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Pourquoi j’ai cambriolé

mis en ligne le 2 octobre 2006 - Alexandre Jacob

JACOB DEVANT SES JUGES

D’APRES ALAIN SERGENT, cette déclaration de principe aurait été lue par Jacob lors de la troisième journée du procès d’Amiens. La presse bien pensante de l’époque n’y fait pas référence. Seul Germinal la publia in extenso, pleine page et a la une de son édition du 19 mars 1905, précédée d’un chapeau accrocheur « Jacob devant nos ennemis », mais sans spécifier quand Jacob en fit lecture. On peut supposer qu’elle fut rédigée a la maison d’arrêt d’Amiens dans les semaines qui précédèrent le procès : les prévenus tenaient la un bon moyen de diffuser leurs idées sur l’activité révolutionnaire.
Au cours des débats, émaillés d’incidents divers jusqu’à l’expulsion de dix des accusés à la dixième audience, Jacob put lire à plusieurs reprises des professions de foi, genre qu’affectionnaient les anarchistes lors des grands procès criminels qui défrayaient la chronique depuis une vingtaine d’années. [...]
Seule la déclaration
Pourquoi j’ai cambriolé fut utilisée au-delà du procès. Elle dépassait le simple rapport de force avec cet organisme de vindicte sociale que l’État nomme justice (pour paraphraser Soudy de la bande dite « à Bonnot »). Sans doute Jacob l’avait-il réfléchie comme un moment de propagande par l’idée, une continuation des années d’activités passées. De fait, c’est ainsi que le comprirent certains des moins obtus des militants libertaires de l’époque. Ainsi le texte paru dans Germinal fut repris, sitôt le procès fini, par le Balai Social, bimensuel anarchiste-individualiste de la région parisienne, le 15 avril 1905. Il fut également imprimé sous forme d’affiches placardées dans les semaines qui suivirent le passage aux assises des « travailleurs de la nuit ».

Légalisme et illégalisme

Ce soutien aux menées de Jacob et de ses amis se manifesta essentiellement dans les milieux que l’on qualifiait d’individualistes, car déjà la fracture était consommée entre les sectateurs de la reprise et le reste du mouvement libertaire alors absorbé par des activités plus directement politiques, sociales et culturelles. Ainsi, du congrès d’unification des Bourses du travail (Limoges, 1895) à celui qui se tint un an et demi après le procès et dans cette même ville d’Amiens, les militants et les penseurs les plus influents se tournèrent vers les organisations syndicales et ceci avant que la mainmise des politiciens socialistes de tout poil ne soit complète.
D’autres, qui pourtant estimaient les combats ouvriéristes trop triviaux et qui leur préféraient des tâches d’éducation et d’élévation culturelle des masses, ne se souciaient pas pour autant de soutenir quelques maraudeurs embastillés qui avaient eu l’outrecuidance de se prétendre anarchistes : Jean Grave, directeur des
Temps Nouveaux, cette tendance, lui qui dans son autobiographie Quarante ans de propagande anarchiste révélait ainsi sa petitesse d’esprit : « Parlant des individualistes, cela m’amène à parler des mouchards, des cambrioleurs aussi. A qui donner la priorité ? Je suis bien embarrassé, car les trois catégories sont étroitement mêlées. »

Quelques exemples de déclarations antérieures à celle de Jacob

Les parasites ne doivent pas avoir des bijoux quand les travailleurs, les producteurs n’ont pas de pain. Je n’ai qu’un regret, c’est de ne pas avoir trouvé l’argent, que je comptais restituer pour servir a la propagande révolutionnaire, et je ne serais pas ici sur la sellette mais en train de faire des engins pour tous vous faire sauter.
Clément DUVAL

Il était loin le temps où la déclaration de Clément Duval aux assises de la Seine en janvier 1887, tirée à cinquante mille exemplaires, était immédiatement et intégralement diffusée dans le mouvement socialiste. Certains autoritaires comme Jules Guesde se retrouvaient en accord avec des libertaires comme Pierre Kropotkine, le futur « prince des tranchées », pour dénier à un pillard-incendiaire la qualité de révolutionnaire (Le Révolté, février 1887). D’autres, et non des moindres, comme Séverine, l’« héritière » de Vallès et de son Cri du Peuple, ou les frères Paul et Elisée Reclus, ou encore Sébastien Faure quelques années plus tard dans l’Almanach anarchiste pour 1892, prirent franchement la défense de l’ancienne Panthère des Batignolles (le groupe anarchiste dont Duval faisait partie avant son arrestation). En 1887, Clément Duval avait été condamné à mort pour avoir incendié et pillé un hôtel particulier de la rue Monceau à Paris. Après avoir vu sa peine commuée en travaux forcés a perpétuité, l’ancien serrurier fut déporté en Guyane. Il y resta jusqu’à ce qu’il parvienne à s’évader, quatorze ans plus tard, le 14 avril 1901. Il se réfugia dans la communauté libertaire italienne de New York où il mourut le 29 mars 1935. La défense de Clément Duval est reproduite dans ses Mémoires présentés par Marianne Enckell auxquels nous renvoyons le lecteur pour tout ce qui a trait à ce personnage, en particulier sur ce qui relève de sa vie au bagne. Rappelons que depuis son exil Duval reprocha à ses anciens compagnons leur attitude méprisante envers la « bande à Bonnot ».

