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Tibet : La rage en éclats
mis en ligne le 8 juin 2008 - Collectif
Intéressés depuis un certain moment par les problèmes concernant le Tibet, mais non passionnés il est vrai, les derniers soulèvements nous ont interloqués, attentifs que nous sommes quand des opprimés se révoltent. Et s’il y eut des mouvements de solidarité, notamment lors de la tournée de la flamme olympique, notre point vue sur les soulèvements tibétains ne fut pas réellement partagé par le plus grand nombre. Il y aurait diverses raisons à invoquer pour expliquer cela mais elles ne seront pas listées ici car ce n’est pas le but de cette brochure. Néanmoins, nous avons décidé de mettre notre grain de sel dans cette affaire épicée pour deux raisons principales.
La première est que la situation tibétaine reste mal (ou pas) connue, sa perception relevant souvent du domaine de l’exotisme.
La seconde vient des réactions que les derniers événements ont suscitées. Tout et n’importe quoi fut dit sur le sujet : points de vue délirants, parfois limites, souvent déformés par tout le prêchi-pré-chié des journalistes, ou bien visions romantiques sur le Tibet.
Bref, nous avons eu envie de présenter un certain point de vue sur cette question, une certaine lecture. Peut-être sommes nous également à côté de la plaque, qui sait ? Le lecteur jugera (et nous le dira ?).
Ceux qui s’attendent à ce que l’on parle de la Chine, du dalaï-lama [1], du bouddhisme ou encore des J.O. pour ne citer que ces exemples récurrents lorsque l’on parle du Tibet, vont être déçus. Nous n’en parlerons pas, sinon de façon assez distante, uniquement lorsque nous aurons besoin d’éclairer nos propos ou quand l’on ne peut pas ne pas les aborder.
La Chine mériterait à elle seule de nombreux écrits et il vrai que l’on pourrait lui reprocher de nombreuses choses telles que ses loagai, la peine de mort, la lutte contre les cyberdissidents, etc. Mais la situation du Tibet est déjà assez complexe sans parler de celle d’un autre pays bien que les deux soient intimement liés. Cependant, évitons de donner une image trop caricaturale de la Chine, faite de préjugés et de stéréotypes. Néanmoins, nous reprenons les mots de Claude Guillon pour saluer ceux qui écopent (et s’insurgent contre) des actions des bureaucrates désireux de maintenir leur pouvoir de classe [2]. Pour ce qui est des J.O., là aussi il y aurait des choses à dire, mais la question du boycott ne nous intéresse pas parce que les Jeux se passent dans ce pays, mais bien au-delà pour ce qu’ils sont en soi, leur histoire et tout ce qu’ils véhiculent en terme d’image, de valeurs, d’idéologie, de projets urbanistiques, d’économie, etc. Si les Jeux s’étaient déroulés en France, nous aurions éprouvé le même plaisir à voir des individus perturber le bon déroulement de cette manifestation. Pour ce qui est du chef spirituel et du bouddhisme tibétains, que les choses soient claires : notre sensibilité politique ne peut s’accorder avec le dalaï lama ni avec toute forme de religion. De plus, nous n’avons pas trouvé nécessaire de nous y attarder car ce n’est pas ce qui manque lorsque l’on parle du Tibet. Nous ne tomberons pas, nous l’espérons, dans ces méandres sans fin qui font que le débat reste souvent pauvre et stérile, car les discussions sur des points de détail (du genre : est-ce que le bouddhisme est oppressant pour les tibétains ?) s’écartent souvent des enjeux sociaux et politiques.
Les textes que nous présentons ici sont tirés de ce que nous avons trouvé de plus intéressant, et proposent une vision singulière et pertinente du sujet. Nous nous sommes appuyés entre autres sur le travail de l’association Amnesty International (qui, malgré tout ce que l’on peut en penser, produit de l’information de qualité), et sur quelques articles de journaux (à lire avec bien sûr tout le recul qu’il faut avoir notamment lorsqu’il s’agit de médias mainstream). Mais la source principale reste l’excellent ouvrage Les Tibétains, en lutte pour leur survie, où l’on a pompé la majeure partie de ce qui constitue cette brochure. Outre un support iconographique important et une analyse assez pointue sur le sujet, les auteurs de ce livre ont le mérite de savoir de quoi ils parlent, étant acteurs des événements de la première heure. En effet, présents en 1987 lors du renouveau du mouvement pour l’indépendance au Tibet, ils ont largement participé à sensibiliser l’opinion internationale sur la situation de ce peuple avant même que le pays soit sous le feu des projecteurs. Leurs avis sont souvent sollicités comme références lorsque l’on aborde le sujet. Steve Lehman a couvert le Tibet pour plusieurs magazines et journaux internationaux. Robbie Barnett, lui est journaliste et chercheur (tibétologue), spécialisé dans les affaires du Tibet contemporain. Il a créé en 1987 un organisme indépendant de recherche et d’information sur le Tibet, le Tibet Information Network (TIN).
Leur principale qualité est de regarder cette situation comme un problème colonial, position trop peu souvent adoptée lorsque l’on parle du Tibet, et nous la partageons avec eux. Ainsi, nous avons décidé de nous recentrer autour des différentes facettes qu’impose un tel régime.
Il n’est pas simple d’avoir de l’information claire sur le sujet, car bien souvent on ne donne pas la parole aux premiers concernés. L’intérêt que l’on porte au travail de Steve Lehman en particulier réside dans le fait qu’il donne une vision moins évidente de la question : « Les Chinois réprimaient les Tibétains et les Tibétains se réprimaient entre eux. La Chine aurait-elle pu occuper ainsi le Tibet sans une collaboration tibétaine à haut niveau ? Un peuple fait des compromis pour survivre. Au Tibet, on dit "avoir deux visages". J’ai appris à ne faire confiance à personne, sachant que, pour un Tibétain, fréquenter un étranger, journaliste de surcroît, pouvait signifier dix ou vingt ans de prison pour espionnage et divulgation de secrets d’Etat. En faisant mon travail, j’ai été harcelé, interpellé. La police sait qui je suis. Elle a été d’hôtel en hôtel avec ma photographie. Les journalistes ne sont pas autorisés à entrer au Tibet sans l’approbation du ministre des Affaires étrangères ni être accompagnés d’une escorte. Autorisation rarement accordée, et très circonscrite. Il est donc difficile de rassembler de l’information, a fortiori d’établir des contacts où d’être reçu dans une maison. Je crains parfois que mon travail, malgré les précautions que je prenais, ait compromis des gens. »
Pour conclure nous avons abordé la question des soulèvements tibétains. Pour ce qui est des derniers événements de mars nous avons dressé un bref aperçu de la situation. Cependant il est encore trop tôt pour expliquer les causes exactes de ces révoltes et pour dire ce qu’il s’est passé précisément. D’autant plus que la censure et la propagande rendent les choses d’autant plus floues. Si nous disons cela c’est pour préciser que l’on ne peut pas être sûr de la véracité de l’information. Pour ne citer qu’un exemple nous ne nions pas que les émeutes de Lhasa ont certainement fait des dizaines de victimes de colons chinois mais les chiffres annoncés par le gouvernement chinois nous paraissent disproportionnés. De même, on accorde peu de crédit à ceux annoncés par le gouvernement tibétain en exil en ce qui concerne la répression. Le nombre de morts nous importe peu dans ce cas là, non pas qu’il ne soit pas important de le savoir, mais cette bataille des morts est d’une bassesse peu commune. Nos morts sont plus morts que les vôtres, rengaine habituelle. Ce qu’il faut y voir en revanche c’est toute l’horreur que porte en soi chaque situation coloniale.
Nous saluerons donc pour finir tou-te-s ceux et celles qui sont à la proie de ces systèmes et tou-te-s ceux et celles qui s’insurgent et luttent pour un monde sans oppressions.
Pour tou-te-s les insurgé-e-s émeutier-e-s de Dharamsala (Inde), de Katmandou (Népal), de Shigaze, de Lhasa, de Maizhokunggar, de Lithang, de Sichuan, du monastère de Ngapa-Kirti, de Machu, de Tso, de Lanzhou, du monastère de Labrang, de Repkong, de Mangra (Tibet), de Pékin (Chine) et de tous les autres endroits où l’on n’a pas d’informations à cause de la censure...
Black-star (s)éditions, Grignoble / (St)-é, avril 2008
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LA POLITIQUE CHINOISE AU TIBET
(BREF APERCU)
Plus de 7,5 millions de Chinois sont actuellement au Tibet (chiffres de 2001) alors que les Tibétains sont tout juste 6 millions.
La colonisation a commencé dès les années soixante par l’arrivée chez les « sauvages » du Tibet, de Chinois « punis », puis de militaires et leur famille. Des Chinois pauvres ont suivi, attirés par les primes, les hauts salaires (quatre fois ceux de leurs villes d’origine), les avantages sociaux, les logements neufs qui leur étaient octroyés. On assiste désormais à de véritables transferts de population sur des terres qui appartenaient à des Tibétains. De fait de la volonté d’éradication de la culture tibétaine, les Tibétains sont considérés comme des citoyens de seconde zone.
EDUCATION
Il y a peu d’écoles dans les zones rurales. Les enfants reçoivent un minimum d’instruction par le lama du village ou par un parent, mais ils sont loin du niveau requis pour l’entrée dans les écoles gouvernementales.
L’éducation est un des principaux problèmes du Tibet, qui compte 80 à 90% d’analphabètes !
Dans la mesure où le tibétain ne peut être enseigné que dans les écoles primaires, qui manquent terriblement, les enfants n’ont aucune chance d’accéder aux écoles secondaires, en outre très onéreuses. Quand un enfant tibétain à la possibilité de pouvoir continuer ses études au-delà des classes élémentaires, il doit alors suivre tous ses cours en chinois hormis les cours de tibétain. Dans certaines régions proches de la Chine, les enfants tibétains ne savent plus parler leur propre langue.
Sans l’apprentissage du chinois, les jeunes gens ne peuvent pas entrer à l’université et accéder à un emploi dans l’administration. La difficulté est tout aussi grande pour les autres emplois car les candidats sont refusés pour incompétence ; et s’ils sont embauchés, ils reçoivent un salaire très inférieur à celui d’un Chinois pour la même tâche.
« Les mathématiques et les sciences sont enseignées en chinois. Si nous posons des questions en tibétain, le professeur nous frappe ou nous réprimande. Le professeur est tibétain, mais il ressemble à un Chinois, il parle même chinois à la maison. Nous sommes tibétains, nous ne voulons pas parler chinois. Ne racontez cela à personne d’autre, sinon la police pourrait vous rechercher et vous mettre en prison. Soyez prudent. »
[Tenzin, écolier de 11 ans à l’école élémentaire]
URBANISME
Le gouvernement chinois encourage l’émigration au Tibet en offrant aux colons des avantages, entre autres des logements. La Chine a donc développé des infrastructures, des constructions nouvelles, mais elles restent aux bénéfices des Chinois, les Tibétains n’en profitent que très peu.
Dans la plupart des villes du Tibet, le nombre des colons chinois a dépassé celui des Tibétains. C’est une des stratégies colonisatrices de la Chine qui consiste à peupler massivement le Tibet de colons afin que le poids numérique que ceux-ci représentent marginalise économiquement, politiquement et socialement les Tibétains.
CONTROLE DEMOGRAPHIQUE
Le gouvernement chinois a essayé de limiter la croissance de la population tibétaine par de sévères lois sur le contrôle des naissances. Sur son propre territoire, la Chine pratique le plus souvent la politique de l’enfant unique. Les chinois qui acceptent de venir vivre au Tibet bénéficient d’une dérogation à cette règle, avantage supplémentaire qui s’ajoute à ceux précédemment cités. En revanche, les femmes tibétaines ne peuvent avoir plus de deux enfants. Les avortements forcés, la stérilisation sous contrainte seraient monnaie courante dans les hôpitaux et centres de soins sous direction chinoise.
L’ELDORADO
« Ils veulent développer le Tibet. Mais que développent-ils ? Le jeu et la prostitution sont les choses qui se répandent le mieux. Le peuple passe son temps à jouer. Tant que les esprits sont pris par le jeu et la prostitution, ils oublient les questions de développement et de politique. Je crois que beaucoup de gens pensent que c’est exactement ce que le gouvernement souhaite et que c’est devenu une véritable politique que de faire oublier au peuple les choses importantes. »
[Jamyang, directeur d’hôtel dans le département d’Aba, Amdo]
L’absence de réglementation et l’arrivée d’un flot d’immigrants ont créé une atmosphère économique où prostitution et corruption sont endémiques. L’émigration chinoise au Tibet offre par bien des aspects des similitudes avec, par exemple, la conquête de l’Ouest américain au XIXe siècle.
INDUSTRIALISATION ET
MAIN-MISE SUR LES RICHESSES NATURELLES
80% de la population tibétaine est rurale et pratique une agriculture vivrière ou vit de l’élevage du yak.
« Les chinois viennent avec de l’engrais et ils commencent par le distribuer gratuitement. Ils disent que la science est une bonne chose et que nous devrions savoir l’utiliser. Ils nous disent que la bouse de yak n’est pas bonne. Je crois qu’ils veulent vendre leur engrais parce qu’il y a beaucoup d’usines d’engrais. C’est d’abord gratuit et ensuite il faut payer. L’engrais chimique est mauvais pour le sol – on ne peut l’utiliser qu’une fois et ensuite la terre devient comme de la pierre, une terre morte. Les fermiers tibétains ne sont pas des ingénieurs, mais nous avons plus de mille ans d’histoire et d’expérience derrière nous et nous avons décidé que le fumier c’est mieux. Ce n’est pas mauvais pour la terre, on peut l’utiliser de nouveau et c’est gratuit. »
[Jampa, fermier tibétain]
« La plupart des gens ici sont nomades. Ils ne pensent pas à l’indépendance du Tibet. Ils ne pensent qu’à avoir suffisamment à manger. Les plus vieux sont satisfaits. Pour eux les choses se sont améliorées. Avant les réformes, les gens avaient à peine de quoi manger et ils ne pouvaient pas posséder leurs propres animaux. Maintenant, ils le peuvent, et cela leur suffit. Ils ont peur de demander plus, parce que c’était si difficile avant. Mais les jeunes ne pensent pas de la même manière, ils n’ont pas grandi avec les mêmes difficultés. Ma mère dit que je suis fou de parler de l’indépendance du Tibet. Elle n’a pas été éduquée, elle ne comprend pas ce que cela veut dire, un pays – elle ne se sent même pas concernée. Elle me dit d’arrêter, que tout ce que je réussirais à faire, c’est d’apporter de sérieux ennuis à la famille. Elle a raison. »
[Topden, nomade tibétain]
Le Tibet est pour la Chine une ressource importante en matière première. Cette dernière y convoite l’or, le cuivre, le chrome, l’uranium, ou le lithium, présents en quantité importante dans le sol tibétain qui compte à peu près deux cent cinquante minerais.
La chine importe la plus grande partie de son bois du Tibet. Depuis 1959, deux tiers des forêts tibétaines ont été détruites. Alors que sept des plus grands fleuves d’Asie prennent leur source au Tibet (cela donne d’ailleurs à la région le réservoir d’eau potable le plus grand d’Asie ainsi que le potentiel hydro-électrique le plus important du monde, ce qui intéresse donc énormément la Chine), inondations, érosions des sols et envasements sont les conséquences de cette déforestation massive.
« Le temps de boire un bol de thé, je compte une moyenne de quinze camions qui passent par ici, tous chargés de bois. Je vois chaque jour la richesse de notre pays partir vers la Chine. Je ne crois pas que cela soit juste, mais que puis-je pour empêcher cela ? Les gens ne pensent pas aux conséquences de l’abattage des arbres. Ils ne pensent qu’à eux-mêmes et à gagner de l’argent. »
[Sherab, collégien]
RELATIONS CHINE-TIBET
Depuis toujours, les Chinois et les Tibétains ont été en étroite relation, le Tibet étant le Chapelain de la Chine et la Chine le donateur. En effet, les Chinois considéraient que les Tibétains étaient chargés des rituels et des prières, et que, de leur côté, ils assuraient les frais des monastères et la protection militaire. Ce qui était pour eux une relation de suzeraineté était pour les Tibétains une relation d’égalité. Ce malentendu perdura tout au long de l’histoire, chaque fois que les Tibétains demandèrent aux Chinois de venir les aider à repousser les étrangers ou à régler leurs affaires internes.
Le 14 février 1943, le treizième dalaï lama fait une déclaration d’indépendance et celle-ci dure jusqu’en 1950. Pendant cette période, le Tibet est un Etat de droit avec un chef d’Etat, un système judiciaire, un service postal, une monnaie, différents ministères, et des délégations qui se rendent dans de nombreux pays, dont les Etats-Unis.
En 1950, Mao déclare le Tibet Chinois. Ses arguments sont que le Tibet a toujours fait partie de la Chine, qu’il est économiquement et socialement sous-développé et qu’il a besoin d’être libérer de l’impérialisme occidental. L’armée chinoise envahit le pays pour le « libérer » ; la lutte durera de 1950 à 1959.
« Lorsque j’étais enfant, on m’a dit que la “libération” du Tibet par les Chinois était une bonne chose et je l’ai cru. Nous ne savions rien d’autre. Je ne savais pas que nous étions un pays différent. La manifestation de 1987 m’a réveillé et m’a amené à me poser des questions. J’ai compris que “libération” voulait dire qu’ils nous ont obligés à devenir une partie de la Chine et que nous sommes les esclaves d’un autre peuple. »
[Tenzin Dorje, étudiant à l’université du Tibet]
Le 10 mars 1959, les Tibétains de Lhasa se soulèvent et sont durement réprimés. Le dalaï lama quitte alors le Tibet pour se réfugier en Inde à Dharamsala où il assume encore actuellement la responsabilité de chef du gouvernement en exil.
REPRESSION RELIGIEUSE
90% des Tibétains pratiquent le bouddhisme, cela ne veut pas dire, bien que beaucoup fassent l’amalgame, que ce sont des moines ou des nonnes (ceux qui pratiquent le catholicisme par exemple ne sont pas pour autant des curés !). La répression s’abat donc non sur ces 90%, mais en particulier sur les religieux et sur ceux que l’on soupçonne de pratiquer leur religion hors des règles imposées par le pouvoir chinois.
Commencé peu après le début de l’occupation, elle se poursuit encore aujourd’hui. Entre 1966 et 1976, les autorités chinoises ont réprimé massivement et violemment les religieux Des milliers d’entre eux ont été torturés, emprisonnés, envoyés dans des camps de travail, défroqués de force ou assassinés. Environ six mille monastères ont été rasés et d’innombrables œuvres d’art ont été confisquées ou détruites. Pratiquer ouvertement le bouddhisme était devenu impossible et de nombreux moines et nonnes ont dû quitter la robe.
Depuis 1962, l’administration chinoise impose dans les monastères des « comités de gestion » qui sont ses seuls interlocuteurs, en lieu et place de la structure monastique.
Si le début des années 1980 est plutôt calme, l’année 1987 voit le début de nouvelles manifestations et émeutes durement réprimées.
