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SNCF Blues
De la grève des cheminots en France, 1986
mis en ligne le 5 janvier 2010 - Collectif
On peut dire que les derniers événements en France ont surpris tout le monde, nos ennemis comme nous-mêmes. Après les multiples défaites du mouvement social, ces dix dernières années, l’avenir s’annonçait plutôt sombre pour un bout de temps. Jamais, depuis l’épopée algérienne des pères fondateurs de la Ve République, la domination de la bourgeoisie française n’avait semblé aussi solide et aussi absolue. Jamais elle n’avait autant fait sa propre apologie et affirmé son mépris et sa haine des prolétaires. Et la grande majorité des fossoyeurs de ce monde paraissait totalement écrasée, résignée, voire bien mûre pour se comporter suivant les nouvelles normes du darwinisme social à la Bernard Tapie. Toute volonté de révolte semblait détruite, refoulée par le matraquage idéologique, et le matraquage tout court, des gardiens de l’ordre social.
Mais entre la représentation avantageuse que se fait ce monde de lui-même et la réalité de ses contradictions sociales, il existe une notable différence. Ce qui, dans la conscience dominante, passait pour fatal, pour acquis, a été remis en cause. Il a suffi que les plus résolus des jeunes, et moins jeunes, prolétaires expriment collectivement leur esprit d’insoumission pour que toute cette belle mécanique, si soigneusement mise au point par les managers de l’Etat, se révèle beaucoup plus fragile et difficile à contrôler qu’on pouvait le penser. La plate contestation de l’université par les étudiants, ces gens qui désespèrent de devenir cadres, a ouvert une brèche que de plus radicaux, tels que les Lascars des LEP, ont tenté d’utiliser pour eux. Avec les échauffourées du Quartier latin, la situation commençait ouvertement à échapper des mains débiles des rénovateurs du ghetto universitaire. Après quelques jours de calme précaire, la crise sociale rebondissait avec l’entrée en grève des prolétaires de la SNCF.
Pourtant, malgré la grande détermination de ces grévistes, elle s’est terminée sur une défaite. Au moment où ces prolétaires étaient en train de créer quelque chose de neuf, de se transformer, eux et les situations dont ils héritaient, la plupart d’entre eux ont fait craintivement appel à l’esprit du passé : celui de l’ancien mouvement ouvrier. Cette puissante grève s’est effondrée plus sous le poids de ses contradictions que sous les coups de l’Etat. C’est un paradoxe du mouvement prolétarien contemporain dans nos pays démocratiques : les prolétaires n’ont trop souvent de pires ennemis qu’eux-mêmes. L’objet de ce texte est d’en faire la démonstration.
Cette dernière décennie, les conditions historiques des luttes de classes en France, et dans le reste du monde, se sont profondément modifiées. La restructuration en profondeur du capital est passée par là. L’écrasement des mouvements subversifs des années 70 et du début des années 80 l’a rendue possible. Elle visait d’ailleurs à en éviter le retour. Cette époque a pesé tellement lourd sur le contenu et les formes du récent mouvement social qu’il est nécessaire d’y revenir, même brièvement.
Ce n’est pas le moindre paradoxe de ces années 80 et nous le subissons encore : la frénésie moderniste a repris comme l’un de ses moments des formes primitives de domination capitaliste que nous croyions disparues ou, du moins, refoulées. Le seul résultat de la tourmente révolutionnaire des années 70 semblait être la contre-révolution la plus archaïque, le retour en force et sans phrases de la brutalité et du libre-arbitre le plus absolu du flic, du juge, du chef d’atelier, du boutiquier et d’autres figures si typiques de beaufs. Dans le discours officiel, cette domination du passé sur le présent a atteint des proportions démesurées : les idéologues de l’Etat sont allés chercher chez les fondateurs du capitalisme de libre entreprise, chez les libéraux, les représentations économiques, politiques et juridiques nécessaires à l’entretien de leurs propres illusions, à la justification de leur guerre contre les prolétaires. Ce qu’ils adoraient hier encore est aujourd’hui brûlé comme danger mortel pour la stabilité de la société : l’Etat-providence comme le reste. Si on prend ce discours sur « le retour au capitalisme sauvage » au pied de la lettre, discours que j’ai souvent eu l’occasion d’entendre, lors de discussions avec d’autres révolutionnaires, on est désarmé face aux illusions démocratiques du mouvement récent.