Comment donc s’étonner qu’au sein de toutes ces tentatives, en présence de tous ces exemples, il se trouve des gens qui, moins patients que la masse, tentent de faire en petit, pour leur compte personnel, ce qu’ils voient tous les jours accomplir en grand, sans vergogne comme sans remords, par les privilégiés de la haute pègre.
Vittorio PINI

Il était loin le temps où la Défense du compagnon Pini était distribuée par les compagnons avant la représentation de La Grève, drame social de Louise Michel donné au théâtre de la Villette, devant 700 à 800 personnes, le 20 décembre 1890.
Vittorio Pini, anarchiste d’origine italienne, avait, d’après Maitron, fondé avec son compatriote Parmeggiani vers 1887 un groupe libertaire à Paris qui se fit remarquer par son mépris des intellectuels. Le 4 novembre 1889, il fut condamné par les assises de la Seine a vingt ans de travaux forcés pour une série de cambriolages. Pini accueillit la sentence aux cris de : « Vive l’anarchie ! A bas les voleurs ! » Cette même année le gouvernement italien avait déposé une demande d’extradition pour une tentative d’assassinat sur le publiciste Ceretti ; les « Intransigenti », le groupe de Pini, étaient fortement soupçonnés. La police française opéra une perquisition le 18 juin et trouva un arsenal de monte-en-l’air et le produit de multiples vols. Le 15 août 1890, il fut transporté aux îles du Salut où il se lia avec Clément Duval. Ensemble, ils tentèrent plusieurs fois de s’évader. Après plusieurs essais infructueux, Pini, affaibli par la maladie, put s’établir comme concessionnaire sur les îles où il mourut en 1903. Duval, qui avait réussi à quitter le bagne en avril 1901, ne sut jamais que celui dont il avait partagé l’infortune pendant plus de dix années avait fini par abandonner la lutte qu’ils avaient menée de concert contre l’administration. Ainsi, en avril 1902, le commandant des îles du Salut pouvait-il écrire à ses supérieurs : « La conduite de Pini ne laisse rien à désirer depuis plus de cinq ans, il a rompu avec les individus se disant anarchistes. [...] Je puis fournir les meilleurs renseignements sur Pini, il se tient bien et ces derniers temps il m ’a fourni des indications utiles... »

Par le fait de notre naissance nous devenons copropriétaires de l’univers entier et nous avons droit à tout ce qui est, à tout ce qui a été et à tout ce qui sera.
Georges ÉTIÉVANT

Il était loin le temps où les déclarations de Georges Étiévant, imprimées sous forme de brochures, étaient diffusées dans le milieu révolutionnaire. Georges Etiévant avait été condamné une première fois le 27 juillet 1892 devant les assises de la Seine-et-Oise à cinq ans de prison pour sa participation au vol des explosifs qui servirent à Ravachol à faire danser Paris. Il subit une seconde condamnation, par contumace celle-là, en décembre 1897, à deux et trois ans de prison, pour des articles qu’il avait fait paraître, à sa sortie de Clairvaux, dans le Libertaire. Recherché, il anticipa sur son arrestation en attaquant le 16 janvier les plantons de garde du poste de police de la rue Berzélius dans le XVIIe arrondissement de Paris. Condamné à mort aux assises de la Seine le 15 juin de la même année, il vit sa peine commuée en travaux forcés à perpétuité. Il mourut quelques années plus tard au bagne. Lors de son premier procès, il fit deux déclarations devant le tribunal, qui, publiées en brochures, connurent un certain succès.
Cette forme de soutien aux propagandistes par le fait fut plus systématiquement utilisée dans les deux années suivantes, avant que les lois dites « scélérates » de l’été 1894 ne calment quelque peu les sectateurs les plus véhéments de Dame Dynamite. On retrouve entre 1911 et 1913 une réédition du
Pourquoi j’ai cambriolé de Jacob et des Déclarations d’Émile Henry devant la cour d’assises de la Seine par l’Idée Libre, mais cette tradition finira par se perdre complètement et disparaître dans le bourbier généralisé prétendument déclenché par l’assassinat d’une tête couronnée autrichienne.

