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Stella et le débat sur la prostitution
mis en ligne le 23 septembre 2009 - Stella
Il est beaucoup question de prostitution et de travail du sexe ces derniers temps. Un intense débat anime, ici et ailleurs, les instances gouvernementales nationales, les forums et structures internationales, plusieurs groupes aux intérêts divergents, et bien entendu le mouvement des femmes.
Parallèlement, les personnes qui travaillent dans l’industrie du sexe aussi se sont constituées en actrices, entre autres, dans l’univers discursif un peu partout dans le monde. Une Charte mondiale des droits des prostituées a été élaborée à Amsterdam en 1985. Au Québec, quelques rares associations - dont la nôtre, Stella, et la Coalition pour les droits des travailleuses et travailleurs du sexe - ont permis d’articuler un mouvement local de promotion et de défense des droits des prostituées et autres travailleuses du sexe. Elles rassemblent des travailleuses du sexe et oeuvrent, entre autres, à offrir entraide, soutien et information ; à lutter contre la discrimination et la violence ; à favoriser l’autonomie des femmes ; à soutenir le développement des solidarités et à promouvoir la décriminalisation des métiers du sexe.
À notre avis, ce qui importe, ici et maintenant, c’est de rendre visible, audible et crédible notre prise de parole et de nous reconnaître la capacité de choisir le sens à conférer à notre expérience des rapports sociaux, et les besoins et les stratégies de résistance qui en découlent.
Cela est d’autant plus urgent dans le présent contexte où des faits comme la pandémie du VIH/sida, l’accroissement mondial des flux migratoires, la hantise sécuritaire généralisée sous couvert de lutte au terrorisme ou de soucis exacerbés de paix et d’ordre public, le phénomène du trafic d’êtres humains, favorisent les appels souvent spectaculaires à la censure, à la répression, à la régulation étatique arbitraire et au contrôle social. De tels moments de crise provoquent immanquablement - et c’est ce que malheureusement nous constatons - une intensification du contrôle des femmes (entre autres de leur sexualité) qu’il faut policer, moraliser, normaliser.
L’orientation du débat : encore et toujours la perspective abolitionniste
D’abord il convient de noter que l’orientation actuelle du débat sur la prostitution n’est ni neutre ni nouvelle et qu’au contraire, on assiste à un recyclage des postulats de base de l’approche abolitionniste. L’abolitionnisme renvoie à la répression de la prostitution, et entend l’abolir, la faire disparaître. Les stratégies des abolitionnistes sont à peu de chose près les suivantes : maintenir farouchement le lien entre trafic et prostitution, s’opposer à toute distinction entre travail du sexe volontaire et prostitution forcée, lutter contre toutes tentatives de présenter le travail du sexe comme un travail, revendiquer un durcissement de la criminalisation dont celle des clients et revendiquer des subventions pour les groupes s’opposant à la prostitution et travaillant avec des survivantes de cette dernière. Les dispositions criminelles en vigueur au Canada ainsi que l’application de politiques et règlements municipaux, par exemple, ont pour objet de réprimer la prostitution, c’est-à-dire de punir les adultes qui font le commerce du sexe et d’arrêter sa manifestation en en faisant un crime. Pour nous, toute stratégie abolitionniste (y compris celles visant uniquement les clients et le proxénétisme) contribue ainsi au maintien de la clandestinité de l’industrie du sexe et accroît en conséquence les possibilités d’abus.
Un second biais du débat actuel a trait à la façon de poser la question : la prostitution est-elle la forme ultime de l’oppression des femmes ou est-ce un métier comme un autre ? Pour nous, une telle opposition est problématique. Elle ne mène nulle part, si ce n’est que de faire perdurer un système d’opposition binaire où il y a les "bonnes" et les "mauvaises" femmes, les premières dignes de notre soutien, les secondes de notre mépris. Nous ne nous reconnaissons pas dans la traduction qui est faite de nos discours et revendications au sein de cette logique, qui fait fi de la complexité et de la diversité de nos réalités. Loin d’être monolithique, le phénomène de la prostitution est complexe, pluriel et paradoxal. Il n’est bien sûr pas bénin, mais l’inscrire dans une fausse dichotomie contrainte-liberté, femme victime ou femme agente libre est dommageable et réducteur. Ces pôles ne sont pas mutuellement exclusifs.