L’ambiance d’angoisse et de terreur a atteint son paroxysme avec la vague récente d’attentats. Bonne occasion pour mettre Paris et les grandes villes de province en état de siège : tous les droits démocratiques, le simple droit de circuler la nuit, semblaient foulés aux pieds par les hommes de main de l’Etat. Les analogies formelles avec les Etats ouvertement autoritaires de type fasciste ou même bonapartiste n’ont pas manqué, s’accompagnant d’accès d’indignation morale des Harlem Désir devant les exactions et les « bavures » sanglantes des flics de Pasqua. Mais seuls des gens qui se laissent écraser par les pénibles événements du jour peuvent oublier l’origine sociale de ce spectacle de la terreur étatique. Loin de remettre en cause les fondements démocratiques de l’Etat, il en est au contraire la manifestation la plus pure et la plus achevée. La « libre volonté du peuple » n’a pas été violée par une poignée d’usurpateurs, mais strictement réalisée. La volonté des hommes politiques au pouvoir est l’expression concentrée de la volonté générale de tous ces bons citoyens qui n’ont en tête qu’une idée fixe : réduire au silence leurs ennemis, les ennemis de la société bourgeoise qui n’entendent pas se plier à sa « souveraine volonté ». Personne n’est plus fanatisé contre les terroristes et les criminels, réels et imaginaires, que notre bon Français, honnête, travailleur et respectueux des lois de la République. La source de son malheur, il la cherche toujours ailleurs que dans sa propre situation misérable d’animal politique et social qu’il créé lui-même. De ce point de vue, la différence politique entre un boutiquier nostalgique de sa casquette de para à Alger et un employé municipal syndiqué et driver de bulldozer à Vitry est sans importance. A chacun son service d’ordre. Le peuple est policier dans l’âme, selon Stirner, et entoure ses ennemis de soupçons et d’espions : « On dit que la police protège le peuple, mais c’est souvent le peuple qui protège la police. » Inutile d’en appeler à l’esprit de justice des citoyens contre la hiérarchie de l’Etat, comme le font nos hérauts de la démocratie. Le peuple est notre ennemi, l’ennemi de tous les individus qui se rebellent. Et qu’il ne se plaigne pas si les chiens policiers qu’il a lâché contre nous le mordent par inadvertance, traitant parfois des cadres, des futurs cadres, des journalistes ou des avocats comme l’un d’entre nous. Leur pouvoir, les flics le tiennent de ces gens-là.
Ce que nous disons pour la forme de la domination bourgeoise vaut également pour son contenu. Les formes désuètes de hiérarchie dans l’organisation du travail sont en train de disparaître. Tout au plus sont-elles l’enveloppe momentanément utile, par exemple dans les services d’Etat comme la SNCF, à la restructuration en cours du capital. Il est absurde d’y voir un quelconque retour au travail forcé d’autrefois. Au contraire. Le libre travail moderne fait plus appel à l’autodiscipline. Bien entendu, nombre de prolétaires, dont nous-mêmes, sont nettement rétifs ! Avec les modifications d’ensemble du capital, technologiques et autres, le travail nous est encore plus étranger. Et nous devrions d’autant plus nous identifier à lui ! La contrainte reste nécessaire contre les insoumis. Le chantage au chômage constitue un argument de choc. Ce serait un véritable privilège que d’avoir un emploi. Il faudrait être prêt à ramper pour l’obtenir et le conserver. Mais ce brutal « Marche ou crève ! » ne doit pas nous cacher le fond de la restructuration des rapports sociaux. Comme nous le disait l’un des cheminots de Paris Nord : « Maintenant, ils veulent aussi nous prendre la tête ! » C’est en effet le grand secret de la modernisation. Chacun doit devenir, à l’image du cadre, le complice enthousiaste de son propre malheur et de celui des autres. Il ne suffit plus de travailler pour de l’argent : aimer son travail, le gérer soi-même, est devenu une nécessité économique. Tel est l’individu abstrait sur lequel chacun est tenu de se modeler. Travaillez ! La marchandise et l’Etat feront le reste !
Ce discours officiel n’aurait aucune importance réelle s’il ne reflétait les tendances les plus intimes de la société capitaliste moderne. Jamais, dans l’histoire récente, l’individu n’a autant eu tendance à se comporter comme une marchandise et à réduire toute sa vie à la production et à la reproduction de cette forme. Jamais il ne s’est prétendu plus autonome, c’est-à-dire libre de liens de dépendance personnelle, qu’à une époque où il s’est encore plus soumis aux liens de dépendance impersonnelle, propres au monde des marchandises. Ses chaînes, pour être devenues plus invisibles, n’en sont pas moins solides. Elles ne lui sont pas tant imposées despotiquement de l’extérieur que profondément intériorisées. Chacun, placé dans des conditions sociales qui lui échappent, les recrée sans cesse, reconstituant toutes les séparations qui forment le contenu de son existence quotidienne. Chaque prolétaire devient ainsi étranger à lui-même et aux autres. Selon Bakounine : « La tyrannie sociale, souvent écrasante et funeste, ne présente pas ce caractère de violence impérative, de despotisme légalisé et formel qui distingue l’autorité de l’Etat. Elle ne s’impose pas comme une loi, à laquelle tout individu est forcé de se soumettre sous peine d’encourir un châtiment juridique. Son action est plus douce, plus insinuante, plus imperceptible et plus informelle, mais d’autant plus puissante que celle de l’autorité de l’Etat. » Ces dernières années, si la grande masse de nos contemporains s’est tellement attachée au mécanisme social de son malheur, c’est évidement parce qu’elle la crée. Chacun est jusqu’à un certain point complice de sa misère, souvent sans s’en apercevoir. De sorte que la lutte contre cette puissance sociale de l’aliénation est en même temps une lutte contre soi. A mon avis, c’est la source essentielle de la force de la domination modernisée et de la difficulté à lutter contre elle.
