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Contre l’oppression des adultes sur les enfants

mis en ligne le 13 octobre 2005 - Catherine Baker

L’enfant est la propriété de l’adulte. C’est sa petite chose. Il peut
en faire absolument ce qu’il veut (sauf le soustraire à l’emprise de l’Etat qui
demeure le Grand propriétaire). Cela va malgré tout si peu de soi que les
grands ont été amenés à créer la notion d’enfance, notion à peu près vide de
sens dont l’affirmation formelle recouvre ce pendant le statut bien particulier
que les vieux veulent donner à ces êtres qu’ils mettent à part pour leur
plaisir ou leurs intérêts divers.
Historiquement, l’idée d’enfance n’a qu’à peine cent cinquante ans.
Mais même Philippe Ariès, dans son livre sur le sujet [1], comme la plupart de
ceux qui reconnaissent que l’enfance est une création de l’esprit et non une
donnée de fait comme par exemple la jeunesse, ne parle du petit d’homme que par
référence à l’adulte : l’enfant est, au mieux, un adulte miniature. Lorsque je
dis que l’enfant n’existe pas, comprends-moi bien. Assurément l’enfant est
aussi mûr, aussi intelligent, aussi " sensé " que l’adulte et je récuse toute
différence de valeur entre les âges. Cependant, moi aussi je parle d’enfance et
je soutiens même que chaque enfant et chaque adulte ont le même droit de vivre
leur " esprit d’enfance ", si l’on veut bien par cette expression signifier
une vision du monde non traumatisée par l’accumulation de jours sans
émerveillement.
Lorsque j’utilise le mot " enfant ", je parle de quelqu’un qui est
dans toute sa jeunesse et je ne l’oppose à l’adulte que dans le sens où
celui-ci n’a plus cette jeunesse plénière. Mais je ne vois en rien que cette
perte de la jeunesse confère aux gens plus âgés je ne sais quelle supériorité
appelée pudiquement " maturité ". Si certains osent parler d’un point
" optimal " de la forme physique ou mentale qui appartiendrait à l’espèce,
force leur est de constater, s’ils tiennent aux canons habituels, que ce point
d’épanouissement intellectuel et physique se situerait grosso modo entre treize
et dix-huit ans. Mais alors, qu’on confie le monde aux adolescents ! Quant à
moi, je ne reconnais d’authenticité à ce " meilleur âge " de la vie qu’à
celui que chaque individu estime être le sien. Certains ne se sont plus jamais
sentis aussi perspicaces et intellectuellement développés qu’à quatorze ans,
d’autres à soixante, les plus chanceux estiment qu’ils augmentent leurs
facultés au fur et à mesure qu’ils prennent de l’âge. Laurence dit qu’elle
était très belle à quinze ans et Thomas qu’il ne s’est senti bien dans sa peau
qu’après cinquante ans.
La vie, c’est ce qui bouge, Maire.
Je ne vois pas d’objection à suivre Piaget lorsqu’il dit que le savoir
fondamental de l’enfant n’est pas structuré de la même façon que celui de
l’adulte et qu’il se recompose globalement à partir d’une interaction entre son
expérience et le monde extérieur, se modifiant d’un âge à l’autre. Mais
lorsqu’il dit que ces constructions successives consistent à coordonner les
relations et les notions en les adaptant à une réalité de plus en plus
étendue [2], je ne peux qu’être amenée à des questions. Veut-il dire par là que le
processus d’appréhension du monde serait dynamique jusqu’à un certain âge puis
statique ? Quand il parle de réalité plus " étendue ", n’est-on pas trompé
par ce qui n’est qu’une image spatiale ? Qu’est-ce qui me prouve que le
nourrisson n’a pas une perception de l’univers plus " profonde " que la
mienne ? Ne " comprend-il " pas mieux que nous certaines choses ? Est-ce
qu’en vieillissant nous ne perdons pas - au moins - certaines facultés
d’extase, par exemple, que nous ne retrouvons que très rarement, par
accident ?
Il est vrai que lorsque Piaget parle de développement intellectuel, il
ne parle que d’une des formes les plus insignifiantes de l’intelligence.
Quoi qu’il en soit, j’admets donc que l’enfant voit le monde sous un
jour qui lui appartient. En vieillissant, l’enfant sera forcé de comprendre que
la communication, hélas, suppose l’utilisation navrante de plus petits
dénominateurs communs. Il lui faudra alors toute sa vie reconquérir sa
singularité.
Les gens sont prêts à s’exclamer que, bien entendu, tous les humains
sont égaux quels que soient leur sexe, leur âge, leur couleur. Ils sont différents, n’est-ce pas ? Voilà tout. Justement, ils n’ont pas la même forme
d’intelligence, de sensibilité, etc. N’écoute pas les hypocrites et
interroge-les, ces parleurs, pousse-les dans leurs retranchements, demande-leur
ce qu’ils entendent par différence et tu verras resurgir des plus ceci, des
moins cela, le Noir moins rationnel, la femme plus intuitive, l’enfant plus
crédule. Différence pour presque tous signifie degrés. Marie, si tu savais le
mal qu’on peut se donner pour apprendre à parler. Cette nécessité s’impose
constamment, je le répète, d’interroger les gens : " Qu’entendez-vous par là ? "
Il est caractéristique que l’adulte se présente à l’enfant comme une
" grande personne " et non comme un grand individu, c’est en effet d’un
masque (la " persona ", le masque de théâtre) qu’il est question et l’enfant
sait très vite que la grande personne lui attribue un statut correspondant à
leurs deux rôles respectifs. Théâtre. La mise en scène est dure. D’un côté,
ceux qui ont tous les pouvoirs et l’autorité, de l’autre, ceux qui obéissent et
à qui il reste de jouer les fous, pleurer, crier, faire du bruit. Comme les
esclaves de tous temps, les prolos, les animaux, " ils sont heureux, ou plutôt
" ils ne connaissent pas leur bonheur ", ils n’ont pas de soucis ; les
responsabilités, c’est pour les maîtres qui en sont bien à plaindre.
Récemment, tu étais très malade ; on s’est étonné autour de moi que je
te demande à plusieurs reprises si tu pensais qu’il fallût appeler le médecin.
Tu répondais que non, grelottant dans tes 40° de fièvre. Je t’écoutais. Toujours, en ce qui concerne ta santé, je t’ai trouvée de bon jugement. Ce
n’est pas donné à tous les adultes.
Jamais nous n’oublierons " la robe jaune ". Tu avais quatre ans. Pour
la première fois depuis longtemps, je disposais d’une centaine de francs et je
t’avais emmené aux Puces pour t’acheter une robe. Je comptais te l’offrir et
cela me faisait plaisir car toujours nous ne portons que des vêtements qu’on
nous donne. à ma grande déception, tu choisis une robe jaune d’or que je
trouvai hideuse. J’avoue - je l’aurais fait avec une amie - que je tâchai bien
un peu de t’en dissuader, t’en proposant des dizaines d’autres. mais c’est bien
sur la robe jaune que tu avais jeté ton dévolu. J’étais un peu chagrine. Quand
tu la mis, à la maison, on s’exclama. Cette robe était faite pour toi,
absolument. Tu l’as habitée prodigieusement et l’as aimée comme il arrive qu’on
aime ainsi cinq ou six vêtements dans sa vie. Depuis, le " souviens-toi de la
robe jaune " me sert aussi bien quand il s’agit de ta santé que de tes
voyages : personne mieux que toi ne sait ce qui te convient.
Il est comique de voir avec quel acharnement on affirme, au mépris du
bon sens le plus élémentaire, que l’enfant ne sait pas ce qu’il veut ni ce
qu’il fait. L’enfant serait le jouet d’une illusion permanente. John Holt dit
que seuls les adultes sont assez stupides pour croire que d’une façon ou d’une
autre l’institutrice que l’enfant juge méchante peut lui faire du bien [3]. Le
môme perçoit très finement, très vite, où est son intérêt, qui l’aime, qui ne
l’aime pas. En un mot comme en cent, l’enfant ne peut être plus idiot que
l’adulte. Dans toutes les assemblées générales où enfants et adultes disposent
de l’égalité des voix, quel que soit l’âge, et alors que les enfants sont
souvent là en majorité, comme à Summerhill ou dans certains lieux de vie où
l’on procède de cette manière, je n’ai jamais entendu dire qu’une décision
aberrante eût été prise par les enfants. Que de fois ne t’ai-je pas demandé
conseils pour des questions importantes alors que tu ne m’arrivais pas à
mi-cuisses ! Notre entente s’est nourrie sans doute aussi de ce que je ne
t’aie jamais donné l’exemple de la soumission et que tu ne m’aies jamais forcée
à quoi que ce soit. Quand nous étions opposées, il fallait trouver un
compromis, parfois aussi je pleurais ou toi, je cédais ou toi, mais ces
matchs-là étaient rares et chacune avait sa chance. Aujourd’hui, il y a peu de
circonstances où nous dépendons l’une de l’autre de l’avis de notre compagne (à
part quand l’une de nous veut être seule dans l’appartement, mais jusqu’ici,
nous nous sommes toujours très bien arrangées, n’est-ce pas ?).
Non, vraiment, je n’arrive pas à imaginer quels " défauts " propres à
l’enfance frapperaient les décisions enfantines de nullité. Chaque individu a
le droit le plus absolu de faire de lui ce qui lui convient. Il n’y a pas plus
d’enfants violents, déraisonnables, peureux que d’adultes violents,
déraisonnables, peureux. Il y a des gosses qui conduisent des voitures mieux
que leurs parents, qui ont plus de sang-froid dans un incendie
qu’incontestablement je n’en aurais, etc.
Face à ces évidences, il a bien fallu placer les enfants en situation
réelle d’infériorité. Le petit de l’animal dépend de ses parents tant qu’ils le
nourrissent. C’est en fait ce qui se passe chez l’homme, mais au prix d’un
glissement de sens assez incroyable entre la nourriture et la nourriture. On
retrouve la très exacte dépendance de l’esclave face au maître, du travailleur
face au patron, avec le même échange obligatoire : nous te nourrissons, mais
dès lors tu nous appartiens. Te nourrir, c’est te donner la vie, ça vaut bien
que tu te soumettes à ce que nous attendons de toi. La loi (ou l’humanité, ou
notre morale, ou notre religion) nous oblige d’ailleurs à te nourrir ; obligés
de te posséder, nous sommes obligés par conséquent de répondre de toi. En
clair, tu es irresponsable jusqu’à ce que nous ne soyons plus tenus de
surveiller tes velléités d’indépendance. Notre devoir de parent est de te
rendre conforme au modèle social imposé. Dès que de toi-même " librement " tu
entres dans le système, nous n’avons plus besoin d’être tes tuteurs.
Il est un autre cas de figure dont la similitude dans l’oppression
frappe bien plus encore, c’est la relation homme-femme, car cette fois le fric
et l’amour sont intimement unis. Comme entre l’adulte et les enfants.
Ça arrangerait chacun de croire que l’enfant reste chez ses parents
parce que ce sont les êtres qu’il aime justement le plus. Quand c’est le cas,
ou bien il s’agit d’une alliance de caractères extraordinaire et d’une
rencontre formidable, ou bien le môme n’a pas fréquenté grand monde. Plus
vraisemblablement il n’a pas fréquenté grand monde qui ait osé l’aimer avec la
même impudeur, les mêmes démonstrations de passion et de tendresse que ses
parents. Je reviendrai sur cet amour, mon amour ; et pour le moment, sans
perdre de vue la trame affective, je reprends le fil de la chaîne, l’argent.
L’enfant ne possède rien. " Alors que même un mendiant dispose à sa
guise de l’aumône reçue, l’enfant ne possède rien en toute propriété ; il lui
faut rendre compte de chaque objet mis gratuitement entre ses mains : il ne
peut ni déchirer, ni casser, ni salir, ni donner, ni refuser. Il doit
l’accepter et s’en montrer satisfait. Tout est prévu et réglé d’avance, les
lieux et les heures, avec prudence, et selon la nature de chaque
occupation [4]. " Même un jouet (sauf s’il est vieux et d’aucune valeur
matérielle ni affective pour ses parents), il ne peut le donner, de chaque
objet y compris son corps il doit rendre compte. Les parents sont plus ou moins
libéraux, comme tout gouvernement ; certains enfants sont autorisés à se
salir, d’autres non.
Si un gosse dit à un adulte : " Puisque tu m’aimes, achète-moi çà ",
il paraît cupide et indélicat. ça alors ! Mais tout ce système d’assistance
fait forcément de lui un bambin inconscient de ce qui différencie l’amour et
l’argent.
L’enfant n’a pas le droit de travailler. C’est une grande ineptie. Mais
il y a là un sac de noeuds.
Tu avais sept ou huit ans, si je me souviens bien, lors de la première
soirée de baby-sitting où tu as gagné de l’argent. Tu étais terriblement fière
d’avoir gardé Emilie. Il va de soi que les enfants qui travaillent
occasionnellement de leur plein gré pour se faire un peu de sous sont toujours
très heureux de pouvoir se montrer compétents et consciencieux. Un gosse de
huit ans est parfaitement capable de distribuer les journaux pendant un an à
six heures du matin qu’il vente ou qu’il neige et de se lever pour cela à cinq
heures (tu te souviens de Barbara ?). Mais pareille contrainte n’est
supportable que si l’enfant, seul, s’est fixé un but (pour Barbara, un voyage).
Ou bien encore si le mode de vie librement choisi par l’enfant suppose un
travail en commun. Je pense ici aux enfants de l’école en bateau qui non
seulement font leur boulot de marin, mais vont chercher par-ci par-là du
travail là où il se trouve (vendanges, ramassage des olives, pêche sous-marine)
ou sur les bateaux (peintures, vernis, grattage de coques).
Mais de même que j’ai refusé, parmi les femmes, de militer pour le
" droit au travail ", estimant que les rapports au travail sont dans nos
sociétés de la perversion pure et qu’aucune libération ne peut venir d’un droit
à l’aliénation, je ne défendrai pas davantage le " droit au travail " pour
les enfants. Le droit aux travaux occasionnels, bien sûr. Cela ne se discute
même pas et heureusement que la plupart des jeunes arrivent à travailler " au
noir ", Le peu d’argent que les enfants gagnent de cette façon leur donne une
toute petite marge de man½uvre par rapport à papa-maman et c’est toujours ça :
" Ce vélo, je l’ai payé avec mon fric et rien ne m’empêche de le prêter cet
été à Véronique ! " Bon. Mais le travail qui permettrait une autonomie
financière réelle par rapport aux parents, la location d’un logement par
exemple, ce travail " salarié " pose le problème de l’exploitation. Et
certes, problème il y a. J’ai peu voyagé mais assez pour avoir vu des gamines
de cinq ans travailler dans des filatures. Ailleurs la prostitution est
courante parmi les filles et les garçons de huit ou neuf ans. Mais c’est encore
John Holt qui fait remarquer que la question est mal posée. Ce n’est pas le
travail qui devrait être interdit aux gosses mais leur exploitation, que ce
soit par les employeurs ou par les parents.
En admettant pourtant qu’on donne aux enfants les pleins moyens de se
protéger contre toutes les formes de pression parentale ou autre, j’imagine
assez mal, dans l’hypothèse d’une école non obligatoire (donc nettement plus
intéressante), comment éviter que les enfants sans le sou ne se trouvent
contraints de travailler (et s’ils y sont contraints, plus aucun contrôle ne
saurait empêcher l’exploitation), alors que les petits riches s’offriraient le
luxe de " faire des études " (sous forme de lectures ou de voyages par
exemple).
Non, je ne vois guère d’autre solution que d’éviter le travail salarié,
en étant assuré d’un minimum de revenus fixes (les enfants sont aussi capables
que les parents de gérer leurs allocations dites " familiales " et cela dès
qu’ils savent compter jusqu’à cent). Par ailleurs, ce qui remplacerait
l’éducation nationale, en rendant l’école non obligatoire, pourrait se
permettre avec les économies ainsi réalisées de payer les enfants qui
désireraient étudier quelque chose ; chaque enfant aurait ainsi le choix entre
travailler à apprendre (" faire des études) ou travailler pour créer,
produire. Reste à concevoir un système où ce ne serait plus l’état qui
allouerait les sommes nécessaires au fonctionnement des apprentissages mais des
associations, des municipalités, etc.
Quoi qu’il en soit, il n’y a pas la moindre raison de garder cette
distinction entre majeures et mineurs. On s’aperçoit alors que tout ce qui peut
apparaître " inhumain " pour des enfants n’est rien moins qu’inhumain en soi.
Mais je reviendrai sur majorité et minorité dans un autre chapitre. Restons-en
à ce " tour du propriétaire ".