Un autre biais du débat concerne l’amalgame commode entre la prostitution et le trafic des femmes. Jadis il y avait la "traite des Blanches", aujourd’hui il y a le trafic des femmes. Lorsqu’il implique des femmes, le trafic des êtres humains n’est considéré que sous l’angle de l’esclavage sexuel, exposant la prostitution en tant qu’épouvantail à mâter et favorisant une politique de l’émotion et de l’indignation à courte vue, facilement exploitable.
Enfin un autre biais important dans la foulée des interventions abolitionnistes qui monopolisent le discours sur la prostitution et le trafic des femmes renvoie à l’attitude moralisatrice et essentialiste face à la sexualité. Or, nous mettons en cause les approches de la sexualité à travers le prisme de la violence faite aux femmes qui sous-tendent une vision faussement "naturelle", universelle d’une sexualité masculine brutale, irrépressible, d’une fraternité d’oppresseurs et de violeurs d’une part, et de femmes vulnérables, victimes de l’autre. Quant à la sexualité féminine, nous refusons le postulat moralisateur et misogyne qu’il est fondamentalement impossible de concevoir que les services sexuels se vendent, s’achètent, se commercialisent. Comme si vendre des services sexuels signifiait déjà et toujours s’aliéner ce qu’il y a de plus précieux et intime pour une femme. Nous dénonçons ce discours unique et faussement universel qui définit la sexualité comme étant la forme la plus haute des rapports consensuels, d’intimité et d’identité.
Nous ne traiterons pas ici de tous ces biais car ceci dépasse largement les limites de cette intervention. Nous abordons le débat sur la prostitution à partir de quatre angles majeurs : le stigmate de la putain, le concept du travail du sexe, la criminalisation et la globalisation.
Un stigmate est une étiquette sociale puissante qui discrédite et entache la personne qui le reçoit et qui change radicalement la façon dont elle se perçoit et dont elle est perçue en tant que personne. Les personnes stigmatisées sont habituellement considérées déviantes ou scandaleuses pour une raison ou une autre et, par le fait même, elles sont fuies, évitées, discréditées, rejetées, réprimées ou pénalisées. Le stigmate de pute est l’un des plus puissants facteurs de contrôle non seulement au coeur de l’exclusion sociale des travailleuses du sexe mais aussi en tant que menace potentielle planant sur toutes les femmes revendiquant une autonomie personnelle, économique, géographique, sexuelle.
Au coeur du stigmate, il y a toujours un processus de catégorisation, de spécification. Selon les époques socio-historiques, les contextes, les points de vue idéologiques, "la prostituée" est toujours l’Autre radicale, la différente : moralement dépravée, physiquement tarée, psychologiquement carencée, sexuellement anormale, juridiquement déviante ou criminelle, médicalement vecteur de contagion, personnellement mineure, socialement traumatisée par la violence et la misère, menace à l’ordre public. Assignée à une identité. La prostituée ne peut être, dans cette optique, qu’une femme atteinte. La présenter de façon pompeuse comme figure emblématique de l’exploitation capitaliste, de l’appropriation patriarcale, de la violence sexuelle, comme "paroxysme du non-pouvoir des femmes sur elles-mêmes", comme le font les abolitionnistes, participe à cette même fonction politique insidieuse de division entre les femmes, de stigmatisation des travailleuses du sexe, de dépouillement de leur autonomie de jugement et capacité d’agir. On a le culot de surcroît de les présenter comme protagonistes du néolibéralisme et comme responsables d’un tort fait à l’ensemble de la communauté des femmes. [Voir Geadah Yolande, "Il faut dire non à la libéralisation totale de la prostitution", Le Devoir, le 3 juillet 2002.]
Selon Gail Pheterson, militante féministe de longue date, le stigmate "pute" est un instrument de contrôle sexiste prêt à l’usage pour attaquer toute femme ou groupe de femmes considérées trop autonomes, par résistance ou par expression. Les femmes peuvent être également stigmatisées comme putes en raison de leur travail, couleur, classe sociale, sexualité, expériences d’abus, origine ethnique ou statut marital. Le dénominateur commun, c’est que la stigmatisation nous expose à diverses formes de violence et d’abus, et inversement, que l’effet du stigmate ressenti ou de la crainte de discrimination est énorme dans la vie des travailleuses du sexe.
