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La tyrannie de l’horloge
mis en ligne le 16 février 2009 - George Woodcock
En aucun domaine, les sociétés occidentales existantes ne se distinguent des sociétés antérieures, qu’elles soient européennes ou orientales, que dans celui de la conception du temps. Pour le Chinois ou le Grec anciens, pour le berger arabe ou le paysan mexicain d’aujourd’hui, le temps est représenté par le cour cyclique de la nature, l’alternance du jour et de la nuit, le passage de saison en saison. Les nomades et les agriculteurs mesuraient et mesurent encore leurs jours depuis le lever jusqu’au coucher du soleil et leurs années en fonction du temps de la semence et du temps de la récolte, de la chute des feuilles et de la fonte des neiges dans les lacs et rivières.
Le paysan travaillait en fonction des éléments, l’artisan tant qu’il pensait nécessaire de perfectionner son produit. Le temps était perçu à l’intérieur d’un processus de changement naturel et les hommes n’étaient pas intéressés par son décompte exact. C’est pourquoi des civilisations hautement développées sous d’autres aspects usaient des moyens les plus primitifs pour mesurer le temps : le sablier avec son filet de sable ou d’eau, le cadran solaire inutilisable par temps couvert et la bougie ou la lampe dont la partie non consumée d’huile indiquait les heures. Tous ces dispositifs étaient approximatifs et inexacts, qui plus est, rendus souvent peu sûrs par les aléas météorologiques ou la paresse de l’approvisionneur. Nulle part dans le monde antique ou médiéval, il n’y eut plus d’une petite minorité d’hommes concernée par le temps en terme d’exactitude mathématique.
L’homme moderne occidental vit toutefois dans un monde régi par les symboles mathématiques et mécaniques du temps de l’horloge. L’horloge dicte ses mouvements et domine ses actions. L’horloge transforme le temps, de processus naturel qu’il était, en marchandise, qui peut être quantifiée, achetée et vendue comme de la soupe et du raisin. Et, parce que sans quelques moyens de garder l’heure exacte, le capitalisme industriel n’aurait jamais pu se développer et ne pourrait continuer à exploiter les travailleurs, l’horloge représente un élément de tyrannie mécanique dans la vie des hommes modernes, plus puissant que n’importe quelle autre machine. Il est utile de suivre la trace du processus historique par lequel l’horloge a influencé le développement social de la civilisation européenne moderne.
Il est fréquent dans l’histoire qu’une culture ou civilisation développe le dispositif qui sera utilisé ultérieurement pour sa destruction. Les Chinois anciens, par exemple, inventèrent la poudre à canon qui fut développée par les experts militaires de l’Ouest et qui en fin de compte entraina la destruction de la civilisation chinoise même par les explosifs de la guerre moderne. De même, le comble de l’ingéniosité des artisans des villes médiévales d’Europe fut l’invention de l’horloge mécanique qui, avec l’altération révolutionnaire de la conception du temps que cela entraina, aida matériellement à la croissance de l’exploitation capitaliste et à la destruction de la culture médiévale.
Il y a une tradition selon laquelle l’horloge serait apparue au 11e siècle comme mécanisme pour faire sonner les cloches à intervalles réguliers dans les monastères qui, avec la vie réglée qu’ils imposaient à leurs occupants, étaient l’approximation sociale du moyen âge la plus proche des usines d’aujourd’hui. Toutefois, la première horloge authentique est apparue au 13e siècle et ce n’est pas avant le 14e siècle que les horloges devinrent des ornements ordinaires sur les bâtiments publics des villes germaniques.