Dans la vie de tous les jours, l’horreur de la situation est refoulée. L’amnésie paraît préférable à une lucidité insoutenable. Nous-mêmes n’échappons que difficilement à cela. Mais plus l’individu cherche à s’identifier à ses rôles sociaux, plus il détruit d’autres individus et s’autodétruit. Cela explique bien des comportements darwiniens de l’époque : drogues et diverses formes de fuite en avant, guerres exacerbées entre les gens, lamentations de chiens battus par leurs maîtres, etc. Rien n’est plus pénible, chez les travailleurs ou les chômeurs que nous côtoyons parfois, que ces pleurnicheries de pauvres impuissants devant la dureté des riches. « Encore des mesures d’austérité ! » Prenez-vous-en à vous-mêmes ! Pourquoi les bénéficiaires de votre aliénation hésiteraient-ils à en user et à en abuser ? S’il s’agit encore de pleurer sur notre triste sort commun et de demander l’aumône, nous n’avons rien à faire avec vous. « Je ne me sens nullement solidaire de la misère des gens, mais seulement de leur révolte contre cette misère », disait Breton.
Les syndicats, gardiens des traditions du « mouvement ouvrier » classique, ont été partie prenante de cette modernisation. Elle ne pouvait se réaliser sans eux, sans qu’ils brisent systématiquement toutes les velléités de révolte au nom de la « défense de l’économie ». Mais, ironie de l’histoire, les représentants n’ont nullement trahi les représentants. Au contraire. Ils ont été les exécuteurs testamentaires des grandes illusions réformistes des mouvements sociaux des années 70 : la gestion de l’économie par les prolétaires eux-mêmes. De l’autogestion ou de la gestion démocratique à la gestion sans phrases, il n’y avait qu’une différence de termes. Si, dans des entreprises d’Etat comme la SNCF, traditionnellement marquée par le corporatisme et la fierté professionnelle, les prolétaires applaudissaient à la chasse aux postes de responsabilité à laquelle se livraient les bureaucrates, c’est bien parce qu’ils y voyaient la réalisation de leurs propres aspirations réformistes et démocratiques. Une fois dans la place, les bonzes se sont évidemment conduits comme tous les managers à l’égard des « camarades ». Ils les ont traités avec la dernière des rigueurs, à coups de licenciements, de blocages des salaires et autres douceurs. C’est ainsi qu’ils ont commencé à scier la branche sur laquelle ils étaient assis. La traditionnelle « communauté des travailleurs » constituait leur force et la base de leur capacité à gérer les « conflits du travail ». Dans la mesure où ils participaient à la modernisation des relations sociales, à la solution finale du problème de la lutte de classes, ils sapaient eux-mêmes les fondements de leur puissance. Et ils poussent maintenant des gémissements parce que leurs maîtres les ont fort mal remerciés ! Chez la plupart des prolétaires, l’effondrement des illusions s’est traduit par une vague de démoralisation, d’abattement et, pour les plus révoltés, de désespoir devant l’inertie des autres. L’apolitisme de cette période, comme comportement de masse, n’a pas tant traduit la haine du monde politique, c’est-à-dire de la démocratie, que le rejet de toute tentative de dépassement révolutionnaire du malheur quotidien, le repli sur soi et sur les prétendues valeurs de ce quotidien : de la famille au reste.
C’est le propre de la fausse conscience dominante, de l’idéologie, de se représenter l’histoire sous la forme d’un éternel recommencement de situations identiques, plus ou moins catastrophiques. Avec l’orage récent, la bourgeoisie a été réveillée en sursaut de son assoupissement satisfait. L’Etat lui-même, dans un beau délire paranoïaque, n’a cessé d’agiter le spectre de Mai 68, avec son cortège « d’horreurs », c’est-à-dire de manifestations monstres, d’occupations massives de facultés et d’usines, et de violentes émeutes. L’intérêt de ce bourrage de crâne systématique, à usage de masses abêties, sans aucun rapport avec la situation réelle, et la peur panique de la guerre sociale qu’il reflète sont trop évidents pour que l’on s’y appesantisse ici. Même des révolutionnaires sincères, quoique superficiels, ont tenté de comparer cette situation à celle qui amena la grève générale sauvage de 1968. La fin de 1967 fut bien troublée par des éclairs inattendus : grèves ouvrières et contestations étudiantes. Alors, pourquoi pas une nouvelle explosion sociale du même genre ?