Stigmatisées comme putes et notre travail n’étant pas reconnu comme tel, nous faisons face à de nombreuses difficultés et discriminations. Si nous cherchons à être protégées par les normes en matière de santé et sécurité au travail, si l’on est victime d’actes criminels ou d’agressions, nos demandes d’aide ou d’indemnisations sont rejetées, sous prétexte que "T’as juste à changer de job" ou "T’as couru après". Notre statut de paria nous dénie toute protection nationale ou internationale contre les abus de tous ordres. Il nous stigmatise, nous exclut et nous met hors de portée de la règle de droit, enfin nous dénie de nos droits humains fondamentaux.
Le travail du sexe, un concept "productif"
On ne dira jamais assez tout l’effet dévastateur de la victimisation des femmes, l’assujettissement dans lequel cette position nous campe et contribue à nous maintenir. Les travailleuses du sexe ne peuvent devenir véritables sujets de droits parce qu’en tant que victimes, elles sont minorisées - c’est-à-dire considérées comme mineures. Ce statut implique une vulnérabilité et une dépendance vis-à-vis la bienveillance des autres ou encore de l’État. Être mineure, c’est être sans autonomie de jugement (le statut juridique de la femme mariée jadis), sans capacité de décider, donc sans pouvoir, sans autorité, dans le même état d’irresponsabilité que l’enfant, à sauver coûte que coûte. Cette perception vide la personne de son pouvoir d’action sur son environnement. Voilà une considération sans issue, parfaitement offensante et dévastatrice que perpétue la position abolitionniste sur la prostitution. Cette vision incarne la prostituée en mineure "sans desseins" (comme le veut l’expression populaire) dont la parole ne peut être entendue, n’a surtout aucune crédibilité. Jusqu’à plus soif, on nous serine des phrases comme "une femme n’entrerait pas dans pareil métier, mode de vie ou ’état’ si elle n’y était contrainte par la violence ou la pauvreté absolue ou le manque d’éducation" ou "la prostitution est synonyme d’esclavage, d’atteinte aux droits et à la dignité humaine" et "il n’y a jamais de libre consentement à la prostitution".
Une façon d’amorcer un décentrement du regard dominant chargé de préjugés, de moralisme de tout acabit, d’idéologies et d’émotions indignées et qui voit et traite la prostitution et les prostituées comme vecteur, au choix, de déchéance morale, de contagion socio-sanitaire, de nuisance publique, de trafic des femmes, c’est d’envisager la prostitution sous l’angle du travail et les prostituées comme des travailleuses du sexe, des femmes vendant des services sexuels.
Le concept de travail du sexe prend sa source au coeur des regroupements et mouvements de défense des droits des travailleuses du sexe en contrepoint aux termes dérogatoires répandus : prostituées, putes, putains, salopes (que nous nous réapproprions aussi parfois). Carol Leigh [Leigh Carol. 1997. In Nagle J. (éd.) Whores and Other Feminists. New York : Routledge, p. 223-24.], une travailleuse du sexe à qui semble revenir la maternité du terme "sex work", explique qu’elle s’en est prévalu, entre autres, dans un souci féministe de rompre la division ou classification du comportement des femmes en catégories opposées : la bonne ou la mauvaise femme, la vierge et la mère ou la putain, la femme victime ou la collaboratrice, et rendre ainsi le débat possible entre elles. Pour nous, le concept du travail du sexe est éclairant à plusieurs égards.