La répression s’intensifie de nouveau car les autorités chinoises ont décidé de réduire les effectifs des moines et nonnes dans les monastères en raison de leur influence sur les laïcs. En 1950, on dénombrait 550 000 moines et nonnes au Tibet. Ils seraient moins de 15 000 aujourd’hui.
Dès lors détenir une photo du dalaï lama, agiter le drapeau national tibétain, crier « Tibet libre » lors de manifestations, coller des affiches, traduire le texte de la déclaration universelle des Droits Humains ou simplement décrire la situation des Tibétains à des touristes ou des journalistes sont des délits punis par de sévères peines d’emprisonnement.
TORTURE
Méthodes les plus fréquemment utilisées au Tibet :
– Décharges de matraques électriques
– Application sur le corps de pelles brûlantes
– Violences sexuelles
– Chiens lâchés sur les prisonniers
– Exposition à des températures extrêmes
– Privation de sommeil, de nourriture, d’eau
– Menaces d’exécution
…
« On nous a retiré tous nos vêtements. Nous avons été torturées par des femmes, certaines étaient tibétaines, certaines chinoises. Elles nous disaient : “L’indépendance du Tibet est un rêve, cela ne se fera jamais. Vous ne faites que déranger la société avec ces manifestations. Si vous voulez l’indépendance, la voici votre indépendance !” Et elles nous appliquaient le bâton électrique sur toutes les parties de notre corps. C’était très douloureux, comme si l’on nous mettait à vif tous les nerfs en même temps. Après ce traitement, certaines nones avaient du mal à uriner parce qu’on leur avait appliqué le bâton sur les parties intimes. »
[Gyaltsen Choetso, nonne au couvent de Gari]
LES SOULEVEMENTS TIBETAINS
Dès 1956, les Khampas originaires du Kham se soulèvent contre les Chinois, certains d’entre eux aidés par la CIA et le gouvernement indien. La CIA fait même venir quelques Tibétains aux Etats-Unis (en 1959) pour les entrainer à la guérilla et les parachuter ensuite au Tibet avec des armes. Mais cette aide est de courte durée car les Etats-Unis entament un processus de réconciliation politique avec la Chine. Les Tibétains continuent jusqu’en 1975 « les attaques » contre les Chinois mais souvent sans armes.
TEMOIGNAGE DE JAMPEL TSERING
Moine au monastère de Drépung, Jampel Tsering est l’un des organisateurs de la manifestation du 27 septembre 1987 à Lhasa qui rassembla 21 personnes et marqua le renouveau de l’indépendance au Tibet. Condamné pour avoir participé aux activités criminelles d’une clique contre-révolutionnaire, il passa cinq ans à la prison de Drapchi. Tsering a fui son pays en 1996 en traversant l’Himalaya, et il vit maintenant en exil en Inde.
« Quand j’ai atteint l’âge de seize ou dix-sept ans, j’ai commencé à réfléchir à l’indépendance. Je me suis posé bien des questions, et j’ai essayé d’analyser les choses. Pour moi, que le Tibet soit un pays indépendant était une évidence. Je n’avais pas besoin de voir des documents pour en être convaincu. Nous étions un peuple différent, nous parlions une langue différente, nous avions des coutumes différentes de celles des Chinois, et cela parle de soi. Ce n’était pas la peine de creuser plus avant pour voir que notre histoire était celle d’un peuple indépendant.
Je me suis engagé dans des activités indépendantistes en 1987 et, avec mes compagnons, nous tenions des discussions à n’en plus finir au sujet de notre pays. […] Quand nous discutions de l’indépendance, nous restions sur un plan général, nous ne le faisions pas en termes vraiment précis, ni en termes d’action ; nous ne parlions pas de ce que nous devrions faire pour retrouver notre indépendance.
A cette époque, j’ai aussi commencé à écouter les discours du dalaï lama et à lire des ouvrages politiques. Ces discours de Sa Sainteté étaient enregistrés sur des cassettes. J’ai obtenu la plupart d’entre elles auprès de Tibétains qui revenaient d’Inde et aussi de quelques occidentaux de passage. […]
Quand j’ai pris part à la manifestation du 27 septembre 1987, j’avais dix-huit-ans. Nous avions parfaitement compris, avant la manifestation, les risques et le danger qu’impliquait ce genre d’action. Mais nous avions aussi compris que nous n’avions aucune alternative, nous ne pouvions pas rester silencieux. Pour vous dire la vérité, quand nous étions au monastère, nous n’étions pas très actifs, politiquement. Nous nous préoccupions davantage de questions religieuses. Ce qui a déclenché notre décision d’organiser cette manifestation fut la présentation du Plan de paix en cinq points du dalaï lama au Congrès américain, le 23 septembre 1987.
A la suite de cette proposition, les Chinois ont monté une campagne de propagande pour discréditer les efforts du dalaï lama et le vilipender dans un langage très grossier, ils l’ont insulté personnellement. La télévision, la radio, les journaux ont diffusé des déclarations selon lesquelles le dalaï lama collaborait avec les forces occidentales hostiles à la Chine pour diviser la patrie. Ils ont prétendu que ses actions allaient contre les aspirations du peuple tibétain et l’intérêt des masses, et qu’il ne cherchait qu’à restaurer la féodalité à son avantage personnel. Comme cette campagne était très virulente, nous avons senti que si nous, Tibétains, ne faisions rien, le monde prendrait cette propagande pour vérité.
Les Tibétains ont une foi très forte dans le dalaï lama – c’est lui notre chef. Et nous savons que quoi qu’il fasse, c’est pour le bien de six millions de Tibétains et non pour son profit personnel. Se taire devant la propagande chinoise était inacceptable. Nous savions toutefois que si nous participions à une manifestation, ou que nous faisions quoi que soit pour aller à l’encontre de cette propagande, nous devions être prêts à en payer le prix fort. Nous avions été élevés dans le souvenir et le récit des horreurs de la persécution contre les Tibétains pendant et après le soulèvement de 1959, des tueries, des emprisonnements et des tortures. Nous savions que ces choses pouvaient arriver et nous étions capables d’en tirer la conclusion logique : si nous nous dressions contre les Chinois, nous finirions tous morts. Morts. Et nos familles aussi devraient en supporter les conséquences et en payer le prix. Mais en même temps nous ne pouvions nous résoudre à rester silencieux. Nous avons estimé que c’était un devoir moral de soutenir la proposition de paix du dalaï lama. Nous voulions faire savoir à la communauté internationale que la propagande chinoise était mensongère, que le dalaï lama avait raison, et que les Tibétains n’étaient pas heureux en ce moment au Tibet. C’est ainsi que nous avons pris la décision de manifester. Nous avions un but précis et de bonnes raisons de le faire.
Après une longue discussion, mon ami Ngawang Phulchung, mon frère Ngawang Delek – qui s’est enfui avec moi en Inde – et moi-même, nous avons tout trois pris la décision d’organiser une manifestation pacifique. Nous sommes ensuite allés rallier des participants. Ils nous ont dit « si vous prenez la tête, nous sommes prêts à vous suivre. » Nous avons fini par être vingt et un en tout. […]
Les trois drapeaux nationaux tibétains cousus à la main que nous avions à la manifestation ont été faits par W. Nous n’avions eu aucune discussion à ce sujet, et ce n’était pas une décision que nous avions prise à l’avance. Ce fut entièrement l’initiative de W. il avait vu un jour une vieille image du drapeau national tibétain, et il en avait fait une copie, ce qui lui a permis de nous en confectionner un. Nous nous avions décidé d’avoir une longue bannière. Mais le temps nous manquait et comme nous n’avions pas beaucoup de moyens à notre disposition, nous n’avons pas été capable de mettre cette idée à exécution. […]
Le 26 septembre, nous avons décidé de manifester le jour suivant car le 27 tombait un dimanche et nous savions qu’il y aurait beaucoup de monde autour du Jokhang [3] à Lhasa. […]
[Le 27 septembre], vers dix heures, nous avons décidé de commencer la manifestation. Nous sommes sortis du restaurant et avons fait cinq fois le tour du Jakhang en criant des slogans. Nous nous sommes ensuite dirigés vers les bureaux du gouvernement de la Région autonome du Tibet [R.A.T.]. Et, comme vous en avez été vous-même témoin, des centaines de gens nous regardaient. Certains se sont mis à crier aussi, d’autres se sont mis à verser des larmes d’émotion. Quelques policiers chinois nous regardaient. D’abord, ils n’ont pas bougé, ils se sont contentés de nous regarder. Quand nous nous sommes approchés du portail des bureaux de la R.A.T., là ils étaient plus nombreux – trois ou quatre policiers pour un moine. Et soudain, ils ont chargé et ils ont commencé à nous arrêter. Ils nous ont ligotés à la manière chinoise, en enroulant les cordes en spirale autour de nos bras et en nous les attachants dans le dos. […] Après cela la fourgonnette nous a conduits à un lieu de détention provisoire, et de là nous avons été transférés à la prison de Gutsa.
On nous a soumis à une fouille corporelle et on nous a conduits à nos cellules. On nous a séparés par groupes de deux ou trois en nous mettant dans des cellules déjà occupées par d’autres prisonniers. Les interrogatoires ont commencé la nuit même. Ils n’ont pas été trop durs cette fois-là, nous n’avons pas été torturés, ni battus trop sévèrement. Au cours de l’interrogatoire nous prenions quand même quelques volées de coups. L’un des moines, V., s’est fait sérieusement passé à tabac par les gardiens. S. aussi a été sérieusement battu. La nourriture que l’on nous servait était très mauvaise. Les Chinois faisaient bouillir un assortiment de restes et de détritus ramassés par terre. C’était extrêmement humiliant. Nous avons été libérés après avoir fait quatre mois, sur l’intervention du panchen lama.
Les vrais passages à tabac et les séances de torture ont commencé l’année suivante, quand j’ai été de nouveau arrêté. Je ne peux raconter une séance particulière parce que cela est devenu ma vie quotidienne et n’avait plus rien d’extraordinaire. C’était normal. A trois ou quatre reprises ils m’ont appliqué le bâton électrique. Cela faisait très mal. Une fois c’est parce qu’ils m’avaient trouvé en possession d’un chapelet. Ils m’ont envoyé des décharges sur la bouche pendant quinze minutes. Une autre situation que je me rappelle de manière claire, c’était en avril 1991. Nous nous étions opposés aux gardiens qui voulaient maintenir deux de nos codétenus à l’isolement. Les vrais passages à tabac ont commencé. Ils nous ont passé des menottes et nous ont battus à coup de crosse de fusil. J’en ai tellement pris que je pouvais à peine bouger. J’ai reçu un coup à l’œil qui m’a laissé dans le noir pendant vingt-huit jours. A la suite de cela, j’ai été mis à l’isolement pendant douze jours. J’ai eu droit à un morceau de pain et un gobelet d’eau une fois le matin et une fois le soir.
C’est le concours de plusieurs facteurs qui a favorisé notre manifestation. Le Tibet avait commencé à s’ouvrir au monde et accueillait pour la première fois de nombreux étrangers qui introduisaient de nouvelles informations, et de nouvelles idées. Par ailleurs l’atmosphère politique était plus ouverte qu’elle ne l’avait jamais été auparavant. Et cela a coïncidé avec la visite du dalaï lama aux Etats-Unis, et la réaction de la Chine à cette visite a été celle que l’on sait.
Après notre libération de Gutsa, nous sommes retournés au Monastère et nous avons repris notre activité politique : à dix d’entre nous, neuf membres du premier groupe plus un laïque, nous avons formé une organisation politique clandestine nommée « volontaires pour le Tibet ». L’objectif de l’organisation était de continuer le combat pour l’indépendance par la diffusion d’informations sur la situation intérieure du Tibet déstinées à nos compatriotes et au monde extérieur. Nous avons essayé d’établir un contact avec des étrangers et d’envoyer des messages par leur intermédiaire. Nous avons aussi imprimé des documents que nous avons distribués parmi les Tibétains. Nous avons imprimé des copies de la Déclaration universelle des droits de l’Homme traduite en tibétain, aussi bien qu’un exemplaire de la Constitution pour un Tibet démocratique et indépendant. Ces documents étaient très importants, et nous avions la conviction que malgré le risque de renouveler notre expérience de la prison, il était essentiel d’instruire le peuple tibétain.
Les manifestations ont continué. J’ai participé à celle du 10 décembre 1988, Journée internationale des droits de l’Homme. Les Chinois ont ouvert le feu et plusieurs personnes ont été tuées ou blessées. J’ai aussi participé aux manifestations de Monlam en mars 1989. Mon rôle dans ces manifestations a été mineur : à cette époque, mon activité était plus orientée vers les publications et la diffusion d’informations. Mais nous faisions beaucoup de travail dans l’ombre pour aider le mouvement. […]
Nous avons poursuivi notre action et beaucoup parmi nous se sont fait arrêter. Certains furent arrêtés au cours de la manifestation du 5 mars 1989. Quant à moi, j’ai été arrêté pour la seconde fois, avec Ngawang Rinchen et deux autres, le 18 juillet 1989. J’ai passé cinq ans en prison. Je me suis enfui en Inde en 1996. […]
La plus grande contradiction de ma vie maintenant, c’est que d’un côté j’ai l’impression d’avoir accompli quelque chose au Tibet ; bien que ce ne soit qu’une petite contribution, la manifestation du 27 septembre 1987 a servi à réveiller le monde sur la situation des Tibétains ; ceci était une chose très importante pour notre lutte. En même temps, ma tristesse est profonde. Dans notre groupe de dix, cinq sont toujours en prison : Ngawang Phulchung, condamné à dix-neuf ans ; Jampel Changchub, condamné à dix-neuf ans ; Ngawang Œser, condamné à dix-sept ans ; Jampel Loser, condamné à dix ans. Et en 1996, Kelsang Thamdup est mort à la suite de tortures. Mais il n’y a pas que ces six-là vers qui se dirigent mes pensées, elles vont aussi vers tous les prisonniers politiques.
J’ai pu m’échapper vers la liberté, mais il m’est difficile de dire ce que l’avenir me réserve. Je me suis enfui du Tibet avec de grands desseins. Mes compagnons de lutte et de prison souhaitaient que j’apprenne ce qu’est le monde extérieur pour mieux poursuivre notre combat. Je sens que ma tâche n’est pas terminée. »
Interview de Steve Lehman, Traduite par Topden Tsering
Dharamsala, Inde, le 28 septembre 1997.
“NOUS CONTINUERONS LE COMBAT SUR DES GENERATIONS”
Article extrait de The Independent (UK), cité dans Courrier international, n°907, du 20 au 26 mars 2008.
« Les Tibétains se soulèvent, et les manifestations sont de plus en plus importantes depuis 1989. A Lhasa, au début de la semaine, la situation est tendue mais calme, virtuellement placée sous la loi martiale. L’agitation s’est cependant étendue aux localités de Labrang, Machu, Repkong et Ngapa, dans la province historique tibétaine d’Amdo (agglomérations situées dans les provinces du Gansu, du Qinghai et du Sichuan, selon le découpage administratif chinois), à Lithang, dans la province tibétaine du Kham, et à Phenpo, dans la Région autonome du Tibet. Le mouvement a parfois dégénéré en actes de violence, et le nombre de victime est variable, mais augmente alors que les troubles se développent.
En un sens, cela n’a rien de soudain. Même sur les blogs sévèrement censurés et dans les autres médias populaires au Tibet, on avait le sentiment que la colère montait. L’exil du dalaï lama, l’avenir de la nation et de l’identité tibétaines face à ce qui est perçu comme l’impérialisme politique et culturel chinois, tout cela est dénoncé dans les médias, au prix de risques considérables. Les Tibétains ont réagi au désespoir politique et à la dépression culturelle par l’exil, l’alcoolisme, et dans le cas du jeune universitaire et poète Dhondup Gyal, le suicide [en 1985].
Depuis la révolte de 1989, la Chine a mis en œuvre un train de mesures politiques rigoureuses vis-à-vis des Tibétains et vis-à-vis du dalaï lama. Les durs du régime chinois appellent à la répression implacable de la dissidence et à un développement économique débridé, avec le but ostensible d’acheter la loyauté tibétaine. Ils espèrent que la question tibétaine s’éteindra avec l’actuel dalaï lama, septuagénaire, et ils ont supplanté la faction modérée qui prônait le dialogue avec lui. Ces manifestations prouvent que la politique rigoriste n’a réussi ni à intimider les Tibétains, ni à susciter leur loyauté.
Toutefois, Pékin subit le retour de manivelle de sa stratégie contre-productive de neutralisation du dalaï lama. La Chine a affaibli l’unique autorité susceptible de freiner les Tibétains et de les persuader de rester dans la république populaire. Le saint homme et le gouvernement tibétain en exil ont suivi la voie médiane qui préconise de parvenir à l’autonomie par le rapport absolu de la non-violence et par le dialogue. Depuis que ce dernier a été renoué, en septembre 2002, ils ont appelé les exilés tibétains à ne pas manifester contre la visite de dirigeants chinois.
Ces appels, peu populaires, ont été également lancés avant les commémorations [du soulèvement] du 10 mars 1959. Au cours de la cérémonie de remise de la médaille d’or du Congrès [NDR : Congrès américain, en octobre 2007], le dalaï lama a assuré à Pékin qu’il userait de son “autorité et de son influence” pour amener les Tibétains à vivre en tant que citoyens chinois. Les Chinois entraînés par Zhang Qingli, ultraconservateur et secrétaire du Parti communiste au Tibet, ont durci leur campagne de dénigrement du dalaï lama, le présentant comme un “leader religieux fantoche”. Après avoir suscité les espoirs des Tibétains, la Chine a commencé à montrer en 2005 qu’elle ne tenait pas à ce qu’aient lieu de véritables négociations. Le dalaï lama a été vilipendé, ses représentants n’ont même pas été officiellement reconnus, et sa politique de la “voie médiane”, qui a poussé les Tibétains à formuler des exigences encore inférieures aux concessions impopulaires des années 1980, s’est retrouvé méprisée, brocardée comme du “vin éventé dans une bouteille neuve”.
IMPROBABLES NEGOCIATIONS AVEC LE PEUPLE TIBETAIN
Six séances de négociations gérées avec une grande délicatesse par les responsables tibétains n’ont abouti à rien. Il y a une semaine, le dalaï lama a reconnu que, “sur la question fondamentale, absolument aucun résultat [n’avait] été enregistré”. Propos qui ont apporté de l’eau au moulin des Tibétains, qui voient dans le dalaï lama leur dirigeant respecté mais qui affirment que seule une indépendance totale pourra garantir la survie de l’identité tibétaine, et qu’il faudrait avoir recours à des stratégies d’action. Il n’est pas dans la nature du régime chinois, disent-ils, de négocier sincèrement avec un dirigeant qui prône la paix et un peuple qui ne compromet pas les intérêts nationaux du pays. Aux yeux de ces Tibétains, les Jeux olympiques des Pékin constituent ce qui ressemble le plus à un intérêt national susceptible d’être compromis.
