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De l’usage de la colère : la réponse des femmes au racisme
mis en ligne le 31 octobre 2006 - Audre Lorde
Titre original : « The Uses of Anger : Women Responding to Racism »
Le racisme. Croyance en la supériorité intrinsèque d’une race sur toutes les autres, et ainsi en son droit à dominer, manifeste et implicite.Les femmes répondent au racisme. Ma réponse au racisme est la colère. J’ai vécu avec cette colère, en l’ignorant, en m’en nourrissant, en apprenant à m’en servir avant qu’elle ne détruise mes idéaux, et ce, la plus grande partie de ma vie. Autrefois, je faisais tout cela en silence, effrayée par le poids d’un tel fardeau. Ma peur de la colère ne m’a rien appris. Votre peur de cette colère ne vous apprendra rien, à vous non plus.
La réponse des femmes au racisme signifie qu’elles répondent à la colère ; colère de l’exclusion, des privilèges immuables, des préjugés raciaux, du silence, des mauvais traitements, des stéréotypes, des réactions défensives, des injures, de la trahison, et de la récupération.
Ma colère est une réponse aux attitudes racistes, aux actes et aux présomptions engendrés par de telles attitudes. Si vos relations avec d’autres femmes reflètent ces attitudes, alors ma colère et les peurs qu’elle fait naître en vous sont des projecteurs qui peuvent être utilisés pour grandir, de la même manière que j’ai appris à exprimer ma colère, pour ma propre croissance. Mais comme chirurgie réparatrice, pas pour culpabiliser. La culpabilité et les réactions défensives sont les briques d’un mur contre lequel nous butons toutes ; elles ne conviennent à aucun de nos futurs.
Comme je ne veux pas que ceci devienne une discussion théorique, je vais illustrer ces points en donnant quelques exemples d’échanges entre femmes. Par manque de temps, je n’en donnerai que quelques-uns, mais sachez que ces exemples étaient beaucoup plus nombreux.
Par exemple :
– Je m’exprime sans mâcher mes mots lors d’une conférence universitaire, et une femme blanche me dit : « Racontez-moi ce que vous ressentez mais ne le dites pas trop durement sinon je ne peux pas vous écouter. » Mais est-ce ma façon de m’exprimer qui l’empêche de m’entendre, ou la menace d’un message qui l’appelle à changer sa vie ?
– Le programme des études femmes d’une université du Sud invite une femme Noire à intervenir après une conférence d’une semaine sur le thème des femmes Noires et des femmes blanches. Je leur demande : « Qu’est-ce que cette semaine vous a apporté ? » La femme blanche qui s’est fait le plus entendre déclare : « Je pense que ça m’a beaucoup apporté. J’ai le sentiment que les femmes Noires me comprennent vraiment mieux maintenant ; elles ont une meilleure idée d’où je viens. » Comme si la comprendre, elle, constituait le cceur du problème raciste.
– Depuis quinze ans, le mouvement des femmes prétend débattre des préoccupations et des perspectives de toutes les femmes, et j’entends, d’une rencontre à l’autre : « Comment pouvons-nous débattre au sujet du racisme ? Aucune femme de Couleur ne vient. » Ou encore, l’autre visage d’une telle affirmation : « Nous n’avons personne dans notre département possédant les qualités requises pour enseigner leurs oeuvres. » En d’autres termes, le racisme est un problème de femmes Noires, un problème de femmes de Couleur, et nous seules pouvons en débattre.
– Après ma lecture d’un extrait de mon travail intitulé « Poems for Women in Rage » [1] , une femme blanche me demande : « Est-ce que vous allez écrire sur comment nous pouvons nous y prendre directement avec notre colère ? Je crois que c’est vraiment important. » Je lui demande : « Comment utilisez-vous votre rage ? » Et ensuite je dois me détourner de son regard vide avant qu’elle ne m’accuse de participer à sa propre destruction. Je ne suis pas là pour ressentir sa colère à sa place.
– Des femmes blanches commencent à interroger leurs relations avec les femmes Noires, cependant je les entends souvent se cantonner aux cas des petits enfants de Couleur traversant les chemins de leur enfance, de la nourrice bien-aimée, de la camarade de classe occasionnelle du secondaire - ces tendres souvenirs sur ce qui était autrefois mystérieux, étrange ou dépourvu de sens. Vous évitez les souvenirs des préjugés de l’enfance, préjugés formés au son du fou rire déclenché par les noms de Rastus et Alfalfa ; vous évitez le souvenir criant du message lancé par le mouchoir de votre mère, étalé sur le banc du parc juste après que je m’y suis assise ; vous évitez les images indélébiles et déshumanisantes des personnages de Amos’n Andy [2] , comme les histoires drôles de votre père avant le coucher.