D’abord, il permet de mettre l’accent sur la dimension économique de l’activité en cause et de situer l’organisation sociale de ce travail dans divers contextes. La rapporteure spéciale de l’ONU sur la violence envers les femmes, Radhika Coormaraswany, faisait remarquer en 1995 qu’il est difficile de saisir le phénomène prostitutionnel puisque ce dernier est un construit de rapports sociaux et sexuels historiquement, culturellement et personnellement spécifiques, mais que "le seul dénominateur commun partagé par la communauté internationale des prostituées est économique : la prostitution est une activité génératrice de revenus" [Murray Alison. 1998. In Kempaloo-Doozema. Global sex workers. New York, Routledge, p.54.]. L’angle du travail permet donc d’inscrire la prostitution comme question socio-économique et non comme problématique de justice criminelle, de santé ou d’ordre public ou encore de sauvetage humanitaire à organiser. Il permet avant tout de combattre la constitution d’une catégorie marginale de parias, de cesser de moraliser ou de pathologiser les femmes qui exercent ces métiers. Le travail du sexe n’est pas, en effet, une identité, une tare sociale, morale, légale, psychologique ou encore nécessairement la filière centrale par laquelle les personnes qui le pratiquent pensent leurs rapports à elles-mêmes et aux autres.
De plus, l’expression travail du sexe permet de mieux rendre compte de la pluralité des métiers en cause : danse érotique, massage, escorte, travail sur la rue, cinéma-vidéo, etc. Elle favorise l’examen des types de services rendus qui sont, d’habitude, bien parcellisés, spécifiés, tarifés et chronométrés. Ce qui amène à la compréhension que la capacité pour une travailleuse de négocier ses termes est cruciale, qu’elle dépend des conditions dans lesquelles elle travaille (de relativement autonome à certaines s’apparentant à de l’esclavage). L’angle du travail permet aussi, dans toute sa variabilité et son hétérogénéité, de rendre compte qu’il s’agit d’une occupation souvent conjoncturelle, rarement exercée tout au long de la vie, organisée en solo, en collaboration avec d’autres travailleuses du sexe ou en associations d’affaires avec une personne pouvant protéger, servir ou exploiter honteusement. Activité de dernier recours, occupation professionnelle à temps plein, supplément aux revenus réguliers, faite dans le cadre d’une immigration, d’un exode dans les grandes villes, de responsabilités familiales pressantes, de problèmes de dépendance à la drogue : toutes les avenues sont possibles.
Enfin, envisager la perspective du travail du sexe permet de mettre l’accent sur le fait que l’intérêt commun des femmes peut, entre autres, s’articuler dans le contexte des luttes plus larges relatives au travail invisible et infériorisé des femmes et à l’exploitation raciste et sexiste au cœur du capitalisme. Elle favorise l’attention aux pratiques novatrices et subversives dans le contexte des contraintes structurelles et des rapports de domination dans l’industrie générale du sexe. Nous ne revendiquons pas la distinction entre "le travail du sexe librement choisi et les situations d’abus et de violence" : ce que nous revendiquons, c’est la reconnaissance de la légitimité du travail du sexe, cette légitimité étant la seule garantie possible de la mise en application de moyens réels et concrets de lutter contre les abus, la violence et l’exploitation dans tous les contextes où est pratiqué le travail du sexe, sans distinction. Le travail du sexe n’étant pas reconnu, il demeure invisible, méconnu et pratiqué dans la clandestinité et comme nous le soulignions, vulnérable aux pires abus.
Mais argumente-t-on : le commerce des services sexuels n’est pas et ne peut être "un métier comme les autres". La réponse à cette assertion mérite d’être nuancée.
Oui, il s’agit d’un travail comme un autre, c’est-à-dire susceptible d’être l’objet d’exploitation, de discrimination, de harcèlement et de violence sexuelle ; traversé par les rapports sociaux de genre, de classe et d’origine ethnoculturelle particulièrement exacerbés par la globalisation des échanges économiques.
Oui, il s’agit d’un travail comme les autres car s’il peut être un travail aliénant, il peut aussi constituer, comme les autres formes de travail, un terrain de revendications, de luttes, de mobilisations et d’alliances pour des conditions de travail améliorées, pour des droits et libertés, pour une couverture égale pour toutes et tous par les instruments existants protégeant contre l’exploitation, la discrimination et la violence. Un travail très proche de celui accompli par les personnes oeuvrant dans d’autres emplois informels, non soumis aux cadres du travail, aux lois et mesures sur le salaire minimum, sur la santé, sécurité au travail.