Malheureusement, la Chine ne tolérant même pas une dissidence pacifique de la part des Tibétains, et les Tibétains considérant leur gouvernement comme l’intermédiaire du colonialisme chinois, certaines manifestations ont basculé dans la violence contre les Chinois d’origine han [l’ethnie majoritaire] et hui [musulmans]. Ces incidents ne constituent cependant pas un retour complet sur l’approche du dalaï lama. Tous comme les moines birmans ont fait pression sur la junte militaire afin qu’elle négocie avec Aung San Suu Kyi, les manifestations renforcent la position du saint homme. On peut aussi voir dans les émeutes la réaction d’un enfant calme et apparemment faible, soumis à des humiliations et des passages à tabac incessants, confronté à un avenir incertain, et qui se décide enfin à rendre les coups à la brute qui le terrorise. Le bras de fer risque de s’éterniser sans que le résultat en soit certain. Au moment où j’écris ces lignes, les événements se poursuivent. Mais deux choses sont certaines. Pékin va tenter d’éviter toute concession et se lancera dans une répression impitoyable, sauf si la communauté internationale adopte une attitude beaucoup plus musclée. La lutte que mènent les Tibétains durera pendant des générations, à moins que l’on ne parvienne à une solution avec le dalaï lama actuel. »
Tsering Topgyal*
* L’auteur est tibétain. Il prépare une thèse sur le conflit sino-tibétain à la London Scholl of Economics.
“UNE EXASPERATION QUI DEPASSE TOUT”
Article extrait de Courrier international, n°907, du 20 au 26 mars 2008.
Courrier international : N’est-ce pas la première fois depuis fort longtemps que les relations entre Tibétains et Chinois s’enveniment au point de se solder par des morts et des blessés ?
Françoise Robin : Il s’agit d’une rupture, dans l’attitude des Tibétains vis-à-vis des Chinois, même si, dans le passé, pendant la révolution culturelle en particulier, on a vu des épisodes de révolte antichinoise violente. Mais aujourd’hui on a le résultat de cinquante ans d’occupation par une dictature coloniale. Ces décennies ont été émaillées d’innombrables protestations menées par des moines, suivies de vagues de répression très dure. Cette fois, comme en 1989, la foule s’est jointe aux moines qui manifestaient, le 10 mars, à l’occasion de l’anniversaire du soulèvement de 1959. Ce n’était pas arrivé depuis 1989. On ignore comment les violences ont commencé. Ce qui est marquant, cependant, c’est que la première cible des attaques a été le secteur économique, à savoir les magasins tenus par des Chinois. Leur multiplication rapide a alimenté la rancœur des Tibétains, car elle a accentué leur sentiment d’être les laissés-pour-compte du développement économique, qui exacerbe leur désespoir face à la disparition de la culture et de la langue locales. La Chine pensait avoir anesthésié le sentiment identitaire et donc la revendication d’indépendance grâce à la croissance économique. Mais les Tibétains n’en n’ont pas bénéficié. Les jeunes Tibétains, dans leur grande majorité, n’ont pas accès à l’éducation ni à l’emploi, ils ne se voient pas d’avenir. Le fait que les manifestations des derniers jours aient réuni religieux et laïcs est la marque d’une exaspération qui dépasse tout, et qui fait surmonter la peur, la terreur de Lhasa. Le passage à la violence, dont on ignore encore l’origine et l’étendue, est encore plus étonnant.
CI : Comment interpréter les violences compte-tenu de la politique de protestation pacifique du dalaï lama ?
FR : Il n’est pas impossible que le discours très incisif du dalaï lama à l’occasion du 10 mars, où il évoquait la terreur et la “répression inimaginable”, ait joué un rôle. Il est toutefois hautement improbable que le dalaï lama ait tenu de tels propos avec l’intention de créer des troubles. Il a peut-être saisi l’occasion, en cette année olympique, de se réconcilier avec une jeunesse tibétaine en exil de moins en moins convaincu par le pacifisme et sa politique modérée en faveur de l’autonomie – et non de l’indépendance – tibétaine. Quoi qu’il en soit, que ses propos aient ou non été entendus au Tibet, les Tibétains étaient de toute façon prêts à manifester. La limite du supportable pour les Tibétains a été atteinte, et cela était palpable lors de mon dernier séjour à Lhasa en janvier. Même des membres de l’élite tibétaine, des jeunes faisant des études dans les meilleurs institutions possible, à Lanzhou, à Pékin, à Ghengdu, ont manifesté à visage découvert. L’étendue géographique des manifestations est d’ailleurs extrêmement parlante, les manifestations ont touché surtout de nombreuses localités du Tibet historique, bien au-delà de la Région autonome du Tibet remodelée par les autorités chinoises. Cela montre très concrètement que la revendication territoriale des Tibétains est fondée et que la solidarité et la communauté de destin entre Tibétains, quelle qu’en soit la province où ils résident, sont vivaces.
CI : Les images d’émeutes ne risquent-elles pas d’émousser la solidarité internationale avec les Tibétains ?
FR : Les autorités chinoises ont fait circuler des images montrant les Chinois de Lhasa comme des victimes. Cela risque de renforcer le nationalisme, déjà exacerbé, des Chinois et leur méfiance envers les Tibétains. Mais les manifestations de soutien aux Tibétains qui ont déjà eu lieu à travers le monde montrent que la propagande chinoise n’a pas atteint son objectif. Certes on connaît la capacité d’oubli des médias occidentaux ; on a par exemple, fort peu entendu parler de la Birmanie depuis la répression de manifestations de moines en septembre 2007. Dans l’ensemble au Tibet, seule la répression se profile à moyen terme, avec un Tibet fermé aux touristes étrangers pour les mois à venir. On peut se demander si l’Occident est capable de prendre la mesure de ce qu’un laisser-faire comme celui qui prévaut actuellement représente comme danger pour ses propres valeurs : droits de l’Homme, liberté d’expression, justice. Les autorités chinoises connaissent les capacités d’oubli des Occidentaux en comptant dessus pour éviter que la question du Tibet n’envenime durablement leurs relations diplomatiques.
Propos recueillis par Agnès Gaudu,
Françoise Robin est tibétologue et enseignante à l’INALCO (Institut national des langues et civilisations orientales).
“CONVOIS MILITAIRES CHINOIS”
Extrait de http://www.liberation.fr (avec source AFP) : Jeudi 20 mars 2008
« […] Chine Nouvelle (équivalent chinois de l’AFP), citant un dernier bilan du gouvernement régional du Tibet [au sujet des derniers soulèvements tibétains], a en outre affirmé que “plus de 300 personnes innocentes” avaient aussi été blessées, tandis que les dégâts matériels s’élèvent à plus de 200 millions de yuans (28 millions de dollars).
Dans le même temps, des convois militaires chinois se dirigent vers le Tibet et les régions avoisinantes peuplées de Tibétains. Georg Blume, du quotidien allemand Die Zeit, l’un des derniers journalistes occidentaux à avoir été expulsé de Lhasa, a ainsi vu, avant de quitter Lhasa jeudi matin, “un convoi d’au moins 200 camions avec 30 soldats sur chacun d’entre eux, donc environ 6.000 militaires en déplacement sur une seule journée”.
Des journalistes de la BBC ont également fait état d’un train transportant deux douzaines de véhicules, dont des camions et des 4X4, sur la ligne menant au Tibet, à la frontière entre les provinces du Qinghai et du Gansu. Sur le flan des véhicules était inscrit “Force de réaction rapide de la police armée chinoise”. »
EXTRAIT D’UNE DEPECHE D’AGENCE FRANCE-PRESSE.
DIMANCHE 23 MARS 2008 :
« Une semaine après les émeutes sanglantes de Lhasa, la Chine, qui semble rester sourde aux appels au dialogue avec le dalaï lama, a assuré samedi qu’elle allait poursuivre la répression au Tibet afin “d’écraser” la contestation.
Après un bilan des émeutes revu à la hausse, faisant désormais état de 19 morts à Lhasa la semaine dernière, la Chine a confirmé qu’elle ne relâcherait pas la pression au Tibet. “La Chine doit fermement réprimer la conspiration visant au sabotage et écraser les forces tibétaines d’indépendance”, a assuré samedi dans son éditorial le Quotidien du peuple, l’organe du Parti communiste chinois.
Tandis que les organisations de défense des droits de l’Homme et favorables à la cause tibétaine craignent des vagues d’arrestations, le Quotidien du peuple a affirmé que “1,3 milliard de Chinois, incluant le peuple tibétain, ne laisseront personne ni aucune force saper la stabilité de la région”. “C’est dans ce but que la Chine réprime fermement et condamne sévèrement une poignée de criminels qui ne respectent pas la loi”, a ajouté l’organe du Parti communiste chinois. Les manifestations ont commencé le 10 mars à Lhasa à l’occasion de l’anniversaire du soulèvement de 1959 contre le pouvoir chinois (la Chine communiste avait pris le contrôle du Tibet en 1951).
Le nouveau bilan officiel fait également état de 241 policiers blessés et de 382 civils blessés. Le gouvernement tibétain en exil dans le nord de l’Inde fournit de son côté un bilan « confirmé » de 99 morts au Tibet et dans les provinces chinoises voisines abritant des minorités tibétaines. […]
A cinq mois de l’ouverture des Jeux Olympiques d’été de Pékin (qui se dérouleront du 8 au 24 août), la Chine a continué samedi à accuser le dalaï lama d’avoir fomenté les émeutes afin de saboter les JO. “L’objectif de la clique du dalaï lama est de perturber les jeux Olympiques, le peuple et la société et de nuire à l’unité politique du pays en complotant pour séparer le Tibet de la Chine”, a affirmé le Quotidien du peuple.[…] »
L’ESSAI DE ROBBIE BARNETT
[Cet essai date de 1998. La situation de ces dix dernières années, pour le peu d’informations que l’on ait sur le sujet ; n’a fait qu’empirer].
La question du Tibet est d’autant plus complexe que la vision qu’en ont les étrangers est encombrée de mythes et d’incertitudes. Un observateur extérieur ne peut dissiper d’un seul coup ces difficultés, et les Tibétains eux-mêmes doivent parfois trouver malaisé de séparer la réalité vécue de leur condition et la manière dont elle est perçue. Eux aussi souffrent de l’absence d’une information organisée et dépourvue de passion, nécessaire pour mieux expliciter ce sujet.
Le premier travail qui s’impose à tout Occidental voulant aborder la question du Tibet est en quelque sorte archéologique : il faut commencer par défricher et déblayer. Depuis plus d’un siècle, en Occident et ailleurs, on n’a cessé de fabriquer des idées romantiques ou contestables sur le Tibet qui maintenant gisent éparpillées, à la surface de notre aire d’investigation, de sorte que nous devons creuser à travers une accumulation d’idées fausses et de demi-vérités avant d’arriver à vaguement discerner les premiers contours d’une expérience concrète vécue. Et si nous trouvons de solides vestiges, encore devons-nous résister à la tentation de les ériger trop hâtivement en preuve certaine du caractère d’une histoire et d’une civilisation entières. Les indices dégagés au cours de n’importe quelle fouille peuvent être partiels, contradictoires ou atypiques de la communauté globale dont nous cherchons à décrire l’histoire.
Jusqu’à un certain point, la question du statut politique du Tibet fait partie de ces fragments archéologiques. Toute une littérature est apparue énumérant les preuves que le pays était – ou n’était pas – indépendant au moment de son invasion par les troupes chinoises il y a cinquante ans. Bien peu d’ouvrages, en revanche, décrivent les éléments fondamentaux de la vie au Tibet : la condition des gens qui y vivent, la trame de leurs aspirations sociales et politiques, les composantes intellectuelles et culturelles de leur société au moment où elle s’adapte aux exigences et aux complexités de la modernité. Ce texte espère donc contribuer à informer sur les conditions de vie actuelles au Tibet, tout en montrant nos propres préoccupations à son sujet et les conceptions que nous en avons.
L’une des raisons qui nous conduisent à nous tourner vers la société et les individus qui la composent plutôt que d’en rester aux subtilités du droit international sur le sujet controversé de l’indépendance du Tibet, c’est qu’il est vraisemblablement impossible de donner une réponse définitive, en termes juridiques et historiques, à la question de son statut politique. Chacun n’avance que les éléments de preuve qui vont dans son sens, laissant de côté tout ce qui peut aller à son encontre. Les Chinois soutiennent que dès le XIIIe siècle les dirigeants du Tibet ont officiellement fait entrer leur Etat au sein de la grande Chine, tandis que du côté des Tibétains, on affirme que les liens historiques de leurs dirigeants avec la Chine n’étaient que des liens de maîtres religieux à patrons laïques. Mais le débat sur l’indépendance est plus complexe que ces polémiques ne le suggèrent, pour la bonne raison que les questions de fond sous-jacentes à ces discussions, sont rarement abordées : qui sont les Tibétains ? quelles sont les frontières du Tibet ?
Sur le plan ethnographique et linguistique, les Tibétains constituent un peuple moins homogène qu’on pourrait le penser. Deux sous-groupes ethniques, les Khampas à l’est et les gens de l’Amdo au nord-est, forment ensemble une population dépassant celle des régions centrales et occidentales du Tibet. Les Khampas parlent des dialectes plus ou moins intelligibles pour les gens de l’Amdo, et tous les dialectes de l’est sont suffisamment différents du parler de Lhasa pour que ce dernier ne soit compris dans ces régions. C’est en général le parler de Lhasa, avec ses proches variantes en usage au Tibet central, qui est enseigné aux étudiants occidentaux qui apprennent le tibétain, un dialecte qui demeure donc incompréhensible à plus de deux millions de Tibétains.
Quoique ces sous-groupes à l’intérieur de la famille tibétaine soient clairement tibétains, au sens où ils partagent la même langue écrite, des traits physiques ou de culture similaires qui les distinguent de leurs voisins, ce qui peut les définir comme un peuple unifié appartenant à une seule nation n’est pas tout aussi évident. Un argument que l’on avance souvent est leur adhésion commune à la variante tibétaine du bouddhisme. Mais il faut se rappeler que le bouddhisme a été introduit relativement récemment parmi les Tibétains : ce n’est approximativement qu’au XIe siècle que c’est devenu une religion fermement établie à l’échelle nationale ; or les Tibétains font remonter leur histoire plus de mille ans auparavant. Par ailleurs, il existe à l’intérieur du pays des communautés assez importantes qui, tout en étant tibétaines, ne sont pas bouddhistes, comme les musulmans de Lhasa ou les bonpos. Nous ne pouvons pas non plus définir les Tibétains en termes de style de vie : affirmer qu’ils constituent une nation de moines et de nomades occulte simplement le fait qu’une très grande partie d’entre eux ont toujours été des fermiers sédentaires, que les moines et les nonnes ne représente plus maintenant que 2% de la population, et que près de 20% de la population vit actuellement dans les villes. Le peuple que l’on appelle tibétain présente une plus grande diversité qu’on aime à le penser, et les forces qui le lient sont plus complexes qu’il y paraît.
Cela ne veut pas dire que les Tibétains n’ont pas le sens d’une identité commune ni d’une appartenance à un même peuple. Les Chinois sont plus fragmentés par les disparités régionales, linguistiques et historiques que les Tibétains. Néanmoins, cette identité n’est pas tant un fait historique démontrable qu’une situation que les Tibétains ont créée par leur détermination à se considérer comme un seul peuple. Cette détermination n’a fait que se renforcer face aux ambitions territoriales chinoises, et jusqu’à un certain point, l’unité des Tibétains en un seul peuple est surtout un fait politique : elle s’est affirmée devant l’arrivée d’un ennemi commun et les attaques d’une idéologie qui sert d’instrument à la suprématie d’une autre nation.
La manière dont les Tibétains se voient eux-mêmes a évolué, ce qui les a conduits à de nouvelles contradictions, en particulier sur la question des frontières : où commencent et où finissent les frontières du Tibet ? Les choses sont claires en ce qui concerne le Tibet central, le cœur du pays autour de Lhasa, dirigé depuis le XVIIe siècle par les dalaï lamas. Elles le sont moins en ce qui concerne le Tibet de l’Est, qui a été pendant des générations un agrégat de multiples principautés aux régimes différents et aux loyautés ambiguës, offrant tantôt leur allégeance à Lhasa, tantôt à la Chine, ou encore ni à l’une ni à l’autre. Quant à l’Amdo, autrefois considéré comme le nord-est du Tibet est maintenant en grande partie intégré dans la province chinoise du Qinghai, il n’avait reçu aucun signe de la souveraineté de Lhasa pendant quelque deux cents ans avant l’arrivée des Chinois dans la capitale en 1951. Quand les Chinois ont arraché le contrôle du Qinghai au seigneur de la guerre Ma Pufang en 1949, le gouvernement de Lhasa ne s’est pas plus manifesté et n’a pas revendiqué la région comme faisant partie intégrante du Tibet, ce que font maintenant les Tibétains en exil. Au Kham, par contre, région qui s’étend au sud de l’Amdo et est maintenant rattachée en grande partie à la province du Sichuan, Lhasa a souvent guerroyé contre les armées chinoises dans les premières décennies de ce siècle et a eu droit, pendant une courte période, à une partie du territoire après avoir remporté une victoire sur les Chinois de la région. Malgré cela, Lhasa n’a pas protesté quand les armées communistes ont annexé la région. Le chiffre, souvent cité par les Tibétains en exil et les Occidentaux, de sept millions et demi de Chinois au Tibet, inclut de larges régions et des villes comme Xining qui n’ont pas fait partie du Tibet politique pendant des siècles. De telles incertitudes quant aux frontières du Tibet ne font que compliquer les querelles sur son statut politique.
Il est largement accepté que le Tibet a appartenu, d’une certaine manière, à l’empire chinois au XIIIe siècle, puis, de nouveau, au XVIIIe siècle lorsque les armées chinoises ont été envoyées protéger le Tibet de conflits internes et repousser l’invasion des Gorkhas du Népal, de même qu’à l’époque où un amban chinois (représentant impérial) résidait à Lhasa. Mais de nombreux défenseurs de la cause tibétaine disent qu’alors l’empire chinois était soit mongol (Yuan), soit mandchou (Qing), et que les républicains chinois qui se sont emparés de Pékin en 1911 n’ont pas hérité de tous les droits ni du respect auxquels leurs prédécesseurs mandchous pouvaient prétendre. C’est un argument de poids dans les traditions politiques asiatiques, mais non dans le système international qui accepte en général les transferts de droits dynastiques.
De quelque manière que l’on résolve la question, une chose est sûre : si l’on admet qu’aux XVIIIe et XIXe siècles, les empereurs chinois avaient un droit non négligeable de participer aux affaires tibétaines, la revendication a une indépendance totale du côté des Tibétains n’est pas aussi limpide qu’on le présente souvent. D’autres éléments, qui peuvent être avancés avec une relative certitude, ne semblent donc que compliquer les choses. Premièrement les Chinois (ou leurs dirigeants mongols et mandchous) ont vraiment cru, pendant des temps considérables, à tort ou à raison, être les suzerains du Tibet. Deuxièmement, il est certain que ces dirigeants et leurs sujets ne considéraient cependant pas que les territoires tibétains avaient le même statut que les provinces chinoises – celles-ci étaient administrées, au sein du gouvernement impérial, par des bureaux différents de ceux dont dépendaient le Tibet et la Mongolie. Troisièmement, il est clair que jusqu’à ce siècle, quand les Britanniques ont commencé à encourager activement la notion de séparatisme à Lhasa, les Tibétains – chose naturelle dans le contexte culturel et politique de l’époque – n’ont guère cherché à enlever aux empereurs leurs illusions de souveraineté sur le Tibet. Quatrièmement, il n’est pas contesté, même par les Chinois, qu’après 1912, une fois que tous les dignitaires et résidents chinois à Lhasa eurent été expulsés par le gouvernement tibétain après la chute de la dynastie Qing, Lhasa a exercé ses pleins pouvoirs pendant trente-huit ans en gouvernant ses propres affaires, intérieures et extérieures, jusqu’à ce que l’armée chinoise envahisse ses frontières orientales.