– En 1967, je poussais ma fille de deux ans dans un chariot à travers un supermarché de Eastchester, et une petite fille blanche, à cheval sur le chariot de sa mère, s’écria toute excitée en nous croisant : « Oh regarde, maman, le bébé d’une nourrice ! » Et votre mère vous fait taire, mais sans vous reprendre. Et ainsi, quinze ans plus tard, lors d’une conférence sur le racisme, vous trouvez encore cette histoire amusante. Mais votre rire est plein de terreur et de malaise.
– Une universitaire blanche se réjouit de la publication d’une collection créée par des femmes de Couleur non Noires [3]. « Ça me permettra de me confronter au racisme sans avoir à me coltiner l’intransigeance des femmes Noires », me lance-t-elle.
– Lors d’une rencontre culturelle internationale de femmes, une poète américaine blanche bien connue interrompt la lecture d’oeuvres de femmes de Couleur afin de lire son propre poème, et filer ensuite à toute vitesse à « une table ronde importante ».
Tout cela pour dire que si les femmes universitaires veulent vraiment engager un débat sur le racisme, elles devront prendre en considération les besoins et les conditions de vie des autres femmes. Quand une universitaire dit : « Je n’ai pas les moyens de me le payer », cela peut signifier qu’elle choisit comment dépenser son argent. Mais quand une femme qui dépend de l’aide sociale dit : « Je n’ai pas les moyens de me le payer », cela veut dire qu’elle survit avec une somme d’argent qui était à peine suffisante pour vivre en 1972, et que souvent elle n’a pas assez à manger. L’Association nationale des études femmes, ici même en 1981, a tenu une conférence dans laquelle elle s’était engagée à combattre le racisme ; pourtant elle a refusé d’exonérer des droits d’inscription les femmes pauvres et les femmes de Couleur souhaitant présenter et animer des ateliers. Ce qui a empêché de nombreuses femmes de Couleur - par exemple Wilmette Brown, de l’association Black Women for Wages for Housework [4] - de participer à cette conférence. S’agit-il encore d’un nouvel exemple du monde universitaire débattant de la vie en circuits fermés ?
Aux femmes blanches ici présentes pour qui ces comportements sont familiers, mais plus que tout, à toutes mes soeurs de Couleur qui vivent et survivent à des milliers de confrontations de cette sorte - à mes soeurs de Couleur qui, comme moi, tremblent de colère sous le joug de l’exploitation, ou qui parfois jugent l’expression de notre colère inutile et destructrice (les deux accusations les plus fréquentes), je veux parler de la colère, de ma colère, et de ce que m’ont appris mes voyages à travers ses empires.
Tout peut être utilisé / excepté ce qui est gaspillage / (tu auras besoin de te souvenir de cela quand on t’accusera de destruction [5].)
Chaque femme possède un arsenal de colères bien rempli et potentiellement utile contre ces oppressions, personnelles et institutionnelles, qui ont elles-mêmes déclenché cette colère. Dirigée avec précision, la colère peut devenir une puissante source d’énergie au service du progrès et du changement. Et quand je parle de changement, je ne parle pas d’un simple changement de point de vue, ni d’un soulagement temporaire, ni de la capacité à sourire ou à se sentir bien. Je parle d’un remaniement fondamental et radical de ces implicites qui sous-tendent nos vies.
J’ai assisté à des situations où des femmes blanches entendent une remarque raciste, en éprouvent du ressentiment, se remplissent de fureur, mais restent silencieuses parce qu’elles ont peur. Cette colère étouffée demeure en elles comme un engin explosif désamorcé qui, trop souvent, va être ensuite violemment jeté à la tête de la première femme de Couleur qui parle de racisme.
Mais extérioriser la colère, la transformer en action au service de notre vision et de notre futur, est un acte de clarification qui nous libère et nous donne de la force, car c’est par ce processus douloureux de mise en pratique que nous identifions qui sont les allié-e-s avec lesquel-le-s nous avons de sérieuses divergences, et qui sont nos véritables ennemi-e-s.