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois dans le mouvement des femmes, plus particulièrement au Québec, que l’axe du travail permet aux femmes d’entreprendre une lutte contre les statuts prescrits ou minorisés et pour la reconnaissance du travail "invisible" et méprisé des femmes qui permet de regrouper et de solidariser les femmes entre elles et avec d’autres. On se souvient des femmes travailleuses au foyer (non plus mères-épouses, ménagères ou reines du foyer) [Dossier mené par l’AFÉAS dans les années 1970 au Québec] et de leurs analyses et actions pour mettre à jour le travail invisible des femmes et exiger une reconnaissance et des mesures salariales, sociales et fiscales le reconnaissant. On se souvient aussi du combat non encore gagné des courageuses travailleuses domestiques (non plus les bonnes, les servantes, les engagées) pour sortir leur labeur du mépris, des préjugés, de l’exploitation clandestine et marcher enfin "la tête haute" - nom du prix annuel qu’elles octroient à des travailleuses ayant fait preuve d’initiatives et de persistance pour la reconnaissance de leurs droits. Enfin de toutes les personnes "au bas de l’échelle" qui tiennent à leur statut de travailleuses, au respect de leurs droits et de leur dignité, à leur inscription dans les lois, dans la réglementation du travail. C’est dans cette lignée, entre autres, que se situe la mobilisation des travailleuses du sexe.
Non, le travail du sexe n’est pas un travail comme les autres pour la bonne raison qu’il est criminalisé et fortement stigmatisé ce qui provoque inévitablement l’isolement, l’exploitation accrue et la marginalisation des personnes faisant le commerce des services sexuels. On n’insistera jamais assez sur combien il est urgent de changer radicalement nos conditions de travail car ce métier est trop souvent dangereux, exploité. "Pour travailler en sécurité et avec dignité" est un des mots d’ordre de Stella, d’où la formulation par nous et par les regroupements de travailleuses du sexe d’une revendication cruciale : le droit à un travail non criminalisé.
Le travail du sexe est criminalisé sous diverses infractions se rattachant à la prostitution, mais aussi aux actes indécents, à la nudité, au fait de troubler la paix et à l’intrusion de nuit. Prétendre qu’au Canada la prostitution n’est pas un crime et que de ce fait, le statu quo juridique est préférable à la décriminalisation relève d’une méconnaissance de la réalité ou d’une certaine malhonnêteté intellectuelle. En effet, au Canada par exemple, la prostitution n’est pas illégale en soi mais tenir une maison de débauche l’est ainsi que vivre des fruits de la prostitution d’autrui. Même si les lois pénales criminalisent les activités liées à la prostitution plutôt que la prostitution elle-même, cette distinction ne veut pas dire grand-chose puisque toute personne qui se prostitue ou qui pratique une autre forme de travail du sexe risque d’avoir recours aux activités criminalisées dans l’exercice de son travail. Par exemple, il lui faudra communiquer avec une autre personne dans le but de se prostituer, se trouver dans une "maison de débauche" ou avoir recours à une tierce personne qui vivra en partie de la prostitution d’autrui. Notons qu’une maison de débauche n’est parfois rien de plus que l’appartement personnel de la travailleuse du sexe ce qui ne freine en rien la mise en accusation.
En fait, le fondement sur lequel est édifiée la criminalisation de la prostitution repose sur un étrange point de législation qui rend illégales les étapes requises pour communiquer la volonté de quelqu’un de faire quelque chose qui, en soi, est parfaitement légal. Ceci est tout à fait symbolique du fouillis d’anachronismes, de vérités démenties, d’absurdités, qui continuent à faire des travailleuses du sexe une classe de hors la loi, vulnérables et exclues.
Pour notre part, ce que nous observons, c’est que la lutte contre la prostitution ou contre les autres formes de travail du sexe a des effets très négatifs et en particulier chez celles et ceux qui vivent d’importantes difficultés telles une grande pauvreté, la surconsommation de drogue et/ou des problèmes de santé mentale. Ce sont ces personnes qui, en premier lieu, sont traquées, marginalisées, isolées, emprisonnées.
