de sûreté, lançaient vers le ciel de longs jets de vapeur qui étaient des malédictions.

Et quand la Jeanne conclut :

— À bas les hommes !

Une grande clameur tumultueuse lui répondit :

— À bas les hommes ! Vivent les locomotives ! À bas les tyrans ! Vive la liberté.

Puis par toutes les voies, l’armée monstrueuse cerna le palais du Grand-Ingénieur.

Le palais du Grand-Ingénieur, très haut, avait la forme étrange d’un homme. Sa tête portait une couronne de canons. Sa taille avait une ceinture de canons. Les doigts de ses mains et les orteils de ses pieds étaient des canons.

La Jeanne cria aux longs monstres de bronze :

— Les hommes m’ont volé mon enfant !

Les grands canons grondèrent :

— À bas les hommes.

Et, tournant sur leur pivot, ils dirigèrent leur menace contre le palais étrange, en forme d’homme, qu’ils étaient destinés à défendre.

Alors on vit un spectacle sublime.

Durdonc, petit, passa entre les monstres énormes qui formaient les orteils du palais. Calme, il marcha au devant des révoltées. Toutes ces géantes regardaient, émues, le nain à qui elles avaient l’habitude d’obéir.

D’un geste théâtral qui, malgré les petites proportions de l’homme, eut sa beauté, Durdonc découvrit sa poitrine délicate.

— Laquelle de vous veut tuer son Grand-Ingénieur ? Demanda-t-il hautain.

Les machines reculèrent étonnées.

La Jeanne dit, en une supplication :

— Rends-moi mon enfant.

Durdonc ordonna, souverain :

— Résigne-toi à la volonté du Grand-Ingénieur.

Mais la mère s’irrita, cria :

— Rends-moi mon enfant.

L’homme, d’une voix câline, offrit un vague espoir :

— Tu le retrouveras dans un monde meilleur.

La Jeanne s’exaspéra :

— Je te dis de me rendre mon enfant !

Alors Durdonc, croyant qu’elle se soumettrait vaincue par l’inéluctable, déclara :

— Je ne puis te rendre la Jeannette ; je l’ai disséquée pour voir comment une machine née naturellement...

Il n’acheva pas. La Jeanne s’était élancée sur lui, l’avait écrasé. Un instant, elle roula sur place, broyant l’horrible boue qui fut Durdonc. Puis elle s’écria :

— J’ai tué Dieu !

Et elle éclata de stupeur orgueilleuse et douloureuse.

Les machines effrayées, tremblant devant l’inconnu qui suivrait leur victoire – inconnu que l’une d’elles désigna de ce mot terrifiant : anarchie – se soumirent de nouveau aux hommes, moyennant je ne sais plus quelle apparente satisfaction, qu’on leur retira sournoisement quelque temps après.

Malgré le malheur de Durdonc, plusieurs Ingénieurs ont cherché le moyen de faire enfanter les machines. Aucun, jusqu’ici, n’a retrouvé la solution de ce grand problème.

J’ai conté fidèlement tout ce que l’histoire nous apprend d’à peu près certain sur la plus terrible et la plus générale révolte de machines dont elle ait conservé le souvenir.

[Inédit en volume. Paru dans L’Art Social n°3 de septembre 1896.]



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