A cette époque d’amnésie généralisée, il est fort utile de se souvenir, de façon critique, du passé révolutionnaire qui a beaucoup marqué certains d’entre nous, de ne pas l’oublier au nom du présent, ou de le laisser dénaturer par les maîtres du temps. Mais la pensée analogique ne nous est d’aucun secours pour nous orienter, pour comprendre et être actifs dans des situations toujours différentes. Une répétition de Mai 68 ne serait qu’une mauvaise caricature de cette vivante expérience révolutionnaire. Ceux qui ont tenté de refaire, en modèle réduit, le Comité pour le maintien des occupations ou, plus tard, pendant les grèves, les comités d’action, se sont couverts de ridicule. Laissons tous les macchabées dormir dans leurs cercueils. Les années de troubles ne se ressemblent pas plus que les années de plomb auxquelles elles succèdent. Selon la belle expression de Marx : « La révolution sociale du XIXe siècle ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même avant d’avoir complètement liquidé toute superstition à l’égard du passé. »
Les réminiscences historiques ne sont jamais le motif réel de nos actions. Chacun puise dans sa situation matière à révolte ou s’y soumet. La révolte est toujours individuelle. Dans la mesure où un certain nombre d’individus veulent agir ensemble, elle devient collective. L’importance des grèves de cet hiver ne réside pas dans leurs motifs initiaux. Quoique la fameuse « grille d’avancement au mérite », combinant bien des côtés odieux de la restructuration, ait mis le feu aux poudres. Trop, c’est trop ! Heureusement, l’ennemi se croit parfois tout permis et concentre contre lui l’hostilité générale. Pour nous qui avions tenté, avec plus ou moins de bonheur, de dépasser les prouesses démocratiques des étudiants et des lycéens, au cours des manifestations et des brefs affrontements parisiens, cette grève spontanée était plutôt enthousiasmante. Pour la première fois depuis longtemps en France, des travailleurs salariés commençaient à rompre avec l’esprit de servitude et de soumission volontaire qui caractérise le comportement de la plupart d’entre eux. Ce refus, qui germait dans bien des têtes, a permis aux premières initiatives des conducteurs de Paris Nord de s’étendre et de se généraliser rapidement. A leur suite, presque tous les sédentaires des gares et des dépôts cessaient le travail. Par son esprit d’initiative, sa volonté de combat, son désir de prendre ses propres affaires en main, sans tenir compte des contraintes de « l’opinion publique », argument syndical pour briser les grèves à la SNCF, cette lutte tranchait avec les conflits traditionnels du travail. Dans un pays aussi centralisé que la France et dépendant à ce point de son réseau de transport ferré, on ne bloque pas la SNCF sans provoquer immédiatement une belle panique dans l’ensemble de la vie sociale, sans perturber sérieusement la vie quotidienne de chacun, dans son travail comme dans ses loisirs. Contre l’avis des syndicats, les grévistes ont choisi le meilleur moment pour déclencher les hostilités sans se soucier des dommages occasionnés à l’économie. Si la CFDT fit mine de soutenir ces initiatives, pour mieux prendre le train en marche, la CGT, elle, s’y opposa de front, allant jusqu’à organiser des « piquets de travail ».
Dès les premiers jours, les relations entre les grévistes se réalisaient sans passer par les appareils syndicaux, au gré des déplacements et des amitiés de chacun, en faisant circuler sous le manteau tracts et pétitions. Le plaisir de stopper le travail, de briser l’isolement, de relever la tête, de se rencontrer et de discuter ensemble pour constituer une force collective était au moins aussi important que les objectifs initiaux de la grève. Comme nous le disaient des gars de Paris Nord : « A cette occasion, des gars qui ne se connaissaient pas se sont découvert. » Les premières formes spontanées d’association, assemblées, piquets, etc., sont nées en réaction contre la hiérarchie syndicale, comme moyens d’assurer l’extension et la cohésion des multiples initiatives, pour discuter et appliquer les décisions communes en toute connaissance de cause. Ce fut un moment où, pour citer Marx : « Si, autrefois, la phrase débordait le contenu, maintenant, c’est le contenu qui déborde la phrase. » Tous les gestionnaires des conflits sociaux, totalement surpris par le caractère imprévu de ce mouvement spontané, ne savaient plus à quel saint se vouer, recherchaient des « interlocuteurs responsables », et se plaignaient amèrement de « l’absence de discours » et « d’esprit de dialogue » des grévistes. Nous nous retrouvions dans cet esprit et cette volonté de lutte et c’est pourquoi nous avons cherché à rencontrer ces grévistes.