Il ne faut jamais oublier que sur le plan juridique, la criminalisation a de graves conséquences, au-delà de l’évidence que les travailleuses ont des dossiers criminels et des amendes onéreuses à payer ou que pour celles d’entre nous qui voudraient quitter le métier, un dossier criminel peut faire obstacle à d’éventuelles démarches de réorientation. Harcèlement et extorsion par la police ou d’autres autorités, absence de traitement juste et équitable durant l’arrestation, emprisonnement sans procès, absence d’enquête ou de prévention des crimes commis contre des travailleuses du sexe, menaces et représailles contre la famille et l’entourage des travailleuses du sexe (notamment dans l’application des lois sur le proxénétisme) sont autant de conséquences de l’attitude stigmatisante. En somme, la criminalisation maintient le caractère illicite et transgressif de l’institution de la prostitution, soutient la pérennité du stigma "pute" et favorise les situations d’abus.
En matière de prostitution de rue, de plus, l’impact de la judiciarisation est très visible : une présence policière accrue ou des "opérations arrestation clients" provoquent des déplacements des femmes qui font de la prostitution. Généralement ces déplacements se font vers des rues résidentielles, occasionnant alors davantage de plaintes et une montée du discours public sur l’élimination de la prostitution. Entre "élimination de la prostitution" et "élimination des prostituées", le glissement s’opère et provoque régulièrement une augmentation de la violence envers les prostituées de rue. On a vu ce glissement se faire à l’été 1993, lorsque des résidents des quartiers centraux de Montréal étaient sortis sur la rue en pourchassant les prostituées avec des bâtons de base-ball. Ce que les médias avaient appelé une "chasse aux sorcières", on l’a vu se produire aussi à l’été 2000 lorsque les opérations clients ont débuté : trois fois plus d’incidents de violence nous ont été rapportés pour publication dans notre "Liste des mauvais clients et agresseurs" puisque les déplacements se font aussi vers les sombres recoins ou les espaces isolés et dangereux.
À partir de nos expériences donc, nous savons que la criminalisation et la judiciarisation mettent nos vies en danger. Le but de la décriminalisation totale du travail du sexe est de contrecarrer les actes non éthiques et abusifs à l’égard des travailleuses du sexe et de toute femme stigmatisée comme pute.
On invoque très souvent le terrible phénomène du trafic des personnes, plus spécifiquement des femmes et des enfants captifs des filets du crime organisé international et tenus en esclavage sexuel pour attiser la détermination à en finir avec la prostitution. Nous croyons fermement qu’il faut résister à cet amalgame du trafic et de la prostitution et discerner correctement comment lutter contre le trafic des êtres humains, préserver et développer les droits des femmes, des travailleuses migrantes, des travailleuses du sexe migrantes ou non et construire de nouvelles solidarités mondialisées entre toutes les travailleuses du sexe.
Qu’il soit clair au départ que Stella est mobilisée dans la lutte internationale contre le trafic, des femmes plus spécifiquement. Proche de l’analyse de groupes tels que la Global Alliance Against Traffick in Women, la Dutch Foundation Against Trafficking in Women et le Network of Sex Work Projects, un réseau composé de travailleuses du sexe et d’organisations de services et de défense de droits des travailleuses du sexe dans une quarantaine de pays, Stella désire être un maillon au Québec de la vaste trame de solidarité qui se tisse entre les femmes du monde entier.
Nous croyons qu’on ne peut comprendre la question du trafic des femmes sans le réinscrire dans le cadre des grands mouvements migratoires internationaux et intra-nationaux provoqués par une panoplie de facteurs dont la globalisation des marchés et de la finance, les guerres et cataclysmes naturels, l’effondrement de certains régimes comme ceux de l’ex bloc soviétique, les mesures draconiennes exigées par le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale du commerce et autres structures régionales, provoquant chômage massif, démantèlement des systèmes de sécurité sociale, détérioration des conditions de vie, paupérisation accrue des femmes. Les femmes à la recherche de sécurité, de travail, de survie tout simplement, forment la moitié de ces populations en transit. Les femmes sont attirées par la demande, dans les pays ou régions de destination, de main-d’oeuvre dans les secteurs agricole, manufacturier, des services, plus spécifiquement des services personnels (travail domestique, activités du spectacle, industrie du sexe, partenariat en mariage, etc.), ces derniers dans les secteurs informels, non réglementés, semi-illégaux de l’économie, là où le trafic a ses coudées franches.