Ce dernier point est particulièrement convaincant, d’autant que le XIIIe dalaï lama, dans un traité avec la Mongolie dont l’original est perdu, aurait déclaré en 1912 le Tibet indépendant. Ce n’est pourtant pas aussi concluant qu’il y paraît car de larges parties de la Chine ont eu aussi une autonomie de fait pendant la première moitié de ce siècle – le Qinghai, par exemple, qui a eu un gouvernement relativement indépendant sous Ma Pufang pendant cette même période. On peut juger que ce n’était qu’une conséquence de l’affaiblissement du gouvernement chinois (confronté à l’époque à l’invasion japonaise et à la guerre civile). Ma Pufang ne semblait pas considérer son royaume historiquement et culturellement distinct du reste des entités politiques qui coexistaient à l’intérieur de la Chine.
En dernière analyse, les historiens et les juristes ne trouveront pas nécessairement de réponse concluante. Ils pourront concéder que le statut du Tibet, avant 1912, n’était pas assimilable à celui d’un Etat au sens moderne du terme. Le Tibet n’était pas non plus une province chinoise à proprement parler, mais, à l’exception des périodes où la Chine était trop affaiblie pour exercer un pouvoir central, il ne s’est pas non plus défini en termes contemporains d’Etat souverain. Les Tibétains qualifient de chö-yon, ou protecteur-patron, la relation entre les deux gouvernements avant 1912, cela revenant à dire que les Tibétains offraient une direction spirituelle aux empereurs chinois en échange d’une protection politique. Cela semble, cependant, mieux décrire une relation personnelle entre dirigeants que résoudre la question du statut d’un pays.
Un argument négatif paraît toutefois étayer les vues tibétaines : personne ne semble avoir, jusque-là, trouvé de document selon lequel les Tibétains et leur gouvernement auraient explicitement reconnu la souveraineté chinoise avant l’invasion de 1950. L’importance de cet argument ne réside pas tant dans le rôle qu’il peut jouer dans un débat juridique, que dans ce qu’il révèle en termes de réalités politiques de terrain. La principale question en ce domaine est de savoir comment les Tibétains se sont perçus et se perçoivent actuellement. Il est un fait que la plupart des Tibétains semblent, d’expérience, se sentir un peuple et un pays distinct de la Chine. Au Tibet central, peu de gens avaient rencontré des Chinois avant l’invasion, et pratiquement aucun des Chinois qui se trouvent actuellement au Tibet n’y a vécu plus de cinquante ans. Bien que les armées chinoises aient traversé le Tibet plus de quatre fois au XVIIIe siècle, les Tibétains les ont probablement considérées comme des armées alliées venant aider leur gouvernement à écarter des menaces d’invasion ou d’insurrection, et non comme des armées suzeraines. A supposer que le Tibet ait jamais fait partie de la Chine à une époque récente, cette intégration semble avoir été, en grande partie, un lien établi sur un modèle traditionnel qui n’a pas d’équivalent à notre époque ou bien un arrangement diplomatique abstrus entre élites, qui n’a sans doute jamais été communiqué au peuple tibétain lui-même.
Il est certain qu’il y avait peu de signes d’influence chinoise au Tibet, sans même parler de domination. Les principaux traits de culture et de société y étaient entièrement différents de ceux de leurs voisins chinois – la monnaie, les timbres, la langue, le costume, la nourriture et le système de taxes étaient tous distincts et, avant l’invasion chinoise, le pays avait développé toutes les institutions politiques et sociales, d’une armée à un fonctionnariat, dont a besoin un pays pour vivre en toute souveraineté. Ce sont ces réalités simples, sorties de l’expérience plutôt que d’une quelconque considération juridique, qui ont une vraie signification politique, parce que c’est en grande partie cela – et il faut ajouter leurs croyances religieuses – que l’on doit attribuer la décision de centaines de milliers de Tibétains dans les années 50 et 60, de mourir pour défendre leur vision du Tibet comme un pays à part entière. C’est dans ce contexte que l’on doit comprendre la campagne chinoise actuelle à l’intérieur du pays obligeant les Tibétains à recevoir une « éducation patriotique ». Ce programme veut que chacun suive des cours et signe une déclaration où il est dit que le Tibet fait partie de la Chine depuis le XIIIe siècle. Cette campagne suggère que le souci de Pékin n’est pas tant de convaincre les experts sur le plan juridique, que d’obtenir le consentement populaire. Les autorités chinoises, elles aussi, voient la question tibétaine prendre forme dans les vues et les croyances du peuple tibétain, et non les décisions de juristes et de dirigeants.
Etrangement, bien peu, y compris parmi les Tibétains, reprennent l’argument qu’au vu du statut particulier accordé par les empereurs de Chine au Tibet, distinct de celui des autres provinces chinoises, le Tibet doit avoir été à leurs yeux quelque chose de l’ordre d’une colonie. Or si l’on pousse cet argument – et il est difficile à contester –, la situation présente pourrait être décrite comme celle d’une occupation coloniale. Là réside un des mystères (certains pourraient même dire la tragédie) du dossier tibétain : ses dirigeants en exil et leurs conseillers ont préféré démontrer que le Tibet a un droit absolu à la souveraineté, dans le souci peut-être de jouer la carte du soutien occidental, plutôt que de prôner le droit de son peuple à la décolonisation, une option qui aurait pu attirer un soutien plus large parmi les pays en voie de développement.
Mais ceci appartient par essence au domaine des stratégies et des lignes définies par les élites politiques. Au niveau des réalités quotidiennes telles qu’elles sont vécues à la base, et pour autant que l’on puisse en juger, il est avéré que les Tibétains n’acceptent pas la présence chinoise et n’en voient pas la légitimité. Il serait difficile, sinon, d’expliquer que depuis 1950, ils sont des milliers à avoir pris part à des révoltes, guérillas, mouvements de protestation, à s’être fait jeter en prison ou exécuter, ou avoir choisi l’exil. On ne peut écarter un phénomène aussi généralisé ni le considérer comme le seul fait d’une ancienne élite politique ou de ses héritiers, dont le pouvoir et la fortune ont été ébranlés et ruinés par l’arrivée chinoise à Lhasa. En fait, c’est l’aristocratie tibétaine qui a été la première à collaborer avec les Chinois, attirée par les alléchantes offres de richesse et de promotion sociale. Le soulèvement de 1959 ressemble plus à un soulèvement populaire qu’à une agitation de nobles dépossédés de leurs biens et privilèges. Que l’on se place dans une perspective politique ou humanitaire sur la question du Tibet, le facteur déterminant dans l’évaluation de la situation est probablement la perception que les Tibétains eux-mêmes en ont : ils ont le net sentiment que leur pays est occupé par une puissance étrangère.
Cela ne veut pas dire que les autres aspects de la question, avec toutes les difficultés qu’ils présentent, puissent être écartés comme de pures abstractions académiques. Nous devons les appréhender dans toute leur complexité, afin de nous munir des rudiments nécessaires à toute discussion intelligente. Mais la plupart des débats sur le Tibet en Occident s’arrêtent soit à une sorte de « quête du Graal » politique – l’argument irréfutable qui prouvera que le Tibet fait ou ne fait pas partie de la Chine –, soit à l’affirmation que, d’une manière ou d’une autre, la force morale de l’opinion occidentale prévaudra pour conduire à un changement politique au Tibet et en Chine. Or, en politique, la réponse à ces questions est relativement simple : ce ne sont ni les arguments juridiques ni la rectitude morale qui vont décider de ce qu’est la « vérité », c’est avant tout la détermination et la force. L’histoire des luttes pour la décolonisation au cours de ce siècle peut suggérer que si les Tibétains qui vivent dans ces régions du Tibet choisissent d’affirmer vraiment leur identité collective comme celle d’un seul peuple et font preuve de leur volonté politique de la défendre, même les Chinois auront quelques difficultés à les en empêcher.
Depuis l’invasion, c’est une alternance de brutalités et de concessions qui décrit le mieux la politique chinoise vis-à-vis des Tibétains. Il y a incontestablement eu des périodes « dures » pendant lesquelles de « graves erreurs » ont été commises selon les aveux des autorités chinoises elles-mêmes. Mais il est important de reconnaître que ces années de brutalité ont été entrecoupées de périodes pendant lesquelles il y a eu peu, sinon pas, d’atrocités commises. La perception que l’on a des régimes communistes est souvent réductrice et on pense le plus souvent qu’ils ne se maintiennent au pouvoir que par la force quand, en réalité, ils l’utilisent avec un dosage efficace de promesses et de récompenses. Mais la complexité de la domination chinoise ne réside pas tant dans l’usage du bâton et de la carotte, que dans la sincérité des concessions qu’elle se permet de faire. Comme dans beaucoup de cas de colonisation, une proportion importante de communistes chinois envoyés au Tibet après 1950 ont agi en grande partie pour des raisons altruistes, et ont cru en toute bonne foi qu’ils allaient apporter de réels progrès matériels et spirituels dans la vie de leur nombreux concitoyens. Ces attitudes contradictoires nous conduisent dans un étrange palais des glaces où les fonctionnaires chinois apparaissent simultanément avec le désir d’aider, de séduire ou de brutaliser leurs sujets.
Au cours des trois périodes « dures » qui totalisent une vingtaine d’années, les Tibétains ont dû subir et souffrir de l’extrémisme dogmatique du gauchisme chinois ; c’est à cause de ces années que l’on a pu accuser la Chine de génocide ou d’ethnocide. La première de ces périodes a été déclenchée par le soulèvement tibétain de 1959 et a duré jusqu’en 1962 : des milliers de Tibétains ont été exécutés, emprisonnés ou sont morts de faim dans des camps de prisonniers. Jusqu’à présent aucune personnalité officielle n’a publiquement reconnu ces atrocités, mais nous savons qu’elles ont eu lieu, et que châtiments et condamnations ont été le plus souvent distribués arbitrairement, grâce a un rapport secret écrit en 1962 par le panchen lama (porté à la tête du Tibet par Mao). Ce rapport a pu sortir clandestinement et passer à l’Ouest en 1996. Cette période inclut également les famines (particulièrement au Kham et en Amdo) provoquées par la politique du « grand bond en avant », tentative de Pékin de donner la priorité à l’acier sur l’agriculture et de mettre en place du jour au lendemain, des communes à travers toute la Chine. En 1981 les dirigeants chinois ont finalement reconnu que le grand bond en avant, qui selon certaines estimations a fait trente millions de morts, a été une « grave erreur ». Un rapport de l’Institut de recherche sur le système économique de Pékin estime qu’il y a eu neuf cent mille morts rien que dans la province du Qinghai (où un quart de la population est tibétaine), morts probablement de faim. Les nomades tibétains ont été particulièrement affectés par cette implantation forcée de communes qui exigeait que tous les troupeaux soient regroupés au même endroit ; une fois les pâturages de cet endroit épuisés, tous les animaux mouraient en masse : le plan n’autorisait pas de les faire transhumer.
La seconde phase « dure » a été la Révolution culturelle que les Chinois estiment avoir duré de 1966 à 1976, bien qu’au Tibet elle ait continué de fait jusqu’en 1979. Au cours de ces années, Mao Zedong a lancé un mouvement effréné sur tout le territoire chinois pour éliminer les « quatre vieux maux », c’est-à-dire « vieille pensée, vieille culture, vieilles coutumes, vieilles traditions ». Pour ceux qui n’étaient pas chinois, la campagne est devenue une tentative pure et simple de destruction de leur culture et de leur identité, puisque les idéologues gauchistes ont déclaré, à l’époque, que toutes les distinctions entre les nationalités et formes de croyance religieuse étaient le résultat du système de classes. Les conséquences ont été terribles pour tout le monde. Chinois, Tibétains, Mongols et autres minorités nationales sous domination chinoise ont été obligés de s’habiller à la chinoise, de faire une vraie profession de foi de leur athéisme, de détruire leurs temples, de brûler leurs livres, de condamner, d’humilier, voire de tuer maîtres, professeurs, écrivains, penseurs et aînés de leurs communautés.
Il est encore trop tôt pour faire le bilan de la troisième période « dure », qui va de 1987 à 1990. Pendant une grande partie de ces années agitées, Lhasa a vécu sous la loi martiale. On pense que la police a tué une centaine de Tibétains au cours de manifestations, tandis qu’au moins trois mille ont été emprisonnés, et il semble que beaucoup d’entre eux aient été torturés, souvent avec une grande brutalité. La répression par les forces de sécurité (en particulier par la Police populaire armée, un corps paramilitaire) s’est faite au grand jour et a attiré l’attention internationale – c’est la seule période « dure » dont ont pu être témoins des étrangers. La Chine avait commencé à ouvrir le Tibet au tourisme en 1981, et, en 1987, dernière année de cette expérience d’ouverture, il y a eu quarante-sept mille touristes étrangers au Tibet.
Le gouvernement civil a été rétabli à Lhasa, fin mai 1990, après treize mois de loi martiale. Les autorités chinoises ont alors fait une déclaration, passée inaperçue dans la presse occidentale, selon laquelle la politique de sécurité au Tibet devait passer d’un type de maintien de l’ordre dit « passif » à un type « actif ». Ce qui signifie, dans le code obscur utilisé par les politiciens chinois, que par la pratique consistant à tirer sur les manifestants, à utiliser torture et détentions en masse comme moyen de répression serait remplacée par des formes de contrôle plus circonspectes et plus mesurées.
Ces trois périodes dures mises à part, il reste vingt-sept ans que l’on ne peut facilement ranger sous l’étiquette des périodes d’atrocités. Chronologiquement, les Chinois ont pris les régions du Tibet oriental qui n’étaient pas directement administrées par Lhasa en 1949, ils ont arrivés au Tibet central une année plus tard, l’armée chinoise est entrée à Lhasa en octobre 1951, et le gouvernement tibétain a capitulé. Or ce n’est qu’à partir du soulèvement de 1959 que les autorités chinoises ont pris en main les affaires quotidiennes du gouvernement tibétain. Au Tibet central, ces huit ans, de 1951 à 1959, n’ont pas vu de grands changements dans la vie des Tibétains, sinon que les Chinois ont introduit plus de confort moderne, construit quelques écoles et jardins d’enfants, installé de petites centrales électriques, diffusé des films de propagande, distribué des bourses d’étude à Pékin, et introduit de nouvelles modes.
S’il est difficile d’imaginer comment une armée d’invasion et un colonisateur triomphant ont pu se comporter de manière ainsi modérée dans leurs nouveaux territoires, il suffit de penser au Hong Kong d’aujourd’hui : là aussi on peut voir un effort consciencieux d’éviter tout signe visible de changement dans la vie quotidienne de ses habitants, en dépit de la restructuration profonde qui s’opère au niveau des statuts et du gouvernement. Au Tibet, la politique des débuts a été guidée par le même souci. Après avoir donné une forme légale à leur souveraineté, les Chinois ont fait extrêmement attention à laisser en apparence le gouvernement traditionnel en place, avec le dalaï lama à sa tête. De fait, le dalaï lama et ses ministres étaient dépourvus de tout pouvoir. Un comité du Parti pour le Tibet, dirigé par des généraux chinois, décidait de ce que le gouvernement tibétain pouvait et ne pouvait pas faire. Sauf dans quelques situations d’extrême urgence, ses instructions étaient communiquées de manière discrète par des canaux indirects et présentées comme des « conseils ». Les dirigeants tibétains savaient qu’ils n’avaient d’autre choix que de suivre ces conseils, car leur armée était en grande partie démantelée. Mais toutes ces précautions faisaient qu’à première vue, les tibétains avaient gardé le pouvoir ; à Delhi, par exemple, Nehru a réellement cru que les Chinois avaient réussi une transition pacifique ; en 1956, il a d’ailleurs persuadé le dalaï lama, qui cherchait alors à s’exiler en Inde, de poursuivre son alliance avec Pékin.
La stratégie qui consiste à se rallier des ennemis potentiels en leur accordant des concessions telles que permettre à l’élite traditionnelle de maintenir un semblant d’autorité, le communisme chinois l’appelle « travail pour un front uni ». Il existe même un bureau dans les plus hautes instances du Parti, le Département du travail pour un front uni, dont la seule tâche est de préparer et mettre en œuvre de telles concessions. Au Tibet en 1950, les dignitaires traditionnels ont eu la possibilité de garder de très hautes fonctions à l’intérieur du nouveau système de gouvernement s’ils acceptaient de coopérer avec leurs nouveaux dirigeants, cela accompagné des avantages habituels : voiture avec chauffeur, privilèges protocolaires, logements luxueux et salaires élevés. Autre exemple : on dit qu’aujourd’hui les autorités chinoises offrent au dalaï lama le poste de vice-président s’il accepte de reconnaître que le Tibet fait partie de la Chine.
On ne peut rendre pleinement compte des complexités de la politique chinoise en la réduisant à la description de ces mouvements de balancier de gauche à droite, de la répression à la coopération. A l’instar des colonisateurs occidentaux qui se croyaient engagés dans la « mission civilisatrice » d’apporter le christianisme et une culture plus avancée à des peuplades attardées, les chinois ont participé à un mouvement idéologique qui s’est assigné pour mission de libérer le pauvre et l’opprimé. Et il faut admettre qu’au cours des phases de politique « douce », les Chinois ont fait un effort beaucoup plus considérable que les colonisateurs européens pour apporter des améliorations pratiques sur les territoires nouvellement acquis, et qu’au Tibet comme en Chine, ces progrès ont souvent bénéficié aux échelons les plus défavorisés de la société. L’invasion chinoise a conduit, en partie, à mettre fin au servage et à l’asservissement par dette, elle a mené aux réformes sur la propriété foncière de 1959 et à la transformation du système quasi féodal du Tibet.