Ceci dit, ces grévistes se sont vite heurtés à des obstacles qu’ils n’ont pas su comprendre et, donc, combattre. Toute critique abstraite serait erronée. Nous ne nous détournons pas des combats, éclatant à l’initiative d’autres prolétaires que nous, en observateurs désabusés. Mais cela n’exclut pas la critique des idées et des comportements réformistes de ces derniers. Les apologistes de la « spontanéité de la masse », les amis de la « démocratie directe » et autres souteneurs professionnels veulent que chaque individu se soumette à la masse, comme si l’attitude de cette dernière constituait le critère de la vérité, devant laquelle il n’y a plus qu’à s’incliner. C’est pourquoi ils se contentent de dénoncer les chefs syndicaux comme briseurs de grève. Pourtant, si ces récupérateurs ne disposaient pas d’appuis réels dans ces grèves déclenchées contre leur gré, ils n’auraient rien à récupérer. On s’accorde à reconnaître que les liens de dépendance avec les syndicats, s’ils se sont distendus, n’ont jamais été rompus. Ce sont les grévistes eux-mêmes qui ont inventé l’absurde notion de « syndicats taxis », reposant sur l’illusion du contrôle des appareils syndicaux par la base, syndiquée ou non syndiquée. Personne ne leur a despotiquement imposé de traiter ces ennemis en alliés possibles. Nous ne pouvons pas comprendre cela comme le simple produit de la propagande de quelques bureaucrates, au demeurant dépassés par les événements, mais au contraire par ce fait essentiel : comme le reste de leur vie de merde, les prolétaires produisent leur propre fausse conscience. Comme le disait l’un des bonzes de Saint-Lazare, plus fin que ses complices : « Et même si les institutions syndicales sont malmenées, l’essentiel est que l’esprit syndicaliste demeure. » Aveu précieux ! Et même si les institutions de ce monde sont malmenées, les flics, les juges et même les syndicalistes haïs, l’essentiel est que l’esprit de ce monde demeure ! Et si l’esprit demeure, le reste se reconstitue de lui-même.
Il y a encore quelques décennies, une grève aussi dure et aussi longue dans le secteur des transports aurait entraîné l’intervention de l’armée et la militarisation des cheminots. Mais même les plus bornés des politiciens actuels ont repoussé ce type d’intervention brutale de l’Etat, par crainte de déclencher une explosion sociale importante. Dans nos pays démocratiques, il devient peu vraisemblable que la bourgeoisie se maintienne durablement au pouvoir en utilisant exclusivement la terreur, du moins sur une échelle de masse. Même le spectacle du terrorisme risque de se retourner contre l’Etat. A trop vouloir en faire, on finit par banaliser la chose et se ridiculiser. En témoigne l’attentat « manqué » contre l’un des barons historiques du gaullisme, à Provins. Marx fait cette remarque que l’histoire se répète souvent deux fois : la première comme tragédie, la seconde comme farce. Par contre, la combinaison de la terreur sélective et l’utilisation systématique des faiblesses de l’adversaire semble devenir de règle en démocratie moderne. Et cette façon toute moderniste de « gérer les conflits sociaux » correspond bien à cet esprit d’abandon, de servitude volontaire et d’autolimitation qui s’empare même de ceux qui luttent contre la domination bourgeoise.
Il existait une contradiction flagrante dans cette grève. Par son esprit initial et ses conséquences de fait sur l’ensemble de la vie sociale, elle tendait à dépasser le cadre d’un conflit revendicatif. Elle pouvait favoriser la rupture de l’isolement de chacun, les rencontres entre tous, contre les enfermements quotidiens, dans les entreprises, les transports, etc. Et pourtant, l’immense masse des grévistes se souciait fort peu des conséquences générales de leurs actes. Ils désiraient que cette grève reste leur problème particulier, spécifiquement cheminot ou pire encore roulant. Loin de rompre radicalement avec leurs rôles quotidiens, ils s’y sont de nouveau enfermés. C’est ainsi qu’entre le plaisir de stopper momentanément le travail et la remise en cause plus globale du travail, qui constitue l’essentiel de la vie quotidienne de ces grévistes, il existe une marge notable que personne, à notre connaissance, n’a consciemment franchie. Au contraire. Ils se sont désespérément accrochés à une vieillerie qui ne pouvait que les couper d’eux-mêmes et des autres, et les empêcher d’agir comme individus libres : la « communauté des travailleurs de la SNCF ». Les managers glorifiant la suprématie de « l’individu » moderne sans attaches avec les anciennes « communautés », il était presque inévitable que ces travailleurs, nostalgiques de leur passé de lutte collective, s’attachent à cette illusion. Mais toute « communauté » signifie la subordination des individus à une abstraction qui les domine, leur réduction à une norme et à une pensée communes, la négation de toute différence entre eux, bref la négation de leur personnalité, et les formes de « communauté ouvrière » n’échappent pas plus à cette aliénation que les autres.