Ces premières horloges, actionnées par des poids, n’étaient pas particulièrement précises, et ce n’est pas avant le 16e siècle qu’une grande fiabilité fut obtenue. En Angleterre par exemple, on dit que l’horloge de Hampton court, fabriquée en 1540, était la première horloge de précision dans le pays. Et la précision même des horloges du 16e siècle est elle relative, puisqu’elles ne donnaient que les heures. L’idée de mesurer le temps en minutes et secondes avait été émise par les mathématiciens du 14e siècle, mais cela n’exista pas jusqu’à l’invention du pendule en 1657 dont la précision était suffisante pour permettre d’ajouter l’aiguille des minutes. Et la trotteuse ne vit pas le jour avant le 18e siècle. Il convient de noter que ces deux siècles furent ceux pendant lesquels le capitalisme crut d’une manière telle qu’il fut en mesure de profiter de la révolution industrielle en terme technique pour établir sa domination sur la société.
Comme le remarque Lewis Mumford [1], l’horloge est la machine clé de l’âge de la machine tout autant pour son influence sur la technologie que sur les habitudes humaines. Techniquement, l’horloge a été la première machine réellement automatique qui ait pris une quelconque importance dans la vie des humains. Avant son invention, les machines usuelles étaient de telle nature que leur fonctionnement dépendait d’une force extérieur et peu fiable : les muscles humains ou animaux, l’eau ou le vent. Il est vrai que les grecs avaient inventé un certain nombre de machines automatiques primitives, mais elles étaient utilisées, comme la machine à vapeur de Héron, pour obtenir des effets "surnaturels" dans les temples ou pour amuser les tyrans des cités du levant. mais l’horloge fut la première machine automatique à atteindre une importance publique et une fonction sociale. La fabrication des horloges devint l’industrie à partir de laquelle les hommes apprirent les éléments de la fabrication des machines et acquirent les compétences techniques qui devaient produire la machinerie complexe de la révolution industrielle.
Socialement, l’horloge a eu une influence radicale sans commune mesure avec n’importe quelle autre machine, dans la mesure ou elle fut le moyen d’atteindre au mieux la régulation et la discipline de vie nécessaires au système d’exploitation industriel. L’horloge a fourni le moyen par lequel le temps - une catégorie si évasive qu’aucune philosophie n’a encore déterminé sa nature - a pu être mesuré concrètement par les formes plus tangibles de la circonférence du cadran. Le temps comme durée commença à être méprisé, et les hommes commencèrent à toujours parler et penser en terme de laps de temps tout comme s’il s’était agi de portions de calicot. Et le temps, désormais mesurable en symboles mathématiques, finit par être considéré comme un bien qui pouvait être acheté et vendu de la même manière que n’importe quel autre bien.
Les nouveaux capitalistes, en particulier, développèrent une conscience farouche du temps. Le temps, symbolisant ici le travail des ouvriers, était conçu comme s’il s’était agi de la principale matière brute de l’industrie. "Time is Money" (le temps, c’est de l’argent) devint un des slogans clés de l’idéologie capitaliste et le chronométreur fut le plus significatif des employés introduits par la pratique capitaliste.
Dans les premières usines, les patrons allèrent jusqu’a trafiquer leurs horloges ou faire retentir le coup de sifflet de l’usine à de fausses heures pour escroquer leurs ouvriers d’un peu plus de ce nouveau bien si précieux. Ultérieurement, de telles pratiques se firent plus rares mais l’influence de l’horloge imposa une régularité aux vies de la majorité des gens qui n’était connue jusqu’alors que dans les monastères. Les hommes se transformèrent de fait en horloges, agissant avec une régularité répétitive sans plus rien de commun avec le rythme de vie naturel d’un humain. Ils devinrent, comme le dit la phrase victorienne,"réglés comme des horloges". Il n’y a plus que dans les régions rurales où la vie des animaux et des plantes ainsi que les éléments continuent à imprimer leur rythme qu’une large partie de la population est parvenue à échapper au tic-tac mortel de la monotonie.