La politique de la dernière phase de modération, qui a commencé au début des années 80, a été, par bien des aspects, similaire à celles des années 50. En mai 1980, Hu Yaobang, secrétaire général du Parti, a annoncé que les cadres chinois seraient progressivement mutés hors de la Région autonome du Tibet et que les Tibétains pourraient prendre leur place dans l’administration. Il devait en même temps y avoir une amnistie fiscale pour les fermiers et les nomades ; la religion et la culture tibétaines auraient la possibilité de s’épanouir ; enfin des investissements considérables seraient consacrés à l’éducation, aux infrastructures et au développement de la région. Ce fut en gros bien accueilli par les Tibétains vivant au Tibet, qui ont immédiatement saisi cette occasion pour faire des études supérieures modernes et prendre les postes de cadre disponibles dans l’administration. Tandis que des milliers de jeunes hommes et de jeunes femmes choisissaient la voie des monastères et des couvents, d’autres devenaient professeurs dans les écoles et les collèges ou s’engageaient dans des carrières d’écrivains ou d’universitaires. Ces deux sphères d’activité, religieuse d’un côté et universitaire laïque de l’autre, ont pris une signification capitale pendant cette phase soudaine de redécouverte culturelle. Plus de mille cinq cents monastères ont été reconstruits, la plupart du temps avec des fonds tibétains locaux, permettant à la communauté de renouer des liens avec son héritage culturel tel qu’il était en 1959, en même temps qu’écrivains, chercheurs et administrateurs coopéraient pour produire, avec une rapidité extraordinaire, un énorme corpus en tibétain, qui comprenait aussi bien des textes de création littéraire que des ouvrages universitaires, scientifiques ou religieux. Cette émergence d’une littérature tibétaine a été unique, non pas parce que (comme les Chinois l’ont affirmé de temps en temps) il n’y avait pas eu de littérature au Tibet auparavant, mais parce que les Tibétains, pour la première fois, produisaient des œuvres culturelles à la fois tibétaines et modernes.
Au cours de cette période, en particulier dans les régions de l’est du Tibet ethnographique, celles qui sont maintenant absorbées dans les provinces du Qinghai, Sichuan, Gansu et Yunnan, les nouvelles occasions que les concessions de l’Etat offraient ont été saisies à leur plein avantage par une sorte de coalition d’intellectuels tibétains sous la conduite du panchen lama et des libéraux chinois, conduits par Yu Yaobang. Il en est sorti une nouvelle intelligentsia tibétaine – on pourrait presque dire une classe moyenne tibétaine. Tout cela s’est produit très rapidement, ses membres ont fait preuve de confiance et de solidarité, et, à la différence des anciens groupes de tibétains éduqués, ils parlaient chinois couramment et étaient à même d’affronter le monde moderne. Ils détenaient, de plus, des positions à l’intérieur de l’appareil administratif et culturel du Tibet.
Il n’est sans doute pas surprenant que devant ces signes de confiance grandissante parmi les Tibétains, l’inquiétude ait gagné les hautes sphères du Parti communiste chinois au milieu des années 80. En 1987, quand le dalaï lama a commencé sa campagne pour demander un soutien politique en Occident, au Tibet, les unités de propagande ont reçu l’ordre de publier une série de déclarations le condamnant dans un langage que l’on avait plus entendu depuis le début des années 80. Cette décision a conduit aux manifestations de 1987 pour l’indépendance, et a plus ou moins marqué la fin de cette dernière phase de concessions.
La situation au Tibet doit aujourd’hui se comprendre de manière très différente : ce n’est ni une période de brutalité évidente, ni une période de concessions. La politique de tirer-pour-tuer de la fin des années 80 a été abandonnée et le nombre de prisonniers politiques est (pour autant que l’on sache) tombé de trois mille à environ sept cents. Jamais auparavant autant de Tibétains n’avaient pu obtenir de passeport pour voyager à l’étranger et, en 1992, les autorités ont annoncé un allègement des taxes et des charges pour ceux qui souhaitaient monter une entreprise au Tibet. L’économie de la Région autonome a atteint un taux de croissance annuel de 10%, selon les statistiques officielles, indice plus élevé que celui de la Chine dans son ensemble, et bien au-dessus de l’indice moyen mondial. A la fin de 1997, presque aucune mention de nouvelles manifestations pour l’indépendance n’a été faite, alors qu’il y avait eu plus de deux cents au cours des neufs années précédentes. Or, en dépit de ces signes de calme politique, les Tibétains qui vivent actuellement au Tibet disent que la situation est pire qu’elle ne l’a jamais été depuis 1980, quand l’ouverture au monde extérieur a été amorcée. Comment devons-nous comprendre cela dans le cadre de cette nouvelle phase de concessions apparentes ?
Avant de pouvoir répondre à cette question il faut d’abord réviser certains des concepts et des postulats que nous utilisons. La répression est souvent identifiée à un certain nombre d’incidents visibles tels qu’arrestations politiques, détentions, patrouilles militaires. Si de tels signes sont souvent caractéristiques des premières phases d’une occupation militaire, ils ne s’installent pas nécessairement pour durer sous cette forme. Si l’on devait imaginer, par exemple, à quoi ressemblerait aujourd’hui, aux yeux d’un touriste étranger, les pays de l’Europe occupée si les nazis n’avaient pas été vaincus, on peut raisonnablement penser que, contrairement à ce que l’on pouvait voir en 1943, les patrouilles casquées et les sentinelles armées de mitraillettes à chaque coin de rue auraient disparu. L’exemple de la France occupée pendant la guerre montre comment une grande partie d’un pays peut être gouvernée par des collaborateurs et leur police civile, de sorte qu’il y a relativement peu de signes extérieurs dans la vie quotidienne des vrais maîtres militaires. Quelque cinquante ans après la mise en place d’une occupation, il reste peu de raison de maintenir un système de coercition trop voyant. L’époque des actes héroïques est révolue et la résistance est depuis longtemps matée ou éliminée. Ce qui peut surprendre au Tibet, c’est que les Chinois aient trouvés nécessaire, jusqu’en 1990, d’utiliser des méthodes de répression grossières, et qu’un demi-siècle après le début de l’occupation, ils n’aient toujours pas réussi à en finir avec ce qui semble un intarissable réservoir de résistance tibétaine.
Les arrestations politiques continuent au Tibet. On peut encore voir la police armée sortir dans les rues à la moindre alerte, et des rapports réguliers d’incidents brutaux parviennent dans les pays limitrophes – par exemple, en décembre 1997, un moine tibétain est arrivé à Katmandou après avoir survécu à dix jours de torture au Ngari, dans l’extrême ouest du Tibet, où les soldats l’avaient soupçonné de vouloir s’enfuir du pays. Mais les indicateurs de l’atmosphère politique ne doivent plus être recherchés dans de tels incidents visibles. Il faut les rechercher dans tout ce qui est politiquement orienté au niveau des stratégies de commande du système – dans l’identité et les affiliations des décideurs, le vocabulaire de l’administration, le degré de participation au processus politique des gens qui n’appartiennent ni à l’élite, ni à l’administration, dans l’étendue de l’expression culturelle et dans les programmes scolaires et cours d’histoire au lycée.
Si nous examinons le premier élément – celui des décideurs politiques régionaux –, nous trouvons, selon une estimation, que 66% d’entre eux sont chinois dans la Région autonome du Tibet. Or, selon les statistiques officielles, 3% de la population seulement est chinoise. De manière similaire, le pourcentage d’étudiants chinois en formation technique est d’environ 40%. Il n’existe pas de chiffres de participation ethnique à l’économie, mais on peut raisonnablement estimer que la plus grande part du capital investi et des profits d’exploitation ne sont pas aux mains des Tibétains.
Tout cela est le signe d’une structure politique organisée pour maintenir le pouvoir, et l’influence, dans l’orbite d’une seule communauté : la communauté chinoise. Dans la période « modérée » du début des années 80, les Tibétains avaient réussi à éroder cette structure de domination par une minorité en mettant à profit l’atmosphère de concessions pour lancer leurs propres activités culturelles et s’emparer des postes dans l’administration. Les décideurs politiques chinois ont milité contre cela et contre les développements qui y étaient liés, en lançant un avertissement sur les risques que cela représentait pour le pouvoir du Parti. En 1987, après avoir monté une campagne contre la pollution bourgeoise, ils provoquèrent la chute de Hu Yabang. Deux années plus tard, ce fut l’écrasement de la révolte des étudiants place Tienanmen, révolte inspirée par la mémoire de Hu. Quelques-unes de ces réformes ont été reconduites en Chine, mais au Tibet, c’est une autre histoire. Nous assistons aujourd’hui au démantèlement, pièce par pièce, du régime de concessions mis en place par Hu il y a une vingtaine d’années, et à la reconsolidation du pouvoir de l’oligarchie chinoise. La mort soudaine en 1989 du Xe panchen lama, dernier grand chef religieux à l’intérieur du Tibet, a mis fin au dernier obstacle de ce revirement politique.
Ce démantèlement a été un processus graduel. Il s’est d’abord manifesté de la manière la plus évidente dans les opérations de sécurité à la fin des années 80, sous la forme de ce que les Chinois appellent action policière « passive » – arrestations de masse et exécutions dans la rue. Cela a été suivi par un glissement vers un profil plus discret à partir de 1990 : la police a gardé ses effectifs dans les casernes tandis que la vidéo devenait le nouveau moyen de surveillance, le Bureau de la sécurité de l’Etat a joué un rôle accru, et les fonds destinés à la mise en place d’un réseau d’indicateurs ont considérablement augmenté. Ces changements peuvent apparaître comme une forme de retour à la modération, mais ils ont été guidés par un besoin d’efficacité : en 1990, une circulaire a été envoyée aux cadres occupants les échelons les plus élevés à Lhasa, soulignant que l’utilisation systématique de la torture sur les prisonniers était contre-productrice parce qu’elle ne faisait qu’accroître la détermination populaire à combattre les autorités. Vers le milieu des années 90, le remplacement de moyens brutaux de répression par des méthodes plus subtiles et efficaces a porté ses fruits : au cours de l’été, la majorité des cellules clandestines de la résistance ont été infiltrées par la sécurité de l’Etat à Lhasa. Peu après, la plupart de leurs membres ont été arrêtés ou ont dû s’enfuir.
A ce moment là, les autorités avaient déjà porté leur intention sur un second front : l’économie, dans le même effort de faire machine arrière concernant les réformes libérales du début des années 80. Lhasa et les régions proches de la capitale ont été déclarées « zone économique spéciale » et ouvertes à l’esprit d’entreprise dans le cadre de ce que l’on appelle le socialisme de marché chinois. Le Tibet est ainsi devenu une zone de frontière qui attire des pionniers venant de régions comme le Sichuan et le Zhejiang. Ils commencent par réparer les bicyclettes dans la rue, et ouvrent ensuite des petites boutiques, des restaurants et des petites entreprises dans les villes du Tibet. Le principe de « zone économique spéciale » n’a jamais été appliqué, mais il a envoyé un message simple et efficace en Chine : il y a beaucoup d’argent à faire à Lhasa, et très vite.
Ce changement radical dans l’économie urbaine du Tibet ne s’est pas fait spontanément. En avril 1992, l’ordre a circulé de convertir toutes les façades des bureaux de l’administration situés sur la rue principale en une rangée de petites boutiques de type garage. La plupart furent occupées par des immigrants chinois, ce qui créa un certain malaise chez les Tibétains voyant ainsi la perspective du renouveau de leur culture disparaître sous une vague de modernisme bon marché dont beaucoup n’avaient rien à attendre. Plus tard dans l’année, ordre a été émis de lever toutes les barrières à la circulation des gens et des marchandises entre les différentes provinces intérieures du Tibet. Il ne devait plus y avoir de restrictions à l’immigration chinoise dans la région. Vers 1995, il a été décidé d’offrir un encouragement économique aux Tibétains et une nouvelle politique a pris forme : de larges emprunts à un taux avantageux ont été mis à disposition d’hommes d’affaires tibétains. Elle a eu pour résultat de créer un nouvel appétit de richesses chez les Tibétains des villes et de favoriser de manières spectaculaire une classe cossue de chefs d’entreprise tibétains, dotés de nouvelles maisons, de magnétoscopes, et de véhicules tout terrain. En même temps, l’Etat, avec des participations étrangères, a énormément investi pour équiper le Tibet d’un système de télécommunications avancé.
Pour autant que l’on puisse dire de l’extérieur, ce développement économique a entrainé un foisonnement de petits commerces, surtout des bars karaoké et des night-clubs à l’existence éphémère, dont le véritable commerce est souvent la prostitution. Ce nouveau développement semble avoir été alimenté par le réinvestissement d’emprunts à bas taux d’intérêts fait sur le marché monétaire de Hong Kong. Ce boom urbain actuel pourrait en théorie conduire à un développement économique plus stable, mais avec une base économique fragile, il est probable qu’il s’effondrera lorsque l’Etat ne pourra plus se permettre de financer les emprunts. Pendant ce temps une nouvelle ploutocratie émerge et se distancie de la majorité des Tibétains, dont les chances de faire du commerce ou trouver du travail ne progresseront guère tant que le développement de l’infrastructure stagnera. Même dans l’hypothèse inverse, les Tibétains risquent fort de se retrouver sans emploi, sans parler de profit, car il est vraisemblable que l’on fera venir des ouvriers chinois lorsque les projets d’exploitation des puits de pétrole et des mines de cuivre seront mis en œuvre.
Si la politique au Tibet restait axée sur le développement de cette économie somme toute dynamique, quoique sujette à caution, on pourrait estimer que l’objectif du présent régime semble bien intentionné. Mais le libéralisme économique du socialisme de marché est déjà pratiqué depuis 1992 par les tenants de la ligne dure, et ce pour encourager l’immigration au Tibet, manœuvre démographique destinée à garder le contrôle du pouvoir. En juillet 1997, il est apparu clairement que ce réformisme économique comprenait aussi un programme politique moins orthodoxe. Le principal représentant de la Chine au Tibet, le secrétaire du Parti Chen Kuiyuan, a prononcé un discours dans lequel il déclarait que le bouddhisme était une croyance « étrangère » et ne faisait pas partie de la culture tibétaine. Non qu’il ait eu tort en termes absolus – comme nous l’avons vu, le bouddhisme s’est diffusé au Tibet il y a environ un millier d’années. Mais il est évident que l’intention cachée derrière cette déclaration était une critique provocante de la notion de la culture tibétaine, dont la sauvegarde demeure la préoccupation fondamentale et primordiale du dalaï lama et de beaucoup d’autres Tibétains éminents, ainsi qu’ils n’ont cessé de le déclarer aux cours de ces dix dernières années.
En novembre 1997, Chen a continué à dénoncer un nouvel ennemi à l’intérieur de la société tibétaine, le « réactionnaire caché ». Il faisait allusion à un certain nombre d’individus, qu’il n’a pas nommés mais pris en exemple, parmi le peu de grands intellectuels tibétains qu’il restait dans les universités, et parmi les Tibétains éduqués qui avaient des postes relativement élevés dans l’administration, au niveau de la direction, depuis la période de réformes du début des années 80. Ces deux déclarations peuvent être considérées comme le signal de l’ouverture d’un troisième front dans la bataille que livre la Chine pour renforcer son contrôle du Tibet. Le travail de la police du début des années 90 et l’orientation économique du milieu des années 90 laissaient maintenant la place à une tentative de réforme de la culture tibétaine.
L’agressivité inhabituelle que l’on peut discerner dans la politique religieuse au Tibet depuis 1995 fait clairement partie d’une offensive plus étendue. L’interdiction de montrer en public des photographies du dalaï lama et les attaques constantes dont il fait l’objet dans la presse signifiaient qu’il fallait désormais le considérer comme un imposteur religieux et un paria politique. Cela constitue un changement politique significatif par rapport aux années 80 où il n’avait été attaqué, rappelons-le, que sur le plan politique. La campagne de 1995 contre l’enfant qu’il a reconnu comme réincarnation du panchen lama a constitué l’aspect le plus spectaculaire de cette offensive culturelle plus vaste. En obligeant des centaines de Tibétains, fonctionnaires, chercheurs, lamas et intellectuels, à apporter publiquement leur appui au droit de l’Etat de choisir la nouvelle réincarnation, les autorités les ont contraints à renoncer à toutes les promesses des années 80.
En 1996, une autre campagne majeure s’est ouverte pour apporter cette fois une « éducation patriotique » aux moines et aux nones. Elle ciblait le bas clergé. Chaque monastère et chaque couvent devait recevoir des gongzuo dui, ou « équipes de travail » de cadres du Parti pour des sessions de trois mois où serait enseignée quotidiennement une vision correcte de la religion, du droit, de l’histoire, et du dalaï lama. Chaque personne devait faire preuve de sa loyauté en signant une déclaration où elle dénonçait le dalaï lama et reconnaissait que le Tibet faisait partie de la Chine. Ce programme se poursuit actuellement au Tibet central et, en octobre 1997, il a commencé dans les grandes universités monastiques de l’Amdo. En mars 1998, il a été étendu aux écoles et aux citoyens du Tibet, de sorte que dans un avenir prévisible, tous les Tibétains devront finalement déclarer un par un leur allégeance au nouveau régime.
Ce troisième front, le front culturel, va au-delà des stratégies de répression policière où d’appâts économiques, mécanismes assez directs pour éliminer la dissidence. L’attaque culturelle paraît, à long terme, avoir pour but d’éliminer les idées qui pourraient, à l’avenir, mener à la dissidence, de même que le démantèlement des concessions de la période de réforme. Elle réveille cependant de mauvais souvenirs. Par le fond et la forme de la Révolution culturelle, une des périodes les plus brutales de l’histoire du communisme chinois. Elle comporte de plus un aspect qui n’était pas apparu pendant la Révolution culturelle : elle renforce la peur de l’assimilation engendrée par l’immigration de Chinois attirés dans la région par les avantages économiques qu’elle offre. Cette appréhension est alimentée par les rumeurs fréquentes de plans de transferts de pionniers en grand nombre, comme les Chinois l’on déjà fait en Mandchourie, en Mongolie, et au Xinjiang. Les Chinois retraités qui étaient en poste au Tibet ont été officiellement encouragés, depuis 1994 au moins, à s’établir sur place. En pratique, beaucoup de nouveaux arrivants ne s’établissent que temporairement au Tibet. Ils ne restent que quelques années, et ce flux migratoire est presque entièrement limité aux villes et cités. Leur impact a néanmoins une grande portée.
Les « nouveaux Tibétains », généralement chinois ou huis (chinois musulmans), sont des entrepreneurs qui jouent un rôle important dans le jeune secteur privé de l’économie, fer de lance de la stratégie chinoise de développement. Ils dominent la vie économique et ont aussi introduit une nouvelle culture qui a rapidement empiété sur la vie tibétaine, en particulier dans les villes. Les détracteurs de cette culture exogène disent qu’elle est chinoise. Il est vrai que langue, idées, coutumes et art chinois remplacent de plus en plus leurs équivalents tibétains dans de nombreuses régions, mais il est aussi vrai que ce nouveau style de vie importé n’est pas vraiment chinois. Il fait plutôt partie d’une sorte de culture mercantile moderne globale dont les ingrédients bien connus sont discothèques, musique pop, cassettes de Mickael Jackson, chaussures Adidas, magnétoscopes, valeurs boursières, motocyclettes, téléphones portables, télévisions à satellite, courrier électronique, pour ne pas mentionner l’héroïne et le sida. Avec la levée des barrières commerciales et la libre circulation des personnes, ce nouvel assaut auquel les Tibétains doivent maintenant faire face est autant d’origine occidentale que d’origine chinoise ; les voilà maintenant confrontés aux mêmes choix que leurs voisins népalais, bhoutanais et indiens, et que les autres nations en voies de développement, obligées, en tant que sociétés traditionnelles, de composer avec l’agression brutale de la modernité.
