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Critique des Droits de l’Homme et du Citoyen
Extrait de « La Question Juive »
mis en ligne le 23 janvier 2007 - Karl Marx
On distingue les *droits de l’homme [1] comme tels des *droits du citoyen. Quel est cet *homme distinct du *citoyen ? Nul autre que le membre de la société civile. Pourquoi le membre de la société civile est-il nommé « homme », homme tout court ; pourquoi ses droits sont-ils dits droits de l’homme ? Comment expliquons-nous ce fait ? Par la relation entre l’État politique et la société civile, par la nature de l’émancipation politique.
Avant tout, nous constatons que ce que l’on appelle les « droits de l’homme », les *droits de l’homme distingués des *droits du citoyen, ne sont autres que les droits du membre de la société civile, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la communauté. Laissons parler la constitution la plus radicale, la constitution de de 1793 :
*Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Art. 2. « Ces droits, etc. (les droits naturels et imprescriptibles) sont : l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété. »
En quoi consiste la *liberté ?
Art. 6. « La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui », ou, d’après la Déclaration des droits de l’homme de 1791 : « *La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. »
Ainsi, La liberté est le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans préjudice pour autrui sont fixées par la loi, comme les limites de deux champs le sont par le piquet d’une clôture. Il s’agit de la liberté de l’homme comme monade isolée et repliée sur elle-même. Pourquoi, d’après Bauer, le juif est-il inapte à obtenir les droits de l’homme ? « Tant qu’il reste juif, la nature bornée qui fait de lui un Juif l’emportera sur la nature humaine qui devrait l’unir aux autres hommes, et le séparera des non-juifs. » Or le droit humain de la liberté n’est pas fondé sur l’union de l’homme avec l’homme, mais au contraire sur la séparation de l’homme d’avec l’homme. C’est le droit de cette séparation, le droit de l’individu borné, enfermé en lui-même [2].
L’application pratique du droit de l’homme à la liberté, c’est le droit de l’homme à la propriété privée.
En quoi consiste le droit de l’homme à la propriété privée ?
Art. 16. (Constitution de 1793) : « Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. »
Par conséquent, le droit de l’homme à la propriété privée, c’est le droit de jouir de sa fortune et d’en disposer à son gré, sans se soucier d’autrui, indépendamment de la société : c’est le droit de l’intérêt personnel. Cette liberté individuelle, tout comme sa mise en pratique constituent la base de la société civile. Elle laisse chaque homme trouver dans autrui non la réalisation, mais plutôt la limite de sa liberté. Mais ce qu’elle proclame avant tout, c’est le droit, pour l’homme, de *jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie.
Restent les autres droits de l’homme, l’*égalité et la *sûreté.
L’*égalité, dépourvue ici de signification politique, n’est rien d’autre que l’égalité de la *liberté définie plus haut, à savoir : chaque homme est considéré au même titre comme une monade repliée sur elle-même. La Constitution de 1795 définit la notion de cette égalité conformément à sa signification :
Art. 3. « L’égalité consiste en ce que la loi est la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ».
Et la sûreté ?
Art. 8. (Constitution de 1793) : « La sûreté consiste dans la protection accordée par la société à chacun de ses membres pour la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés. »
La sûreté est la notion sociale la plus haute de la société civile, la notion de police d’après laquelle la société toute entière n’existe que pour garantir à chacun de ses membres la conservation de sa personne, de ses droits, de ses propriétés. C’est en ce sens que Hegel nomme la société civile « l’État du besoin et de la raison ».
Par la notion de sûreté, la société civile ne s’élève pas au-dessus de son égoïsme. La sûreté, c’est plutôt l’assurance de son égoïsme.
Ainsi, aucun des prétendus droits de l’homme ne s’étend au-delà de l’homme égoïste, au-delà de l’homme comme membre de la société civile, à savoir un individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé et son caprice privé, l’individu séparé de la communauté. Bien que l’homme ait été considéré, dans ces droits-là, comme un être générique, c’est au contraire la vie générique elle-même, la société, qui apparaît comme un cadre extérieur aux individus, une entrave à leur indépendance originelle. Le seul lien qui les unisse, c’est la nécessité naturelle, le besoin et l’intérêt privé, la conservation de leurs propriétés et de leur personne égoïste.