La colère est chargée d’informations et d’énergie. Quand je parle de femmes de Couleur, je ne veux pas uniquement dire femmes Noires. La femme de Couleur qui n’est pas Noire et qui m’accuse de la rendre invisible parce que je présuppose que ses combats contre le racisme sont identiques aux miens, cette femme à quelque chose à me dire, et je ferai bien de l’écouter pour éviter que nous nous épuisions en nous affrontant sur nos vérités respectives. Si je participe, consciemment ou non, à l’oppression de ma soeur et qu’elle m’interpelle là-dessus, répondre à sa colère par la mienne ne fait qu’étouffer la substance de notre échange. C’est du.gaspillage d’énergie. Eh oui, il est très difficile de rester tranquille en écoutant la voix d’une autre femme dire précisément une angoisse que je ne partage pas, ou à laquelle j’ai moi-même contribué.
En ce lieu, nous parlons loin des évidences les plus criantes de notre condition de femmes assiégées. Que cela ne nous cache pas l’importance et la complexité des forces qui se dressent contre nous, et tout ce qu’il y a de plus humain dans notre environnement. Nous ne sommes pas ici en train d’analyser le racisme dans un vide social et politique. Nous agissons dans les rouages d’un système dont le racisme et le sexisme sont des piliers fondamentaux, établis et nécessaires au profit. La réponse des femmes au racisme représente un sujet tellement dangereux que, lorsque les médias locaux tentent de discréditer cette conférence, ils choisissent, comme stratagème de diversion, d’attirer l’attention sur l’hébergement des lesbiennes pendant la conférence - comme si le Courant de Hartford n’osait pas mentionner le sujet choisi ici pour nos discussions, le racisme, de peur qu’il ne devienne trop évident que nous, femmes, essayons d’analyser et de changer tous les aspects répressifs de nos vies.
Les médias dominants ne veulent pas que des femmes, en particulier des femmes blanches, réagissent contre le racisme. Ils veulent qu’on accepte le racisme comme une donnée immuable dans la trame de notre existence, comme le coucher du soleil ou le rhume des foins.
Ainsi, nous travaillons dans un contexte d’opposition et de menace, dont la cause n’est certainement pas due à ces colères qui existent entre nous, mais plutôt à cette haine violente braquée contre toutes les femmes, les gens de Couleur, les lesbiennes et les gays, les pauvres - cette haine contre toutes celles et ceux qui cherchent à analyser comment résister aux oppressions, et qui s’acheminent ainsi vers une alliance et une action effectives.
Toutes les femmes qui veulent réellement un débat sur le racisme doivent reconnaître et utiliser la colère. Parce qu’elle est vitale, cette discussion doit être franche et créative. Nous ne pouvons à aucun prix laisser notre peur de la colère nous détourner, ou nous séduire et nous amener à accepter moins que la difficile tâche de rechercher l’honnêteté ; nous devons prendre très au sérieux le choix de ce sujet et les colères qu’il contient car, soyons certaines que nos adversaires sont très sérieux dans leur haine envers nous et envers ce que nous essayons d’accomplir ici.
Et pendant que nous scrutons le visage souvent douloureux de la colère de l’autre, je vous supplie de vous souvenir que ce n’est pas notre colère qui me pousse à vous conseiller de fermer vos portes à clé la nuit, et de ne pas vous promener seule-s dans les rues de Hartford. C’est la haine qui rôde dans ces rues, qui appelle à nous détruire si nous travaillons réellement pour un changement au lieu de nous laisser aller à des discussions universitaires.
Cette haine et notre colère sont très différentes. La haine, c’est la fureur de celles et de ceux qui ne partagent pas nos objectifs, et elle a pour but la mort et la destruction. La colère, elle, est une douleur provoquée par des décalages entre personnes égales, son but est le changement. Mais notre temps est de plus en plus compté. On nous a appris à considérer toute différence, autre que le sexe, comme un motif de destruction, et c’est pourquoi, l’idée que les femmes Noires et les femmes blanches peuvent faire face à leurs colères respectives sans se désavouer, sans rester pétrifiées, sans être muettes ni se sentir coupables, est en soi une idée hérétique et constructive. Elle implique une rencontre entre égales sur une base commune pour examiner la différence, et pour bousculer ces idées héritées de l’histoire. Car ce sont ces préjugés qui nous séparent. Et nous devons nous demander : à qui profite tout cela ?