As-tu entendu parler des " petites personnes " en polyester qu’on
vend à Cleveland, aux Etats-Unis, pour un peu moins de mille francs ? Il
s’agit d’un magasin qui simule un environnement médical ; les vendeurs sont
déguisés en médecins et infirmières. Les adultes qui achètent leur bébé se
plient à tout un rituel d’adoption, ils s’engagent par écrit à s’en occuper
comme si c’était de vrais enfants, ils peuvent choisir des bébés de tous les
âges, des prématurés jusqu’à ceux qui sont déjà dans la classe de maternelle
qui est un peu plus loin. Le " personnel médical " leur donne des conseils et
note dans un fichier la date d’achat pour envoyer tous les ans une carte
d’anniversaire à la poupée. En 1981, le Baby Land General Hospital avait fait
plus de cinq milliards de dollars de chiffre d’affaires. Remarque que les
parents de Cleveland sont mieux inspirés de jouer à la poupée avec des poupées
qu’avec de vrais mioches. Beaucoup n’ont pas cette sagesse.
L’enfant réussi, c’est celui qui sait " se faire " à toutes les
exigences de ses parents. " C’est toujours quand une femme se montre le plus
résignée qu’elle paraît le plus raisonnable ", a dit Gide. Et les enfants
donc ! Le racket à la protection marche ici à fond. Sur lui on a bâti les
relations " infantiles-adultiles " (l’expression est de Léo Kameneff). Il
s’accompagne du mépris habituel du protecteur pou le ou la protégée. Jamais
personne n’oserait s’adresser à un adulte comme on parler ordinairement aux
enfants. Fais pas ci, fais pas ça, dis bonjour , mets pas tes mains, tiens-toi
droit, lève-toi, donne ta place, viens ici, va-t’en, reviens vite, m’énerve
pas, jette ça, garde-le, éteins, obéis, apprends-moi ça, ouvre la bouche,
baisse la tête, regarde-moi, touche pas, t’as pas le droit, c’est pas de ton
âge, mets ça, souris, lave-toi, mange, fais caca, dis-nous tout ?
Nous devrions devant chaque enfant que nous rencontrons rougir de honte
pour toutes les humiliations que nous leur faisons subir. Je ne connais aucun
domaine de la vie sociale où l’indélicatesse soit poussée aussi loin. Quand un
adulte, dans telle ou telle situation particulière, dit qu’on le " traite en
enfant " ou qu’on l’ " infantilise ", il exprime fort justement son
indignation d’être considéré comme un être dépourvu d’intelligence et
irresponsable.
Ainsi que le fait remarquer Korczak, l’adulte prend son temps, l’enfant
lambine, l’adulte pleure, l’enfant pleurniche, l’adulte est persévérant,
l’enfant est obstiné, l’adulte est parfois distrait, l’enfant seulement
étourdi. J’ai entendu parler d’un sketch télévisé américain qui vaut sans doute
mieux que les fameuses " séries ". On y voyait un couple recevant un autre
couple. Le premier dit à ses invités des choses très aimables telles que :
" Ca vous fatiguerait de vous rendre un peu utiles ? ", ou : " Combien de
fois devra-t-on vous dire de laver vos sales pattes avant de vous mettre à
table ! ", ou encore : " Vos histoires, il n’y a vraiment que vous pour en
rire ! "
Sans voir les interlocuteurs, quand on entend un adulte s’adressant à
un enfant, on ne peut s’y méprendre même lorsque les propos sont polis. On ne
manquera pas de trouver normal qu’un gosse " indiscipliné " dise merde à un
adulte, mais on serait bien scandalisé d’entendre un enfant calme et réservé
s’adresser à son professeur en lui disant : " Laurent, arrêtez de bouger
comme ça, vous me donnez le tournis. " L’inverse serait de la part de
l’enseignant une remarque très anodine.
Tu me diras qu’évidemment la personne la mieux intentionnée du monde ne
peut que perdre son sang-froid devant trente jeunes personnes qui sont là
contre leur gré. Dans l’état actuel des choses, il est aussi difficile pour un
adulte de vivre avec des enfants que pour un enfant de vivre avec des adultes.
Le nombre ici interdit de concevoir chaque être comme unique, étonnant,
intimidant par là même, en un mot : aimable.
Korczak lui-même qui a aimé les orphelins dont il avait la charge
jusqu’à vouloir mourir avec eux dans le ghetto de Varsovie, Korczak raconte
comment, plongé dans des comptes difficiles, il est dérangé toutes les minutes
par des gamins. Arrive un petit garçon qui vient juste lui apporter un bouquet
de fleurs. Il jette le bouquet par la fenêtre, attrape le gosse par l’oreille
et le met à la porte. En disant qu’on traite les enfants comme jamais on ne
traite ses pairs, il ne fait pas plus que moi de moralisme. Je sais tout à fait
qu’il est impossible d’être toujours patient face à des individus qui n’ont pas
encore perdu toute spontanéité et qui savent encore crier, courir, réclamer de
l’amour, jouer. L’école comme concentration d’enfants ne peut qu’être
répressive. Il est parfaitement exact que les enfants y sont insupportables et
énervés. On le serait à moins. Marie, j’ai fait en sorte que non seulement tu
ne souffres pas de la tyrannie des adultes, mais encore que tu ne sois pas,
toi, réduite à les tyranniser. Où que tu sois passée, on t’a trouvé délicate,
enjouée, attentionnée, montrant avec les adultes la même patience qu’avec
qu’avec les tout-petits ; toujours je serais en admiration devant le climat de
liberté que tu sais créer autour de nous. Je craignais bien un peu de vivre à
deux et je t’interrogeais lorsque tu étais dans mon ventre, délicieusement
étrangère ou étranger à moi, inconnue, inconnu. " Dis, enfant, saurons-nous
vivre ensemble ? Nous entendre ? Est-ce difficile d’habiter à deux dans une
même maison ? Nous aimerons-nous ? Si nous ne nous aimons pas, saurons-nous
trouver des modes de vie satisfaisants ? " Il me semblait que tu donnais la
parfaite réponse en étant simplement . Tout souriait en moi. Je suis si
heureuse de te connaître et d’avoir pu t’éviter de vivre huit heures par jour
dans la meute !
Oh je sais bien que l’enfant n’est pas maltraité qu’à l’école et que la
famille, qui est supposée être le lieu de la tendresse, est d’abord celui de
toutes les violences, de toutes les haines. Les deux idées coexistent : la
famille est l’asile privilégié où l’on peut se mettre à l’abri du monde
hostile ; mais aussi l’école pour l’enfant, le travail pour la femme (plus
rarement, pour l’homme) sont les refuges où l’on fuit l’ " enfer familial ".
C’est un monde bien cruel que celui d’où l’on cherche constamment dans la
panique à s’évader.
Dire qu’en famille se déchargent les frustrations que jamais les uns ni
les autres n’oseraient avouer à des tiers n’est qu’une lapalissade. La famille
est l’espace où l’on peut être " naturel ", c’est-à-dire brutal. On y échange
des méchancetés dont tous les témoins sont tenus au secret. John Holt, le très
intelligent, dit que tout esclave peut posséder, en ses enfants, " ses propres
esclaves de fabrication maison ". Le gosse tyrannisé s’entend dire : " Plus
tard, tu seras le maîtres ; pour l’heure, tu obéis. " Le maître de qui ? Le
maître de ses enfants, sur lesquels il se vengera. C’est " humain "...
Des travailleurs sociaux veulent devant moi défendre l’école et me
rappellent que quarante mille enfants chaque année en France sont maltraités
par leurs parents. Ils en concluent que l’école a " quelque chose de bon "
puisqu’elle protège de la famille. Pauvre école ! On lui aura donc tout fait
faire. Bien sûr, elle est forcément aussi assistante sociale. Comment concevoir
notre système social sans les assistants ad hoc ? C’est eux qui constituent
l’équipe de maintenance.
Tout est pour le mieux. L’école défend les petiots contre les abus des
parents. Les parents veillent à ce que l’école ne se substitue pas à eux. Les
adultes mutuellement se contrôlent et contrôlent la situation. Les mômes en
sont les otages.
Quand bien même je n’aurais pas désiré vivre quelques années en
compagnie d’un enfant, j’aurais, je pense, été tentée d’examiner d’un regard un
peu critique les quelques postulats sur lesquels se fonde l’autorité de
l’adulte sur l’enfant. Il semble aller de soi que le monde des adultes est le
monde normal et que les parents y adaptent l’enfant. En vertu de quoi ?
Mise à part la légende triviale qui voudrait que l’adulte fût plus mûr
ou plus sage (n’importe quel bulletin d’information suffit à foutre en l’air
des sornettes pareilles), demeure encore l’argument du " pouvoir par le
savoir ". Les adultes sauraient man½uvrer le monde, pas les enfants, parce
qu’ils maîtriseraient les techniques. Cela n’a aucun sens : tout môme de douze
ans qui a fait un peu d’électronique me dépasse complètement en ce domaine. Qui
de toi ou moi répare les appareils ménagers, examine la première les notices
d’emploi, a l’idée de démonter une mécanique qui se déglingue ? Pas moi. Si
l’on s’en tient au seul savoir scolaire, le gosse, en principe, n’a pas encore
eu le temps d’oublier tout ce que moi j’ai oublié. Quant aux autres savoirs,
c’est inutile même d’y faire allusion : un enfant de sept ans pianiste en sait
plus en ce domaine qu’un adulte qui ne l’est pas. Ce n’est pas l’âge qui jamais
conféra le savoir.
Alors d’où viendrait cette autorité de l’adulte ? De sa taille ?
Parce qu’il est plus facile de donner un coup de pied à un pékinois qu’à un
doberman ? Réponse insuffisante ; il est tout à fait vrai que généralement on
fout aux gosses des torgnoles jusqu’à ce qu’ils soient en âge de les rendre,
mais certains adultes qui n’ont jamais frappé un enfant n’en jouissent pas
moins d’une autorité reconnue. Il est même admis qu’un adulte non-violent peut
ne pas lever la main sur un gamin ’c’est même devenu la règle dans
l’institution scolaire française), mais il est inadmissible qu’un adulte se
conduise avec un enfant comme avec un égal (par exemple demander à un môme de
quatre ans s’il préfère habiter dans telle banlieue ou tel arrondissement, ou
ce qu’il pense des élections européennes, ou s’il intéresse aux gadgets de la
libération sexuelle, etc.). Si un adulte avait exactement la même attitude avec
un enfant qu’avec " quelqu’un de normal ", on le prendrait pour un malade
mental (ou un délinquant s’il s’avisait de " détourner " l’enfant du droit
chemin).
L’autorité de l’adulte, c’est-à-dire le pouvoir d’imposer l’obéissance,
découle de sa fonction (de son esclavage même). Il est, lui, à sa place,
" parvenu au terme de sa croissance " comme dit le dictionnaire. L’enfant n’a
pas encore eu le temps d’assimiler tout ce qui fera de lui un être artificiel.
Il n’est pas encore conforme, bien qu’il le désire (ne pas sous-estimer la
complicité de l’enfant dans cette sombre histoire).
La fonction de l’adulte, vis-à-vis de l’enfant, est de le former, de
l’éduquer. La fonction unique de l’enfant est d’être éducable. Ces fonctions
sont admises par les deux parties, si bien que les rouages tournent. Du point
de vue sociologique, la fonction permet à la mécanique de fonctionner et on
peut expliquer chaque rouage de cet engrenage en circuit fermé par les autres
pièces. La soumission vient de l’autorité qui vient de la soumission, etc.
L’autorité, en d’autres termes, vient de ce que ça marche. La soumission vient
de ce que ça marche. ça : la société prise dans son ensemble.
Ça marche, mais ça ne va pas dans mon sens. Là est la question. Face à
cette mécanique, je ne peux résoudre un problème éthique à partir de données
sociologiques. Car lorsque je demande : " Pourquoi cette mécanique-là et pas
une autre ? ", on me répond : " Parce que la société ne peut fonctionner
que sur les bases d’une discipline (d’une éducation) rigoureuse. " En faisant
semblant de répondre à mon pourquoi, on répond au comment.
L’homme est un animal social (comme le rat). Oui, entre autres ? Mais on
peut dépasser ce " stade-là ", non ? Je ne suis même pas certaine que
l’homme descende du singe mais je suis à peu près sûre de venir de l’ " animal
social " appelé homme. Et pourquoi n’irais-je pas plus loin ? Je ne suis pas
amateur de science-fiction et je ne veux pas rêver d’un monde où les gens
auront évolué jusqu’à s’individualiser. Je n’ai pas le temps et c’est dans ma
vie que je veux passer de l’animal social, que j’étais en naissant, à mon
individualité. Et ne plonge pas, petite fille, dans le piège risible consistant
à voir dans le social la condition de la relation. L’individualisation de
chaque être ne mène pas à une solitude pire. Au contraire, seul l’être humain
dégagé de son animalité sociale (de sa bêtise organisée) donne une chance à
chacun de vivre dans un monde où peuvent enfin s’aimer des individus délivrés
des mécanismes.
On peut casser les déterminismes, on peut casser les machines. La
liberté est une vue de l’esprit. Justement, c’est là sa puissance. Elle
n’existe que par ce que j’en conçois et crée.
Mais d’abord, comprendre. Comprendre le sens de la pièce, le modifier,
le refuser éventuellement et aller jouer ailleurs. On peut aussi ne pas aimer
le théâtre. Mais quant à moi, je supporte difficilement de vivre au milieu de
marionnettes à langue de bois. Je veux comprendre. Comprendre !