Il est déjà mystérieux qu’un peuple, qui commence à peine à s’affranchir, à renverser toutes les barrières séparant les divers membres du peuple, à fonder une communauté politique, que ce peuple proclame solennellement les droits de l’homme égoïste, séparé de son prochain et de la communauté (*Déclaration de 1791), et renouvelle même cette proclamation à un moment où l’on réclame impérieusement le dévouement le plus héroïque, seul capable de sauver la nation, au moment où le sacrifice de tous les intérêts de la société civile est mis à l’ordre du jour, et où l’égoïsme doit être puni comme un crime (*Déclaration des droits de l’homme, etc., de 1793). Ce fait devient encore plus mystérieux quand nous voyons que les émancipateurs politiques réduisent la citoyenneté, la communauté politique, à un simple moyen pour conserver ces prétendus droits de l’homme, que le citoyen est donc déclaré le serviteur de l’*homme égoïste, que la sphère où l’homme se comporte en être communautaire est rabaissée à un rang inférieur à la sphère où il se comporte en être fragmentaire, et qu’enfin ce n’est pas l’homme comme *citoyen, mais l’homme comme *bourgeois qui est pris pour l’homme proprement dit, pour l’homme vrai.
« *Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptible de l’homme ». (Déclar., etc., 1791, art. 2.)
« Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles. » (Déclar., etc., 1793, art. 1.)
Ainsi, au moment même où son enthousiasme juvénile est porté au paroxysme sous la poussée des circonstances, la vie politique déclare n’être qu’un simple moyen, dont le but est la vie de la société civile. Sa pratique révolutionnaire est, certes, en contradiction flagrante avec sa théorie. Tandis que, par exemple, la sûreté est déclarée un des droits de l’homme, la violation du secret de la correspondance est publiquement mise à l’ordre du jour. Tandis que la « *liberté indéfinie de la presse » est garantie (Déclar. de 1793, art. 122) comme la conséquence du droit de la liberté individuelle, elle est complètement anéantie, car « *la liberté de la presse ne doit pas être permise lorsqu’elle compromet la liberté publique ». (Robespierre jeune ; Histoire parlementaire de la Révolution française, par Buchez et Roux, tome XXVIII, p. 159.) ; en d’autres termes, le droit de l’homme à la liberté cesse d’être un droit, quand il entre en conflit avec la vie politique, alors qu’en théorie la vie politique n’est que la garantie des droits de l’homme, des droits de l’homme individuel, et doit donc être suspendue dès qu’elle est contraire à son but, à ces même droits de l’homme. Toutefois, la pratique n’est que l’exception et c’est la théorie qui est la règle. Quand bien même on voudrait considérer la pratique révolutionnaire comme la position exacte de ce rapport, il resterait toujours à résoudre une énigme : pourquoi, dans la conscience des émancipateurs politiques, cette relation est-elle mise sens dessus dessous, et pourquoi la fin apparaît-elle comme le moyen et le moyen comme la fin ? Cette illusion d’optique de leur conscience serait toujours aussi énigmatique, à ceci près qu’il s’agirait alors d’une énigme psychologique, donc théorique.
L’énigme est facile à résoudre.
L’émancipation politique est en même temps la désagrégation de l’ancienne société sur laquelle repose l’État devenu étranger au peuple - le pouvoir souverain. La révolution politique, c’est la révolution de la société civile [3]. Quel était le caractère de l’ancienne société ? Un seul mot la caractérise. La féodalité. L’ancienne société civile avait directement un caractère politique, c’est-à-dire que les éléments de la vie civile tels que la propriété, ou la famille, ou le mode de travail, étaient promus, sous les formes de la seigneurie, des ordres et des corporations, éléments de la vie dans l’État. Ils déterminaient, sous cette forme, le rapport de l’individu particulier au tout de l’État, c’est-à-dire son rapport politique, c’est-à-dire le rapport qui le sépare et l’exclut des autres éléments de la société. En effet, cette organisation de la vie du peuple n’éleva pas la propriété et le travail au rang d’éléments sociaux mais acheva plutôt de les séparer du corps de l’État pour en faire des sociétés particulières au sein de la société. Néanmoins, les fonctions et les conditions vitales de la société civile restaient encore politiques tout au moins au sens de la féodalité, c’est-à-dire qu’elles isolaient l’individu de ce tout qu’est l’État ; elles transformaient le rapport particulier entre sa corporation et l’État total en une relation générale de l’individu avec la vie du peuple, de même qu’elles changeaient son activité et sa situation civiles déterminées en une activité et une situation générales. En conséquence de cette organisation, l’unité de l’État, aussi bien que la conscience, la volonté et l’activité de l’unité politique, le pouvoir d’État général, apparaissent aussi nécessairement comme l’affaire particulière d’un souverain séparé du peuple et entouré de ses serviteurs.