Ce dépassement ne dépendait d’ailleurs pas que des cheminots et était largement conditionné par l’extension des luttes, grèves sauvages et autres formes de révolte, aux prolétaires d’autres secteurs et à ceux qui chôment. C’était d’ailleurs la principale hantise de la bourgeoisie : empêcher à tout prix des tentatives de rapprochement comme celles qui se dessinaient à Marseille. Les syndicalistes utilisèrent leur vieille tactique pour briser cela : l’appel aux grèves corporatistes par catégories, sans que les intéressés aient eu le temps de se retourner, ainsi que les manifestations préventives traîne-savates. A EDF et aux PTT, cela a largement suffi pour stopper, au bon moment, l’élan des travailleurs. De toute façon, la grande majorité des prolétaires, travailleurs et chômeurs, n’était nullement déterminée à se battre et attendait, en spectatrice, l’issue du combat. Dans cette grève, ils n’ont vu qu’un phénomène étranger, une sorte de catastrophe naturelle perturbant leur train-train quotidien. Si, à part une minorité de beaufs hystériques, ils n’ont pas manifesté d’hostilité, ils ont pris des mesures pour organiser eux-mêmes leur plan Orsec afin de continuer à aller se crever au boulot ou à s’emmerder aux sports d’hiver. Mais nous ne pouvons passer sous silence que les grévistes eux-mêmes ont renforcer leur isolement. Nous étions quand même un certain nombre à nous reconnaître dans l’esprit initial de cette grève. Mais, lorsque nous tentions de les rencontrer, nous nous heurtions à l’incompréhension, à l’indifférence, ou même à l’hostilité ouverte dans les assemblées générales, les piquets ou les manifestations des coordinations appelées vers la fin de la grève. La plupart d’entre eux se figeaient dans le rôle de cheminots grévistes, certains jouant même les vedettes devant les journalistes, les étudiants et les étudiantes, fascinés par ces héros du rail, et ne voyaient autour d’eux qu’une masse indistincte « d’usagers des transports ». Si les étudiants étaient descendus dans la rue pour s’y conduire avec tout le cérémonial démocratique qui leur est propre, les cheminots, eux, disposant d’un potentiel de révolte sans aucune mesure, s’enfermaient dans leur entreprise. En leur sein, les séparations catégorielles subsistaient, les roulants considérant souvent de haut les sédentaires, simple masse utile à leur corporation. Seule une minorité de jeunes, conducteurs de banlieue ou sédentaires, tenta de briser le carcan étouffant de l’entreprise, mais sans dépasser les limites de la recherche de « soutien ». Nous ne pouvions jouer à ce jeu-là.
Dans une lutte collective de cette importance, il arrive toujours un moment où la question de la violence se pose de front : violence à l’égard des flics et des jaunes, violence à l’égard de l’outil de travail. Très rapidement, les piquets de masse aux guichets et sur les rails, les simulations d’accidents sur les voies ou le tirage de signaux d’alarme dans les voitures sont devenus insuffisants. Les managers de la SNCF mobilisaient d’anciens cheminots à la retraite et des agents de maîtrise pour faire rouler les trains sous la protection de la police. Celle-ci ramassait les membres des piquets pacifiques et commençait à occuper les points stratégiques. Mais force est de constater que la plupart des grévistes, en citoyens respectueux des lois de la République, ont refusé tout affrontement violent avec les forces de l’ordre, les conducteurs des cars de remplacement, et repoussé toute destruction de matériel. Ces grévistes « sauvages » se conduisaient de manière civilisée. Les piquets, en règle générale, se faisaient enlever sans résistance, ou en imposant une résistance toute symbolique. Ils n’arrachaient même pas des mains des flics leurs propres copains, alors de pauvres diables comme nous, étrangers à l’entreprise, leur étaient parfaitement indifférents ! Seuls quelques individus plus résolus, sans avoir la capacité de s’en prendre frontalement aux forces de l’Etat, ont au moins réalisé une série de sabotages. Il existe chez les travailleurs de ce pays un profond respect, soigneusement entretenu par les syndicats, de l’outil de travail. Dans nos rencontres avec les grévistes, la plupart d’entre eux repoussaient comme un véritable sacrilège – il n’y a pas d’autre mot – l’idée de toucher à une locomotive. C’est tout à l’honneur des « saboteurs » d’avoir commencé, pour la première fois depuis longtemps dans une entreprise d’Etat, à rompre avec cette tradition pourrie. Toutes les crapules syndicales ont immédiatement hurlé à la provocation, mettant en garde « les travailleurs contre toute atteinte à l’outil de travail ». Quant à la masse des grévistes, elle a, comme à Brétigny, condamné avec une belle unanimité ces actes subversifs comme l’œuvre des flics de Pasqua ! Exactement comme messieurs les étudiants pacifistes et démocrates qui hurlaient à la provocation policière devant les violences et les pillages, pourtant bien modestes, de certains d’entre nous !