La manipulation participe toujours de l’oppression. Les enfants sont
des dindons. Les parents " cool ", ceux que tu appelles les " parents
frais ", on en a connu quelques-uns ? " Qu’est-ce que tu dirais, Valentin,
d’aller quelques mois à l’école en bateau, hein ? C’est une expérience
fantastique pour un jeune de naviguer, en toute responsabilité ? ça m’aurait
passionné, quand j’avais ton âge ? Plutôt que de glander à l’école, au moins tu
apprendrais la navigation. Ça pourrait plus tard te servir ? Tu ne veux pas
qu’on aille voir ? Oh ! Mais je ne t’oblige pas ! C’est juste une
suggestion ? " à deux, on pourrait en écrire des pages et des pages de ce
style ! La manipulation, parmi les " libéraux " qu’on fréquente, c’est le
nec plus ultra de la rhétorique pédagogique. J’entends la voix de tel ou tel
spécialiste : " Laisse-moi faire ? je sais parler aux gamins ? "
Bon. Mais je tiens à affirmer que j’ai rencontré des femmes ou des
hommes qui pouvaient parler à des gosses ou des adultes sans jamais chercher à
les manipuler ; j’en ai vu ! Des gens capables d’expliquer la situation avec
ses avantages et ses inconvénients et de dire ensuite : " Réfléchis et
dis-moi ce que tu auras décidé ", capables aussi de dire : " Je ne suis pas
du même avis mais c’est à toi que revenait cette décision, on va essayer "
sans faire la gueule, sans avoir peur. Jean-Pierre, Christine, Geneviève, tu
vois, Marie, ces adultes-là m’apprennent à vivre et je suis tout heureuse de
leur devoir ça. N’empêche ? c’est rare.
Pas de pédagogie possible sans trafic ni manigance (puisque la
pédagogie repose sur l’idée que l’adulte est dans le vrai et qu’il faut amener
par tous les moyens l’enfant à cette vérité).
L’adulte doit donc dépenser son imagination à faire que les choses
" s’arrangent " dans le sens qu’il veut leur donner, tout en préservant
l’illusion de l’indépendance de l’enfant.
J’ai très envie de te parler d’un livre que j’ai détesté. Il est pour
moi la quintessence de toute entreprise pédagogique scolaire. Ça s’appelle
écoute maîtresse
 [5].
Le fait que la maîtresse en question soit institutrice d’enfants
internés non seulement ne change rien à l’essentiel, mais dévoile admirablement
la névrose scolaire de tout pédagogue : normaliser, intégrer, adapter, forger
les esprits. Il n’y a qu’un seul passage plaisant dans ce livre d’horreur,
celui où elle s’insurge contre l’équipe soignante lui reprochant de manipuler
les enfants. Parce qu’elle " assume ", comme on dit, si effrontément qu’elle
en est désarmante : " Eh oui, je manipule ! Je manipule du matin au soir,
pour tout, pour les faire entrer, pour les faire écrire, lire, peindre,
dessiner, découper, enfiler de perles, chanter, danser ? Et ça n’est pas par un
goût immodéré du jeu que je me fais enfant avec eux, [?]. Tout cela n’a d’autre
but que de les piéger un peu mieux aux rets de mes activités plus
" sérieuses ". Vous ne vouliez pas cela ? Il ne fallait pas me les donner,
il ne fallait surtout pas me demander d’essayer de leur apprendre quelque
chose. "
J’endure moins bien l’autoritarisme fou qu’elle emploie auprès des
enfants à qui, écrit-elle, " [elle] offrai[t] ainsi la même illusion
rassurante de l’école ". L’axiome est classique et c’est bien pourquoi son
discours est si splendidement révélateur de ce que les adultes conçoivent de
l’éducation des enfants car, en l’occurrence, les " enfants fous " sont des
" super enfants ", des enfants purs, des enfants parfaits. Et la maîtresse
s’en donne à c½ur joie : ces enfants " voulaient aller à l’école tout en ne
voulant pas ", ils disaient qu’ils ne voulaient pas mais Suzanne Ropert sait
mieux qu’eux ce qu’ils veulent, " en les obligeant, on va dans leur sens ".
Ce passage que je vais citer, Marie, tu ne peux pas savoir quelle répulsion il
provoque en moi ; tant de certitude, tant de bêtise sont un condensé du pire.
Cette violence, je la reçois comme une menace personnelle : je suis un cheval
qui n’a pas soif que n’importe quel pouvoir un jour peut noyer. Au moins
puis-je espérer alors que par ma folie jusqu’à en mourir je saurai dire non.
Elle dit, la maîtresse : " Car ce que nous voulons avant tout, ce
pourquoi, d’ailleurs, on a prévu une école à l’intérieur de cet hôpital
psychiatrique, c’est bien d’amener les enfants à accéder à ce " savoir "
qu’ils refusent. Or, me direz-vous, " on ne fait pas boire un cheval qui n’a
pas soif ". Freinet nous l’a assez répété. C’est vrai. Mais ici, dans notre
réalité quotidienne, les choses sont différentes : le cheval a soif mais, le
plus souvent, il ne peut pas boire, sa " folie " l’en empêche. Il se peut
qu’il ne " veuille " pas, mais cette volonté ne relève pas d’un libre choix,
d’un libre arbitre. Le refus ou l’impossibilité sont des symptômes d’un
mal-être, ou d’un non-être, dont il nous faut bien tenir compte pour notre
pratique quotidienne, mais qui ne doit pas nous empêcher d’entreprendre un réel
travail d’enseignement auprès de ces enfants qui se sont quasiment mutilés
d’une partie d’eux-mêmes pour mieux résister à une insupportable réalité tant
intérieure qu’extérieure. "
Ce qui me tourmente, c’est cette espèce d’inconscience qui fait du plus
terrifiant une pacotille. Au mur, pour le son " oi ", elle affiche : " à
l’école, c’est la maîtresse qui fait la loi " ; elle nous dit ça et ajoute
une note : " Ce qui est absolument faux, la maîtresse ne fait pas la loi,
mais elle la fait respecter. Ce jour-là, j’ai sans doute rétabli une situation
normale dans ma classe, et j’ai aussi induit mes élèves en erreur. Je ne ferais
plus écrire le même texte maintenant. "
Est-ce que j’ai bien lu ? D’où vient que sa manière de s’exprimer me
rende folle ? La suite du texte fait que de toutes mes forces, de toute mon
âme, je désire qu’un immense hurlement des enfants et de leurs alliés fasse
éclater les vitres et les murs de toutes les écoles. Elle poursuit ainsi la
maîtresse : " Moi qui prêchais autrefois - comme c’est loin, en effet -
l’autodétermination des enfants, la libre expression, etc. En réunion de
synthèse, on se retrouve parfois plusieurs à oser évoquer ce rôle désagréable
que nous sommes amenés à jouer, qui va à l’encontre de nos convictions
profondes d’adultes, nous qui avons réellement foi en l’autre, qui posons a
priori, dans notre rapport quotidien aux choses ou aux êtres, que la règle
première d’action est d’accorder confiance ? "
Elle dit aussi que son rôle de flic " rassure les enfants " et que
" c’est très difficile à assumer ". Comme j’ai peur, ma petite fille, quand
je sens monter cette dégoûtante odeur de complicité faussement malheureuse.
La tutelle qu’on exerce sur les enfants et les fous est, d’un point de
vue tendanciel, la tutelle qui nous menace tous dès lors que nous vivons en
critiques, en hors-la-loi, les rapports sociaux. La norme est adulte. Est
adulte celui sur qui le temps a passé et qui ne s’étonne plus. Qui ne s’étonne
plus ne s’indigne plus.
Pourtant rien ne va de soi. Et tu te rends bien compte, Marie, de ce
qui grince dans le discours de cette " maîtresse adulte normale " : elle se
scandalise de ce que ces enfants fous n’acceptent pas l’école et s’élèvent
contre la force des choses. Ce qui est dit ici, tout simplement, c’est que les
enfants " normaux " sont aussi sclérosés que les adultes et que nous ne
pouvons aucunement compter sur une rébellion enfantine. être enfant ne garde
personne d’être engourdi. C’est ce qui permet au système scolaire de
fonctionner. Dans ce lieu réservé aux gosses fous, l’institutrice ne peut
qu’engager une épreuve de force et revient sans arrêt sur sa mauvaise
conscience de matonne [6] ; violeuse par devoir, elle rend tout viol par désir
plus acceptable. Elle est l’image vivante de ce qui empêche les gens de vivre,
de jouir de leurs respectives intelligences. Suzanne Ropert n’existe presque
pas, elle est cette humaniste libérale et mécanique qui impose sa loi du bien
et du mal, qui sait ce qui doit nous faire agir, qui pense pour nous. Bien
entendu, je ne connais ni de près ni de loin cette sinistre femme et mon
aversion pour ce qu’elle représente semblera à quelques uns indécente, d’autant
que ce personnage n’est rien d’autre que commun ; c’est d’ailleurs bien