Les femmes de Couleur en amérique ont grandi au sein d’une symphonie de colère, d’être muselées, rejetées, de savoir que lorsque nous survivons, c’est en dépit d’un monde qui considère que nos vies valent moins que celle d’un chien ; un monde qui hait notre existence même, quand elle n’est pas à son service. Et je dis symphonie plutôt que cacophonie, car nous avons dû apprendre à orchestrer ces fureurs afin qu’elles ne nous déchirent pas. Nous avons dû apprendre à cheminer à travers nos colères et à les utiliser comme énergie et force dans nos vies quotidiennes. Celles d’entre nous qui n’ont pas appris cette difficile leçon n’ont pas survécu. Et une partie de ma colère est toujours une offrande à mes soeurs qui sont tombées.
La colère est une réaction appropriée face aux comportements racistes, comme l’est la fureur lorsque les actes issus de tels comportements ne changent pas. Aux femmes ici présentes qui craignent plus la colère des femmes de Couleur que leurs propres comportements racistes intériorisés, je demande : est-ce que la colère des femmes de Couleur est plus menaçante que cette haine des femmes qui imprègne tous les aspects de nos vies ?
Ce n’est pas la colère des autres femmes qui nous détruira, mais notre refus de nous arrêter, d’écouter ses rythmes, d’apprendre en son sein, de dépasser les représentations pour en toucher la substance, et d’exploiter cette colère comme une source importante de puissance.
Je ne peux pas cacher ma colère pour vous éviter la culpabilité, ni blesser les sentiments, ni répondre à la colère ; parce qu’agir ainsi c’est insulter et banaliser tous nos efforts. La culpabilité n’est pas une réponse à la colère ; c’est une réponse à nos propres actions, ou à une absence d’action. Si la culpabilité mène au changement, alors elle peut être utile puisqu’il ne s’agit plus de culpabilité mais du début de la connaissance. Cependant, trop souvent, la culpabilité est l’autre nom de la faiblesse, l’autre nom d’une réaction défensive qui détruit toute communication ; elle devient stratagème abritant l’ignorance et perpétuant les choses telles qu’elles sont, rempart ultime contre tout changement.
La plupart des femmes n’ont pas développé d’outils pour se confronter de façon constructive à la colère. Dans le passé, les groupes de conscience féministes massivement blancs, parlaient de l’extériorisation de la colère, habituellement contre le monde des hommes. Ces groupes étaient composés de femmes blanches partageant les termes de leurs oppressions. Il y avait généralement peu de tentatives pour énoncer clairement les différences sérieuses existant entre femmes, comme les différences de race, de couleur, d’âge, de classe sociale et d’identité sexuelle. À cette époque, on ne ressentait pas le besoin d’analyser les contradictions en soi, femme en tant qu’oppresseure. On travaillait à extérioriser la colère, mais très peu à exprimer la colère des unes envers les autres. Aucun moyen n’a été développé qui permette aux femmes d’appréhender cette colère des unes envers les autres, hormis l’éviter, la détourner, ou la fuir en se cachant sous un manteau de culpabilité.
Je n’ai aucun usage créatif de la culpabilité, la vôtre ou la mienne. La culpabilité est uniquement un moyen supplémentaire pour éviter d’agir en connaissance de cause, pour gagner du temps face à l’urgente nécessité de faire des choix clairs, face à l’approche de la tempête, qui peut nourrir la terre comme faire plier les arbres. Et si je vous parle avec colère, au moins vous ai-je adressé la parole : je ne vous braque pas un revolver sur la tempe pour vous abattre en pleine rue ; je ne regarde pas le corps ensanglanté de votre soeur en demandant : « Qu’a-t-elle fait pour mériter ça ? » Telle fut la réaction de deux femmes blanches à l’écoute du récit de Mary Church Terrell qui leur racontait le lynchage d’une femme Noire enceinte dont le bébé a ensuite été arraché de son corps. Cela se passait en 1921, et Alice Paul venait publiquement de refuser de soutenir l’application du 19e amendement [6] à l’ensemble des femmes - refusant ainsi d’inclure les femmes de Couleur, et ce bien que nous ayons lutté pour l’application de cet amendement.
Les colères entre femmes ne nous tueront pas si nous savons les formuler avec précision, si nous écoutons le contenu de ce qui est dit avec au moins autant d’intensité que nous mettons à nous protéger de la façon don’t cela est dit. Quand nous nous détournons de la colère, nous nous détournons de perceptions nouvelles, affirmant ainsi que nous acceptons les schémas préétablis, des schémas dont la familiarité nous est mortelle et sécurisante. J’ai essayé d’apprendre en quoi ma colère m’est utile, autant que ses limites.