La dernière ligne droite des individualistes

Entre la dynamite de Ravachol et les brownings de Bonnot, Jacob exprime une autre idée de ce bon vieux courant individualiste qui était encore bien vivant. Il est, entre autres, contemporain d’Albert Libertad. Le béquillard, né à Bordeaux le 24 novembre 1875, était arrivé à Paris en août 1897. Il se signala immédiatement dans les milieux libertaires par la virulence de ses positions individualistes. Il installa, en octobre 1902, ses Causeries populaires rue du Chevalier-de-La-Barre à Montmartre, où il put approfondir les positions qu’il développait par ailleurs dans ses articles du Libertaire. En 1905, il y créa avec un certain nombre de compagnons l’hebdomadaire L’anarchie qui défendit souvent avec violence les thèses du courant individualiste. Il avait suivi les débats d’Amiens et donné à Germinal quelques papiers prenant vigoureusement la défense des accusés. Il ouvrit, dans le numéro du 19 octobre 1905 de L’anarchie, une souscription pour la mère de Jacob qui venait d’être libérée après la cassation de Laon. Après le passage à tabac qui coûta la vie à son fondateur en novembre 1908, le journal des individualistes enragés déménagea pour Romainville. Dirigé par Lorulot puis par Mauricius, il fut finalement repris par le couple Kilbatchiche-Maitrejean avant d’être emporté par la dérive de ces « bandits tragiques » qui le firent définitivement connaître par leurs agissements au-delà du milieu libertaire. La revue, changeant par la suite souvent de collaborateurs et après avoir vu dans ses colonnes les signatures de tous ceux que l’époque pût compter de penseurs individualistes, ne se remit jamais véritablement de la terrible publicité qui lui fut faite au procès de février 1913. Elle finît par disparaître en juillet 1914. Signalons qu’une seconde série exista de 1926 à 1929 ; elle fut animée par Louis Louvet que l’on retrouva après la Seconde Guerre mondiale aux côtés de Sébastien Faure à la direction de la revue Ce qu’il faut dire.


POURQUOI J’AI CAMBRIOLE

Messieurs,

Vous savez maintenant qui je suis : un révolté vivant du produit des cambriolages. De plus j’ai incendié plusieurs hôtels et défendu ma liberté contre l’agression d’agents du pouvoir. J’ai mis à nu toute mon existence de lutte ; je la soumets comme un problème à vos intelligences. Ne reconnaissant à personne le droit de me juger, je n’implore ni pardon, ni indulgence. Je ne sollicite pas ceux que je hais et méprise. Vous êtes les plus forts ! Disposez de moi comme vous l’entendrez, envoyez-moi au bagne ou à l’échafaud, peu m’importe ! Mais avant de nous séparer, laissez-moi vous dire un dernier mot.

Puisque vous me reprochez surtout d’être un voleur, il est utile de définir ce qu’est le vol.

À mon avis, le vol est un besoin de prendre que ressent tout homme pour satisfaire ses appétits. Or ce besoin se manifeste en toute chose : depuis les astres qui naissent et meurent pareils à des êtres, jusqu’à l’insecte qui évolue dans l’espace, si petit, si infime que nos yeux ont de la peine à le distinguer. La vie n’est que vols et massacres. Les plantes, les bêtes s’entre-dévorent pour subsister. L’un ne naît que pour servir de pâture à l’autre ; malgré le degré de civilisation, de perfectibilité pour mieux dire, où il est arrivé, l’homme ne faillit pas à cette loi ; il ne peut s’y soustraire sous peine de mort. Il tue et les plantes et les bêtes pour s’en nourrir. Roi des animaux, il est insatiable.

En outre des objets alimentaires qui lui assurent la vie, l’homme se nourrit aussi d’air, d’eau et de lumière. Or a-t-on jamais vu deux hommes se quereller, s’égorger pour le partage de ces aliments ? Pas que je sache. Cependant ce sont les plus précieux sans lesquels un homme ne peut vivre. On peut demeurer plusieurs jours sans absorber de substances pour lesquelles nous nous faisons esclaves. Peut-on en faire autant de l’air ? Pas même un quart d’heure. L’eau compte pour trois quarts du poids de notre organisme et nous est indispensable pour entretenir l’élasticité de nos tissus ; sans la chaleur, sans le soleil, la vie serait tout à fait impossible.