pourquoi je t’en parle. Je gage que peu de pédagogues (enseignants ou parents)
se sentent réellement horrifiés par ce passage-ci : " Moi-même, par ailleurs,
je ne suis pas prête à renoncer au rôle bêtement scolaire qui est lié à mon
titre, même si parfois, souvent, le doute me saisit sur l’efficacité de ce que
je suis en train de mettre en place. Renoncer, en effet, ce serait m’engager
dans le piège dangereux tendu par les enfants, et dont ils ne savent pas, bien
sûr, qu’ils nous en tendent de tels aux quatre coins de nos activités
quotidiennes, aux uns et aux autres ? En leur donnant ainsi raison, on signerait
en quelque sorte son propre arrêt de mort, à travers celui de l’école, mais
encore et surtout, le leur. Car enfin, ces forces " mauvaises " qui poussent
les enfants à détruire de multiples façons, à défaire ce qui se fait, ne
relèvent pas, loin de là, d’une volonté consciente, délibérée. Elles sont une
des facettes de leur mal, conséquence, effet, dont ils ne sont pas maîtres
souverains mais plutôt tragiquement victimes. En protégeant l’école, en me
protégeant, moi, d’une possible destruction, j’ai le sentiment de protéger
l’enfant avant tout de lui-même
, de ce qui le ronge, le détruit au fil des
jours [7]... "
Nous voici très exactement au c½ur de mon refus. En " protégeant
l’école " ou toute forme de pédagogie, l’adulte a le sentiment de " protéger
l’enfant contre lui-même. ". Cette imposture n’a qu’un but : faire en sorte
que l’enfant devienne un membre de cette société (quelle qu’elle soit) et non
lui-même.
On a corrigé les enfants tant et plus. Par la fessée, le fouet, le
jeûne, les corsets, la prison. On les a contraints, par tous les moyens
possibles, à entrer dans le moule. Je ne me fais pas d’illusions et, comme
Neill, j’admets que le besoin d’approbation est un besoin humain profond. Dans
le souci de plaire des enfants entre un élément qui " remplace avantageusement
la crainte ", comme disent les parents modernes. Les mioches ont envie, n’en
doutons aucunement, de répondre à ce qu’on attend d’eux. On n’est pas toujours
obligé d’user de violence pour les faire se plier aux règles. La douceur
parvient aux mêmes résultats
. L’essentiel restant l’acquisition, de gré ou de
force, d’automatismes sociaux.
Imagine un peu que les enfants n’en fassent qu’à leur tête ! Où
irions-nous ?
La phrase que j’ai sans doute entendue le plus souvent depuis ta
naissance, c’est vraisemblablement : " Mais enfin, un jour ou l’autre il
faudra bien qu’elle apprenne à obéir ! " L’obéissance est une vertu. On
mesure les qualités de tout responsable à la faculté qu’il a de " savoir se
faire obéir ". On parlait beaucoup de pouvoirs et de la lutte à mener contre
eux, il y a quelques années. J’étais toujours très ulcérée de cette bagarre
contre les autorités en place qui ne pouvait que viser à les remplacer. La
seule lutte profondément utile à mener, ce n’est pas contre l’autorité mais
contre la soumission. Là seulement, le pouvoir, quel qu’il soit, est perdant.
Pire que tout fascisme, que toute tyrannie, son acceptation - si
possible malheureuse, c’est encore plus tragique. Quand je songe à Ropert, je
ne sais ce qui m’éc½ure le plus de sa mauvaise foi ou de son spleen. C’est
littéralement la mort dans l’âme qu’elle violente les enfants. Mais IL LE FAUT.
Pourquoi ? Parce que c’est nécessaire. Et ce n’est pas drôle de faire souffrir
les gens ! Il faut vraiment y être obligé !
Là, Marie, je veux absolument te raconter l’expérience hallucinante de
Stanley Milgram [8].
Des gens, pris au hasard parmi des personnes ayant accepté de
" participer à une expérience de psychologie ", sont reçus dans un
laboratoire. Là, quelqu’un, habillé de la blouse blanche du savant, explique
qu’il s’agit de faire apprendre à un soi-disant étudiant des listes de mots en
vue d’une recherche sur les processus de mémorisation. L’élève est assis sur
une sorte de chaise électrique et le sujet qui est donc censé lui faire
apprendre les mots doit lui envoyer des décharges de plus en plus violentes
jusqu’à ce qu’il réponde juste. En réalité, l’élève supposé est un acteur et ne
reçoit aucun courant. Mais il va mimer le désagrément, puis la souffrance, puis
l’horreur du supplice et enfin la mort au fur et à mesure que les sujets
appuieront sur les manettes graduées de 1 à 30, de 15 volts à 450 volts. Sur la
rangée des manettes sont notées des mentions allant de " choc léger " à
" attention, choc dangereux " en passant par " choc très douloureux ", etc.
à quel instant le sujet refusera-t-il d’obéir ? Le conflit apparaît lorsque
l’élève commence à donner des signes de malaise. à 75 volts, il gémit, à 150
volts, il supplie qu’on le libère et dit qu’il refuse de continuer
l’expérience, à 425 volts, sa seule réaction est un cri d’agonie, à 450 volts,
plus aucune réaction.
L’intérêt de cette expérience, c’est que 98 % des sujets acceptent le
principe même de cet apprentissage fondé sur la punition. 65 % iront jusqu’aux
manettes rouges (le sujet a été prévenu qu’elles pouvaient causer des lésions
très graves, voire la mort), la dernière est celle de la mort assurée.
Or il ne s’agit nullement d’une expérience sur le sadisme, comme le
montrent les multiples variantes qui ont été tentées et analysées. Car la
tendance générale des résultats prouve qu’à une forte majorité les sujets ont
administré les chocs les plus faibles quand ils ont eu la liberté d’en choisir
le niveau. On en a vu également qui " trichaient " lorsque le " savant "
s’absentait, assurant faussement qu’ils avaient bien " puni " l’élève. Il
faut bien garder cela à l’esprit quand on parle de l’étude de Stanley Milgram.
Ce qui est terrifiant, ce n’est donc pas l’agressivité humaine mais
autre chose que met formellement en évidence cette expérience : la soumission
à l’autorité
. En effet, les sujets ne punissent l’élève que sur la seule
injonction donnée par le professeur : " Il le faut. " Ils torturent ainsi
" pour rien " quelqu’un qu’ils n’ont aucune " raison " de maltraiter si ce
n’est qu’on leur ordonne de le faire. Et attention ! L’ordre de continuer est
donné par le " savant " d’une voix courtoise sans aucune menace [9]. Le sujet ne
risque rien ? Ou plutôt presque rien : il risque d’être considéré comme un être
désobéissant. Eh bien, 65 % des gens ne peuvent supporter cette idée et
acceptent de supplicier quelqu’un jusqu’à la mort pour la seule satisfaction
d’obéir.
Tu vois que je ne me suis pas tellement éloignée de la matonne, ses
clefs et ses punitions. Elle ne fait pas ça de gaieté de coeur et le clame bien
fort. Mais " il le faut ". C’est comme ça.
Il est intéressant de voir que, parallèlement à l’expérience que je te
rapporte ici, l’équipe de Milgram en a fait une autre au moins aussi
instructive : juste avant l’expérience, on a réalisé une enquête auprès de
psychiatres mais aussi du tout-venant, leur demandant d’estimer le nombre des
sujets qui " iraient jusqu’au bout ". Pratiquement toutes les personnes
interrogées prévoient un refus d’obéissance quasi unanime à l’exception,
disent-ils, d’une frange de cas pathologiques n’excédant pas 1 ou 2 % qui
continueraient jusqu’à la dernière manette. D’après les psychiatres et
psychologues, la plupart des sujets n’iraient pas au-delà du dixième niveau de
choc, 4 % atteindraient le vingtième niveau et un ou deux sujets sur mille
administreraient le choc le plus élevé du stimulateur.
Ces idées préconçues s’appuient sur une croyance qui voudrait qu’en
l’absence de coercition ou de menace l’individu soit maître de sa conduite. La
liberté serait une sorte de donnée. Comme c’est intelligent ! La thèse du
libre arbitre permet à la société de fonctionner comme si elle était une
résultante des libertés individuelles ; toute rébellion n’est alors qu’un
non-sens.
Il serait trop long de raconter les multiples variantes de
l’expérience, mais l’une des plus significatives consiste à la faire conduire
par un individu " ordinaire " et non plus par quelqu’un investi d’une
autorité (comme le savant ou le professeur). Dans ce cas, seize sujets sur
vingt ont refusé d’obéir invoquant des raisons humanitaires : " Ils ne
pouvaient pas faire souffrir un homme. " L’ordre en lui-même n’est rien, seule
l’autorité a du poids.