Au début, ce nouveau rapport au temps, cette nouvelle régularité de la vie fut imposée aux pauvres récalcitrants par les maitres possesseurs d’horloges. L’esclave de l’usine réagissait en vivant son temps libre (disponible) avec une irrégularité chaotique qui caractérisait les taudis abrutis d’alcool de l’industrialisme du début du 19e siècle. Les hommes fuyaient vers le monde sans temps de la boisson ou de l’inspiration méthodiste. Mais, peu à peu, l’idée de régularité se diffusa de haut en bas jusqu’aux ouvriers. La religion et la moralité du 19e siècle jouèrent leur rôle en proclamant qu’il était péché de "perdre son temps". L’introduction de montres et horloges produites en masse dans les années 1850 permit la diffusion d’une conscience du temps jusqu’à ceux qui jusque la réagissaient surtout aux stimuli du "knocker-up"(réveilleur) ou du coup de sifflet de l’usine. A l’église comme à l’école, dans les bureaux et les ateliers, la ponctualité fut érigée en la plus grande des vertus.
De cette dépendance esclave au temps mécanique qui s’est diffusée insidieusement dans toutes les classes au 19e siècle, s’est développé cette discipline démoralisante de vie qui caractérise le travail d’usine aujourd’hui. La personne qui refuse de s’y soumettre risque la désapprobation de la société et la ruine économique. S’il est en retard à l’usine, l’ouvrier perdra son travail ou même, aujourd’ hui [1944 : les réglementations de temps de guerre sont encore en vigueur], se retrouvera en prison. Les repas pris à la va-vite, les éternelles bousculades matins et soirs pour prendre trains ou bus, la pression de devoir travailler à horaires fixes, tout contribue à provoquer des troubles digestifs et nerveux, à ruiner la santé et à raccourcir la vie.
L’imposition financière de la régularité ne tend pas, sur le long terme, à une plus grande efficacité non plus. En fait, la qualité du produit est d’ordinaire beaucoup moins bonne parce que le patron, considérant le temps comme une matière première qu’il doit payer, oblige l’ouvrier à maintenir une cadence telle que son travail en sera nécessairement bâclé. La quantité plutôt que la qualité, tel est le critère, et le travailleur commence à son tour à "compter son temps", n’étant plus interessé que par le moment où il pourra s’enfuir vers les maigres et monotones loisirs qu’offre la société industrielle où il "tue le temps" en se vautrant dans les plaisirs tout autant réglés et mécanisés du cinéma, de la radio, des journaux que son enveloppe de paye et sa fatigue lui autorisent. Il n’y a que celui disposé à accepter de vivre au gré des hasards de sa foi ou d’expédients qui puisse éviter de vivre comme un esclave de l’horloge, s’il n’a pas d’argent.
Le problème de l’horloge est, en général, similaire à celui posé par la machine. Le temps mécanique est précieux comme moyen de coordination d’activités dans une société hautement développée, tout comme la machine est précieuse comme moyen de réduire le travail superflu à son minimum. Les deux sont précieuses pour la contribution qu’elles apportent à une société fonctionnant sans heurts et devraient être utilisées dans la mesure où elles aident à travailler ensemble et à éliminer les tâches monotones. Mais en aucun cas on ne devrait les laisser prendre le dessus sur les vies humaines comme c’est le cas aujourd’hui.
Maintenant, le mouvement de l’horloge donne la cadence aux vies humaines : les humains sont asservis à la conception du temps qu’ils ont eux mêmes produite et sont maintenus dans la peur, comme Frankenstein par son propre monstre. Dans une société saine et libre, une telle domination arbitraire de la fonction humaine par l’horloge ou la machine serait hors de question. Le temps mécanique serait relégué dans sa vraie fonction de moyen de référence et de coordination, et les hommes et les femmes reviendraient à une vision équilibrée de la vie qui ne serait plus dominée par le culte de l’horloge.
L’oppression de l’homme par une de ses inventions est encore plus ridicule que l’oppression de l’homme par l’homme, la liberté pleine et entière implique de se libérer de la tyrannie des abstractions tout autant que de celle des lois humaines.
George Woodcock, War commentary - For anarchism, mars 1944.
[1] Lewis Mumford, Technique et civilisation, Seuil 1976 (1950).
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