Or tout homme prend, vole ces aliments. Lui en fait-on un crime, un délit ? Non certes ! Pourquoi réserve-t-on le reste ? Parce que ce reste exige une dépense d’effort, une somme de travail. Mais le travail est le propre d’une société, c’est-à-dire l’association de tous les individus pour conquérir, avec peu d’efforts, beaucoup de bien-être. Est-ce bien là l’image de ce qui existe ? Vos institutions sont-elles basées sur un tel mode d’organisation ? La vérité démontre le contraire. Plus un homme travaille, moins il gagne ; moins il produit, plus il bénéficie. Le mérite n’est donc pas considéré. Les audacieux seuls s’emparent du pouvoir et s’empressent de légaliser leurs rapines. Du haut en bas de l’échelle sociale tout n’est que friponnerie d’une part et idiotie de l’autre. Comment voulez-vous que, pénétré de ces vérités, j’aie respecté un tel état de choses ?

Un marchand d’alcool, un patron de bordel s’enrichit, alors qu’un homme de génie va crever de misère sur un grabat d’hôpital. Le boulanger qui pétrit le pain en manque ; le cordonnier qui confectionne des milliers de chaussures montre ses orteils, le tisserand qui fabrique des stocks de vêtements n’en a pas pour se couvrir ; le maçon qui construit des châteaux et des palais manque d’air dans un infect taudis. Ceux qui produisent tout n’ont rien, et ceux qui ne produisent rien ont tout.

Un tel état de choses ne peut que produire l’antagonisme entre les classes laborieuses et la classe possédante, c’est-à-dire fainéante. La lutte surgit et la haine porte ses coups.

Vous appelez un homme « voleur et bandit », vous appliquez contre lui les rigueurs de la loi sans vous demander s’il pouvait être autre chose. A-t-on jamais vu un rentier se faire cambrioleur ? J’avoue ne pas en connaître. Mais moi qui ne suis ni rentier ni propriétaire, qui ne suis qu’un homme ne possédant que ses bras et son cerveau pour assurer sa conservation, il m’a fallu tenir une autre conduite. La société ne m’accordait que trois moyens d’existence : le travail, la mendicité, le vol. Le travail, loin de me répugner, me plaît, l’homme ne peut même pas se passer de travailler ; ses muscles, son cerveau possèdent une somme d’énergie à dépenser. Ce qui m’a répugné, c’est de suer sang et eau pour l’aumône d’un salaire, c’est de créer des richesses dont j’aurais été frustré. En un mot, il m’a répugné de me livrer à la prostitution du travail. La mendicité c’est l’avilissement, la négation de toute dignité. Tout homme a droit au banquet de la vie.

Le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend.

Le vol c’est la restitution, la reprise de possession. Plutôt que d’être cloîtré dans une usine, comme dans un bagne ; plutôt que mendier ce à quoi j’avais droit, j’ai préféré m’insurger et combattre pied à pied mes ennemis en faisant la guerre aux riches, en attaquant leurs biens. Certes, je conçois que vous auriez préféré que je me soumette à vos lois ; qu’ouvrier docile et avachi j’eusse créé des richesses en échange d’un salaire dérisoire et, lorsque le corps usé et le cerveau abêti, je m’en fusse crever au coin d’une rue. Alors vous ne m’appelleriez pas « bandit cynique », mais « honnête ouvrier ». Usant de la flatterie, vous m’auriez même accordé la médaille du travail. Les prêtres promettent un paradis à leurs dupes ; vous, vous êtes moins abstraits, vous leur offrez un chiffon de papier.

Je vous remercie beaucoup de tant de bonté, de tant de gratitude, messieurs. Je préfère être un cynique conscient de mes droits qu’un automate, qu’une cariatide.

Dès que j’eus possession de ma conscience, je me livrai au vol sans aucun scrupule. Je ne coupe pas dans votre prétendue morale, qui prône le respect de la propriété comme une vertu, alors qu’en réalité il n’y a de pires voleurs que les propriétaires.

Estimez-vous heureux, messieurs, que ce préjugé ait pris racine dans le peuple, car c’est là votre meilleur gendarme. Connaissant l’impuissance de la loi, de la force pour mieux dire, vous en avez fait le plus solide de vos protecteurs. Mais prenez-y garde ; tout n’a qu’un temps. Tout ce qui est construit, édifié par la ruse et la force, la ruse et la force peuvent le démolir.