Un gouvernement fasciste peut-être renversé et remplacé par un
gouvernement démocratique, mais la différence est-elle vraiment si
importante ? Est-elle vraiment si importante dès lors que seules les
apparences sont sauves et que tout gouvernement repose sur la soumission à
l’autorité et prépare les gouvernés à tout accepter indépendamment des contenus
idéologiques supposés ? Un gouvernement démocratique, de type libéral ou non,
ouvre la voie aux dictatures.
Dans l’expérience de Milgram, refuser d’obéir équivaut à nier
l’autorité que quelqu’un a revendiquée a priori, or cela constitue un grave
manquement non pas à telle ou telle règle mais à toute règle.
Il ne faut pas se leurrer, c’est bien au nom de la morale que les
sujets obéissent aux ordres ; ils estiment qu’ils se sont " engagés "
vis-à-vis de l’expérimentateur et qu’il est mal de renier une obligation ainsi
" librement " contractée. Goffman a montré à plusieurs reprises que toute
situation sociale reposait sur ce consensus : à partir du moment où une chose
est exposée aux personnes concernées et acceptées par elles, il n’y a plus de
contestation possible
. " On ne reviendra pas en arrière " interdit souvent le
moindre pas en avant. Dans les écoles " de pointe ", le contrat apparaît
comme le fin du fin. L’élève s’engage librement à faire tel ou tel travail. Et
personne ne rigole !
Il s’agit ici de préserver une certaine continuité. Cette continuité
n’a rien d’innocent. Milgram analyse très pertinemment, me semble-t-il, l’une
des raisons qui font que les sujets qui ne se sont pas rebellés au début de
l’expérience se sentent de plu en plus obligés de poursuivre. Car au fur et à
mesure que le sujet obéissant augmente l’intensité des chocs, il doit justifier
son comportement vis-à-vis de lui-même. Il lui faut donc aller jusqu’au bout ;
s’il s’arrête, il doit logiquement se dire : " Tout ce que j’ai fait jusqu’à
présent est mal et je le reconnais maintenant en refusant d’obéir plus
longtemps. " Par contre, le fait de continuer justifie le bien-fondé de sa
conduite antérieure.
Je t’ai gardé le meilleur pour la fin. Pense à tous ces livres
d’enseignants qui paraissent et contestent l’école, à tous ces parents qui
râlent et pleurnichent et expriment leur malaise, à ces articles de journaux
qui disent que ça ne peut pas durer comme ça. Et pourtant l’école continue,
inexorablement. Pense bien à tout ça, ma chérie, maintenant que je vais te
faire part d’une des constatations les plus édifiantes de l’expérience de
Milgram.
Il ne faut pas s’imaginer que les sujets obéissent avec entrain ! Que
non ! Beaucoup trouvent l’expérience odieuse et " ne se privent pas de le
dire ", d’autres tremblent, pâlissent et ne cessent d’affirmer qu’ils " ne
peuvent pas le supporter ". Les femmes, plus encore, " en sont malades ".
Dans l’ensemble, elles éprouvent un conflit d’une intensité supérieure à celui
des hommes. Elles estiment que la méthode d’apprentissage est cruelle mais
qu’elles ne " doivent pas céder à leur sensibilité ", " c’est comme avec les
enfants " ; dans les interviews qui suivent l’expérience, elles se réfèrent
souvent à leur devoir d’éducatrice. Hommes ou femmes, dans leur majorité,
trouvent épouvantable ce qu’on leur fait faire et Milgram de conclure : " En
tant que mécanisme réducteur de la tension, la désapprobation est une source de
réconfort psychologique pour l’individu aux prises avec un conflit moral. Le
sujet affirme publiquement son hostilité à la pénalisation de la victime, ce
qui lui permet de projeter une image de lui-même éminemment suffisante. En même
temps, il conserve intacte sa relation avec l’autorité puisqu’il continue à lui
obéir [10]. "