Les Tibétains font face à ces développements avec un sérieux handicap : mis à part quelques éléments très personnels, tous les choix qui s’offrent maintenant à eux sont faits, en leur nom, par les dirigeants chinois. Faut-il endiguer le flot de la modernité, faut-il prendre des mesures compensatoires en terme d’éducation et de formation, faut-il adapter ou abandonner la langue, les arts et les coutumes tibétaines devant les nouvelles exigences, faut-il limiter ou encourager les investissements extérieurs, faut-il donner la priorité aux initiatives ou aux commerçants indigènes de la région ? Force est d’observer qu’au Tibet, les dirigeants chinois n’hésitent pas à faire certains choix, comme encourager la prostitution et refuser de limiter l’immigration, choix qui retarderont ou détruiront les tentatives naissantes de la culture tibétaine à s’adapter à la modernité, comme elle l’avait fait avec succès au début des années 80. On peut déjà voir que ces deux dernières années, les parents, à Lhasa, ont commencé à encourager leurs enfants à étudier le chinois, certains qu’ils ne trouveront pas d’emploi s’ils sont exclusivement munis de diplômes en tibétain. Comme pour insister sur ce point, l’université du Tibet a déjà fermé ses admissions au département de tibétain.
La politique chinoise telle que nous pouvons actuellement l’observer est étrange, singulière, hybride, différente des revirements gauche-droite antérieurs. Le Tibet est aujourd’hui comme un chaudron dans lequel se concocte une expérience ; les hommes politiques tentent d’y réaliser un dessein totalitaire, tout en poursuivant une action de réformes économiques où le libéralisme économique du socialisme de marché est utilisé pour encourager l’émigration au Tibet, comme il l’a été en 1992 par les tenants de la ligne dure. Les indicateurs de cette politique composite – que les Chinois appellent « dure à l’intérieur, douce à l’extérieur », l’équivalent d’une main de fer dans un gant de velours – ne sont pas visibles à un observateur de passage. Il ne verra plus de tanks dans les rues ou de mitraillettes installées sur les toits, mais des hôtels de tourisme, des boutiques d’informatique, des cabines téléphoniques publiques, tous les signes de prospérité et de luxe qui nous sont familiers. La présence d’une classe défavorisée de Tibétains sans emploi peut même apparaître comme le signe d’une disparité sociale rassurante, et une session d’éducation politique dans un monastère ou une école n’est pas particulièrement choquante ni incongrue aux oreilles d’un étranger qui ne comprend pas. Mais ce sont là les images et les indicateurs de ce qu’il se passe au Tibet aujourd’hui : une expérience de répression ciblée et de restrictions culturelles dans un contexte économique souple.
Il se peut que la perception de la question tibétaine ait été embrouillée et dénaturée par les formes qu’a prise la sympathie populaire pour le Tibet dans les pays occidentaux. Dans le monde Anglophone, cela a culminé avec des films de Hollywood sorties à la fin des années 90 – Sept ans au Tibet de Jean-Jacques Annaud, et Kundun de Martin Scorsese, pour ne citer que les plus connus. Elle avait été symbolisée auparavant par les interventions médiatiques de vedettes du cinéma américain comme Richard Gere et Harrison Ford. Ce jaillissement d’intérêt, dans le monde des médias et le grand public, provoqué par ces films (qui essaient de refléter le point de vue des Tibétains en exil sur le conflit) a pris pour acquis que les aspirations des nationalistes tibétains et la poursuite du conflit sino-tibétain ont une base solide. Ce soutien bien intentionné influence la manière dont l’opinion populaire se représente la question du Tibet. Mais il a aussi quelque chose de chimérique et, à long terme, risque de faire plus de mal que de bien à la cause qu’il défend.
Certains aspects de la manière qu’a l’occident de couvrir la question aujourd’hui peuvent en effet susciter des inquiétudes. L’accroissement récent de la couverture médiatique donne l’impression d’un support populaire important à l’Ouest, ce qui laisserait penser que les gouvernements occidentaux défendront la cause tibétaine. Or ceci n’est pas nécessairement le cas. La question du Tibet en Occident est un exemple classique de l’un de ces conflits entre le législatif et l’exécutif, fréquents dans l’histoire des démocraties occidentales : le Tibet présente un type d’intérêts pour le législateur différent des intérêts de ceux qui prennent les décisions en matière de politique étrangère. Les implications de cette dichotomie n’ont pas toujours été relevées et ont apparemment eu des conséquences inaperçues. Tandis que parlements et assemblées penchaient d’un côté, l’exécutif (et les intérêts commerciaux dont il est plus proche) a penché de l’autre, et les Tibétains se sont vus faire l’objet d’un coup publicitaire de temps en temps, et d’une occasionnelle déclaration parlementaire sans poids légal.
Le Congrès américain a par exemple déclaré en 1991 que le Tibet était un pays indépendant sous occupation militaire, mais cette déclaration n’a pas de signification légale et, comme telle, elle a été semble-t-il ignorée par les juristes et les décideurs politiques. Quoi qu’il en soit, la principale préoccupation des dirigeants chinois demeure donc l’application réelle pour les gouvernements de leur politique étrangère. Cela n’a pas toujours été le cas : jusque vers 1994 environ, Pékin réagissait assez vivement aux déclarations parlementaires, croyant probablement qu’elles devaient refléter, comme en Chine, le point de vue du gouvernement, ou bien qu’elle pouvait jouer un certain rôle dans ses prises de décision. A tel point que sous la pression extérieure des parlements occidentaux et de groupes de pression, un certain nombre de prisonniers politiques tibétains ont été libérés ou sauvés de l’exécution pendant cette période. L’expérience a corrigé cette vision, et Pékin, qui a récemment créé un groupe de recherche pour analyser les dysfonctionnements du Congrès américain, sait maintenant que l’on peut traiter séparément les deux piliers du système politique occidental. En particulier lorsqu’il s’agit de problèmes mineurs ou à résonnance sentimentale. La sentence contre l’étudiant tibétain exilé Ngawang Choepel, étudiant à Middlebury College, arrêté pour avoir voyagé au Tibet avec une caméra vidéo et condamné à dix-huit ans de prison en dépit des appels du Congrès, était probablement destinée à marquer cette prise de conscience.
A moins que le Tibet ne gagne un soutien plus concret que la simple sympathie populaire et une brillante image dans les médias, les communiqués parlementaires n’auront guère de poids auprès des autorités chinoises qui traitent maintenant directement avec les investisseurs ou de gouvernement à gouvernement. On peut, bien sûr, rétorquer que par le passé, la volonté populaire a mené à des soutiens institutionnels significatifs suivis d’actions gouvernementales ou financières. Mais d’autres facteurs étaient alors intervenus. Si le sort de l’Afrique du Sud et de la Palestine s’est bien imposé comme une question essentielle dans le monde, c’est parce que ces deux pays présentaient une importance stratégique incontestable, que des opérations militaires et des combats terroristes de grande envergure étaient en cause, que ces pays étaient représentés à l’extérieur par des partis politiques nationaux parfaitement mûrs et organisés, et qu’il y avait à l’intérieur du pays un vaste mouvement de résistance extrêmement actif. Aucune de ces conditions, probablement pas même la dernière, ne s’applique actuellement au Tibet.
Seconde faiblesse : le soutien populaire de base que le Tibet rassemble dans les pays occidentaux est plus localisé qu’il n’y paraît. Après sa fuite du Tibet en1995, le militant pour les droits de l’Homme Gendun Rinchen, qui avait été élu meilleur guide du Tibet trois ans auparavant, a dit que 80% des touristes qu’il avait accompagnés avaient peu ou pas du tout idée qu’il y avait des problèmes politiques au Tibet. Et il s’agissait de personnes qui avaient payé pour se rendre dans ce pays. La couverture médiatique n’a pas changé grand-chose au fait que la question du Tibet n’atteint qu’un public restreint et demeure affaire de spécialistes, sauf dans certains pays occidentaux.
Il est regrettable que le poids de la sympathie occidentale ait été surévalué. Les Tibétains restés à l’intérieur de leur pays ont eu la fausse impression qu’ils bénéficiaient d’un soutien international ; on peut dire que c’est en partie ce qui les a encouragés à organiser des manifestations et des mouvements de protestations au Tibet, ce qui au bout du compte leur a valu une certaine publicité, mais leur a personnellement coûté très cher pour ne leur apporter que peu de résultats concrets. Plus largement, cela a créé une atmosphère de désillusion et de frustration apparemment assez répandue actuellement chez les Tibétains, qui pensaient peut-être que le soutien occidental serait plus large et plus efficace. Ils se sont retrouvés seuls pour se rendre compte que la pression extérieure n’avait finalement mené qu’à renforcer la sophistication du système de contrôle du Tibet.
Le plus préjudiciable peut-être, c’est le message politique que ce mouvement de soutien occidental a communiqué aux Chinois et aux autres peuples dans les pays en voie de développement. Le fait que les seuls étrangers qui s’intéressent à la question tibétaine sont essentiellement des Occidentaux – et que la rhétorique occidentale sur la question adopte le plus souvent un ton polémique anti chinois, qu’en outre, elle est, de toute évidence, mal informée – laisse planer l’impression que le Tibet est une préoccupation occidentale artificiellement gonflée pour servir les intérêts du bloc occidental. L’histoire malheureuse de l’utilisation de la question tibétaine par les pays occidentaux, et plus particulièrement par les Etats-Unis, dans les années 50-60, comme stratégie de guerre froide pour déstabiliser la Chine, a alimenté l’idée que les critiques du rôle de Pékin au Tibet ne sont qu’inventions créées en Occident pour attaquer la Chine et les pays en voie de développement en général. Cela a permis à Pékin d’avoir l’appui du tiers-monde et de lui éviter un blâme pour violation des droits de l’Homme aux Nations Unies après neuf tentatives infructueuses.
Une autre difficulté pour la défense de la cause tibétaine en Occident réside dans la concentration d’éléments parasites que l’on y trouve : tout ce que le Tibet a de fascinant pour un Occidental, c’est son exotisme, son mysticisme, sa religion haute en couleur, le charme ineffable du dalaï lama, la mystique de la montagne et ainsi de suite. En terme de politique, ces facteurs sont en marge de la question – on n’a pas défendu le Koweït a cause du charme de ses cheikhs. Ce que l’on devrait trouver dans les discussions sur le Tibet, si l’on veut qu’elles soient fructueuses sur le plan politique, ce sont les mêmes questions que l’on aborde dans toute discussion sur les conflits coloniaux ou les territoires occupés. Qui détient le pouvoir ? Qui n’a pas accès au pouvoir ? Quels sont les demandes et le programme politiques de la partie concernée ? Quel est le degré de proximité des représentants des différents groupes impliqués avec ceux qui le représentent ? Et ainsi de suite…
La banalisation de la question tibétaine a laissé s’accumuler un certain nombre d’idées toutes faites qu’il faudra peut-être reconsidérer si l’on veut que le point de vue occidental sur le Tibet devienne crédible. Par exemple, notre perception du dalaï lama comme souverain pontifié du bouddhisme tibétain. Il faut savoir que c’est un phénomène récent, une sorte d’arrangement entre les différents ordres conclu dans les années 60 et destiné à simplifier les relations avec les étrangers. Quant au pacifisme tibétain, il a été exagéré. S’il est vrai qu’en général les Tibétains ont suivi l’avis de leurs leaders de ne pas prendre les armes, il s’agit d’un phénomène bien récent et non inhérent à leur nature ou à leur culture. Jusqu’en 1974, des milliers de Tibétains ont pris part à une violente guérilla contre les Chinois, financée un certain temps par la CIA. Le clergé qui, dans les années 20, a fait échouer les tentatives du gouvernement tibétain et du précédent dalaï lama d’élargir les effectifs de l’armée tibétaine et de la moderniser (ruinant ainsi toute chance de pouvoir résister à l’annexion par la Chine) n’était pas guidé par la moindre objection à la violence, mais par la peur qu’une telle modernisation ne resserre les liens avec les Britanniques non bouddhistes, et ne diminue le pouvoir des monastères ; cela a mené à plusieurs insurrections organisées par des moines contre le précédent dalaï lama et contre le régent.
Il y a aujourd’hui quelque dix mille soldats tibétains dans l’armée indienne, soldats entraînés dans les techniques de guerre en altitude, une menace que les Chinois prennent au sérieux. Le degré des violences politiques parmi les Tibétains n’est pas non plus aussi bas que les rapports occidentaux aimeraient à le faire croire : sept bombes au moins ont explosé au Tibet entre 1995 et 1997, dont l’une a été posée par un moine, et un nombre non négligeable de Tibétains cherchent à prendre personnellement les armes ; des centaines de soldats chinois et de policiers ont été battus pendant les manifestations tibétaines et l’un d’entre eux, au moins, a été tué de sang-froid. Au sein de la communauté en exil elle-même, il existe une tendance à l’intolérance, dirigée particulièrement contre ceux qui ont laissé percevoir la plus infime marque de critique contre le dalaï lama, et courent ainsi le risque d’être passés à tabac ou recevoir des menaces de mort. La religion elle-même n’est pas au-dessus de tout conflit : au moins deux des quatre principales écoles de bouddhisme sont ruinées par des querelles accompagnées de meurtres ou de menaces de mort dans les deux cas.
La description mythifiante des Tibétains comme peuple fondamentalement religieux et pacifique est peut-être attrayante, mais néanmoins réductrice. Elle laisse entendre que les Tibétains sont passifs, que leurs décisions sont prises selon la tradition et non en fonction d’un choix, elle suggère qu’ils ne font pas partie du monde moderne et laïque, et qu’ils ne sont pas adaptés à la compétitivité de la politique contemporaine dans les décisions. De même, l’image politique du Tibet a tendance à privilégier les souffrances endurées par les Tibétains sous l’occupation chinoise. Cela est présenté tantôt comme un phénomène global où l’on cite le chiffre de ceux que l’on croit tués, tantôt sous forme de cas individuels où l’on décrit l’histoire d’une nonne ou d’un moine emprisonnés et torturés. Ces rapports ne sont pas faux (bien que les chiffres avancés soient souvent inexacts), mais comme il y a une absence d’analyse, cela revient à faire le portrait des Tibétains en victimes qu’il faut aider, et non en agents d’une politique de changement qu’il faut encourager.
C’est autour de la problématique des droits de l’Homme, telle qu’on l’applique au cas du Tibet, que l’on peut observer une autre faille entre sympathie et action politique. Déclarations médiatiques, parlementaires ou gouvernementales ont tendance à se limiter à la question de savoir comment les individus sont traités au Tibet par le présent régime. Or dans le monde dur de la politique internationale, la question des droits de l’Homme reste en marge du processus de décision politique. Malgré toutes les déclarations régulièrement faites par les gouvernements, quelle que soit leur tendance, sur la question des droits de l’Homme, leur politique a peu de chances d’en être modifiée – presque tous les pays ont pudiquement fermé les yeux sur les violations des droits de l’Homme à l’intérieur de leurs propres frontières.
Les déclarations gouvernementales sur les droits de l’Homme au Tibet ou en Chine sont monnaie d’échange qui sert à créer un effet de levier pour des questions plus importantes dans leur agenda, des écrans de fumée destinés à impressionner la circonscription électorale tout en n’inquiétant pas trop Pékin. Un régime sophistiqué comme celui de la Chine aurait très bien pu, s’il l’avait souhaité, désamorcer du jour au lendemain la plupart des critiques étrangères à son égard sur la question des droits de l’Homme, en proposant de nommer une commission d’enquête, en arrêtant quelques commissaires de police pour torture et en invitant des représentants des Nations Unies à visiter leurs prisons modèles. Que cela ne soit pas fait, et qu’il n’y ait eu que récemment un début de réponse à ces critiques, avec occasionnellement une autorisation officielle de telles visites, s’explique, entre autres raisons, parce qu’il est de son intérêt, aussi bien que de l’intérêt des pouvoirs occidentaux, de garder des désaccords publics et des conflits axés sur des domaines essentiellement marginaux, afin de mieux éviter les questions potentiellement porteuses de conflits irréversibles. Les militants tibétains qui demeurent au Tibet ont rarement (jusqu’à récemment) inclus les droits de l’Homme dans leurs mouvements de protestation ou dans leurs slogans. Le discours sur les droits de l’Homme est en grande partie une facette de la rhétorique des réfugiés, et une simplification occidentale de la question. Au Tibet même, les textes sur les affiches que l’on trouve placardées aux murs ont surtout trait à l’indépendance : à tort ou a raison, elle est au centre des revendications des Tibétains.
Personne ne peut avoir mieux compris cela que les dirigeants chinois eux-mêmes : ils n’ont cessé de remarquer, et cela passe d’habitude inaperçu, que le véritable enjeu est la souveraineté. Quand les manifestations tibétaines de 1987 ont déclenché un flot de critiques sur l’application des droits de l’Homme en Chine, les Chinois ont agi comme si ces accusations étaient des attaques voilées contre leur implantation territoriale, et ont demandé à chaque gouvernement qui émettait ces critiques l’assurance que celles-ci ne concernaient que les droits de l’Homme et n’empiétaient pas sur la reconnaissance du Tibet comme partie de la Chine. Dans la plupart des cas, mis à part la Grande-Bretagne, les gouvernements occidentaux ont rassuré Pékin
Finalement, bien que ces dix dernières années la Chine n’ait cessé de faire l’objet de violentes attaques dans les médias occidentaux pour son rôle au Tibet (que ce soit pour les aspirations déclarées de ses dirigeants ou pour sa politique de pouvoir), elle est ressortie de ces années d’attaques diplomatiques apparemment acerbes avec une moisson de gains politiques. Avant 1987, peu de pays, mis à part l’Inde et le Népal, avait spécifiquement déclaré que le Tibet faisait partie de la Chine. Si la revendication tibétaine à un Etat séparé ou au moins à un statut ambigu était auparavant étayée par le fait même que peu de pays s’étaient prononcés sur la question, depuis, la plupart des pays sollicités ont accepté de reconnaître la souveraineté chinoise. La situation est maintenant renversée, au moment même où les critiques occidentales de la Chine sont communément présentées comme une manière d’aider le Tibet. Autrement dit, on peut avancer que l’appui limité des gouvernements occidentaux peut tout autant avoir compromis les perspectives politiques sur la question tibétaine qu’il les a encouragées.