Pour les femmes éduquées à avoir peur, trop souvent la colère est menaçante, destructrice. Dans la construction masculine de la force brutale, on nous a appris que nos vies dépendaient du bon vouloir du pouvoir patriarcal. Nous devions à tout prix éviter la colère des autres, car il n’y avait rien à en tirer hormis de la souffrance, on nous aurait cataloguées comme mauvaises filles, voire simples d’esprit, ne faisant pas ce qui était attendu de nous. Et si nous acceptons l’idée de notre impuissance, alors évidemment, n’importe quelle colère peut nous détruire.
Mais la force des femmes réside dans le fait de reconnaître que les différences qui existent entre nous sont constructives, de faire face à ces idées reçues dont nous avons hérité, malgré nous, et que nous devons changer maintenant. Les colères des femmes peuvent métamorphoser les différences en puissance. Parce que la colère entre personnes égales donne naissance au changement, pas à la destruction, et le malaise ou le sentiment de perte qu’elle provoque souvent n’est pas une fatalité, mais un signe de croissance.
Ma réponse au racisme est la colère. Cette colère a ouvert des abîmes dans ma vie uniquement lorsqu’elle était tue, inutile à quiconque. Elle m’a aussi servi dans des salles de classe sans lumière ni instruction, là où le travail et l’histoire des femmes Noires étaient moins que vapeur. Elle a été ma flamme dans l’étendue glaciale des regards ahuris lancés par des femmes blanches, des femmes qui voyaient uniquement dans mon expérience et dans l’expérience de mon peuple, de nouvelles raisons d’avoir peur ou de culpabiliser. Et n’utilisez pas ma colère comme excuse pour rester aveugles, ni pour vous dédouaner de la responsabilité de vos propres actions.
Quand les femmes de Couleur osent extérioriser la colère qui enserre trop de nos contacts avec les femmes blanches, on nous accuse souvent en disant que, je cite : « nous créons une atmosphère de désespoir », « nous empêchons les femmes blanches de surmonter leur culpabilité », ou encore « nous faisons obstacle à la communication confiante et à l’action ». Toutes ces citations sont directement tirées de lettres qui m’ont été adressées par des membres de cette organisation ces deux dernières années. Une femme m’a écrit : « Parce que vous êtes Noire et Lesbienne, vous semblez parler avec l’autorité morale de la souffrance. » Oui, je suis Noire et Lesbienne, et ce que vous entendez dans ma voix, c’est de la rage, pas de la souffrance. De la colère, pas de l’autorité morale. Il y a une différence.
Tourner le dos à la colère des femmes Noires, avec l’excuse ou le prétexte d’être intimidée, ne donne aucune force à quiconque - c’est uniquement une autre façon de préserver les oeillères raciales, le pouvoir des privilèges établis, intouchables, intacts. La culpabilité n’est qu’une autre façon de nous traiter en objet. On demande toujours aux peuples opprimés de tendre un peu plus la joue, de construire un pont entre aveuglement et humanité. On attend des femmes Noires qu’elles mettent leur colère au service exclusif du salut des autres, ou de leur information. Mais cette époque est révolue. Ma colère m’a été douloureuse, mais elle m’a aussi permis de survivre ; et avant de m’en défaire, je vais m’assurer que sur le chemin de la clarté, il existe au moins quelque chose d’aussi puissant pour la remplacer.
Quelle femme ici est si amoureuse de sa propre oppression au point qu’elle n’est plus capable de voir l’empreinte de son propre talon sur le visage d’une autre femme ? Quelle femme ici utilise sa propre oppression comme ticket d’entrée au rang des justes, loin des vents glacials de l’examen de conscience ?
Je suis une lesbienne de Couleur dont les enfants mangent régulièrement à leur faim parce que je travaille à l’université. Si leurs ventres pleins me font oublier mes points communs avec une femme de Couleur dont les enfants n’ont rien à manger parce qu’elle ne peut pas trouver de travail, ou qui n’a pas d’enfant parce que les avortements clandestins et la stérilisation ont bousillé ses organes génitaux ; si j’oublie la lesbienne qui choisit de ne pas avoir d’enfant, la femme qui reste dans le placard parce que sa communauté homophobe est son seul point d’ancrage, la femme qui choisit le silence plutôt qu’une autre forme de mort, la femme qui est terrifiée que ma colère ne déclenche la sienne ; si je manque de reconnaître toutes ces femmes comme d’autres facettes de moi-même, non seulement je participe à l’oppression de chacune d’entre elles, mais je participe aussi à la mienne ; et la colère qui se dresse entre nous doit être utilisée pour nous éclairer et nous renforcer mutuellement, et non pour fuir sous couvert de culpabilité ou pour creuser d’autres fossés. Je ne suis pas libre tant qu’une femme reste prisonnière, même si ses chaînes sont très. différentes des miennes. Et aussi longtemps qu’une personne de Couleur restera enchaînée, je ne serai pas libre. Ni aucune d’entre vous.