Pardonne-moi de m’étendre en ce long chapitre mais, écrivant sur notre
insoumission, je trouve les investigations de Milgram sur la soumission à
l’autorité pleines d’enseignements. Certains se sont scandalisés de l’aspect
" immoral " de cette étude où de pauvres innocents ont été bernés, " croyant
participer à une expérience sur la mémoire ". Je dirai cyniquement que la
sociologie a intérêt, tant qu’à faire des expériences, à les réaliser dans les
conditions les plus proches possible de la vie que nous menons en société. Or,
la principale condition de la société telle que nous la connaissons est de
reposer sur le mensonge. Chacun croit faire autre chose que ce qu’il fait. Je
prends un exemple, au hasard ; celui qui suit ses classes est évidemment
trompé de la même manière que le sujet de l’expérience de Milgram : l’objet
avoué serait de permettre à l’élève ou à la recrue certains apprentissages,
mais le but réel est de lui imposer le principe même de l’obéissance. Les
" valeurs " inculquées à l’école ou à l’armée telles que loyauté, conscience
du devoir, discipline sont censées être des impératifs moraux personnels mais,
écrit Milgram, " ce ne sont que les conditions techniques préalables
nécessaires au maintien de la cohérence du système ".
David Riesman, et je m’en tiendrai là pour la sociologie américaine, a
minutieusement analysé comment une éducation répressive poussait l’enfant à se
soumettre et, par là même, à se préparer à jouer son rôle dans les fonctions
répressives. Ne jamais oublier que les petits chefs aiment obéir. Pions, ils
aiment leur rôle de pions. Eux qui ne contrôlent rien ont la manie invétérée du
contrôle.