S’il est besoin de généraliser, on peut donc dire que la perception occidentale des affaires tibétaines a été alourdie de tout un héritage romantique, d’une information plus que simplifiée, et d’une présentation politique floue. Ces caractéristiques et les conséquences parfois malencontreuses qu’elles ont entraînées doivent nous conduire à rechercher une vision plus disciplinée et plus méthodique de la question. Qu’il y ait des réticences dans la discussion sur le Tibet en Occident peut provenir d’une association excessive avec le bouddhisme, que beaucoup d’Occidentaux voient comme antithétique à tout pragmatisme ou à une réflexion politique. Il y a eu une tendance à ne se consacrer qu’aux aspects religieux de la situation tibétaine, comme antidote conscient au rationalisme occidental. Cela a eu des effets assez concrets sur les Tibétains : depuis leur exil en Inde qui a commencé il y a une quarantaine d’années, une grande quantité d’argent et d’énergie a été dépensé pour la conservation de la culture tibétaine en dehors du Tibet. Une approche plus pragmatique aurait été d’encourager cette culture à se développer plutôt qu’à essayer de la figer, on aurait pu l’équiper pour faire face à la modernité plutôt que de contribuer à en faire un musée vivant. Comme le tibétologue Melvyn Goldstein, chercheur controversé, l’a fait remarquer en 1990, les fonds occidentaux ont servi à financer la production d’une littérature religieuse des plus abstruses en tibétain, et non à encourager la communauté en exil à créer une littérature romanesque, des nouvelles, de la dramaturgie ou de la poésie (jusqu’à la création du projet de traduction de l’institut Amnyemachen en 1992), de sorte qu’un réfugié tibétain laïque ne trouve guère autre chose à lire dans sa propre langue que des ouvrages de métaphysique de haut niveau. Si, dans la communauté en exil, des milliers de moines tibétains ont reçu l’éducation religieuse la plus élevée, peu de réfugiés laïques ont en revanche une formation en technologie ou en sciences. Et dans le monde universitaire occidental qui se consacre aux études tibétaines, il n’y a que depuis huit ans que l’on envisage sérieusement des études portant sur le Tibet moderne : la tibétologie, dans son ensemble, est restée orientée sur les études classiques. On peut difficilement trouver, en dehors de la Chine ou du Tibet même, une étude consacrée au Tibet contemporain ou une œuvre de littérature profane moderne.
Les limites des efforts occidentaux pris globalement ne signifient pas que la poursuite tibétaine d’une identité nationale soit sans portée ou vouée à l’échec. Les changements politiques ne sont pas dictés par des certitudes relevant de la logique comme l’a montré l’expérience soviétique, et l’expérience du Tibet n’est certainement pas dénuée d’importance ; il n’y a aucune raison de penser que ses limites quantitatives excluent la possibilité qu’elle puisse avoir un impact régional beaucoup plus large. Par exemple, quand en 1987 Steve Lehman et moi-même nous sommes rencontrés dans une des petites rues de Lhasa au cours d’une manifestation totalement inattendue, la question du Tibet n’était nulle part sur l’agenda chinois et encore moins international. Si le gouvernement chinois n’avait pas choisi de cacher les détails de ce mouvement de protestation, de nier qu’il y avait eu des morts par balles parmi les Tibétains alors que nous, ainsi que d’autres touristes, l’avions vu, et de refuser de laisser par la suite entrer les journalistes étrangers, la question du Tibet n’aurait peut-être pas beaucoup attiré l’attention cette dernière décennie. Ce fut pour Pékin, l’occasion d’erreurs qui ont eu un effet dont on pouvait difficilement prévoir les répercussions durables.
Ce qui eu un impact durable n’est pas tant que le mécontentement des Tibétains se soit fait connaître au monde extérieur, c’est que les événements de cette journée ont induit le ressentiment tibétain à se développer en une désaffection profonde et fortement motivée, qui a elle-même engendré une agitation bien plus grande dans les mois qui ont suivi. Avant que le mouvement de protestation de 1987 ne se déclenche, les Tibétains avaient apparemment pris conscience du fait qu’on allait leur retirer les concessions que Hu Yaobang leur avait accordées sept ans plus tôt ; la réaction des autorités aux manifestations a été le révélateur que le léviathan chinois craignait le coup d’épingle de la dissidence tibétaine. Cette peur, qui s’est exprimée dans la décision d’ouvrir le feu sur les manifestants à Lhasa, a été comme le signe que le dragon était plus fragile que son souffle brûlant essayait de le faire croire à ses sujets. Cela ouvrait ainsi aux Tibétains un rôle potentiel important à jouer.
En termes plus techniques, ce que les Chinois ont déjà accompli et fortement plus avant pour s’en prendre aux racines de la culture tibétaine a servi à faire naître une forme moderne de conscience politique de masse chez les Tibétains. La politisation que des décennies d’endoctrinement explicite n’ont pu inculquer est en train de s’opérer par les efforts que font les Chinois pour éviter précisément la montée de la conscience nationaliste au Tibet.
La politique chinoise actuelle au Tibet, pleine de contradictions extrêmes, souffre depuis de fragilité et d’incertitude et tend à concentrer ses attaques sur ce qui peut sembler innocent. Depuis 1995, elle a interdit les photographies d’un homme au visage avenant qui porte la robe, elle a orchestré une campagne officielle ordonnant la dénonciation d’un enfant de six ans, elle a obligé quarante mille moines et nonnes à signer des déclarations concernant l’histoire du XIIIe siècle, et elle a affirmé qu’une tradition religieuse vieille de mille ans était étrangère. De telles décisions ne peuvent s’expliquer simplement par la logique de la realpolitik ou de l’intérêt national ; il faut chercher ailleurs l’explication des forces qui dirigent le gouvernement chinois au Tibet.
Tout se passe comme si la Chine opérait, dans ses relations avec le Tibet, non pas dans un univers soutenu par ses armées et ses usines, mais plutôt par ses constructions idéologiques. Après tout la question primordiale pour les dirigeants de Pékin n’est peut-être pas, ou n’a jamais été, leur solvabilité auprès des instances financières internationales, ni leur position dans la communauté internationale, mais leur crédibilité aux yeux des peuples à l’intérieur de la Chine même. C’est un régime d’une grande jeunesse, d’à peine cinquante ans, qui a pu s’emparer du pouvoir grâce à l’incompétence et la barbarie de ses opposants, et par de généreuses promesses utopiques à ses partisans. Au cours de ses années au pouvoir, en dépit de quelques succès notoires, il a été amené à commettre des atrocités à côté desquelles celles des régimes précédents paraissaient moins graves. Même Tchang Kai-shek n’a pas provoqué de famine tuant trente millions d’hommes. Le régime actuel a maintenant largement rejeté l’idéal des pères de la révolution, non pas tant parce qu’il s’est rallié au capitalisme et aux inégalités sociales, mais parce qu’il a renoncé à l’éducation gratuite pour tous, à la prise en charge des soins médicaux, et à garantir l’emploi.
Quoi que l’on puisse dire à propos des Tibétains, ils ont en leur faveur une solide base pour revendiquer la reconnaissance de leur légitimité. Ils ont peut-être manqué l’occasion de se proclamer Etat-nation, mais ils bénéficient de toutes les caractéristiques d’un Etat ; en tant que force politique ils sont unifiés à un degré extraordinaire dans leurs objectifs ; comme mouvement, ils ont un chef qui inspire un respect exceptionnel, non pas tant en Occident où il est plus un symbole qu’une réalité, mais à l’intérieur du Tibet où l’unité politique qu’il parvient à cimenter peut très bien devenir le dernier atout de l’avenir du Tibet. Un pacifisme même partiel constitue un avantage stratégique important, non pas au nom des vertus morales mais parce qu’il peut facilement servir de base à leur revendication de légitimité dans un conflit où l’opposant lui-même a peu de base légitime dans son recours à la force pour consolider son pouvoir.
Cela ne signifie pas que l’on puisse prévoir le résultat de ce conflit. Les Tibétains sont capables de commettre des erreurs de stratégie (comme les événements l’ont démontré) à grande échelle, tout autant que les Chinois. Ils pourraient rejeter le dalaï lama et retourner à des conflits sectaires ou régionaux, décider de restaurer leur tradition autocratique ou au contraire atteindre un tel niveau de compromis avec les Chinois qu’il ne leur resterait aucun droit. Ou bien encoren ils pourraient se tourner vers d’autres objectifs, comme la poursuite de la richesse immédiate, déjà offerte à certaines classes de Lhasa.
Pourtant même dans de tels scénarios, l’histoire des conflits nationalistes montre que de telles tendances ne sont que des diversions. On peut distraire un peuple un temps en faisant miroiter la modernisation ou en cultivant ses conflits internes, mais en fin de compte leur intérêt à faire valoir leur identité refera surface, et à ce moment il risque d’être mieux préparé, avoir de plus hautes ambitions et de meilleurs ressources. Autrement dit, les stratégies chinoises (et occidentales) pour désamorcer les aspirations tibétaines ne semblent pas devoir réussir à long terme, et ne peuvent que servir à exacerber le conflit.
Quand Steve Lehman, d’autres touristes occidentaux et moi avons vu les manifestants occuper les rues de Lhasa en octobre 1987, une obscure discussion a surgi entre nous sur le rôle des étrangers. Devions-nous assister en spectateurs silencieux aux événements, ou devions-nous aller nous tenir au milieu de la foule pour montrer notre sympathie aux manifestants et empêcher les soldats d’ouvrir le feu ? En l’occurrence, ceux qui ont choisi de se joindre à la foule en levant le poing se sont rendu compte qu’on leur tirait aussi dessus. Plus important peut-être, leur participation a été photographiée et filmée par les responsables de sorte que, jusqu’à ce jour, elle sert de preuve pour soutenir que ces manifestations ont été déclenchées par des agents-provocateurs étrangers et qu’elles ne reflétaient nullement l’opinion des Tibétains. Peut-être que les choses auraient été exactement les mêmes quoi que nous ayons fait, mais l’incident nous a rappelé qu’en dernière analyse le rôle du journaliste ou de l’observateur étranger est peut-être plus limité que l’on aimerait se l’imaginer.
Bien que les réactions de l’Occident jouent incontestablement un rôle dans le conflit, le résultat final se décidera entre les Tibétains et les Chinois, et la solution à leur différend dépendra presque entièrement de leur ingéniosité et de leur ténacité. On peut considérer que la décision marquante des Chinois en 1990 de ne plus tirer sur les manifestants au Tibet découle de la vive critique internationale dont Pékin a fait l’objet à ce sujet, mais elle a été aussi motivé par le fait que la Chine a compris que ce style de répression ne ferait que leur aliéner encore plus les Tibétains. En d’autres termes, les Chinois redoutent considérablement l’agitation tibétaine. L’essentiel dans ce conflit n’est pas le statut légal du Tibet, l’ampleur de l’armée, la stature du dalaï lama ou la force morale des revendications : c’est ce que des Tibétains déterminés peuvent décider en masse de s’opposer activement au pouvoir chinois.
Il est ironique que ce soit les tibétains du Tibet qui soient les moins souvent consultés par les journalistes étrangers et les hommes politiques, que leurs opinions soient le plus rarement rapportées en détail par les observateurs et les écrivains. C’est aussi pour cela [qu’essayer de] communiquer quelque chose de l’expérience de la pensée de ce peuple, n’est ni un hommage ni une élégie : c’est une demande pour que nous observateurs, réajustions notre attention sur ceux qui sont, dans tous les sens, la clef de l’avenir du Tibet et les seuls arbitres de la manière dont la question se joue – les Tibétains eux-mêmes.
CHRONOLOGIE DU TIBET AU XXe SIECLE
1902 - La rumeur affirmant que les Russes ont signé un traité secret avec les Tibétains parvient au vice-roi des Indes, Lord Curzon. Les Britanniques se préparent à envoyer des troupes.
1903 – 1904 - L’armée britannique, forte de trois mille hommes, marche sur Gyantse. Le XIIIe dalaï lama se réfugie en Mongolie, puis en Chine. Les Britanniques se retirent après avoir signé une convention anglo-tibétaine qui prévoit l’installation d’agents commerciaux au Tibet.
1909 - Le dalaï lama rentre d’exil. Les troupes chinoises occupent une partie du Kham au Tibet oriental. Il sollicite l’assistance de la Grande-Bretagne.
1910 - L’armée chinoise, forte de deux mille hommes, envahit le Tibet et entre à Lhasa. Le dalaï lama se réfugie en Inde.
1911 - La dynastie mandchoue est renversée à Pékin. Yan Shikaï établit la République chinoise et déclare le Tibet, le Xinjang (Turkestan oriental) et la Mongolie provinces chinoises.
1912 - Les Tibétains se soulèvent contre les Chinois qui signent un accord de reddition et rentrent en Chine en passant par l’Inde.
1913 - Le dalaï lama retourne à Lhasa et proclame l’indépendance du pays. Les Mongols font de même. Le Tibet, la Grande-Bretagne et la Chine se rencontrent à Simla en octobre pour l’ouverture d’une conférence tripartite.
1914 - La convention de Simla est signée le 3 juillet. Elle définit, entre autres, les frontières sino-tibétaines. Pékin désavoue son plénipotentiaire et ne ratifie pas le texte qui ne devient exécutoire qu’entre la Grande-Bretagne et le Tibet.
1918 - Les troupes tibétaines battent les chinois ; un traité est négocié.
1920 - La Grande-Bretagne assure aux Tibétains du soutien britannique sur la question de leur autonomie.
1923 - Le panchen lama, opposé à la politique du dalaï lama, conteste son assujettissement fiscal et se réfugie en Chine.
1933 - Le XIIIe dalaï lama, Choekyi Gyaltsen meurt à Lhasa.
1935 - Naissance du XIVe dalaï lama, Tenzin Gyatso, le 6 juillet, dans une famille de fermier de l’Amdo.
1937 - Le IXe panchen lama meurt à Jyekundo (Yushu), à la frontière chinoise.
1938 - Naissance du Xe panchen lama, Gompo Tseten, le 19 février, dans le Xunhua, région tibétaine de la province du Qinghai.
1940 - Le XIVe dalaï lama est intronisé à Lhasa, à l’âge de quatre ans.
1941 – 1946 - Le Tibet reste neutre pendant la Seconde Guerre mondiale et refuse aux Chinois nationalistes, aux Britanniques et aux Américains le droit d’établir une voie stratégique sur son territoire pour relier la Chine à l’Inde.
1947 - Le Tibet envoie une délégation pour discuter de l’ouverture de relations et d’échanges commerciaux avec l’Inde, la Chine, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Le pays est au bord de la guerre civile quand Reting, l’ex-régent, tente un coup d’Etat avec les moines de Sera et le soutien du gouvernement nationaliste chinois.
1949 - La commission chargée de trouver la réincarnation du IXe panchen lama reconnaît Gompo Tseten Xe panchen lama. En Chine, l’armée populaire de libération (APL) est victorieuse de l’armée nationaliste, et le 1er octobre Mao Zedond proclame la République populaire de Chine. Le Xe panchen lama, âgé de onze ans, envoie un télégramme où il demande à Mao d’ « unifier la patrie ». L’ALP promet de « libérer le Tibet des impérialistes étrangers ».
1950 - Le XIVe dalaï lama, âgé de quinze ans, prend la tête du gouvernement. Première confrontation de l’armée tibétaine et de l’APL en juillet, à la suite de l’attaque chinoise d’un poste télégraphique à Dengo, au Kham. En octobre, les troupes chinoises traversent le Yangtse. Elles détruisent une petite garnison à Chamdo, au Kham, et arrivent au Tibet central. Le gouvernement tibétain et le dalaï lama se réfugient à Yatung, à la frontière indienne, et font appel aux Nations Unies. Les Britanniques et les Indiens proposent à l’assemblée générale d’ajourner le débat qui ne sera repris qu’en 1959.
1951 - Après quelques mois de pré-négociations, une délégation tibétaine présidée par Ngabo Ngawang Jigme, gouverneur du Chamdo, signe le 23 mai à Pékin un accord en 17 points. L’autonomie culturelle et politique du Tibet est garantie, mais le pays renonce à sa souveraineté. En juin le général Zhang Jing-Wu est nommé représentant du gouvernement central chinois au Tibet et, en septembre, la première unité de l’ALP arrive à Lhasa. Contesté dans un premier temps, l’accord est ratifié par le dalaï lama et l’Assemblée nationale le 24 octobre.
1953 - La mise en œuvre de la réforme agraire au Kham et dans l’Amdo déclenche la « rébellion de Dartsedo ».
1954 - L’Inde et la Chine signent le 29 avril le « traité sino-indien sur le Tibet » où, guidée par les cinq principes de la coexistence pacifique, l’Inde reconnaît implicitement la souveraineté chinoise. Au Tibet oriental, la révolte grandit contre les premières réformes socialistes : collectivisation et destruction des monastères. Création du Mouvement de résistance tibétain et de l’Armée volontaire de défense nationale. Le 25 décembre, les routes nationales Sichuan-Tibet et Qinghai-Tibet qui relient Lhasa à la Chine sont ouvertes.
1955 - Le Comité préparatoire sur la Région autonome du Tibet est mis en place avec le dalaï lama pour président, le panchen lama et Zhang Guohua comme vice-présidents.
1956 - Le dalaï lama, invité au 2 500e anniversaire de la mort de Bouddha, se rend en Inde. Il demande asile à Nehru, mais après avoir reçu la promesse de Zhou Enlai que les réformes socialistes seraient reportées, il rentre à Lhasa. En mai, la campagne des Cent fleurs est lancée ; les intellectuels sont invités à s’exprimer sur les problèmes en Chine.
1958 - Révolte à Kangtsa dans l’Amdo, en avril. Création en mai, de l’organisation de résistance tibétaine « Quatre rivières six montagnes ».
1959 - Soulèvement populaire contre les Chinois le 10 mars. Des milliers de Tibétains descendent dans la rue à Lhasa. Le dalaï lama sous la pression de l’Assemblée, de l’armée et du clergé, se réfugie en Inde. Il sera suivi de quatre-vingt mille Tibétains. Il dénonce l’accord en 17 points [Cf. 1951]. L’armée tibétaine se joint au soulèvement qui sera écrasé le 23 mars. Le gouvernement local est dissous par les Chinois qui imposent un régime militaire. Le panchen lama tient un rôle de façade. En avril « les réformes démocratiques » commencent. Des milliers de Tibétains sont exécutés, emprisonnés, envoyés dans des camps de travail. La destruction des monastères commence. La CIA entreprend l’entrainement de Tibétains à la guérilla.
1959 – 1961 - La politique du « Bond en avant » provoque une famine désastreuse causant des milliers de morts.
1962 - Les hostilités s’engagent entre la Chine et l’Inde à la suite de leur désaccord sur les frontières.
1965 - Etablissement de la Région autonome du Tibet (RAT). Le panchen lama est placé en résidence surveillée. Les Nations Unies adoptent une résolution apportant leur soutien aux droits des Tibétains à l’autodétermination.
1966 - La révolution culturelle détruit les monastères et proscrit la religion ainsi que la plupart des coutumes tibétaines.
1971 – 1972 - La Chine est admise aux Nations Unies. La CIA retire son aide à la guérilla tibétaine. Le président Richard Nixon se rend en visite officielle en Chine.
1976 - Fin de la Révolution culturelle. Mort de Mao le 9 septembre. La Chine reconnaît ses « erreurs passées » au Tibet, et en fait porter la responsabilité à l’extrême gauche et à la « bande des quatre ». [4]
1979 - Deng Xiaoping ouvre la Chine aux étrangers. Il invite les réfugiés tibétains à revenir dans leur pays, ainsi que le dalaï lama, à condition que ce dernier réside à Pékin. Le dalaï lama est autorisé à envoyer une commission d’enquête au Tibet. Les délégués sont accueillis par des manifestations pour l’indépendance et le retour du dalaï lama. Un grand nombre de manifestants sont arrêtés.