Pour les femmes migrantes à la recherche de travail, plusieurs filtres s’imposent dont celui de vaincre les très nombreux interdits dans plusieurs pays pour les femmes de circuler seules, sans l’autorité paternelle ou maritale, d’obtenir passeport ou visa pour un voyage. Dont celui de faire face aux politiques d’immigration restrictives et quelquefois racistes des pays de destination, sinon, carrément, à la fermeture des frontières. C’est dans ce contexte de division sexuée du travail sur fond de scène de division internationale du travail mondialisé [Toupin, Louise en collaboration avec Stella et l’Alliance de recherche IREF/Relais-femmes. La question du "trafic des femmes", document de travail, mars 2002, p.3. Cette partie de notre argumentation est largement tirée de ce document.] qu’opère, pour certaines femmes, le trafic. Ce qu’il faut saisir c’est qu’au coeur du trafic - celui des femmes - se loge l’absence de droits et libertés (libertés fondamentales, droits civils, politiques, socio-économiques) perpétuant leur exploitation, leur discrimination, comme femmes, comme travailleuses, comme membres de communautés ethnoculturelles, religieuses ou linguistiques minoritaires. Par trafic nous entendons le recrutement frauduleux, l’obtention de titres de voyage et de transport clandestin dont la caractéristique centrale est la coercition, c’est-à-dire le recours à la violence, aux menaces, à l’abus de pouvoir, à une position de domination, à la servitude pour dettes, la duperie, etc. Rendues à destination, certaines femmes, trafiquées ou non, sont condamnées au travail forcé et à des pratiques s’apparentant à l’esclavage, c’est-à-dire : le travail ou les services soutirés d’une femme ou l’appropriation de son identité ou de sa personne physique au moyen de violence ou de menace de violence, d’abus de pouvoir ou d’une position de domination, de servitude pour dettes, de duperie ou d’autres formes de coercition. [Ces définitions du trafic et du travail forcé s’apparentant à l’esclavage sont celles contenues dans un rapport de 1997 à la Rapporteure spéciale de l’ONU sur les violences envers les femmes, par Marjan Wijers et Lin Lap-Chew, tiré de Toupin, Louise, op-cit, p.27]
Pour enrayer le trafic des êtres humains dont celui des femmes, c’est à ce contexte et à ces faits de coercition dans le recrutement, le transport et les conditions de travail qu’il faut s’attaquer. Plusieurs outils (législations, conventions, etc.) nationaux et internationaux sont en place pour lutter contre les contraintes, les violences, les abus, le travail des enfants, les rapts et viols, le labeur forcé, les fraudes.
Il est par contre de notoriété publique qu’une partie importante des femmes trafiquées se retrouvent dans l’industrie de la prostitution ou encore que des travailleuses migrantes soient dans l’industrie du sexe aux prises avec des conditions de travail s’apparentant à l’esclavage. Ces situations totalement inhumaines doivent être combattues fermement. Or ce n’est pas en amalgamant trafic et prostitution, en faisant équivaloir trafic et esclavage sexuel comme le font en particulier les féministes abolitionnistes que les choses changeront significativement. Le problème ne se trouve pas comme tel dans le commerce de services sexuels, dans les activités dans lesquelles les femmes sont engagées, mais dans l’inégalité institutionnalisée des relations de pouvoir entre les hommes et les femmes et la coercition radicale exercée dans le recrutement, le transport et les conditions de travail. Cibler la prostitution comme l’origine et la fin du trafic conduit à plusieurs erreurs graves. Il faut d’abord noter le glissement xénophobique des analyses démontrant des quantités astronomiques (autre glissement) de femmes et de fillettes des pays en voie de développement victimes impuissantes, bernées, démunies à l’extrême, violentées, de cultures soit-disant rétrogrades en proie aux désirs irrationnels et pernicieux des hommes des pays du Nord ou des régions mieux nanties, et aux visées de trafiquants tout-puissants et d’États complices. Nos compagnes, d’Asie surtout, du réseau NSWP sont très hostiles à cette image défaitiste et blessante des femmes de leurs régions, des mineures sous contrôle. Cette dernière est confirmée par l’argument massue des abolitionnistes qui disent que ce sont des femmes occidentales qui à la limite peuvent se targuer du choix en matière de prostitution, les autres n’étant mues que par la contrainte.