La révolution politique qui renversa ce pouvoir souverain et promut les affaires de l’État au rang d’affaires du peuple, qui constitua l’État politique en affaire générale, c’est-à-dire en État réel, brisa nécessairement tous les ordres, corporations, jurandes, privilèges, qui étaient autant d’expression de la séparation du peuple d’avec la communauté. Ainsi la révolution politique supprima le caractère politique de la société civile. Elle fit éclater la société civile en ses éléments simples, d’une part les individus, d’autre part les éléments matériels et spirituels qui forment la substance vitale de la situation civile de ces individus. Elle déchaîna l’esprit politique qui semblait s’être fragmenté, décomposé, dispersé, dans les divers culs-de-sac de la société féodale ; elle réunit les fragments épars de l’esprit politique, le libéra de la confusion avec la vie civile et le constitua en sphère de la communauté, de l’affaire générale du peuple dans l’indépendance idéale par rapport à ces éléments particuliers de la vie civile. Telles activités déterminées, telles situations spécifiques de la vie déclinèrent jusqu’à n’avoir plus qu’une importance purement individuelle. Elles ne formèrent plus la relation générale des individus au tout de l’État. L’affaire publique comme telle devint au contraire l’affaire générale de chaque individu, et la fonction politique la fonction générale de chacun.
Toutefois le parachèvement de l’idéalisme de l’État fut en même temps le parachèvement du matérialisme de la société civile. En secouant le joug politique, on se délivra du même coup des liens qui entravaient l’esprit égoïste de la société civile. L’émancipation politique fut, en même temps, l’acte par lequel la société civile s’émancipa de la politique, de l’apparence même d’un contenu général.
La société féodale se trouvait dissoute dans son fondement, dans l’homme ; mais dans cet homme qui était réellement le fondement de cette société, dans l’homme égoïste.
Cet homme, le membre de la société civile, est bien la base, la condition de l’État politique, et celui-ci le reconnaît comme telle dans les droits de l’homme.
En fait, la liberté de l’homme égoïste et la reconnaissance de cette liberté, c’est plutôt la reconnaissance du mouvement effréné des éléments spirituels et matériels, qui constituent le contenu de sa vie.
C’est pourquoi l’homme ne fut pas libéré de la religion ; il obtint la liberté des cultes. Il ne fut pas libéré de la propriété ; il obtint la liberté de la propriété. Il ne fut pas libéré de l’égoïsme du métier ; il obtint la liberté du métier.
La constitution de l’État politique et la désagrégation de la société civile en individus indépendants - dont le rapport a pour base le droit, tout comme le rapport des hommes, sous les ordres et les corporations, fut le privilège - s’accomplissent en un seul et même acte. Mais l’homme en tant que membre de la société civile, l’homme non politique, apparaît nécessairement comme l’homme naturel. Les *droits de l’homme apparaissent comme des *droits naturels, car l’activité consciente se concentre sur l’acte politique. L’homme égoïste est le résultat passif, tout trouvé, de la société dissoute, objet de la certitude immédiate, donc objet naturel. La révolution politique dissout la vie civile en ses éléments constitutifs sans révolutionner ces éléments eux-mêmes et sans les soumettre à la critique. Elle se rapporte à la société civile, au monde des besoins, du travail, des intérêts privés, du droit privé, comme au fondement de son existence, comme à un principe exempt de toute justification, donc comme à sa base naturelle. Voilà enfin l’homme, membre de la société civile, qui s’affirme comme l’homme proprement dit, comme l’*homme distinct du *citoyen, car il est l’homme dans son existence immédiate, sensible et individuelle, tandis que l’homme politique n’est que l’homme abstrait, artificiel, l’homme comme personne allégorique, morale. L’homme réel n’est reconnu que sous l’aspect de l’individu égoïste et l’homme vrai que sous l’aspect du *citoyen abstrait [4].