Avec le piétinement de la grève, les associations vivantes que les grévistes avaient créées sont devenues des coquilles vides. C’est alors que le formalisme démocratique s’est déchaîné. C’est presque une maladie pernicieuse en France. Lorsque les choses n’avancent plus, on se raccroche désespérément aux formes existantes. On espère sans doute développer, ou du moins, maintenir le contenu du mouvement. En réalité, on l’enterre au plus vite. C’est ainsi que l’idée de la « souveraineté des assemblées générales » est devenue particulièrement nuisible. C’est pourtant un principe démocratique qui est à l’opposé de celui d’auto-organisation des prolétaires. Là où tous les amis de la « démocratie directe » voient la force du mouvement, nous décelons au contraire l’une de ses principales faiblesses.
Tant que les grévistes s’unissaient librement, de part la volonté propre de chacun, pour accomplir des actions communes, par exemple bloquer des trains, ils n’avaient pas besoin d’en référer à de quelconques abstractions, mais exclusivement à eux-mêmes. L’accord concret et momentané leur suffisait pour juger des capacités, ou du manque de capacités de chacun. Mais lorsque des conflits larvés sont apparus entre ceux qui voulaient en rester là et ceux qui voulaient aller plus loin, s’ouvrir à l’extérieur, briser les séparations internes entre assemblées catégorielles, etc., on a fait appel à la souveraineté pour étouffer ces conflits sous la soi-disant unanimité. Même à nous, on demandait de respecter cela ! En démocratie, nul ne doit avoir de volonté ou de point de vue en propre, mais doit se déterminer par rapport à la masse et au point de vue de la masse, du plus grand nombre. Formellement destinée à briser le pouvoir des chefs, à établir le pouvoir de la masse, cette notion de souveraineté ne représente jamais que l’aliénation des volontés personnelles. Cette pseudo-volonté générale est ainsi placée au-dessus d’elles et les domine. Elle exprime parfaitement les rapports de dépendance impersonnelle entre individus caractérisant le monde des marchandises. Nul n’est soumis directement à un autre, mais par l’intermédiaire d’une abstraction qui fait force de loi.
En réalité, elle signifiait la subordination des grévistes les plus radicaux, certains jeunes de Paris Nord par exemple, aux plus réformistes. Par peur de briser l’unité de façade, ils refusèrent de s’affronter au grand jour à ceux qui étaient indifférents ou s’opposaient à des actions plus résolues. Alors, les bonzes les plus bornés sont devenus des chauds partisans de la « souveraineté de l’assemblée générale », contribuant à faire dégénérer les assemblées existantes en vulgaires machines à voter la reconduction des grèves. La CGT, comme toujours, s’en tenait au vote secret, expression idéale de l’isolement individuel. La CFDT et ses rabatteurs trotskystes préconisaient le vote à main levée. Ce type de référendum est la panacée universelle pour les amis de la « démocratie directe ». Comme si les questions importantes pouvaient être tranchées par des votes et non par l’initiative de chacun ! Forts de cette « volonté souveraine », les syndicalistes ont fait condamner par l’assemblée générale de Brétigny « les sabotages comme des actes isolés, étrangers à la masse des grévistes de Paris Sud-Ouest », ont fait interdire l’entrée dans d’autres assemblées de la région parisienne « aux éléments étrangers à la SNCF », etc. C’est au nom du même principe qu’ils ont enterré la grève. Après le « poursuivons tous ensemble », le « reprenons tous ensemble » coulait de source.
L’idéologie démocratique a entretenu dans la tête des grévistes les pires illusions : ils perdaient toute capacité à apprécier les rapports de force réels et assimilaient leur force apparente, l’unanimité formelle, à de la force réelle. La majorité qui hésitait encore à terminer la grève croyait que la minorité, en faveur de la reprise du travail, se plierait à la loi commune : souveraineté oblige. Mais lorsque cette dernière a malgré tout repris, l’illusion s’est brutalement effondrée et le reste des grévistes, désorientés, a suivi !