Le peuple évolue tous les jours. Voyez-vous qu’instruits de ces vérités, conscients de leurs droits, tous les meurt-de-faim, tous les gueux, en un mot, toutes vos victimes, s’armant d’une pince-monseigneur aillent livrer l’assaut à vos demeures pour reprendre leurs richesses, qu’ils ont créées et que vous leur avez volées. Croyez-vous qu’ils en seraient plus malheureux ? J’ai l’idée du contraire. S’ils y réfléchissent bien, ils préféreraient courir tous les risques plutôt que de vous engraisser en gémissant dans la misère. La prison... le bagne... l’échafaud ! dira-t-on. Mais que sont ces perspectives en comparaison d’une vie d’abruti, faite de toutes les souffrances. Le mineur qui dispute son pain aux entrailles de la terre, ne voyant jamais luire le soleil, peut périr d’un instant à l’autre, victime d’une explosion de grisou ; le couvreur qui pérégrine sur les toitures peut faire une chute et se réduire en miettes ; le marin connaît le jour de son départ, mais il ignore s’il reviendra au port. Bon nombre d’autres ouvriers contractent des maladies fatales dans l’exercice de leur métier, s’épuisent, s’empoisonnent, se tuent à créer pour vous ; il n’est pas jusqu’aux gendarmes, aux policiers, vos valets qui, pour un os que vous leur donnez à ronger, trouvent parfois la mort dans la lutte qu’ils entreprennent contre vos ennemis.

Entêtés dans votre égoïsme étroit, vous demeurez sceptiques à l’égard de cette vision, n’est-ce pas ? Le peuple a peur, semblez-vous dire. Nous le gouvernons par la crainte de la répression ; s’il crie, nous le jetterons en prison ; s’il bronche, nous le déporterons au bagne ; s’il agit, nous le guillotinerons ! Mauvais calcul, messieurs, croyez-m’en. Les peines que vous infligerez ne sont pas un remède contre les actes de révolte. La répression, bien loin d’être un remède, voire un palliatif n’est qu’une aggravation du mal.

Les mesures correctives ne peuvent que semer la haine et la vengeance. C’est un cycle fatal. Du reste, depuis que vous tranchez des têtes, depuis que vous peuplez les prisons et les bagnes, avez-vous empêché la haine de se manifester ? Dites ! Répondez ! Les faits démontrent votre impuissance. Pour ma part, je savais pertinemment que ma conduite ne pouvait avoir pour moi d’autre issue que le bagne ou l’échafaud. Vous devez voir que ce n’est pas ce qui m’a empêché d’agir. Si je me suis livré au vol, ça n’a pas été une question de gains, de livres, mais une question de principe, de droit J’ai préféré conserver ma liberté, mon indépendance, ma dignité d’homme, que me faire l’artisan de la fortune d’un maître. En termes plus crus, sans euphémisme, j’ai préféré être voleur que volé.

Certes, moi aussi je réprouve le fait par lequel un homme s’empare violemment et avec ruse du fruit du labeur d’autrui. Mais c’est précisément pour cela que j’ai fait la guerre aux riches, voleurs du bien des pauvres. Moi aussi je voudrais vivre dans une société où le vol serait banni. Je n’approuve et n’ai usé du vol que comme moyen de révolte propre à combattre le plus inique de tous les vols : la propriété individuelle.

Pour détruire un effet, il faut au préalable en détruire la cause. S’il y a vol, ce n’est que parce qu’il y a abondance d’une part et disette de l’autre ; que parce que tout n’appartient qu’à quelques-uns. La lutte ne disparaîtra que lorsque les hommes mettront en commun leurs joies et leurs peines, leurs travaux et leurs richesses ; que lorsque tout appartiendra à tous.

Anarchiste révolutionnaire j’ai fait ma révolution
Vienne l’Anarchie

Alexandre JACOB


REPERES

Le mousse

ALEXANDRE JACOB naquit le 29 septembre 1879 à Marseille. L’enfant était plutôt placide. Quand elle parlait de lui, sa mère, Marie Berthou, une fille de la Provence, disait : « Mon petit, il était bien tranquille. On aurait cru une fille, il jouait avec des chiffons et des poupées. » À 11 ans, il obtint, chez les frères des écoles chrétiennes, son certificat d’études avec la mention « passable ». Puis Jacob embarqua comme mousse pour un voyage sur les côtes occidentales africaines. A 12 ans, il partit en qualité de novice-timonier en direction de Nouméa via Suez, Djibouti et Sidney. Après divers engagements, Jacob finit par déserter de l’Armand-Béhic en Australie ; il se retrouva engagé sur un baleinier qui s’avéra être un navire pirate. Après un voyage avec cet équipage, Jacob s’engagea à nouveau comme mousse pour revenir à Marseille. Là il se fit arrêter pour désertion, il avait alors 13 ans. Comme punition, il dût repartir sur les bateaux des Messageries maritimes. Or Jacob était réellement tenté par le métier de marin : quand il le pouvait, il consultait des livres sur la navigation afin de pouvoir un jour devenir capitaine au long cours.

A terre, il recevait, d’un jeune homme dont son père avait la tutelle, ses premiers éléments d’éducation anarchiste ; c’est avec lui qu’il se mit à lire des brochures séditieuses et à assister à des conférences libertaires.