Je parle ici en tant que femme de Couleur déterminée, non pas à détruire, mais à survivre. Aucune femme ne peut endosser la responsabilité de changer le psychisme de son oppresseur, y compris quand ce psychisme s’incarne dans le corps d’une autre femme. J’ai léché les lèvres d’une louve, la colère, et je m’en suis servie pour illuminer, rire, protéger, mettre le feu en des lieux où il n’y avait ni lumière, ni nourriture, ni soeurs, en des lieux sans merci. Nous ne sommes pas des déesses, ni des matriarches, ni les édifices du pardon divin ; nous ne sommes pas les doigts de feu du jugement dernier, ni des instruments de flagellation ; nous sommes des femmes toujours obligées de nous interroger sur notre puissance de femmes. Nous avons appris à utiliser la colère comme on utilise la chair morte des animaux. Et blessées, maltraitées, en nous transformant, nous avons survécu et grandi, et selon les mots d’Angela Wilson, nous continuons notre chemin. Avec ou sans les femmes qui ne sont pas de Couleur. Nous utilisons toutes les forces pour lesquelles nous avons lutté, y compris la colère ; et cela afin de concevoir et de construire un monde où toutes nos soeurs pourront grandir, où nos enfants pourront aimer ; un monde où le pouvoir de toucher et de rencontrer la différence et les merveilles d’une autre femme transcendera finalement le besoin de destruction.
Car ce n’est pas la colère des femmes Noires qui se répand sur cette planète comme une eau souillée. Ce n’est pas ma colère qui lance des fusées, dépense plus de soixante mille dollars par seconde en missiles ou en autres engins de guerre et de mort ; ce n’est pas ma colère qui massacre les enfants dans les villes, entasse des gaz offensifs et des bombes chimiques, qui sodomise [7] nos filles et notre terre. Ce n’est pas la colère des femmes Noires qui se désagrège en un pouvoir aveugle, déshumanisant, qui nous détruira toutes si nous ne le combattons pas avec nos armes. C’est-à-dire notre puissance à analyser et à redéfinir les principes futurs de notre vie et de notre travail ; notre puissance à imaginer et à reconstruire, colère par douloureuse colère, pierre par lourde pierre, un futur où la différence sera féconde, et une terre qui soutiendra nos choix.
Nous ouvrons nos bras à toutes les femmes qui sont capables de nous rencontrer, face à face, par-delà la chosification et par-delà la culpabilité.
Cet article est extrait d’un recueil de textes paru aux éditions Mamamélis en 2003 : “Sister Outsider - essais et propos d’Audre Lorde sur la poésie, l’érotisme, le racisme, le sexisme...”.
[1] Un poème extrait de la série Chosen Poems : Old and New, W. W Norton and Company, New York, 1978, p. 105-108
[2] N.d.t : bande dessinée américaine raciste, dans le style du personnage « Y’a bon Banania » imaginé en France.
[3] Titis Bridge Called My Back : Writings by Radical Women of Color, Cherrie Moraga et Gloria Anzaldua (éds), Kitchen Table : Women of Color Press, New York, 1984
[4] N.d.t : Femmes noires en faveur de la rémunération des travaux domestiques
[5] Extrait du poème « For Each of You », dans Chosen Poems : Old and New, op. cit.
[6] N.d.t : Droit de vote dans la constitution des États-Unis
[7] Remarque de DégenréE : Dans les rapports hétérosexuels, la sodomie est généralement l’expression de la domination sexuelle des hommes sur les femmes. Cependant certain-e-s déconstruisent cette pratique pour en faire un acte d’amour. Lorde emploie ici « sodomiser » afin d’exprimer la violence masculine. On peut se demander pourquoi elle a préféré ce verbe à celui de « violer »
Audre Lorde (1934-1992) se définissait noire, lesbienne, féministe, mère, guerrière, poétesse, essayiste... Elle a prononcé ce discours lors de l’ouverture de la conférence de l’association nationale des études femmes à Storrs dans le Connecticut en juin 1981.
Quelques infos sur Audre Lorde et ses écrits :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Audre_Lorde
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