Voici comment Rousseau décrit, en termes justes, l’homme politique en tant qu’abstraction : « *Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine, de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solidaire, en partie d’un plus grand tout, dont cet individu reçoive, en quelque sorte, sa vie et son être, de substituer une existence partielle et morale à l’existence physique et indépendante. Il faut qu’il ôte à l’homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangères et dont il ne puisse faire usage sans le secours d’autrui. » (Contrat social, livre II).
Toute émancipation signifie réduction du monde humain, des rapports sociaux à l’homme lui-même.
L’émancipation politique est la réduction de l’homme, d’une part au membre de la société civile, à l’individu égoïste et indépendant, d’autre part au citoyen, à la personne morale.
C’est seulement lorsque l’homme individuel, réel, aura recouvré en lui-même le citoyen abstrait et qu’il sera devenu en tant qu’individu un être générique dans sa vie empirique, dans son travail individuel, dans ses rapports individuels ; lorsque l’homme aura reconnu et organisé ses *forces propres comme forces sociales et ne retranchera donc plus de lui la force sociale sous l’aspect de la force politique ; c’est alors que l’émancipation humaine sera accomplie.
[1] Nde : * = « en français dans le texte original »
[2] Le ghetto n’est pas particulier aux juifs, car nous vivons tous dans un ghetto, telles des monades « libres », c’est-à-dire des être autorisés à jouir du droit à l’isolement. Juif, chrétien, athée ou croyant, l’individu-monade est un être égoïste du fait même de son appartenance à la société civile, jouissant du statut des droits de l’homme. La morale de l’émancipation politique est la négation de l’éthique de l’émancipation humaine, et, inversement, celle-ci transcende celle-là.
[3] Faut-il encore traduire bürgerliche Gesellschaft par « société civile » ? Ne sommes-nous pas, déjà, dans une société livrée à la domination de la nouvelle classe, la classe des « bourgeois », donc dans la société bourgeoise ? Nous ne le pensons pas, mais il est clair que Marx définit dans cette page un processus de métamorphose sociologique : l’envahissement de la société civile par les intérêts d’une nouvelle classe, la bourgeoisie.
[4] Nde : pour expliciter la distinction opérée par Marx entre l’homme réel et l’homme vrai, on peut se référer à l’analyse de ce texte par Kostas Papaïoannou (dans De la critique du ciel à la critique de la terre, éditions Allia, p.38-39) : « Cet homme individuel [l’homme des droits de l’homme] empêtré dans le "matérialisme de la société civile" représente l’unique réalité, mais cette réalité n’a aucune vérité parce que cet homme atomisé, réduit à une simple "monade", s’est détaché et s’est séparé de son être véritable "communautaire" et "générique". Aussi apparaît-il comme un élément purement "matériel" et "passif" puisque "l’activité consciente est concentrée sur l’acte politique". C’est le citoyen qui représente désormais la vérité de l’homme, mais cette vérité est absolument irréelle : le citoyen lui-même est un être "artificiel, produit par l’abstraction" [abstrahierte]. » Ainsi, la démocratie bourgeoise ne vient pas abolir la séparation chrétienne entre l’homme et son être générique (Dieu), mais au contraire la reproduit : « la vie dans la société bourgeoise condamne l’homme à renoncer à son "être générique", à "se séparer de son être communautaire" [Gemeinwesen] pour mener une existence mutilée de Teilwesen, d’homme réduit à une parcelle de lui-même, d’individu "égoïste", mû uniquement par "l’intérêt privé et l’arbitraire privé". Incapables de réaliser leur "être générique" et "communautaire"dans leur "réalité individuelle" au sein d’une société où règne "l’égoïsme" et "la guerre de tous contre tous", les hommes projettent leur "vraie vie" dans la sphère politique qui représente désormais le "ciel de l’universalité" vis-à-vis de la "réalité terrestre" des intérêts privés. »
Traduction et notes : Maximilien Rubel, 1982.
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