L’apprenti anarchiste

Jacob tomba malade à 16 ans ; une fièvre persistante l’obligea à rester à terre pour se soigner. En compagnie de militants anarchistes, il participa à un journal de propagande, l’Agitateur. Dénoncé par un indicateur de police, il fut condamné à six mois de prison et cinquante francs d’amende pour fabrication d’explosifs. À sa libération, il trouva une place de commis de bureau chez un fondeur de plomb. La police ne l’entendait pas de cette oreille, elle visita son patron pour le faire renvoyer, ce qui fut fait. Il fut ensuite embauché dans une pharmacie comme préparateur pour y passer un diplôme de seconde classe. Le stage dura un mois, le temps pour la Sûreté de venir y faire une visite : il fut immédiatement congédié.

En guise de vengeance, Jacob trouva une application aux doctrines anarchistes qu’il avait choisies dès l’âge de 13 ans ; le 1er avril 1899, avec trois amis, il simula une descente de police dans un bureau du mont-de-piété à Marseille : ils épluchèrent les comptes, firent semblant de retrouver des bijoux volés, saisirent l’ensemble des objets de valeur, conduisirent le commissionnaire du mont-de-piété au palais de justice où ils l’abandonnèrent devant la porte du procureur de la République avant de s’enfuir avec le butin.

Après un séjour en Espagne, Jacob revint à Toulon. Suite à la dénonciation d’un indicateur, après le cambriolage d’une étude de notaire, il eut affaire une deuxième fois à la justice. Grâce à un habile subterfuge, il fut acquitté aux assises d’Aix-en-Provence, car l’affaire du mont-de-piété n’était pas encore élucidée. Ensuite il commit quelques cambriolages, sans grande envergure, d’églises et d’hôtels particuliers dans le Sud-Ouest. À Monte-Carlo, il dépouilla, avec un Sicilien, les mises des tables de jeu du casino : pendant qu’il simulait une crise d’épilepsie, son complice nettoyait les tapis. Une fois que Jacob eut fini de jouer les malades, il se rendit compte qu’il avait été grugé, l’autre avait disparu avec le butin. Il le poursuivit, afin de le tuer, jusqu’en Italie. Lorsqu’il le retrouva, le traître était déjà mort, assassiné par une autre de ses victimes. À Milan, il croisa une connaissance à qui il donna un peu d’argent pour rentrer à Toulon où lui-même arriva peu après. Son obligé le signala alors à la police : Jacob fut arrêté cette fois-ci pour l’affaire du mont-de-piété. Il avait été dénoncé puis jugé par contumace à cinq ans de prison et 3000 francs d’amende. Il fit appel, joua la folie, et fut envoyé à l’asile de Mont-Perrin d’où il s’évada le 19 avril 1900 grâce à la complicité d’un infirmier-surveillant.

L’illégaliste anarchiste

A ce moment, il organisa avec quelques-uns de ses camarades, sa compagne Rose Roux et sa mère une bande de voleurs dont l’ambition était de faire de la « reprise » une pratique scientifique.

Pendant trois ans, cette équipe, que la presse baptisa pendant le procès « les travailleurs de la nuit », écuma la France. Devant les juges d’Amiens, 156 cambriolages furent répertoriés : des vols dans des hôtels particuliers, dans des châteaux, dans des églises. Parmi ceux-ci, certains sont restés célèbres, comme le vol des tapisseries de la cathédrale de Tours ou le casse de la rue Quincampoix. Jacob et ses amis avaient loué un appartement qui se trouvait juste au-dessus d’une fabrique de bijoux. S’assurant de l’absence du bijoutier et de sa famille pendant la nuit, il percèrent le plancher en installant un parapluie pour éviter que le bruit des gravats n’alertât les voisins. Une fois devant le coffre, Jacob dut travailler plusieurs heures à cause de la maladresse d’un de ses complices qui avait brouillé les pênes de la serrure. Le butin était énorme : 7 kilos d’or, 280 carats de pierres, 300 de perles, 8000 francs en espèces, 200 000 francs de rente.

Les cambriolages étaient minutieusement préparés, laissant peu de place au hasard. La France était divisée en trois zones, selon les trajets ferroviaires : tout reposait sur la rapidité des déplacements. L’idéal était évidemment que le butin fût rapatrié avant la découverte du méfait. Souvent trois hommes suffisaient pour une opération : l’un d’entre eux partait en éclaireur dans la ville choisie. Son travail était de repérer, de visu et en consultant les bottins mondains, les demeures dignes d’être visitées. Il posait des scellés sur toutes les ouvertures afin de s’assurer de l’absence des élus, et ainsi éviter toute violence inutile. Puis il envoyait aux deux autres un message télégraphique codé qui leur indiquait le matériel à emporter. Le ou les cambriolages étaient faits dans la nuit et tout le monde repartait par le premier train du matin. Ni vu, ni connu.