L’adulte doit surveiller l’enfant, même si " cet enfant ne lui
appartient pas ". On sait que l’architecture panoptique a été utilisée aussi
bien dans les prisons que dans les lycées. Jamais un enfant ne doit être
" livré à lui-même ". Dans les lieux publics, tout adulte a le droit de jouer
au policier et de veiller à faire respecter les usages aux enfants. D’un autre
côté, les parents peuvent garder leurs prérogatives d’adultes face à leurs
enfants devenus adultes. On a vu des gens " enlever " impunément leurs fils
et filles de plus de dix-huit ans, les séquestrer même pour les " soustraire à
l’influence d’une secte " et tout le monde trouve ça très normal. D’une
certaine façon d’ailleurs, les parents gardent sur leurs enfants un droit de
vie et de mort. Ils décident par exemple de la nécessité d’une opération
chirurgicale. On a mis au point une " psychochirurgie sédative " pour les
enfants difficiles et un médecin indien, parlant d’un de ses récents opérés,
déclare : " L’amélioration constatée est remarquable. Une fois, par exemple,
un patient avait assailli ses camarades et le personnel soignant de la salle.
Après l’opération, il est devenu très coopératif et il surveillait même les
autres [11]. " On ne peut pas s’y tromper, voilà le parler d’un homme dans toute
la plénitude de ses moyens intellectuels, un langage adulte !
Je ne veux pas jouer les malignes devant toi. Une fois au moins dans ta
vie je t’aurai fait mon numéro de propriétaire. (Face à une amante ou un amant,
sans doute d’ailleurs aurais-je eu la même inadmissible attitude et ce n’est
pas à mon honneur.) Tu avais neuf ans. Tu connaissais ma grande aversion pour
cette pratique aussi avais-tu dû bien mûrir ta décision en m’annonçant que tu
comptais te faire percer les oreilles. Je changeai de visage et engageai la
lutte : " C’est une coutume absurde et barbare, c’est une forme de mutilation
inexplicable. Tu feras ce que tu voudras, je sais bien que tu ne me demandes
pas mon avis, mais j’aurai de la peine. Réfléchis un an. " Tu es sage et
n’insistas pas davantage ce soir-là. Quelques jours après, tu revins à la
charge ; cette fois, j’usai du plus abject argument : " Mon amour, ça va me
faire mal ! " Une semaine plus tard, face à ta tranquille obstination, j’usai
de la culpabilisation : " Tout ça parce qu’une telle et une telle ont les
oreilles percées. Bravo ! Belle originalité ! " Je me sentais quand même
mesquine et tentais de justifier mon refus en me disant " ça ne vient pas
d’elle ! Ce n’est pas à elle que je refuse quelque chose. " J’allai plus loin
encore dans l’hypocrisie le jour où je te dis : " D’accord ! Je ne m’y
oppose pas mais tu te débrouilles sans moi. Non seulement je ne veux pas m’en
occuper mais je ne te donnerai pas un sou pour ça ! "
Oui, j’ai honte ; ça te fait rire ? Tu t’es facilement passée de mes
services. Stoïque, tu as supporté plusieurs semaines de gêne ; ça s’était
infecté puis cicatrisé trop tôt ; tu es retournée les faire percer une
nouvelle fois. Je me suis habituée et je t’offre à présent des pendants
d’oreille. Mais si, ça te va bien !
Bien sûr que je suis dans le même sac que tous les autres. Les parents
libéraux ne sont pas les moins autoritaires et j’en ai vu d’une dureté
incroyable quand il s’agissait de " faire acquérir son autonomie à
l’enfant ".
L’autonomie de l’enfant ! Je lève les yeux au ciel et soupire...
Faisons-nous ce petit plaisir : disons à voix bien haute que jamais je
n’ai " voulu ton autonomie ". Il y a deux ans, tu ne dormais encore qu’à mes
côtés ou près de ta Granny. La moins autonome des gamines ! Ce n’est pas toi
qui aurais pris le bus toute seule à six ans ! Certes, je n’ai vraiment rien
contre le fait de prendre seul le bus à six ou soixante-six ans, si personne ne
vous y oblige d’une manière ou d’une autre. Bien sûr que ça m’aurait arrangée
que, dès l’âge de cinq ans - ou de deux ans, pourquoi pas ? -, tu ne dépendes
plus de moi pour tes déplacements dans Paris. Tu aurais été autonome, ma
chérie, quel pied !
Mais je ne voulais pas ton autonomie. Ça ne faisait pas partie de mes
projets. Car je ne voulais rien pour toi, je n’ai jamais rien voulu pour toi,
je n’ai jamais eu le moindre projet de te voir devenir ni comme ci ni comme ça.
Hier " bien élevé " voulait dire " policé ", aujourd’hui " autonome ".
Mais il s’agit toujours d’éducation et je n’ai aucun " charisme
éducatif " sous prétexte que j’ai désiré mettre au monde de la vie. On peut
dire que tu m’auras surprise ! Je t’ai laissée pousser comme un champignon,
" abandonnée à toi-même " et je n’ai pas cessé depuis le 20 avril 1971, 18 h
50 de m’étonner. C’est cela, un enfant ? Comme c’est beau un être qui se
déploie tout à son aise, qui fait ce qu’il a envie de faire ! ça m’a donné
envie ? Envie de vivre comme toi, tranquillement.
Soudain, il y a deux ans, ton corps a changé beaucoup, ton visage a
pris une expression autre, tu n’as plus dormi avec moi ; tu t’es débrouillée
seule pour pratiquement tout et j’ai compris que l’enfance était passée. La
fameuse autonomie était venue en son temps et assurément je n’y étais pour
rien ! Douze ans et demi où nous avons été heureuse de tout partager et toute
la vie ensuite devant nous pour savourer nos deux nouvelles indépendances.
J’ai eu vraiment de la chance de vivre avec toi ! Pars quand tu veux, reviens
quand tu veux. Rien d’autre ne nous lie qu’une profonde et confiante amitié.