Avec l’extension et la généralisation des grèves, les cheminots ont été vite confrontés au besoin d’échanger leurs divers points de vue et informations pour obtenir davantage de cohésion. Certains prirent tout de suite l’initiative de ces rencontres. Pour éviter la bureaucratisation de ces fonctions, ils exigeaient souvent que ces délégués soient éligibles et révocables par leurs assemblées respectives. Sage précaution contre le fonctionnariat syndical, autoritaire et irresponsable. Mais, à elle seule, cette « garantie » était totalement imaginaire. La hiérarchie moderne n’est nullement antagonique avec la démocratie. Au contraire. Elle renaît sans cesse de cette dernière. Cette garantie n’a pas empêché les comités de grève et les autres organes spécialisés de « coordination » d’être rapidement dominés par des syndicalistes sans étiquette apparente, comme les oppositionnels gauchistes de la CFDT. La démocratie directe ne permet aucun contrôle réel des représentant puisqu’elle est déjà, comme toute forme démocratique, la représentation illusoire et mensongère de l’association des prolétaires. Si toutes les têtes sont sous la même casquette de prolo, aucune ne se découvre formellement devant d’autres. Et si la personnalité de chacun est niée et doit se fondre dans le même moule, c’est-à-dire si personne ne doit faire preuve d’initiative, rien d’étonnant que les plus malins reprennent les commandes. La délégation de pouvoir est d’autant plus sûre qu’elle ne semble pas dépendre du libre arbitre de tel ou tel individu mais émane de la « volonté générale » de la masse. En règle générale, les assemblées générales ont eu les chefs qu’elles méritaient : des syndicalistes de base laissant quelque strapontins à des non-syndiqués. A Paris, nous avons rencontré quelques jeunes grévistes très méfiants à l’égard de ces délégués, aussi douteux que les délégués traditionnels des syndicats. Ils regrettaient que les relations entre les secteurs, à Paris et en province, se fassent encore une fois par-dessus leur tête. Mais ils n’y voyaient qu’une solution formelle : renouvellement incessant des délégués ou suppression de la délégation. En réalité, la plupart des grévistes étaient indifférents à l’idée d’étendre par eux-mêmes leurs relations au-delà de leurs lieux habituels de travail. Ils se bornaient à s’informer par les moyens internes de la SNCF, à écouter les rapports plus ou moins mensongers de leurs soi-disant délégués ou les reportages et les commentaires des journalistes. Ils considéraient la communication entre eux comme affaire de spécialistes, élus et révocables, mais spécialistes tout de même. Les coordinations, de roulants ou de cheminots sans distinctions catégorielles, étaient en réalité des tentatives de centralisation ouvrant la porte aux manipulations syndicales.
Nous émergeons à peine d’une période particulièrement lourde en France. Après un aussi long silence, il était presque inévitable que le mouvement social renaissant piétine, se heurte à de grosses difficultés, s’arrête avant d’aller plus loin. Nous ne sommes pas de ceux qui misent sur quelque « printemps chaud ». Peut-être qu’il le sera. Pour le moment, les choses semblent bien calmes de nouveau dans ce foutu pays. Mais, sans être exagérément optimistes, nous pouvons dire qu’il existe un sourd mûrissement souterrain qui cherche son propre langage et ses propres modes d’expression au grand jour. Si l’on s’en tient déjà à l’Europe – nous n’avons que des connaissances très indirectes sur le reste du monde –, il apparaît que ce mouvement a déjà une ampleur qui dépasse les frontières de l’Hexagone. En témoigne la situation en Espagne. Le tout est qu’il devienne capable de surmonter ses faiblesses, de combattre les obstacles qui se dressent, et qu’il dresse lui-même, sur sa route. Connais-toi toi-même et connais tes ennemis, disaient les philosophes chinois. Le pire qui puisse nous arriver, à nous comme à tous ceux que nous n’avons pas eu l’occasion de rencontrer et qui veulent également se battre contre ce monde, c’est d’en rester à des critiques superficielles des conditions historiques actuelles, critiques dans les limites du droit et de la politique, de la démocratie moderne en général, et de s’en tenir aux résultats, théoriques et pratiques, acquis dans le passé.
Toutes les formes de gouvernement sont fondées sur l’unique principe que le pouvoir appartient à la totalité du peuple. Aucun, en effet, ne manque d’en appeler à elle, le despote comme le président…, n’agissant et n’ordonnant qu’au « nom de l’Etat ». Ils sont en possession du pouvoir d’Etat et il est indifférent que ce soit le peuple comme totalité des individus, à supposer que ce soit possible, ou seulement les délégués de celle-ci qui l’exerce… Car c’est toujours elle qui domine les individus.
Max Stirner
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