Jacob avait acheté un commerce de quincaillerie à Montpellier pour se procurer les systèmes de coffres-forts les plus sophistiqués. Ainsi il avait tout loisir de les étudier, de se procurer les outils nécessaires à la constitution d’une trousse de cambrioleur très perfectionnée. Pour éviter les intermédiaires et les risques de délation, il fit ouvrir aussi une fonderie d’or à Paris. Il se constitua une garde-robe variée pour assurer tous les déguisements possibles et diversifier les identités en cas de problèmes.

Les cibles étaient les riches, le projet était de les punir. Les vols étaient parfois signés de provocations verbales, comme chez le juge de paix Mulot, au Mans : « Aux juges de paix, nous faisons la guerre. Attila », ou dans la cathédrale de Tours : « Dieu Tout-Puissant, retrouve Tes voleurs. Attila ». Anecdote révélatrice : Jacob était en train de cambrioler à Rochefort, chez un enseigne de marine nommé Viaud, lorsqu’il se rendit compte que ce dernier était en fait l’écrivain Pierre Loti ; il rebroussa aussitôt chemin.

Jacob, parfois en désaccord avec ses amis moins altruistes, s’était toujours tenu à son projet initial : faire du vol non pas une réappropriation personnelle mais une attaque contre le monde des puissants. L’enquête menée sur sa vie pendant l’instruction du procès a révélé qu’il avait vécu chichement pendant ces trois années de travail nocturne, mangeant dans des restaurants populaires, ne buvant pas d’alcool. Loin de se constituer une fortune personnelle, comme il aurait pu aisément le faire, il aidait largement les œuvres libertaires. On a évidemment peu de détails sur ces contributions, pusillanimité et moralisme des bénéficiaires obligent, mais l’on sait tout de même qu’il a contribué à financer l’achat du terrain de la rue d’Orsel, à Paris, où Matha voulait installer les locaux du Libertaire. L’on sait aussi qu’une partie de l’argent servait à aider les familles des amis envoyés en prison ou au bagne...

Le 21 avril 1903, Jacob et Pélissard rejoignirent Bour à Abbeville où ce dernier avait préparé une série de cambriolages. L’aventure s’arrêta cette nuit-là pour les trois compères : Jacob fut arrêté au petit matin après une longue traque narrée dans les Souvenirs d’un révolté. Les autres suivirent rapidement et certains ne purent tenir leur langue. Ce qui permit à la police de mettre la main sur une bonne partie du groupe, dont la mère, la compagne de Jacob et des amis proches.

Le procès d’Amiens

Le juge Hatté instruisit l’affaire pendant pratiquement deux ans ; il réunit finalement un énorme acte d’accusation de 161 pages comportant plus de 20 000 pièces. Pendant ce temps, des anarchistes créaient, le 1er novembre 1904, un hebdomadaire libertaire à Amiens : Germinal. Le procès prit une place prépondérante dans le journal. Des réunions, des conférences furent organisées à Amiens, des orateurs comme Sébastien Faure y furent invités. Il s’agissait de préparer ce moment de confrontation entre les voleurs et leurs juges, de donner toute son ampleur au projet de Jacob et de ne pas le laisser choir dans la rubrique des faits divers. De son côté, il préparait activement sa défense, ou, plus exactement, son attaque.

Le procès se déroula du 8 au 22 mars 1905. Dire qu’il ne passa pas inaperçu est un euphémisme. Les quotidiens aussi bien locaux que nationaux et certains journaux étrangers y envoyèrent des journalistes ; il fallut, pour assurer l’ordre, faire venir un bataillon d’infanterie qui occupa l’intérieur du palais de justice d’Amiens ; des gendarmes à cheval et des chasseurs du 30e régiment assuraient l’escorte des voitures cellulaires. De son côté, Germinal assurait le désordre aussi bien dans les colonnes du journal que dans la rue et autour du palais. La tension semblait telle que les jurés n’osèrent tenir leur rôle par peur de représailles. Le président Wehekind dut les convoquer de force, encadrés par des gendarmes.