Seconde conséquence à noter quand trafic et prostitution s’amalgament : ce sont les effets pervers des politiques et mesures abolitionnistes qui n’ont jamais protégé les femmes contre la violence mais qui ont été utilisées pour policer et punir les femmes migrantes et les travailleuses du sexe migrantes ou non et pour restreindre leur liberté de mouvement. Il faut comprendre d’abord que ce sont des stratégies de répression qui dominent : arrestations, amendes, détention, expulsion ; des mesures anti-femmes, anti-immigration, anti-travailleuses du sexe qui font leurs ravages. Certains pays, sous couvert de lutte contre le trafic, décident de le tarir à la source en empêchant les femmes de voyager seules, de sortir du pays. D’autres restreignent l’immigration en provenance de certains pays et sont extrêmement tatillons si des jeunes femmes circulent. Elles sont soupçonnées soit d’être trafiquées ou de s’adonner au travail du sexe, et, sous prétexte de lutter contre le trafic, on exclut les travailleuses du sexe des lois d’immigration (comme en Grande-Bretagne). Ou encore on offre des traitements plus doux à celles qui acceptent de dénoncer les réseaux mais non à celles qui ne le veulent ou ne le peuvent pas ou à celles qui sont venues conscientes qu’elles entraient dans l’industrie du sexe.
Somme toute, jouxter trafic et prostitution fait perdre de vue que ce qui importe, c’est le respect intégral des droits et libertés pour tous, femmes comprises : droit à la dignité et à la sécurité, libre disposition de soi-même, droit à la liberté de mouvement (droit de voyager, d’immigrer, etc.), droit au travail, droit à l’égalité nonobstant son origine ethnique, sa religion, son orientation sexuelle, son occupation ou son statut. Imaginons à quel point les travailleuses du sexe immigrantes ou migrantes sont la proie non seulement de répression et de harcèlement policier mais aussi de xénophobie ou de discrimination ethnoculturelle, de propos et gestes haineux de la part des personnes au statut soit disant légal ou légitime, et même parfois de la part d’autres travailleuses du sexe déjà en place. Immigrante illégale, voleuse de job, pute en plus : voilà la cible idéale, la transgression féminine incarnée ! Ça suffit ! C’est une perspective de décriminalisation et de droits humains qu’il nous faut. C’est une plus grande solidarité avec les femmes migrantes, les femmes migrantes travailleuses, les femmes travailleuses du sexe migrantes ou non qu’il nous faut construire.
Comprendre le discours des travailleuses du sexe
c’est commencer à changer le regard que l’on porte sur la prostitution en mettant en lumière ses dimensions d’activité économique, ses enjeux de droits et libertés de la personne et de lutte sans merci contre le stigma.
Comprendre le discours des travailleuses du sexe
ce n’est pas faire l’éloge et la promotion de la vente de services sexuels, mais bien revenir, encore et toujours, à l’enjeu central de la lutte des femmes pour leur autonomie économique, sexuelle, sociale...
Comprendre le discours des travailleuses du sexe
c’est nous accorder une capacité de jugement et d’action qui tranche radicalement avec la perspective qui nous considère comme victimes sans libre arbitre, sans contrôle et sans initiative quant à l’orientation de notre vie.
Comprendre le discours des travailleuses du sexe
c’est nous reconnaître comme travailleuses - actrices sociales, susceptibles de réflexion et d’analyse, de stratégies propres, de regroupement, de luttes, de solidarité entre les femmes, avec d’autres travailleurs et au niveau international - et de reconnaître nos droits à l’autodétermination.
Comprendre le discours des travailleuses du sexe
c’est dissocier prostitution et trafic des femmes...
Oui la prostitution peut constituer un travail pénible, dangereux, aliénant. Toute stratégie accentuant la criminalisation et la stigmatisation de son statut socio-légal est erronée. Depuis des centaines d’années, les travailleuses et travailleurs organisés se sont mobilisés : non pour l’abolition du travail mais pour sa radicale transformation. Il faut mettre un holà ! à ceux et celles qui prétendent hypocritement libérer les travailleuses du sexe en abolissant la prostitution. Nous le répétons : il faut nous écouter, nous comprendre, prendre acte et soutenir notre colère, notre indignation, nos stratégies de résistance.
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