1980 - Hu Yaobang, secrétaire général du Parti, se rend en visite au Tibet et lance un programme de libéralisation en 6 points, autorisant un certain commerce privé et une activité religieuse publique. Il prévoit aussi le retrait de plusieurs milliers de cadres chinois.
1983 - L’économie tibétaine est recentrée sur le tourisme. Le dalaï lama envoie une délégation pour entamer des négociations à Pékin, mais les discussions échouent.
1986 - Le Monlam, « Fête de la grande prière » est célébré pour la première fois depuis 1966.
1987 - Le 23 septembre, le dalaï lama propose un plan de paix en 5 points au Comité électoral pour les droits de l’Homme au Congrès américain de Washington. Le 27, une manifestation pour l’indépendance à Lhasa, conduite par vingt et un moines, attire l’attention internationale. Une seconde manifestation, le 1er octobre, amène la police à ouvrir le feu sur une foule de trois mille participants, tuant au moins neuf personnes. Un journaliste étranger et des touristes étrangers sont expulsés.
1988 - D’importantes manifestations ont lieu le 5 mars, dernier jour des fêtes du Monlam à Lhasa. Elles sont suivies de centaines d’arrestations. Un policier chinois et plusieurs Tibétains sont tués. En juin, le dalaï lama présente la proposition de Strasbourg offrant aux Chinois le contrôle de la politique extérieure et la défense du Tibet, contre une pleine autonomie intérieure. Les Chinois promettent d’entamer des négociations. Hu Jintao remplace Wu Jinghua au poste de secrétaire du Parti au Tibet. A Lhasa, le 10 décembre, journée internationale des droits de l’Homme, la police tire et tue deux moines qui portaient le drapeau national tibétain.
1989 - Le panchen lama meurt le 29 janvier. Le 5 mars la police ouvre le feu sur un petit groupe de manifestants à Lhasa. La manifestation prend alors de l’ampleur, allant jusqu’à rassembler dix mille personnes. On pense que deux cent personnes ont été tuées et quatre cents arrêtées avant que la loi martiale ne soit déclarée. De nouveau, des touristes étrangers, des journalistes et des diplomates sont expulsés. Le dalaï lama reçoit le prix Nobel de la paix.
1990 - Le gouvernement chinois expulse des monastères des dizaines de moines et de nonnes suspectés de mener des activités subversives. La loi martiale est levée le 1er mai bien que certaines restrictions s’appliquant aux visiteurs étrangers et aux journalistes restent en vigueur. Des manifestations de moindre ampleurs ont encore lieu dans les rues de la capitale, mais elles sont rapidement dispersées par une présence policière accrue. Le 1er juillet, le président Jiang Zemin se rend en visite au Tibet où il appelle à une politique de sécurité et de développement, et à la discrétion de la police. Il est accompagné de Chi Haotian, chef de l’Etat-major (cela suggère que la visite a des objectifs militaires). En octobre, pour la première fois, un déléguer étranger a l’autorisation de visiter une prison tibétaine. Le dalaï lama est officiellement reçu par la Suède, les Pays-Bas et la France, et, à titre privé, par les présidents de l’Allemagne et de la Tchéquie.
1991 - Les Chinois organisent dans tout le pays une commémoration obligatoire du quarantième anniversaire de la Libération pacifique. La signature de l’accord en 17 points du 23 mai 1951 est au centre des célébrations. L’ouverture du Tibet aux investissements étrangers est annoncée. Cette libéralisation économique favorise les investisseurs chinois de Chine intérieure et d’outre-mer.
1992 - La « marée de printemps » de Deng Xiaoping appelle à l’application des réformes permettant d’introduire l’économie de marché socialiste au Tibet. L’ordre de construire des boutiques dans les rues principales est suivi et l’immigration d’entrepreneurs et de petits commerçants chinois connaît un accroissement notoire. Chen Kuiyan devient secrétaire général du Parti en décembre.
1993 - Arrestation de Gendum Rinchen, militant pour les droits de l’Homme, afin de l’empêcher d’entrer en relation avec une délégation de la CEE en mission d’enquête au Tibet. Le 24 mai, une manifestation rassemble à Lhasa un millier de Tibétains contre la hausse des prix. C’est la plus importante en nombre depuis 1989. Elle se transforme en revendication pour l’indépendance. La police utilise des gaz lacrymogènes pour disperser la foule. On signale quelques blessés. En juillet, pour la première fois depuis 1989, un réfugié Tibétain se rend officiellement à Pékin accompagné du frère du dalaï lama pour discuter de l’ouverture de négociations. Il leur est demandé de solliciter l’aide du dalaï lama dans la recherche du nouveau panchen lama.
1994 - Gendun Rinchen est libéré dans ce qui paraît être une concession à la pression internationale. Le 26 mai, le président Clinton annonce l’abandon des clauses sur les droits de l’Homme dans les échanges sino-américains. Le mouvement de protestation de deux cents commerçants contre l’augmentation des impôts est suspecté d’être politiquement motivé et se solde par quelques arrestations. A Pékin, les dirigeants chinois tiennent le troisième forum national sur le travail au Tibet où ils approuvent sans réserve la mise en œuvre d’un développement économique accéléré dans la zone des Trois Rivières autour de Lhasa, et des restrictions quant à la progression de la religion. Le 9 août, les Chinois organisent en grande pompe la réouverture du Polata après cinq ans de restauration. Yulu Dawa Tsering, ancien abbé de Ganden et doyen des prisonniers politiques au Tibet, est libéré sur parole. Il a une entrevue avec le reporteur spécial des Nations Unies sur la question de l’intolérance religieuse à l’occasion de la première visite en Chine d’une délégation des droits de l’Homme. Il dresse un rapport critique et lance un appel à la Chine pour changer de politique et libérer les moines et les nonnes encore emprisonnés. Le même jour, un communiqué officiel interdit la construction sans autorisation de nouveaux monastères, et l’installation de nouveaux moines et nonnes.
1995 - En janvier et février, une série de manifestations pour l’indépendance se soldent à Lhasa par plus d’une centaine d’arrestations, plus qu’en toute l’année précédente. Les autorités contre-attaquent le 30 janvier en lançant une campagne de dénonciation contre le dalaï lama. Plus de soixante moines sont expulsés du monastère de Nalanda, au nord de Lhasa, sous le prétexte d’une restructuration de cet établissement. Le 14 mai, le dalaï lama proclame Gendun Choekyi Nyima, un garçon âgé de six ans originaire de Lhari dans le nord du Tibet, réincarnation du Xe panchen Lama. Trois jours plus tard, Chadrel Rinpoche, abbée de Tashilhumpo et responsable du comité de recherche de la réincarnation, est arrêté par les autorités chinoises. L’enfant et sa famille sont emmenés sous escorte pour une destination inconnue, probablement à Pékin. Cinq mille hommes de troupe sont envoyés à Shigatse (deuxième ville du Tibet, et lieu de résidence du panchen lama). Le 13 juillet, une trentaine de moines du Tashilunpo sont arrêtés pour s’être élevés contre l’arrestation de Chadrel Rinpoche. Le 3 juillet, une petite bombe explose à Lhasa devant un mémorial consacré à la « route de l’amitié ». Il y en aurait eu une seconde quinze jours plus tard au même endroit. Le 1er septembre, les Chinois célèbrent le trentième anniversaire de la création de la Région autonome du Tibet sous le contrôle d’un service de sécurité renforcé. On parle d’attentat à l’explosif dans un dépôt de carburant et dans une centrale électrique à l’ouest de Lhasa. Le 11 novembre, la presse chinoise annonce que d’éminents lamas ne reconnaissent pas en Gendun Choekyi Nyima la véritable réincarnation. Ils désignent un autre enfant. Chadrel Rinpoche est publiquement dénoncé en termes virulents. Il est taxé de « crimes » et d’être la « lie » du bouddhisme. Le 29 novembre, un garçon tibétain de cinq ans, Gyaltsen Norbu, fils d’un membre du Parti communiste chinois est officiellement désigné comme la réincarnation du panchen lama. Gendun Choekyi Nyima, dont on ne connaît toujours pas la destination, est accusé par la presse officielle d’avoir autrefois « noyé un chien ».
1996 - Le 18 janvier une bombe explose à la maison de Sengchen Lobsang Gyaltsen, principal partisan de la réincarnation choisie par les Chinois dans la querelle de succession du panchen lama. Le 18 mars, une autre bombe explose devant le siège du Parti à Lhasa.
1997 - le 19 février Deng Xiaoping meurt à Pékin. Chadrel Rinpoche est condamné à six ans de prison sous le chef d’inculpation de « conspiration pour diviser la nation » et pour avoir envoyé des lettres au dalaï lama où il sollicite sa compétence dans l’identification de la réincarnation du panchen lama. Le 1er juillet, Hong Kong est restitué à la Chine, et dix mille Tibétains doivent assister aux célébrations de l’événement à Lhasa. Le secrétaire du Parti de la Région autonome du Tibet, Chen Kuiyuan, déclare de nouveau que le bouddhisme est d’importation étrangère, qu’il ne fait pas partie de la culture tibétaine et que les Tibétains doivent accueillir avec enthousiasme les échanges culturels avec la Chine. Le Tibet est qualifié par les médias chinois de plus grand réservoir de pétrole du monde continental. Une délégation des Nations Unies visite le Tibet sans mentionner dans son rapport qu’ils ont été témoins d’une protestation politique à la prison de Drapchi. Il est annoncé officiellement que les sessions d’éducation patriotique imposées aux monastères seront appliquées aux écoles et aux bureaux dans les villes et les villages. Le texte du rapport de 1966 du panchen lama à Mao Zedong, où sont décrites les conditions de famine et de persécutions généralisées au Tibet, sort de Chine clandestinement et il est intégralement publié à Londres.
1998 - Zhu Rongji remplace Li Peng au poste de Premier ministre en Chine.
Six membres du Congrès de la Jeunesse Tibétaine font la grève de la faim à New Delhi pour appuyer la demande de la Commission Internationale des Juristes Démocrates. La police les contraint à interrompre leur grève. En avril, un militant tibétain s’immole par le feu à Delhi. En mai, après une déclaration du ministre de la Défense où la Chine est accusée d’être la première menace stratégique, l’Inde procède à cinq essais nucléaires. C’est le point de départ de changements de la plus haute importance dans la politique de la région. A la prison de Drapchi, la répression d’un mouvement de contestation fait au moins un mort parmi les Tibétains incarcérés. Legchog remplace Gyaltsen Norbu au poste de la Région autonome du Tibet. La croissance économique de la région atteint 13,2 %, chiffre plus élevé, pour la quatrième année consécutive, que celui de la Chine. Le 24 juin, avant la visite du président Clinton, une bombe explose devant un poste de police à Lhasa, tandis que le 27, au cours d’une conférence de presse télévisée diffusée dans toute la Chine, le président américain engage le chef d’Etat Jiang Zemin à entamer le dialogue avec le dalaï lama.
1999 - Les autorités chinoises, par le biais d’un long commentaire de l’agence Chine Nouvelle, lancent une attaque en règle contre le dalaï lama, l’accusant d’être le principal responsable des troubles sociaux au Tibet. Trois membres du Congrès de la Jeunesse Tibétaine poursuivent une grève de la faim de 26 jours à Genève pour faire pression sur les Nations Unies. Promesse leur est faite que leur demande d’examen de la question des droits de l’Homme au Tibet sera prise en considération. La Banque mondiale accorde un prêt de 160 millions de dollars à la Chine pour installer 58 000 fermiers chinois en Amdo ; les Tibétains en exil contestent cette opération qui, selon eux, menace le nomadisme dans la région.
2001 - La Chine fête le 50e anniversaire du retour du Tibet à la "mère patrie" alors que le dalaï lama est reçu par le président des États-Unis, George W. Bush. Le 29 juin, début de la construction de la ligne de chemin de fer reliant Golmud (Chine) à Lhasa. Le comité olympique choisit Pékin pour accueillir les Jeux Olympiques de 2008. Les attentats du 11 septembre entraînent la création d’un front commun des grandes puissances pour lutter contre le terrorisme. Ce vaste mouvement offre le prétexte à un raidissement des gouvernements et à l’application de l’étiquette terroriste à quiconque manifeste son opposition. La Chine n’est pas le seul pays à céder à la tentation des amalgames abusifs. En décembre, la Chine adhère à l’OMC.
Automne 2002 et printemps 2003 - Deux délégations de représentants du dalaï lama se rendent en Chine et au Tibet où elles sont accueillies avec courtoisie par les autorités. Une visite du dalaï lama sur les lieux saints du bouddhisme est envisagée. Pourtant, les autorités chinoises continuent de souffler le chaud et le froid ; des libérations de prisonniers politiques sont suivies de condamnations à mort et d’exécutions, après des procès tenus pour inéquitables par l’opinion publique occidentale.
2004 - En septembre nouvelle visite en Chine d’une délégation d’exilés tibétains. Les discussions sont qualifiées de sérieuses et approfondies dans une atmosphère franche mais cordiale. Rien de concret n’en sort mais les deux camps se mettent d’accord pour organiser d’autres réunions. En décembre, voyage du dalaï lama en Russie (République kalmouke) pour y rencontrer les bouddhistes de ce pays. Les autorités russes restent à l’écart.
2006 - En Juillet, ouverture de la ligne ferroviaire jusqu’à Lhasa.
2007 - fin janvier 2007, le dalaï lama affirme que Pékin utilise la nouvelle liaison ferroviaire pour inonder le Tibet de mendiants, de prostituées et de sans-emploi, mettant en danger la survie de la culture et des traditions tibétaines. 29 juin, 6e round des contacts sino-tibétains.
2008 - 10 mars, commémoration du soulèvement du 10 mars 1959, des manifestations de Tibétains contre le pouvoir chinois dégénèrent à Lhasa, rappelant les graves émeutes et manifestations de 1989. D’autres manifestations ont également lieu en dehors de la capitale, en particulier autour du monastère de Labrang dans le Gansu. La répression s’abat sur les Tibétains. Manifestations de l’opinion internationale, notamment lors des relais de la flamme olympique.
[1] Le dalaï lama et le panchen lama :
« Dalaï » est un mot mongol signifiant océan et « lama » un équivalent tibétain du terme indien « guru » qui désigne un maître spirituel. Dalaï lama se traduit par « Océan de sagesse ». Le titre désigne autant la qualité de chef spirituel que celle de chef temporel du Tibet.
Le maître spirituel du dalaï-lama lui prend le titre de penchen lama. Il est alors la deuxième autorité religieuse du Tibet. Le terme de panchen lama provient des premières syllabes du mot sanscrit « pandit », qui signifie érudit, et de l’adjectif tibétain « chenpo » qui veut dire « grand ».
[2] “Je salue les centaines d’habitant(e)s des vieux quartiers de Pékin, dont on a rasé les maisons au bulldozer pour construire des dortoirs à sportifs et des stades où ces crétins iront battre le record de lancer du marteau. (Et la faucille, c’est pour quand ?)
Je salue les milliers de pékinois que la police harcèle depuis des mois pour qu’ils deviennent « présentables » aux yeux des rares occidentaux qui s’égareraient hors des périmètres balisés. On a particulièrement fait la chasse aux hommes qui prennent le frais torse nu, les soirs d’été. À ceux qui ont la fâcheuse habitude de cracher par terre, on a distribué des petits sacs plastique portant cette inscription : « La civilisation commence par des détails, veuillez ne pas cracher ! » Je réponds : « La civilisation commence par l’essentiel : veuillez nous foutre la paix ! »
Je salue, parmi des centaines de milliers d’autres, les émeutiers de Dongzhou (village côtier à une centaine de kilomètres de Hong Kong) qui protestaient, début décembre 2005, contre les compensations dérisoires offertes pour être chassés de leurs terres où devaient être construite une centrale électrique, attaquant les locaux gouvernementaux sous les tirs de la police (bilan : entre 3 et 20 morts, selon les sources).
Je salue les ouvriers, étudiants, et paysans, protagonistes anonymes de ce que les bureaucrates de Pékin appellent des « incidents de masse », officiellement évalués à plus de 74 000 en 2004, et 87 000 en 2005.
Je salue les dizaines de milliers de gens condamnés chaque année à la « rééducation par le travail » (laojiao), sans jugement, sur décision d’une commission administrative, pour une durée pouvant aller jusqu’à 3 ans, peines non susceptibles de remises.
Je salue Chen Guangcheng, juriste autodidacte, « avocat aux pieds nus », condamné en août 2006 à quatre ans et trois mois de prison, pour avoir dénoncé les stérilisations forcées pratiquées dans la province du Shandong.
Je salue la foule émeutière qui, en mars 2007, tint tête aux policiers cinq jours durant à Zhushan, village de montagne du Hunan, incendiant des bus (dont la compagnie venait d’augmenter les tarifs), des voitures officielles et des véhicules de police.
Je salue les 7 000 manifestant(e)s de Xiamen, ville portuaire, qui protestaient le premier juin 2007 contre la construction d’un complexe pétrochimique.
Je salue la foule émeutière qui, les 19 et 20 mai 2007 à Dungu et dans sept autres cantons de la région autonome du Guangxi, a protesté contre le contrôle autoritaire des naissances en affrontant la police, en brûlant des voitures et en donnant l’assaut aux sièges des gouvernements municipaux et aux bâtiments abritant les services officiels de planning familial.
Je salue le journaliste indépendant Lü Gengsong, condamné en janvier 2008 à quatre ans de prison, pour « incitation à la subversion de l’État », et Hu Jia, arrêté pour le même motif fin décembre 2007, après des mois de résidence surveillée, et tous leurs semblables, des centaines, dont les noms ne nous sont pas toujours connus.
Je salue Huang Qingnan, vitriolé pour avoir aidé des ouvriers à défendre leurs droits, dans un pays où la grève est interdite (mais où les grèves sauvages se multiplient) et où le code du travail ne prévoit que depuis le 1er janvier 2008 que les patrons sont tenus d’établir un contrat à durée indéterminée pour les salariés qui ont plus de dix ans d’ancienneté !” In Je boycotte..., Claude Guillon, dimanche 30 mars 2008, http://claudeguillon.interdown.org.
[3] Construit au VIIe siècle, le Jokhang est le temple le plus vénéré du Tibet, à la manière d’un Saint-Pierre de Rome ou du Mur des Lamentations. La place en face du temple et le chemin des dévôts et pèlerins autour ont été le principal lieu des manifestations pour l’indépendance depuis 20 ans.
[4] La Bande des Quatre est le nom d’un groupe de dirigeants chinois (dont la femme de Mao) qui sont arrêtés et démis de leurs fonctions en 1976, peu de temps après la mort de Mao Zedong. Ils furent accusés d’être les instigateurs de la Révolution culturelle, qui fit de nombreuses victimes et plongea la Chine dans le chaos de 1966 à 1969. La défaite politique de ce groupe et sa mise à l’écart brutale du pouvoir marque la fin définitive de la Révolution culturelle et l’échec des maoïstes radicaux qui la soutenaient au sein du Parti dans la lutte pour la succession du Grand Timonier.
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