Jusqu’à l’expulsion des principaux accusés, les audiences ont servi aux membres de la bande, et particulièrement à Jacob, de tribune publique. Ils ont répété sans cesse qu’ils ne reconnaissaient aucun droit à cette justice de classe de statuer sur leur sort. « Je ne suis d’accord avec personne, proclame Jacob, mes amis et moi nous ne reconnaissons pas à vos jurés le droit de nous juger. » Il ne s’agissait pas pour eux de se défendre ni de se justifier, mais bien d’expliquer leurs actes qu’ils assumaient avec fierté : « Oui, tous les vols, je les revendique comme un honneur ». Toutes les catégories sociales dominantes furent passées au crible de leurs déclarations, de leurs interventions aussi provocatrices que lourdes de sens. Chaque témoin, chaque victime d’un de leurs vols se vit accusé à son tour, ironie du sort d’être responsable d’un fléau social. Nous ne donnons ici que quelques exemples. À propos des militaires : « De tous les fléaux qui dominent les hommes, la guerre est le plus funeste. Au lieu de la combattre, des hommes, pour satisfaire leur ambition, ont remplacé le dogme de Dieu par celui de la patrie ». Au sujet des nobles : ils les accusait « de marier leurs fils les plus tarés avec les filles de marchands de porcs américains, après s’être autrefois enrichis de brigandages ». Puis ce fut le tour des curés : « J’ai cambriolé assez de prêtres. Chez tous j’ai trouvé un coffre-fort et quelquefois plusieurs. Ils ne renfermaient pas des harengs saurs, je vous prie de le croire. Ils contenaient quelques hectogrammes de pains à cacheter, ils contenaient aussi de fortes sommes [...] Et voilà les charlatans qui m’appellent voleur ! » Enfin viennent les magistrats : « Ils ont tous mis leur pouvoir à la disposition des riches pour écraser les pauvres. Selon le mot d’Anatole France, ce sont des machines à exécuter. Or on ne guérit pas en réprimant. Des magistrats, ça ne peut exister que dans une société corrompue. »

Jacob alliait sans cesse critique et humour, répliques et boutades afin de mieux ridiculiser la mise en scène sérieuse qu’on voulait lui faire jouer. Au président, qui lui demandait se lever, Jacob répondit « Vous êtes bien assis, vous ! » A un sacristain qui énumérait une liste d’objets volés dans son église, Jacob précisa : « Voyons, vous n’avez pas tout dit, sacristain... Oui, le placard dans lequel il y avait des gravures du genre... disons, Fragonard. »

À la sixième audience, suite à un incident entre le président et les avocats parisiens, Jacob et quelques autres inculpés furent exclus de la salle pour ne plus y revenir. Le procès put alors se dérouler normalement ou presque, puisque les jurés reçurent deux avertissements les menaçant d’une vengeance s’ils venaient à faire condamner les inculpés : « Osez frapper sans pitié nos amis, et, sans pitié aussi, nous vous frapperons. Comptez avec nos représailles ; et que cette vision fatale de votre sort soit fréquente à votre esprit au moment du jugement. »

Au procès d’Amiens, Alexandre Jacob est condamné aux travaux forcés à perpétuité. Bagnard en Guyane, aux îles du Salut pendant un quart de siècle (dont quatre ans de mitard), il tente dix-sept fois de s’évader.
Libéré le 30 décembre 1928, il devient, par amour de la liberté, marchand-forain, un métier qu’il invente.
Après une dernière et sublime histoire d’amour, il choisit de mettre fin à ses jours le 28 août 1954.

Les trois textes qui constituent cette brochure sont extraits du volume I des Ecrits d’Alexandre Jacob, paru aux Editions L’Insomniaque (épuisé).

On peut retrouver le texte Pourquoi j’ai cambriolé (ainsi que Souvenirs d’un révolté) dans Travailleurs de la nuit, premier de trois petits volumes d’un choix d’écrits d’Alexandre Jacob, dans la collection A couteaux tirés des Editions L’Insomniaque.


Note de C. sur la brochure :

Il est question des frères Paul et Elisée Reclus, à mon avis c’est plutôt Elisée et son neveu Paul, car c’est son neveu qui fréquentait les milieux libertaires.

Sinon, il y a eu d’autres rééditions des "Déclarations" d’Emile Henry avant 1911, notamment par son frère vers 1906.

Un truc qui me tient plus à coeur c’est quand on dit que le journal l’anarchie a été créé par des "compagnons" parce que pour ce coup là il y avait pas mal de "compagnonnes" et notamment la co-fondatrice avec Libertad, Anna Mahé, sa soeur Armandine Mahé, les soeurs Morand, Rirette Maîtrejean et d’autres mais je ne vais pas faire la liste ici !

Enfin, Libertad n’est pas mort d’un passage à tabac, eh non ! Même si c’est plus glorieux ! Il serait mort d’une péritonite déclarée à la suite d’un coup de pied dans le ventre à la suite d’une altercation avec la bande de Paraf-Javal (une bande anar rivale avec laquelle il s’était embrouillé - ça rigolait pas à l’époque !) cumulé avec un anthrax qu’un médecin lui aurait ouvert au bistouri avant qu’il ne soit mûr. Voilà pour tous les détails qu’on trouve dans la brochure sur Libertad faite par "l’en-dehors"...



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