[1L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Philippe Ariès, Seuil, 1973.

[2Cf. Six études de psychologie, Jean Piaget, Denoël-Gonthier, 1964.

[3Cf. S’évader de l’enfance, John Holt, Petite bibliothèque Payot, 1976.

[4Comment aimer un enfant, Janusz Korczak, Robert Laffont, 1978.

[5Ecoute maîtresse, Suzanne Ropert, Stock, 1980.

[6Une matonne est une gardienne de prison. C’est bien S. Ropert qui dit,
poisseuse : " Car, il ne faut pas croire, mais la porte que je referme à
clef, pour retenir un enfant, même si je l’ouvre à nouveau cinq minutes plus
tard, voilà qui a un goût de fiel ? Et comme le trousseau de clefs se fait
parfois détestable dans la poche ! C’est si facile d’enfermer ! "

[7C’est moi qui souligne.

[8Soumission à l’autorité, Stanley Milgram, Calmann-Lévy, 1982.

[9L’expérimentateur utilisait dans l’ordre quatre " incitations " : 1)
Continuez, s’il vous plaît ; 2) L’expérience exige que vous continuiez ; 3)
Il est absolument indispensable que vous continuiez ; 4) Vous n’avez pas le
chois, vous devez continuer.

[10Une analyse ultérieure montra que les sujets obéissants accusaient un degré
maximal de tension et de nervosité légèrement supérieur à celui des sujets
rebelles. En d’autres termes, ils " râlent " plus contre ce qu’on leur fait
faire que ceux qui refusent effectivement de marcher.

[11Cité dans Les Temps Modernes, avril 1973, p.1776.




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